Remercier
en Loge
De nombreuses croyances sont
répandues dans les loges maçonniques, et nous instruisent sur nos
préoccupations ainsi que sur la confiance que nous accordons à ce que
nous
croyons être la tradition,
considérée
comme vraie et immuable... Car qui dit tradition, dit transmission. Or,
combien
de fois n’avons-nous pas entendu cette parole dans la bouche de vieux
maîtres : « C’est
comme ça que ça m’a été enseigné, ça s’est toujours fait
comme ça... »
Mais le travail d’un maçon
n’a-t-il pas pour but de libérer de tout conditionnement, de toute
confusion,
de tout amalgame ?
Bien souvent, après qu’une sœur
ou un frère ont fait part de leur satisfaction en loge en remerciant
pour un
travail qu’ils ont apprécié, un maître demande la parole pour affirmer
de façon
péremptoire : « On ne
remercie
pas en loge » !
Demander le pourquoi reviendrait
à mettre en doute une certitude bien ancrée. Pourtant, une explication
me fut
un jour donnée : « Les
compagnons tailleurs de pierre, dont nous sommes les héritiers,
n’avaient pas
pour habitude de remercier. Nous devons nous conformer à cet
usage. »
Les emprunts ont été nombreux au
XIXe siècle entre Compagnons et Franc-maçons,
les premiers étant
persuadés que les Franc-maçons leurs avaient volés leurs secrets, et
les
seconds considérant que les Compagnons étaient détenteurs d’une
filiation
ininterrompue depuis les temps les plus anciens. Dans les deux cas, il
n’en est
rien, ces deux structures, bien que s’enracinant dans un substrat
culturel
commun[i],
sont
parfaitement distinctes. Mais les légendes ont la vie dure...
Il convient donc de revenir sur
cette croyance et d’en trouver la source.
Si, au début, la
Franc-maçonnerie, importée d’Angleterre en France vers 1730, recrutait
principalement parmi la noblesse et la bourgeoisie et voyait d’un
mauvais œil
le monde ouvrier, considéré comme étant issu de vile condition, il n’en
fut pas
de même au XIXe siècle, époque où les
Franc-maçons cherchèrent à se
réapproprier des origines mythiques et considérèrent qu’ils étaient de
fait les
descendants des bâtisseurs de cathédrales, et donc des Compagnons... La
confusion entre la maçonnerie opérative et les Compagnonnages battait
alors son
plein. Les Franc-maçons tentèrent de retrouver des usages
compagnonniques et de
se les réapproprier. Les Compagnons firent de même, et de nombreux
emprunts se
firent de part et d’autre, chacun restant persuadé que l’autre camp lui
avait
dérobé ses secrets.
C’est ainsi que, à partir d’une
phrase relevée dans l’ouvrage d’Agricol Perdiguier, Le
livre du Compagnonage (sic) publié en 1841[ii],
les
Maçons ont pu introduire en loge l’affirmation qu’il ne convenait pas
de
remercier. L’idée prit racine et s’est maintenue jusqu’à nos jours.
Cette
sentence lapidaire, la voici : « Il
est des Sociétés où l’on ne remercie jamais ; celle des
Compagnons
étrangers tailleurs de pierre, est de ce nombre. »
On en déduisit donc que si les
tailleurs de pierre, desquels forcément
descendent les Franc-maçons, n’avaient pas pour coutume de remercier,
alors il
convenait de faire de même en loge et d’en exclure les remerciements.
Nos
braves maçons ne cherchèrent pas plus loin et oublièrent de s’enquérir
de ce
que pouvait bien signifier le terme remercier
chez les Compagnons...
Le même Perdiguier nous
l’explique ainsi dans son ouvrage : « Quand
un Compagnon a fini son tour de France, et qu'il veut se fixer dans un
lieu
quelconque, il remercie sa Société,
c'est-à-dire qu'il s'en retire muni d'un certificat, à lui délivré dans
une
grande réunion, par ses confrères, certificat attestant la moralité et
la
conduite sage de celui qui l'obtient. »
Un
des rituels des cordonniers du Devoir de Maître Jacques (1858 Rituel
des Compagnons cordonniers du Devoir de Maître Jacques) nous indique
que « tous les Compagnons mariés ou
célibataires, après l’âge de trente-six ans, ont droit de remercier la
Société, s’ils ont rempli toutes les formalités prescrites par la
Société ; c’est-à-dire ne rien devoir, alors les honneurs leur
sont rendus au moment de leur départ, lorsqu’ils rentrent dans leurs
foyers. » Le rite consiste dans le partage d’une
coupe de vin dans laquelle on a versé les cendres d’une partie de
l’affaire du Compagnon remerciant, c'est-à-dire de son passeport,
partie où sont écrits en hébreu les mots Gloire
à Dieu.
D’autre part, le mot merci signifie
à l’origine prix, salaire. Au
Moyen-Âge, il prend le
sens à la fois de grâce, miséricorde,
pitié, que l’on implore de son adversaire. À partir du XVe
siècle,
on retrouve le mot avec le sens de gratitude.
Comme le fait remarquer Roger Dachez[iii],
dans la seconde moitié du XIXe siècle, une idée
du combat social
soutenue par certaines loges conduisit à penser que les remerciements
et
excuses n’étaient rien d’autre qu’une marque de servilité des opprimés
à
l’égard des élites dominantes, les oppresseurs, et que « le
franc-maçon, à l’avant-garde du combat social, se devait de
renoncer à ces manifestations de servilité. Dans cette ambiance
intellectuelle
nouvelle, le principe de l’égalité foncière de tous les Frères a peu à
peu
imposé l’idée qu’ils ne se devaient ni excuse ni remerciement ».
En fait, les termes remercier / remerciement
apparaissent
bien dans les rituels maçonniques du XVIIIe
siècle :
- Publié en 1785, le Recueil
précieux de la maçonnerie adonhiramite précise : « Comme il est d’usage de porter la santé
des Apprentifs, il est
juste de leur apprendre la manière de remercier. »
- Le Manuel du Franc-maçon de Bazot (1817) mentionne le fait
de remercier en loge.
- Le
rituel d’initiation du Rite français de 1818,
conforme aux rituels de 1801, indique que peu avant la fin de la
cérémonie, le
Maître des cérémonies « demande
la parole au nom du Néophyte, lui enseigne à remercier, ce qu'ils
exécutent
ensemble. »
- Les remerciements sont également mentionnés dans le Rituel
des trente-trois degrés de l’Écossisme
(REAA) publié à Paris en 1837.
Ce n’est que dans la seconde
moitié du XIXe siècle que disparaissent les
remerciements en loge,
avant de réapparaitre dans le Cahier d’Apprenti au Rite français de
Groussier
en 1938, ainsi que dans les rituels actuellement en usage au Grand
Orient de
France (RF et REAA).
La morale de cette histoire
pourrait-être la suivante : lorsque nous entendons un maître
prononcer
cette sentence : « c’est
comme
ça... c’est l’usage, je l’ai reçu comme tel de celui qui m’a
formé... »,
que ce soit pour un usage rituel ou pour l’exégèse d’un élément
symbolique, prenons
garde, prenons bien garde, et cherchons plus avant l’origine, le
pourquoi et le
comment...
© Hugues Berton
Tous droits réservés, publication soumise à l’accord de
l’auteur.
[i]
Voir
à ce propos notre ouvrage, co-écrit avec Christelle Imbert, Les Enfants de Salomon, approches
historiques et rituelles sur les Compagnonnages et la Franc-maçonnerie,
et
celui de Jean-Michel Mathonière, Le
serpent compatissant, La nef de Salomon, 2001.
[ii]
Deuxième édition, page
69.
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