GLMF | Loge : A Voce di Culombu - Orient de Calvi | 25/11/2009 |
Silence «
Tais-toi quand tu
parles. »
Pendant une bonne partie de son adolescence, mon fils a eu sous les yeux, affichée dans mon bureau, cette sentence que j'avais écrite en forme de boutade : "Tais-toi quand tu parles". En 19.. (pardon pour cette discrétion), mon Ministère m'a demandé de créer un service de "documentation" – un mot qui désigne pudiquement un service de renseignements – dont les activités étaient couvertes par le sceau du "secret défense". Étaient non seulement classifiés comme tels, les moyens techniques, mais également les personnels placés sous mon autorité, les documents, les locaux ou les rapports d'enquête. Je ne pouvais rendre compte de mes missions et de celles de mes agents qu’au Général responsable de cette Division ou à des interlocuteurs pouvant exciper d'un niveau d'habilitation identique au mien. Et à aucun autre, fût-il le plus élevé de mes supérieurs hiérarchiques. Nos collègues "non initiés" ignoraient la teneur de nos travaux. Le silence devenait un mode de vie. Protéger l'institution, protéger mon service, protéger mes activités, protéger mes sources, protéger ma famille, protéger ma propre vie. Seul le silence total m'a permis de mener à bien les actions qui m'ont été commandées sans risque inconsidéré. Ma femme, mon fils, qui subodoraient bien quelque occupation occulte, ont toujours été tenus à l'écart. Je m'étais engagé, par serment écrit, à ne rien révéler de ce qui serait porté à ma connaissance et longtemps après avoir cessé cette fonction, je suis toujours tenu au silence par ce secret professionnel. Le silence est différent du secret. Le silence tait ; le secret cache. Mon silence est garant du secret. Si nos missions n’étaient pas toujours légales, les intentions étaient pures. Que les âmes sensibles se rassurent ; à aucun moment je n’ai commis d’acte illégitime, contraire à la déontologie ou à la morale. Il ne s'agissait pas de garder le silence pour cacher quelque secret honteux, mais de taire mes activités pour le bien de tous. Le serment que nous avons prêté en Loge, et que nous renouvelons à l'issue de chaque tenue, a exactement la même valeur : la protection immédiate de la cellule ; la protection générale de l'Ordre. Le silence est un bouclier. Il me protège, comme il protège les Sœurs et les Frères. Envers le monde profane, il protège nos travaux des pollutions extérieures : l'envie, la jalousie, la curiosité, la haine, la calomnie. À l'intérieur de notre Temple, il permet à chacun de s'exprimer librement, sans crainte d'intervention intempestive. J'ai volontairement voulu donner un ton dramatique à cette première interprétation du mot "silence". Puis, en gravant l'esquisse de mon tracé, j'ai constaté que le silence est multiforme et qu'il peut être appréhendé sous différentes approches. À commencer par de plus poétiques. Dans l'extrait qui suit, le silence est langage. L'auteur, raconte son amour d'adolescence. ... Soleil de mai encore pâle mais déjà chaud. Mes quinze ans glabres et boutonneux ne se peuvent concevoir sans les treize ans blonds et ensoleillés de "Elle". Au sommet de la colline de calcaire blanc, une chapelle de pierre ocre, perdue dans une garrigue sèche de chênes kermès et de pins rabougris. Tout encore engourdis de la fraîcheur de l'oratoire et des émanations d'encens, tout encore empreints du bourdonnement mystique des prières murmurées, nous marchons sans rien dire. Souvent, nous marchons sans rien dire. Tous les jours, sur le chemin du collège. Mercredi après-midi, en allant visiter un musée. Hier, lorsque "Elle" m'accompagnait au Théâtre. Ce dimanche matin, à travers les étalages odorants du marché provençal. Nous avons cet usage commun, "Elle" et moi, de passer de longues heures ensemble sans rien nous dire. Qu'avons-nous à dire de plus que nos mains, nos regards, nos cœurs, nos sens n'aient déjà dit ? Combien de mots, de serments échangés dans cette absence de paroles ? Je me regarde dans ses yeux. Et son amour dans ses yeux me fait beau. "Elle" effleure ma joue du bout de ses doigts. Et sa main me dit "Je t'aime". J'ouvre mes lèvres pour un aveu inavoué. Et ses paupières qui se baissent me disent "Je sais". On se dit tout parce qu'on ne se parle pas. Je lâche la main de "Elle". Je me baisse pour cueillir une des minuscules marguerites sauvages qui tapissent les rochers. "Je t'aime. Un peu. Beaucoup. Passionnément. À la folie." Je me débrouille toujours pour intercaler un ou deux "je t'aime" quand il ne reste plus que quelques pétales. Pour éviter de faire tourner la roue du hasard sur "pas du tout." Je froisse entre mes doigts le cœur doré de la marguerite inutile. – Ce n'est pas bien de tuer les marguerites sauvages de la colline, dit "Elle". – Même pour te dire que je t'aime ? – Tu as besoin de parler pour me dire que tu m'aimes ? … Éric-Emmanuel Schmitt écrit dans l’Évangile selon Pilate : "on ne dit jamais rien parce qu’on parle tout le temps." Ignorant que je plagiais Éric-Emmanuel Schmitt j'ai écris ce vers dans les années soixante-dix (mais comment savoir qui plagie l'autre ?… Et pourquoi serait-ce toujours le plus célèbre qui a priorité sur l’inconnu ?) : "On ne dit jamais rien
parce qu'on se parle trop."
De manière délibérée, j’ai passé "sous silence" la privation de la parole des muets. Parce que cette absence de sons imposée par la Nature n'est pas un silence ; c'est une différence. On n'écoute pas les muets. On les regarde parler. Le poète corse Ghjuvan-Francescu Bernardini évoque le silence de l’absence "È
u silenziu di tè chì mi parla u più,
U silenziu di tè chì si sente u più." "C'est le silence de toi qui me parle le plus, Le silence de toi que l'on entend le plus." La parole muette n'est pas la seule vertu du silence. Le silence n'est pas uniquement une absence totale de bruit. Il est la cessation plus ou moins longue d'un bruit : celui de MA parole. En ce sens, le silence est tolérance. Le silence permet l'écoute de l'autre. Et la compréhension de l'autre. Comment entretenir une réelle conversation si l'on n'écoute pas l'autre, si l'on parle tout le temps, comme l'écrit Éric-Emmanuel Schmitt ? À force de parler, on n'écoute plus que soi. On commence par négliger l'opinion de l'autre ; on refuse systématiquement l'idée de l'autre ; on finit par nie jusqu'à l'existence de l'autre. C'est déjà un premier pas vers l'intolérance et les vices qui en découlent : sectarisme, repli identitaire, ségrégation, communautarisme, négationnisme. Tout ce qui n'est pas MOI n'est rien. Dans le flot des conversations ininterrompues, le silence est une pause, une possibilité d'échange. Ne serait-ce que par la plus élémentaire des politesses. À cet égard, le latin et les langues germaniques qui placent le verbe à la fin de la proposition nous donnent un enseignement précieux : si l'on interrompt l'interlocuteur avant qu'il ait fini de parler, il est impossible de connaître le sens de sa phrase puisque le verbe déterminant n'est prononcé qu'à la fin : "Errare humanum est – se tromper humain est. Ich habe den Apfel gegessen – j’ai la pomme mangé" Apprenti(e), tu viens d'arriver dans un univers où tu ne connais rien, ni personne. Il te faut apprendre. Et pour cela, écouter. Imagine un lieu clos : une salle de classe, un amphithéâtre de faculté, un théâtre, une salle de concert où chacun laisserait libre cours à ses commentaires… Que retiendrais-tu de la leçon d'histoire, du cours de droit pénal, du 3ème Concerto de Rachmaninov ? Apprendre. "Celui qui sait ne parle pas. Celui qui parle ne sait pas" disait Lao-Tseu dans le Dào-Te-Jing ; et il ajoutait "celui qui parle beaucoup est souvent réduit au silence." Le silence est l'une des clés du savoir. Une clé que l'on donne à l'Apprenti pour lui permettre, en écoutant ses Sœurs et ses Frères, de façonner son raisonnement. C'est par le silence qu'il formera sa parole. C'est d'ailleurs par un silence préalable que se prépare une prise de parole. Comme le silence de la Sœur ou du Frère qui s'apprête à donner son avis sur un point de la planche qu'il vient d'écouter. Le silence favorise la réflexion, la concentration. Le silence imposé dans les salles de bibliothèque n'est pas dû à la seule politesse. Il se conçoit par la nécessité pour chacun de s'isoler dans sa réflexion. Nous commençons tous notre initiation par un isolement silencieux dans le Cabinet de Réflexion, attentif au moindre bruit provenant du dehors. Mais, comme les bruits ne rassurent pas, ne renseignent pas sur ce qui se déroule à l'extérieur, on en vient à se concentrer sur l'auto-analyse, sur l'émergence de ses pensées profondes. Le silence est l'un des piliers du recueillement individuel ou collectif, de l'examen de conscience. "En priant, ne multipliez pas les vaines paroles." (Matthieu 6, 7). Mais "quand tu pries, entre dans ta chambre… et prie… dans le lieu secret." (Matthieu 6, 6). C'est ce même silence qui ponctue la vie des clergés réguliers, jusqu'à la négation de la parole comme le font les moines Trappistes. L'Évangile de Jean (1,1) nous enseigne que "Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu." L'homme, qui n'est pas Dieu, l'homme qui dispose de la parole, a-t'il le droit d’en user ? Puisqu'il en use, il n'a certes pas le droit d'en abuser. Quelle sagesse résumée dans ce proverbe arabe : "Si ce que tu as à dire est moins beau que le silence alors tais toi !" La minute de silence permet le recueillement collectif lors d'une commémoration. Ou plus précisément, un recueillement individuel qui devient, par agrégation, une émanation collective, un égrégore. La Chaîne d'Union n'a pas d'autre but. Elle est un moyen silencieux de communication dans l’espace et dans le temps. Constituée par toutes les Sœurs et tous les Frères, elle est à la fois multiple et COMME UNE ; destinée à faire de cette commune union une communion. Le silence est insulte, marque de dédain, de mépris. On prête à Pierre Dac cette phrase : "je ne parle pas aux cons, ça les instruit…" À l'évidence, sous cette boutade on peut percevoir une pointe de misanthropie. Mais cela peut tout aussi bien vouloir dire : je ne dis qu'à ceux qui sont capables de comprendre et laisse les ignorants dans l'ignorance. "Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende "(Matthieu 13,9). Cet avertissement nous rappelle notre serment : garder le silence dans le monde profane. Si je suis tenté de me révéler à autrui, je m'interroge : est-ce bien pour lui ? est-ce bien pour moi ? est-ce bien pour la F\ M\ ? Et en règle générale, je retiens ma parole, je passe à un autre sujet de discussion ou… je garde le silence. Comme toute non-action, le silence est une arme contre l'agression. Ne pas répondre à l'insulte est une offense pire que l'insulte elle-même. En même temps, le silence désarme l'agresseur, le déstabilise. D'un autre aspect, le silence est un système de défense. Les pénalistes, qui savent le prix de l'aveu dans l'échelle des preuves, connaissent bien la valeur du silence comme moyen de défense. Le silence de la honte. Là, le silence ne recouvre pas un secret honorable à protéger. Il dissimule une mauvaise action que l'on veut cacher. Et si le dicton affirme que "faute avouée est à moitié pardonnée", faute tue n'est jamais sue. Le silence est pudeur. La difficulté de dire les mots. Combien de fois un père dit-il "je t'aime" à son fils devenu homme ? Comment dire à son père "tu me manques" ? Comment vous dire, mes Sœurs, mes Frères, "je vous aime" sans l'ombre d'un sous-entendu, sans risque de déclencher l'esquisse d'un ricanement égrillard, l'ébauche d'une pensée confusément friponne ou cette petite pétillance dans l'œil du plus calviniste d'entre nous ? Comment dire – autrement que par le silence - tous ces mots qui adoucissent les rapports entre les individus, qu'ils soient de genre opposé ou du même sexe ? Le silence est un refuge intérieur. "Les grandes douleurs sont muettes" dit le proverbe ; il n'y a pas à s'étendre sur le commentaire. Je classerai dans cette rubrique le silence de l’épouse battue, le silence de la fillette violée, le silence du vieillard maltraité. Que dire de l'omertà ? Il ne s'agit pas d'un silence de complicité, qui peut à la rigueur se justifier. Il ne s'agit pas de la protection d'un secret respectable. L'omertà n'a même pas l'excuse de la peur. Je sais. Je dois dire. Je ne dirai rien. L'omertà, c'est le silence de la lâcheté. Je vous invite à revoir le film réalisé en 2004 par Orso Miret "le silence". Le héros, Olivier, en vacances dans le village maternel en Corse, avec sa compagne enceinte, est témoin d'un meurtre commis par l'un de ses proches. Parler, le condamne à l'exclusion du clan. Garder le silence lui assure de conserver sa place au sein de la meute mais le met aux prises avec sa conscience. Le silence de la solitude. Le silence de celles et de ceux qui vivent, abandonnés de tout et de tous, une vie déjà morte. Le silence de la peur. Le silence de celui qui est réduit au silence. Non par crainte de représailles, mais parce qu'il est privé du droit à la parole. Le silence des minorités "silencieuses". Le silence des opprimés, des sans-droits. Le silence qui gène la conscience universelle au point de nier le crime collectif. Le 17 janvier 1944 à la libération des camps d'Auschwitz et de Birkenau, le monde feignait d'apprendre avec horreur l'existence des camps de la mort. Le silence de l'indifférence, de ceux qui savaient et qui se taisaient. Le silence des autorités officielles qui ont, pendant près de soixante ans, fermé les yeux – et les livres d'histoire – sur la honte collective. Voilà qui nous donne, en guise de conclusion, toutes les variations sur la gamme du silence : le silence de ceux qui, à l'instar du Loup d'Alfred de Vigny, trop fiers pour se plaindre, souffraient et mouraient sans parler. Le silence de ceux qui, trop faibles pour survivre, mouraient, im Nacht und Nebel, dans la nuit et le brouillard, sans savoir pourquoi. Le silence de ceux qui sont revenus et qui ne comprennent pas pourquoi "les veines de leurs bras sont devenues si bleues" (Louis Aragon – Jean Ferrat). Avant de clore mon propos, il me revient cette phrase du Petit Prince : "Le langage est source de malentendus." Certes. Mais combien de malentendus, de conflits à cause de silences et de non-dits ?… Et puisqu’il faut bien faire silence, je terminerai mon tracé par ce dicton populaire – dont vous me pardonnerez la trivialité – : "quand on n’a rien à dire, il vaut mieux fermer sa gueule !" Chut ! Vénérable Maître, P\ R\ |
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