La
Pierre Brute
Habitué
à
m’adresser à des plus jeunes qui, dans la
matière que j’enseigne, ont tout à
apprendre de moi, je ne cacherai pas les difficultés que
j’ai rencontrées à
écrire cette première planche symbolique, ne
voyant pas bien ce que je pourrais
apporter de nouveau en particulier aux plus anciens des
maîtres de cette loge
rompus au maniement des symboles. Les rôles sont ici
inversés, c’est moi qui ai
tout à apprendre, d’où un certain
sentiment d’impuissance et même de
désarroi
face à la tâche qui m’est
demandée. Il m’a fallu beaucoup de temps pour
comprendre et accepter ce qui m’apparaissait comme une
contradiction, à savoir
le fait de devoir présenter en public un travail qui
s’adressait avant tout à
moi-même. Mais il est sans doute vrai que les errements et
tâtonnements de tout
novice peuvent être aussi instructifs pour tous ceux qui ne
désespèrent pas de
peaufiner encore le travail sur eux-mêmes entrepris il y a si
longtemps de
celà. Je vous livre donc à
l’état brut l’avancée de ma
réflexion, un point de
vue le plus sincère possible et sans doute bien
naïf après un peu plus d’un an
passé parmi vous.
Le
choix de la pierre
brute à dégrossir s’est très
tôt imposé à moi, sans doute,
motivé par l’aspect
naturel de ce matériau auquel j’ai
été confronté dès mes
premières années quand
il s’agissait de débarrasser les champs
fraîchement labourés de tous ces
cailloux stériles pour les placer ensuite sur les chemins
afin d’accéder plus aisément
aux cultures. Ce qui montrait déjà que
même à l’état brut, le
moindre caillou
d’apparence modeste peut se révéler
utile à condition de trouver la place qui
lui convient. Et bizarrement, j’ai toujours
éprouvé un certain plaisir à passer
mes journées à déplacer toutes ces
pierres qui finissaient par m’écorcher les
mains.
Malgré
sa dureté et
ses aspérités, la pierre a en effet un aspect
charnel qui se révèle au contact
de la main de celui qui s’en saisit. Ce n’est pas
un hasard si les vêtements
sont le plus souvent absents des sculptures, alors qu’en
peinture, le nu n’est
apparu que tardivement. Le travail du sculpteur est un travail sur le
convexe
et le concave, le vide et le plein évoquant
évidemment la dualité
féminin-masculin, l’attitude passive de celui qui
subit opposée à l’engagement
de celui qui agit. L’homme européen a
conçu le travail sur la nature comme la
rencontre entre une intention et la matière, faisant jaillir
une forme nouvelle
par la force de sa pensée. Et c’est dans la
sculpture qu’apparaît le plus
clairement cette adéquation entre nature et culture, entre
matière et esprit.
Outre
sa connotation
sensuelle, c’est la beauté de la pierre qui
m’a séduit, préférant
l’aspect
esthétique - tailler pour embellir - au
côté fonctionnel du travail sur la
pierre - tailler pour bâtir -. Perpétuellement
confronté au regard de mes
élèves dans mon métier, j’ai
toujours été persuadé de
l’importance de
l’exemplarité. L’influence que
l‘on exerce sur les autres de manière le plus
souvent inconsciente est un facteur fondamental de notre rôle
dans la société.
La pierre s’offre au regard et ses différentes
facettes sont mises en valeur
par l’éclat du soleil. Dans le cabinet de
réflexion, je me souviens avoir été
intrigué par ces pans de rochers noirs qui me faisaient face
et dont la
présence en ce lieu me paraissait tellement incongrue que
j’en avais fini par
me demander s’ils étaient naturels ou factices.
Cette irruption de la nature à
l’état brut dans un lieu savamment et
minutieusement aménagé par l’homme
avait
quelque chose d’inquiétant par le fait
même de l’obscurité, cette fille du
chaos pour les Grecs, domaine mystérieux
d’invisibles et gigantesques
métamorphoses. Il manquait à ces pierres noires
les rayons du soleil pour
retrouver un aspect plus chaleureux. Il leur suffisait de quitter leur
caverne
pour bénéficier des bienfaits de la
lumière. Taillée avec soin, la pierre
finira par prendre sous l’éclairage qui lui
convient des airs reposants et
rassurants. Si je devais trouver un modèle précis
pour diriger mon ciseau, je
le prendrais dans ces personnes rencontrées au fil des ans
et dont l’assurance
tranquille reflète une
sérénité, une clairvoyance, un
équilibre intérieur, une
sorte de solide sagesse toujours prête à se mettre
au service des autres. Ayant
su s’affranchir des vicissitudes de la vie quotidienne, ces
hommes que j’admire
semblent opposer une immense sérénité
aux flammes des passions : par leur
persévérance et leur travail, ils semblent avoir
refait avec succès le
troisième voyage et cette purification par le feu que
j’ai découvert lors de
mon initiation.
Ces
« maîtres à penser
» ont compris que leur force n’avait de sens que
mise au service des autres
dont l’avis leur semble étonnamment
nécessaire. Et il est vrai qu’un certain
recul est indispensable au maçon qui taille sa pierre pour
apprécier le travail
accompli et distinguer les imperfections, les
irrégularités restantes.
D’où la
nécessité d’un regard
différent sur l’œuvre en construction.
Ce regard est
celui de l’apprenti qui sans cesse rappelle au
maître combien son art est
difficile, mais surtout combien il est difficile de faire preuve de
pédagogie
pour transmettre les règles et les connaissances acquises.
Le métier de
tailleur de pierres a quasiment disparu et celui qui veut
l’apprendre se
retrouve aujourd’hui bien démuni. Et celui qui
sait, mais se montre incapable
de transmettre son savoir, risque de voir disparaître avec
lui tous les fruits
du travail d’une vie. A quoi sert de savoir si l’on
garde ses connaissances
pour soi ? J’en ai connu plus d’un, de ces profs
brillants dans leur matière,
mais incapables d’éveiller la moindre lueur
d’intérêt chez leurs
élèves.
Méfions-nous
de
l’éclat trop vif d’une pierre trop bien
polie. Car tailler la pierre est un art
subtil. En la débarrassant de ce qu’il
considère comme des défauts, le tailleur
maladroit peut la priver de tout ce qui faisait son
originalité et lui ôter
tout son sens. Dans la tradition hébraïque, le
passage de la pierre brute
requise pour les autels à la pierre taillée, dans
la construction du Temple de
Salomon, marque une sédentarisation du peuple
élu, sédentarisation ressentie
non pas comme un progrès, mais comme une stagnation, un
immobilisme dangereux.
Dans la Bible, la taille désacralise
l’œuvre de Dieu et symbolise l’action
humaine
substituée à l’énergie
créatrice. Le terme « dégrossir
» plutôt que « tailler »
me convient parfaitement. Devenue trop lisse, trop « parfaite
», la pierre perd
de son authenticité. Aujourd’hui, la pierre se
découpe à la machine. Il n’est
plus possible de distinguer un bloc d’un autre, elle se
trouve «
dépersonnalisée », vidée de
son sens, à l’image du monde actuel où
l’individu a
tendance à être dégradé au
rang de numéro, ravalé au niveau de simple outil
sans existence propre, sans autre raison d’être que
de servir un système qui
finira par l’étouffer.
Certes,
une pierre
isolée n’est rien. Elle n’a
d’utilité que comprise dans un ensemble. Dans les
cols des Andes péruviennes comme dans le Cantal sur le flanc
Est du Puy Griou,
la coutume veut que les voyageurs ajoutent une pierre à des
tas qui, avec le
temps, prennent des dimensions pyramidales. Sans doute faut-il voir
dans cette
tradition une illustration de la conscience collective. Pour un
apprenti, il
est réconfortant de se sentir comme faisant partie
d’un tout. Solidement
encadré, il sait que les autres sont prêts
à corriger ses erreurs qui
pourraient mettre en péril la solidité de
l’édifice. Le mur ainsi constitué
trouve son assise en terre - vers la fameuse pierre cachée
des sages -, mais il
s’élève vers le soleil en
quête de lumière, dans la lignée des
pierres dressées
de nos ancêtres de Carnac, Stonehenge ou autres.
Mais
l’emploi de la
pierre trouve son couronnement quand il dépasse le simple
empilement d’éléments
semblables disposés selon une même orientation. Ce
qui parachève la beauté de
l’édifice, c’est quand il
s’agit d’une construction résultant de
forces
orientées différemment comme c’est le
cas dans les voûtes de nos caves ou les
ogives de nos cathédrales. La solidité de
l’ensemble naît de la convergence de
ces deux groupes de forces opposées en un seul point : la
clef de voûte dont le
rôle stabilisateur n’est pas sans rappeler la
chaleureuse assurance de certain
vénérable. Notre diversité fait notre
richesse. Nous ne devons pas apprendre à devenir
comme les autres, mais bien à accepter cette
différence. Dégrossir sa propre
pierre ne devrait avoir pour but que de nous permettre de vivre
ensemble dans
une tolérance mutuelle qui, peut-être, nous
éviterait de revivre les
ébranlements tragiques qu’a connus le monde au
cours du siècle passé.
Car
pourquoi
s’acharner à dégrossir notre pierre ?
Quel but poursuivons-nous au juste ? Nous
faut-il tous devenir des « Mère Teresa »
dont le courage et le don de soi n’ont
certes pas d’égal chez nous, mais dont le
dévouement n’a pourtant peut-être pas
fait autant pour le genre humain que tel ou tel homme
d’état dont l’action
politique a souvent été rendue possible par des
compromis plus ou moins louches
? Parmi tous nos découvreurs de vaccins ayant
sauvé la vie à des millions de
gens, parmi tous ceux qui ont lutté contre
l’esclavagisme, qui luttent encore
contre le travail des enfants ou pour tant d’autres nobles
causes, on ne devait
pas trouver que des modèles de vertu ! Et certains soirs
d’agapes un peu trop conviviales,
je ne pense pas être un modèle
d’exemplarité, sans pour cela être
taraudé par
les remords. Se connaître soi-même. Pourtant
j’ai l’impression de ne me
connaître que trop bien. Je ne crois guère me
leurrer sur mes défauts, mes
points faibles ; je vois bien les endroits où pointer le
ciseau en priorité. «
Dégrossissement de la pierre brute, autrement dit formation
de l’individu en
vue de l’exact accomplissement de sa fonction humanitaire et
sociale ». Que
voilà une belle définition ! Mais que ma pierre
à moi me semble coriace. On m’a
bien mis un maillet et un ciseau en main, mais le maniement de ces
instruments
me semble bien délicat. Encore englué dans mes
certitudes de profane et surtout
dans mes habitudes d’enseignant,
façonné par le long apprentissage de mon
métier de prof, il ne m’a pas
été facile d’accepter sans broncher une
remise en
question radicale de mes méthodes de travail, et que
d’efforts sont nécessaires
pour tenter de sortir de ma gangue afin de déchiffrer le
monde et trouver un
sens plus profond à ma propre existence. A mes
débuts parmi vous, je cherchais
un mode d’emploi, j’avais besoin de recettes, de
ficelles, je souhaitais un
moule tout fait, oubliant que la taille de la pierre exclut la
technique du
moulage. Tailler, c’est enlever, alléger, sans
possibilité d’ajouter. Chez le
sculpteur, pas de place pour le repentir. D’où la
nécessité d’avancer avec une
extrême prudence, en faisant preuve de patience sans laquelle
le moindre coup
précipité pourrait être synonyme de
mutilation irrémédiable.
Sans doute ne faut-il
pas pousser trop loin la comparaison, le travail sur soi laisse en
effet place
à l’erreur, aux remises en question des acquis, et
la rémission est toujours
possible. A la différence de l’artiste qui doit
bien à un moment donné
s’arrêter de travailler sur son œuvre
lorsqu’il décide, moment sans doute au
combien difficile, qu’il la considère comme
achevée, la pierre, des éternels
apprentis que nous sommes, n’est jamais totalement
dégrossie. L’action de l’air
et de l’eau sur elle peut certes la purifier en la
débarrassant de certaines
scories, mais elle signifie aussi une érosion lente,
insidieuse, qui peut,
entraîner une irrémédiable
désagrégation si l’on n’y
prend garde. Et cette
nécessaire vigilance à
l’égard de soi-même est
évidemment d’autant plus
difficile à mettre en œuvre qu’elle
s’inscrit dans la durée. Pauvre Sisyphe
roulant éternellement sa pierre qui ne cesse de
redégringoler sitôt atteint le
sommet de la colline, je vois bien combien il est long et rude, ce
chemin parsemé
de tous les grains que mes efforts ont arrachés à
la pierre un à un, au fil du
temps qui s’écoule comme les grains dans le
sablier. Et que de persévérance me
sera encore nécessaire pour que ma pierre finisse par
trouver sa place dans
l’œuvre commune avant de redevenir
poussière.
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