Obédience : NC Loge : Grande Loge de France Date : 17/11/2001

 

La Pierre Brute

Avant d’aborder le sujet de ma planche, vous me pardonnerez de revenir quelques instants sur ce qui s’est passé le soir du 16 décembre 2000.

Ce soir-là, sans très bien comprendre tout ce qui m’arrivait, au plus profond de mon cœur et de mon esprit, j’ai ressenti que j’entrais de manière irrémédiable dans une autre vie, une nouvelle vie.

Je voudrais ce soir vous dire mes frères que si mon initiation a eu lieu, à quelques jours près, lors du solstice d’hiver, à la saint Jean l’Evangéliste, ce n’est peut-être pas un hasard ; en tout cas cela représente pour moi un symbole très fort.
C’est pendant le solstice de décembre que la nuit est la plus longue, les ténèbres nous envahissent.
Mais c’est le début du renouveau, lorsque la lumière reprend petit à petit le pas sur les ténèbres, jusqu’à la victoire à la saint Jean d’été.

Le solstice de décembre est celui de tous les espoirs, c’est le solstice de la naissance, pour grandir vers la lumière de la connaissance, cette lumière qui nous pénètre pour nous éclairer la voie. Ce chemin qui va de l’ombre vers la lumière, avec votre aide mes frères, sera je l’espère mon parcours Ad vitam aeternam.

Venons-en maintenant au sujet de mon travail : LA PIERRE BRUTE.

Si j’ai choisi de parler de la pierre brute,  c’est bien parce que ce soir du 16 décembre, en prenant les outils, j’ai donné les premiers coups de maillet qui préfiguraient ce que serait mon travail, c’est-à-dire TAILLER MA PIERRE.

« A quoi travaillent les apprentis ? A dégrossir la pierre brute afin de la dépouiller de ses aspérités et à la rapprocher d’une forme en rapport avec sa destination. »
Cette phrase extraite de notre rituel nous dit tout, elle nous guide dans notre travail de M\, et nous averti qu’il n’aura pas de fin, car nous ne ferons qu’approcher la forme espérée.

Alors, quelle est cette pierre que je dois polir ? Pourquoi ce symbole est-il aussi puissant, aussi évocateur ? Est-ce un symbole universel ?

Il semble que toutes les civilisations aient eu des rapports rituels et sacralisés avec la pierre, soit parce qu ‘elle servait à représenter les dieux et idoles, soit parce qu’elle constituait des monuments funéraires ou bien encore parce qu’elle servait d’armes ou d’outils pour garantir la survie de la population.

On distinguera les pierres venant de la terre, et celles venant du ciel.
 
Dans la Genèse, (28-10), Jacob voit en songe Dieu lui attribuant un territoire pour tous ses descendants ; alors Jacob lui promet de l’adorer, et de dresser la pierre sur laquelle il s’était endormi pour en faire la maison de Dieu.

Les pierres ainsi dressées sont aussi nombreuses dans d’autres civilisations :
Déjà dans la préhistoire, l’homme des pierres dressées construit son propre édifice.
A Stonehenge, dans le sud de l’Angleterre, on trouve la construction préhistorique la plus impressionnante et la plus célèbre d’Europe :
30 Menhirs de 4 m de haut sur 1,25 m à 2,50 m de large formaient un cercle de 88 m de diamètre, avec à l’intérieur un autre cercle de 49 menhirs plus petits.
A l’extérieur du grand cercle se trouve un menhir « astronomique », pour voir le soleil se lever le jour du solstice d’été.
Que ces assemblages de pierres aient un caractère religieux n’a jamais été discuté, qu’ils soient l’œuvre des « hyperboréens » comme certains l’ont imaginé, cela est une autre histoire.

En ce qui concerne les pierres du ciel, les Indo-européens voyaient dans les météorites ou les pierres de foudre une manifestation divine ; la pierre noire de la Ka’ba à la Mecque est céleste.

« Suivant la légende de Prométhée, les pierres présentent une odeur à la fois divine et humaine ;
- quand la pierre brute descend du ciel, elle est androgyne, car elle est porteuse de la perfection de son état primordial ; elle s’offre à l’homme qui la taille et sépare les sexes ;
- qu’elle soit levée et elle retrouve SA totalité et se tend vers sa patrie originelle. » (Encyclopaedia Universalis 1995)

Encore plus intéressant pour ce qui nous concerne aujourd’hui, c’est la religion d’esprit et de résurrection qu’est le culte des Dolmens. Les morts, déposés dans les tombes dolméniques, restaient sept ans. La résurrection de l’esprit vers une nouvelle existence avait lieu la huitième année, les tombes étaient alors vidées des ossements qui ne servaient plus à rien.

Je ne peux pas m’empêcher ici de trouver quelques similitudes avec notre mort symbolique dans le cabinet de réflexion, sous terre, et cette renaissance en tant qu’initié. En fait, « les tombeaux ne sont pas des lieux de mort mais la demeure d’une vie nouvelle obtenue par la mort de l’individu profane ».

J’ai retrouvé aussi une grande similitude avec certains anciens rites égyptiens qui isolaient les futurs initiés à l’art des bâtisseurs pendant sept ans avant de leur ouvrir les portes des « maisons de vie », pour accéder à de grandes responsabilités.

Qu’en est-il à notre époque, et plus particulièrement pour ce qui nous intéresse aujourd’hui, que représente la PIERRE BRUTE pour nous F\M\.

A la question « Qu’est donc la pierre brute ? », notre rituel répond : « C’est le profane, produit grossier de la nature, que l’art de la F\M\doit polir et transformer ».
En d’autres termes, c’est l’image de l’homme grossier, sauvage, que l’étude approfondie de lui-même, le travail, le perfectionnement, la recherche permanente de la vérité l’amèneront à devenir meilleur pour lui-même et pour les autres.

Voici donc mon programme tracé pour ces prochaines années : tailler ma pierre brute pour en faire un cube parfait, tel un F\M\ illuminé par la connaissance !
Parce que j’ai prêté serment, et que vous me reconnaissez comme F\M\, je veux suivre le chemin qui me mènera à ma propre élévation morale, intellectuelle et spirituelle, mais je sais que cette construction sera lente, pierre par pierre, en taillant chaque pierre comme une parcelle de connaissance.

Cependant, on est en droit de se demander pourquoi faut-il polir sa pierre brute ? Et d’abord suis-je vraiment une pierre brute ? si oui, suis-je un homme façonné par les influences et les préjugés de la vie, déformé par les sentiments, les mirages et les illusions du monde profane ? ou bien alors, comme le pense Monsieur Plantagenet, un homme vierge, entaché de pureté originelle, pas encore façonné par l’éducation ?
En ce qui me concerne, j’ai plutôt tendance à m’inscrire dans la première proposition : à 57 ans, le monde profane a fait du multicouche ! Un peu comme notre Terre qui a subit de nombreuses périodes d’érosion et de sédimentation
Alors le travail sera difficile, mais pas impossible ! je compte sur moi.

J’ai l’intention de procéder de la manière suivante :

Tout d’abord, avec les outils dont je dispose, c’est à dire le maillet et le ciseau, faire sauter les plus grosses aspérités, en fait dégrossir la pierre. Ensuite, sur le support assaini, ébarbé, y déposer les matériaux de façonnage et de lissage.

Je reprends la première phase sous l’aspect symbolique :

Faire sauter les plus grosses aspérités, c’est d’abord accepter que nos certitudes et nos préjugés nous aveuglent, en fait nous plongent dans l’obscurité ; c’est une démarche intellectuelle qui n’est pas évidente ; je suis le résumé d’une histoire personnelle et professionnelle dont les évènements heureux ou malheureux, les joies et les peines, les influences diverses ont fait ce que je suis : et face à la réalité du travail à accomplir, je pourrais en être découragé, et rester une pierre au bord du chemin, …un peu comme les « pierres-sottes ou pierres-caillasses », que Georges SAND nous fait découvrir dans les légendes du Berry.
Mais lorsque j’ai choisi d’être F\M\, ma détermination était totale, et après ces quelques 10 mois passés parmi vous, elle est encore plus forte.

En effet, à chaque tenue, grâce à notre rituel qui assure une transition douce et sereine entre le monde profane et celui des initiés, je suis plongé dans un foisonnement d’idées, de sentiments, d’interrogations, pour lesquelles je pense avoir des réponses, des solutions.
Mais bien souvent, je pense au proverbe « Si la parole est d’argent, le silence est d’or » !
Car mon avis aurait été bien moins pertinent que celui énoncé par un frère, parce qu’élaboré peut-être dans la précipitation, influencé par les passions soudaines incontrôlées et irréfléchies ; et je pense ici au signe d’ordre qui me rappelle la nécessité de contenir ce bouillonnement des passions.

Je puis vous dire aujourd’hui que depuis mon arrivé parmi vous, j’ai fais une rétrospective des mes réactions sous l’empire de la précipitation : c’est impressionnant !
J’ai à ce propos une anecdote amusante car sans conséquence pour autrui, mais très révélatrice :
Quelques mois près la tempête de décembre 1999, une entreprise devait intervenir sur le toit de ma maison ; après de nombreuses relances (ceux qui ont eu affaire avec des artisans me comprendrons !), j’obtiens l’assurance d’un début d’intervention pour le lendemain, avec la mise en place de l’échafaudage.

Le lendemain soir, grosse déception en rentrant, je ne vois rien !
Je téléphone chez l’artisan et laisse un message sur son répondeur lui signifiant mon mécontentement !

Le lendemain matin, en faisant le tour de la maison, je constate que l’échafaudage trône sur le côté de la maison. Je me suis bien sûr confondu en excuses, mais mon mécontentement de la veille était quand même enregistré sur le répondeur.
Je pourrais ainsi faire une belle liste d’avis, de réflexions, de sentiments, même de convictions fondées dans l’agitation.

Ce type de réaction confirme que la pierre brute que je suis doit d’abord s’astreindre à limer ses aspérités, à dominer ses passions pour agir à bon escient. Le signe d’ordre est un rappel permanent.

Notre rituel nous rappelle aussi que nous travaillons dans la sérénité, et que toute action doit venir à son heure, c’est à dire qu’elle doit être pensée, réfléchie, dénuée d’artifices qui peuvent en cacher le sens réel : le silence auquel je suis soumis me permet de suivre cette démarche.

Remettre dans l’ordre la réflexion et l’action, voilà un premier objectif d’apprenti.

Un second objectif, c’est le façonnage de la pierre brute vers une forme idéale, pour construire le temple universel.

Revêtu des seuls décors de l’apprenti : les gants blancs qui rappellent mon engagement, la pureté de mes pensées et de mes sentiments et le tablier qui me protège des sentiments et des émotions qui vont naîtrent  dès les premiers coups de maillet.
J’appréhende les symboles de mon grade pour en percevoir les réalités : ils nous indiquent la voie à suivre.

Guidé par le deuxième surveillant, les symboles s’offrent à mon questionnement, et par touches successives, les connaissances abstraites se transforment peu à peu ; le travail de la pierre brute est commencé. La première pierre du temple est posée.
Après avoir retrouvé ma capacité d’écoute, il me faut suivre une démarche de reconstruction : voir, écouter, me méfier des mots trompeurs, évaluer leurs poids, leurs sens, déjouer mes illusions et repousser les satisfactions éphémères.
C’est une démarche qui s’inscrit dans la durée, tournée vers un idéal humaniste, et le chemin que je parcours ici doit tendre vers cet idéal.
Je fais encore ici référence aux paroles rituelles prononcées par le V\M\ lors de la fermeture des travaux : « Que notre idéal inspire notre conduite dans le monde profane, qu’il guide notre vie, qu’il soit la lumière sur notre chemin ! »

Ainsi, aidé et guidé par le deuxième surveillant, souvent assisté par quelques frères, je reçois des éléments de réflexion qui m’amènent à penser par moi-même, à comprendre comment les préjugés surgissent et trompent notre analyse.
Ces éléments peuvent-être déformés (je pense ici au mythe de Socrate). Je dois alors me bâtir une opinion en écoutant sans juger, faire le tri des idées et des comportements qui me seront proposés, en rejeter certains, pour ainsi avancer sur le chemin de la connaissance.
A cet effet, je dispose du ciseau qui, selon Oswald Wirth « symbolise les résolutions arrêtées en notre esprit ; elles sont exécutées avec volonté grâce au maillet qui représente l’énergie agissante et la détermination morale dont découle la réalisation pratique ».
Ecouter, analyser, trier les idées, appliquer avec détermination les résolutions conformes à mon idéal, voici mon second objectif, ambitieux mais tellement valorisant !

Alors, cette pierre brute, destinée à construire mon temple, sera je l’espère en harmonie avec le monde qui nous entoure, mais elle sera unique, car j’entends rester un « Maçon libre dans une loge libre », et ainsi enrichir qualitativement le groupe par mes différences ; Antoine de Saint-Exupéry a écrit : « Si tu diffères de moi, Frère, loin de me léser, tu m’enrichis ».

Je deviens moi parce que je rencontre les autres. Etre ou ne pas être, là n’est pas la question ; la vraie question est d’apprendre ce que l’on est, et devenir ce que l’on veut.

Mourir symboliquement en tant que profane, renaître en initié, tailler ma pierre brute et obtenir un cube parfait, me construire en un être nouveau : voilà un parcours ambitieux.
Je suis le seul à pouvoir bâtir mon temple personnel, mais vous serez tous attentifs, mes frères si je m’égare du chemin, aux excès de perfection qui tendraient vers l’inaccessible, ou à la poursuite d’un idéal trop intransigeant qui me conduirait vers l’intégrisme.

Si j’ai rejoins notre communauté fraternelle, c’est bien pour travailler à ma propre élévation morale, intellectuelle et spirituelle.

« Il y a parfois des vies qui s’éclairent à la fin ».
(J.C.Guillebaud)

J’ai dit…

P\ P\


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