Obédience : NC | Loge : NC | Date : NC |
La Pierre Brute Lors de mon initiation, ma rencontre avec la pierre brute était presque passée pour moi inaperçue : dans le bouleversement de la cérémonie, cet enchaînement d’impressions et de découvertes d’un nouvel univers, je n’avais pas vraiment réalisé qu’en m’agenouillant, les outils à la main, je venais de commencer à travailler sur ma pierre. Je ne l’ai guère compris non plus durant les mois qui ont suivi où j’ai plus été soucieux de mes relations avec les autres frères et sœurs de l’atelier et aussi peut-être d’une recherche précipitée d’un savoir symbolique. J’avais commencé à tailler ma pierre brute et je ne le savais pas. Ai-je cru qu’il s’agissait ici comme dans la vie profane, de cultiver des relations et des connaissances ? Peut-être, on ne s’éveille pas si rapidement à une nouvelle démarche... Aujourd’hui il me semble que l’image du jardinier, celui qui cultive, n’est pas appropriée au franc-maçon qui n’a pas de terre, pas de semis. Il n’a qu’une pierre qui est à la fois sa terre, sa limite et sa semence. Au grade d’apprenti ses possibilités sont restreintes. Bien sûr il pourrait porter sa pierre comme une croix : charger inutilement sa conscience peut devenir ici comme dans le profane une seconde nature, souffrir parvient à donner la sensation d’exister. L’apprenti pourrait aussi oublier tout à fait sa pierre, se mettre à jongler avec des cailloux imaginaires, des mots, des émotions, se griser et devenir comme tant d’autres un vieil illusionniste n’ayant entre ses doigts qu’un peu de poussière. Non, il n’est pas facile d’apprendre à travailler sa pierre, elle peut se révéler tour à tour trop lourde ou insignifiante. A choisir on préférerait rester aussi bête qu’une pierre posée au bord du chemin, une pierre bien tranquille dans le désert. Ou alors on se rêve pur esprit, ange, matière désincarnée… Une fois évités ces dangers, ce qui n’est pas déjà pas si simple, on revient à la réalité du travail à accomplir, on se met un tablier et des gants, on empoigne deux outils, et on reste en arrêt devant cette pierre. Vais-je l’attaquer, la caresser, la normaliser, la rendre lisse ou plate, la singulariser, en faire une cage, une tour d’ivoire, une arme, une décoration ? Tous les tours sont possibles, toutes les formes, on ne sait pas comment s’y prendre. Il suffit peut-être d’abord de regarder, d’attendre en silence. La réalité est là, brute c’est-à-dire simple, authentique, originale. On pourrait se contenter de la contempler, j’y reviendrai en conclusion car on peut méditer sur cette entité, son mystère, tout à la fois sa puissance et sa fragilité. On pourrait aussi vouloir agir à tout prix, se défouler sur elle, l’amputer, la briser, comme ça pour rien, pour exercer sa liberté, pour montrer que l’on existe coûte que coûte. Mais la liberté ne consiste pas à ne plus respecter de règles. Le Deuxième surveillant est là, il veille au grain, il ouvre des champs de possibilités; il apprend à observer, à questionner ces symboles qui peuplent le Temple en les reliant à ce qui fait notre identité, notre culture humaine. J’ajoute le mot « humain » à ce mot « culture », ce qui est un pléonasme mais on a tendance à réduire la culture à des préoccupations d’une élite intellectuelle alors que la culture est ce qui fait de nous des hommes et des femmes, c’est-à-dire des animaux dotés de symboles. La culture est notre seule nature, nous ne sommes plus des animaux même si on les singe souvent. Nous ne sommes pas non plus de purs esprits et nous ne le serons jamais dans cette vie. Le Deuxième surveillant dévoile à l’apprenti la réalité des symboles qui sont notre signature humaine depuis l’apparition de nos ancêtres en Afrique. Et ces symboles indiquent la voie à suivre. Du moins lorsqu’ils cessent d’être des connaissances abstraites pour transformer peu à peu, par petites touches, notre vécu. Le travail sur la pierre brute commence ainsi de façon modeste, progressive, par petites touches. Le savoir n’est pas donné, il est offert à notre questionnement. On avance mine de rien…Ca y est, le travail est lancé, on est en recherche… La matière est là entre nos mains, à l’intérieur de notre esprit et de notre cœur. Les ténèbres s’estompent, on entrevoit une lumière. Rien n’est vraiment gagné, mais que gagne-t-on au travail de la pierre brute ? Est-ce le but ultime, gagner ? Le travail sur la pierre brute serait-il alors une voie d’accès à une lumière que l’on ne gagnera jamais ? Et c’est ainsi, en se questionnant, en se remettant en question que l’apprenti devient maçon. Il découvre une réalité, c’est-à-dire lui-même qu’il construit par son lien aux autres, car la culture, notre nature humaine, est seulement cela, notre lien aux autres, sans l’autre on n’est rien, même pas un vrai animal et surtout pas un ange, un monstre plutôt. On pourrait comparer la démarche que j’ai découverte ici avec d’autres voies de développement personnel que j’ai pu auparavant expérimenter. Je me contenterai aujourd’hui d’évoquer la voie d’Extrême-Orient qui travaille essentiellement sur le corps. Dans les traditions chinoises, indiennes, japonaises, on ne s’est pas coupé du corps comme dans l’Occident Chrétien. Il est la voie privilégiée pour atteindre le spirituel. La pierre brute pourrait aussi mais en partie représenter notre corps, en tant que socle physique, point de départ d’un travail sur soi-même. Mais si notre rite utilise des gestes sur lesquels je reviendrai par la suite, je ne pense pas que le corps soit au cœur du travail d’apprenti: nos habits, tablier et gants, le mettraient plutôt à distance. En cela notre démarche est bien l’héritière de la tradition occidentale mais je crois qu’on ne peut oublier que la pierre brute est avant tout le symbole de notre réalité, sa dimension physique ne peut être passée sous silence. La pierre brute symbolise avant tout notre matière originale, mais le travail que l’on doit accomplir sur elle, avec elle, par elle, nous relie aux autres, les pierres brutes qui nous entourent, frères et sœurs de l’atelier et de nos familles profanes, de sang et de cœur; frères et sœurs anonymes de nos rues, du monde entier, avec qui nous avons en commun un ancêtre, cet étrange animal doté de symboles. Ce travail de tailleur de pierre nous a été légué par les premiers maçons dits opératifs, pour eux ce n’était pas un engagement humaniste mais un métier, un savoir-faire qui s’accompagnait, dans la mentalité religieuse de leur époque, de rites que nous perpétuons ici. On peut voir un héritage mais aussi une différence fondamentale entre eux et nous. Pour le maçon de jadis la taille de la pierre s’inscrivait dans un projet d’édifice conçu par un autre que lui, un maître dans le savoir de l’architecture qui lui-même n’était comme tous les autres qu’un serviteur de Dieu. Dans ce système hiérarchique chaque maçon n’était pas en quête de sa propre lumière. Alors que chez les francs-maçons le but, me semble-t-il, est à la fois la construction du « Temple universel » et l’accès de chaque maçon à la lumière et aucun livre sacré ne vient nous l’imposer. Le travail sur la pierre brute dans nos ateliers n’est pas normatif, du moins il ne devrait pas l’être. Il ne s’agit pas que chaque pierre s’imbrique parfaitement en fonction des autres, puisque le franc-maçon reste libre. Mais comment peut-on rester libre et tailler sa pierre en harmonie avec les autres ? Cette question, je la laisse en suspens, je me
contenterai pour l’instant d’évoquer les
outils, les habits et les gestes que vous m’avez transmis
pour travailler sur ma pierre. Comment ai-je effectué mon travail ? D’une façon peu perceptible et mystérieuse que je dois analyser à présent, tenter de clarifier, d’élucider, c’est-à-dire mettre à la lumière. Car le travail sur la matière impalpable de ma pierre est avant tout une source de lumière. A ma disposition j’ai des yeux pour observer que prolonge un outil, le ciseau ; il me permet de poser des repères, de discerner des tendances, des lignes d’inflexion, des courbes et des creux, peut-être des trous béants, le vide ; peut-être aussi des bosses, des proéminences, des petits couvercles… Je dois avant tout respecter ces données, on ne peut savoir à priori celles qu’il faut privilégier pour continuer le travail. Le blanc de mes gants et de mon tablier est un rappel à cette attitude de respect, je ne suis pas là pour tailler dans le vif. Je dois me servir avec parcimonie et mesure de mon deuxième outil, le maillet qui me permet d’appliquer ma volonté. Les données de ma pierre brute forme un tout qui a sa cohérence que l’on ne comprend pas au premier coup d’œil. A vouloir remédier sans beaucoup de discernement aux éléments les plus disgracieux, je pourrais compromettre l’ensemble de l’édifice. J’ai gardé le silence, comme pour mieux voir et écouter. Il faut apprendre à voir et à écouter avant de passer à l’acte, se méfier des mots qui souvent sonnent creux ou faux ; les mots seront sans doute indispensables pour continuer mon travail, comme c’est le cas aujourd’hui, mais auparavant il aura fallu évaluer leur poids, leur sens, leur valeur. Il ne faut pas aussi tout miser sur les émotions, même les meilleures, elles sont la plupart du temps d’éphémères feux de joie ou d’artifice, elles apportent du plaisir à être ensemble, un plaisir à savourer, à entretenir, mais qui reste insuffisant pour engager un travail sur la durée. Parmi les jolis pièges qui attendent l’apprenti, le plus tentant et le plus dangereux est sans doute le mirage d’un idéal qui n’est plus en phase avec le réel. Notre œil est faible, tout occupé qu’il est par nos espoirs, nos fantasmes, notre difficulté à ne pas se mentir. L’épreuve principale est de déjouer nos illusions, elles semblent intouchables lorsqu’elles elle s’accrochent à de grandes et belles idées. Notre idéalisme doit être questionné et trouver le moyen, souvent modeste, de s’appliquer, sinon il est source d’une insatisfaction permanente que bien souvent on retourne contre les autres. Partager un idéal humaniste est, je crois, notre raison principale d’être ici. Mais si l’idéal se cantonne au stade des bonnes intentions, s’il se contente de belles formules, il a peu d’impact sur le réel de la pierre. Il peut aussi se barricader dans une position que je qualifierais de puriste, au détriment de la tolérance envers les autres et envers soi-même. Le nez au milieu de la figure cela n’est pas forcément beau mais c’est indispensable pour respirer et précieux pour savourer les parfums. Une maladie fait souffrir mais c’est souvent une réaction du corps pour se défendre. Chacun de nos traits de nos caractères et même les plus désagréables peuvent avoir servi à se défendre, voire à poser les structures d’une existence. Sans structure la pierre s’effondre et ce que la psychologie appelle l’Ego, le Moi, est nécessaire pour qu’un individu se construise. Avant d’être initié, le chemin a été long, dans la cellule familiale puis dans le parcours qui mène à s’intégrer à la société et à chercher un équilibre affectif. Il a souvent fallu se battre, fuir ou abdiquer, connaître des satisfactions et du bonheur mais aussi des demi-mesures, des déceptions, des deuils, et il le faudra encore après. Car notre vie profane ne s’achève par une initiation, quelle qu’elle soit. Ces fameux métaux que nous laissons à la porte du temple, n’est-ce pas avant tout notre Ego et comment le distinguer de notre pierre brute ? Nous ne sommes pas une matière vierge, un pur élément, notre pierre brute est un alliage disparate, un condensé d’une longue histoire héréditaire et personnelle. Nous ne pouvons qu’essayer de la rectifier, un peu à la manière d’un sculpteur qui accomplit un travail d’épure. A mon grade, l’action essentielle est d’abord de compréhension silencieuse, d’accroître un intérêt à la fois ferme et conciliant pour cette pierre à laquelle nous sommes confrontés jour et nuit, toujours et partout; déterminer quelles sont ses lignes de force et son angle d’attaque. Une forme de compromis est nécessaire; à tout moment cela peut être vécu comme des compromissions, c’est à dire la perte d’un idéal. Le dosage est loin d’être évident. L’épure que doit rechercher l’apprenti, qui est l’application d’une rigueur, n’est pas un culte de la pureté. Cela ne consiste pas non plus à renoncer à l’élévation, à la beauté des actes et des paroles. La porte est étroite entre deux écueils : d’un côté la belle âme prisonnière de ses chimères et de l’autre, le frère qui reste prisonnier de ses métaux. Oui, la porte est étroite mais c’est le seul chemin qui puisse nous libérer. Ne faut-il donc jamais se servir du maillet ? Oui quand la conviction se précise. Le geste de la mise à l’ordre est un des symboles qui m’a dans ce sens le plus appris. Peut-être en raison de son impact physique. D’autres symboles me semblent forts mais restent un peu théoriques pour l’apprenti que je suis. Les symboles ayant une résonance physique comme la chaîne de l’union, les déplacements, sont pour moi plus formateurs dans le travail sur ma pierre. La mise à l’ordre, encore renforcée par le silence, imprime un geste sur mon cou, c’est un puissant rappel qui pour une nature réactive, voire passionnelle, comme la mienne m’a permis d’apprendre à me contenir, à garder les formes. Sans le maillet, c’est-à-dire la volonté, ce geste ne serait qu’un vœu pieux de plus, une bonne intention jamais appliquée. Mais si notre pierre brute recèle des défauts à corriger à bon escient, elle possède aussi des atouts personnels qui sont souvent à affirmer. Bien souvent on ne se trouve que des défauts. Le travail de l’apprenti doit prendre en compte la qualité de sa pierre et ne pas se proposer un modèle trop parfait, inaccessible. Une des pensées de Pascal nous rappelle que « qui fait l’ange fait la bête ».Parfois un idéal trop intransigeant conduit à des comportements bestiaux comme par exemple ceux des intégristes de toutes les époques et de toutes les idéologies. Comment assortir l’indulgence avec
l’exigence ? Comment ne pas rester faible ou au contraire
devenir un frère puriste ? Où commence la bonne
fermeté, la bonne action ? Voilà mon angle
d’attaque, je me questionne à ce sujet dans le
cadre de mes relations amicales, familiales ou professionnelles. Se
poser des questions n’est-il pas déjà
une action, un cheminement ? Enfin je voudrais mettre en valeur le rôle du Deuxième surveillant. Il ne se positionne pas comme maître du savoir, en cela il est proche de l’attitude de Socrate. Ce maître de philosophie n’a pas de réponse toute prête mais amène son interlocuteur à apprendre à penser par lui-même. C’est ce que j’ai retrouvé au début de mon apprentissage et je souligne à quel point les séances d’instruction sont importantes car, d’après ce que j’ai compris, elles ne sont pas la règle dans les ateliers. Ces séances sont indispensables pour que l’apprenti d’abord se sente accueilli et ensuite pour lui fournir un cadre où il travaille sa pierre. Mais si le Deuxième surveillant ne se présente pas comme un modèle, il est un repère essentiel. Dans toute formation il est nécessaire pour l’apprenti d’avoir envie d’avancer, il doit ressentir un désir, sinon pourquoi va-t-il se casser la tête ? Il va vaguement étudier, il va rester poli, et voilà le tour sera joué, aucun travail ne sera enclenché. Un travail véritable sur sa pierre n’est pas facile, si un désir puissant n’anime pas l’apprenti, il va se contenter de faux-semblants qui sont souvent un des travers de la vie profane. Ce désir d’avancer qui procède par identification et que l’on peut rapprocher de ce que la psychanalyse appelle le transfert, je l’ai ressenti ici. Les premiers mois, quand je me sentais minable, je pensais furtivement à mon frère Deuxième surveillant et l’envie qu’il soit fier de moi et qu’au delà de sa personne je vous fasse honneur m’a parfois empêché de me laisser aller à ces comportements minables. C’est peut-être le meilleur travail que j’ai accompli sur ma pierre. Pour conclure cette deuxième partie, je pourrais dire qu’au contraire des maçons opératifs qui stéréotypaient chaque pierre en fonction d’un plan d’ensemble, le travail du franc-maçon est d’abord de repérer l’originalité initiale de sa pierre et d’en accentuer les lignes fortes en atténuant les faiblesses : c’est plus pour moi un travail d’artiste, d’un sculpteur qui « épouse » les données de base de la pierre et les fait évoluer, avec une exigence de toujours plus de lumière, mais une lumière humaine, c’est-à-dire qui tienne compte de notre incarnation dans la matière et de notre parcours individuel, des limites que cela nous impose. Pour répondre en partie à ma question laissée en suspens, je dirais que comme l’artiste le franc-maçon est libre pourvu que son travail s’adresse à lui-même et aux autres. En conclusion je voudrais évoquer la pierre brute en complémentarité sur le tableau de loge avec la pierre cubique. On pourrait croire dans ce cas qu’il s’agit d’une hiérarchie : la pierre taillée étant le résultat obtenu par le travail, ne lui est-elle pas supérieure ? C’est à la fois vrai, car comme je l’ai précédemment montré le travail sur la pierre brute est ce qui permet un cheminement si ce n’est un perfectionnement. Mais c’est incomplet, la pierre brute recèle une richesse qui lui est propre : dans de nombreuses traditions elle symbolise le mystère transcendant : dans l’Ancien Testament on recommande un Temple construit à partir de pierres brutes. On peut reconnaître aussi dans les pierres dressées- chez les Celtes, à l’île de Pâques- ou la Pierre Noire de La Mecque, des symboles divins. La pierre brute n’est pas que synonyme de grossier, de sauvage, elle symbolise une réalité, authentique, mystérieuse et riche de possibilités. La pierre brute est par essence reliée à l’élément terre, l’apprenti peut faire le lien avec son expérience du cabinet de réflexion c’est-à-dire la descente au plus profond de lui-même. Sa présence en loge peut rappeler à chaque frère d’où il est issu, c’est à la fois un repère essentiel et l’objet d’une permanente méditation. L\ D\ |
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