Les
Voyages
C'est sur le ton scand é
des dictées d’écoles primaires, que mes
instituteurs, tournant le dos à une carte de France
« Vidal De La Blache »
m'apprirent, au-delà de la géographie, ce
qu’étaient les voyages.
Le Mont Gerbier de Jonc était alors une destination
exotique, et le plateau de Millevache un horizon
indépassable.
Malgré ou à cause de cela, ces premiers
maîtres surent m'insuffler le désir d'aller plus
loin en me faisant partager leurs propres engouements pour les
expéditions.
Plus tard, mes pas me dirigèrent vers d'autres chemins,
d'autres voyages faits de rêves immobiles, ou d'aventures
imprévues, ceux là même qui ont nourri,
chacun à sa façon, la planche de ce soir : les
voyages maçonniques.
Rejoindre la Maçonnerie, répond
à des motivations multiples et plus ou moins conscientes. Le
hasard y prend parfois sa part, jamais la contrainte. Ce soir, il n'est
pas question de s'interroger sur le pourquoi de cet engagement, mais
plutôt sur le comment.
On peut envisager la maçonnerie comme un
embarquement pour un grand voyage.
En maçonnerie, le voyage est le contenant, et les voyages
une partie des contenus. Tout comme le Rite contient les rituels.
Pendant sa navigation aux longs cours, les cales de l'embarcation
renferment autant de petits voyages. Je tenterais d'en
décrire quelques uns.
Voyager suppose le choix d'une destination, ainsi que
celui d'un itinéraire.
L'absence de destination signifierait errance, vaine fuite de
soi-même. Sans itinéraires, ces voyages
tiendraient lieu de cabotage. Quelquefois,
l’itinéraire ne s’interprète
qu’après le voyage. Comme Christophe Colomb, il
arrive que le maçon ne comprenne la route
empruntée qu'une fois rendu à l'escale. Ce coup
d'œil en arrière, est indispensable à
la continuation de sa route. Même bien
étudiés et organisés, ces voyages ne
sont, que ce que le maçon en fait.
Les traversées sont quelque fois
malaisées, jalonnées de récifs voire
de pannes. Ils appellent une curiosité qui ne peut
naître que de la disponibilité. Une
disponibilité de l'esprit et du corps, un largage d'amarres
qui correspond à une mise en congé du monde
profane, seul préalable pour aller vers ce quelque part,
espéré : la lumière.
Alors, le temps peut changer de rythme, le climat se modifier, le
dépaysement agir.
Les préparatifs.
Quand on cherche à partir, et que l'on ne sait pas vers
où, que l'on a, avant tout, le désir de ne pas
remarcher dans ses mêmes pas, il n'est pas rare qu'un ami
vous suggère un but et son trajet. En l'occurrence, on est
dans l'implicite le dit-non-dit. On frôle le partage d'un
secret, moteur puissant du désir, désir dont nous
verrons plus loin une étrange relation
étymologique. Puis, soudain, c'est dit, on est
parrainé, on n’est déjà plus
là.
Le départ.
Une marche de 1000 Km commence par un premier pas. Tout voyage commence
par un départ. Les premiers mètres du parcours
s'ouvrent sur une découverte : la Terra Incognita du
symbolisme.
Celui-ci se signale dès le cabinet de réflexion
et prend tout son sens une fois franchies les colonnes du temple.
Cette transition s'effectue après que
l’impétrant a été
dépouillé de tous ses métaux.
Situation paradoxale, si l'on songe que le mot voyage trouve son
origine dans « via, viaticum, viatique
» qui signifie argent et provisions pour le voyage.
Voyager, peut signifier partir à
proximité ou vers le grand large, de façon
spartiate ou confortable, seul ou en groupe, pour un moment ou pour une
vie.
Le futur maçon aura à connaître de ces
différents modes.
Dans la solitude du cabinet de réflexion,
l’atmosphère le transporte dans un ailleurs. La,
un coq, un squelette et une faux, une poignée de soufre et
de sel, une bougie lui évoquent quelques sabbats mythiques.
Sans comprendre, il voyage dans le temps et l'espace.
De spectateur, il devient acteur, quand à
partir de cet endroit, il est appelé à
distinguer, le premier paysage du voyage :
l’intérieur de lui-même V.I.T.R.I.O.L.
De cette visite, il ne rapporte pas de diapos, car il est
appelé à y retourner souvent, tant le site est
long à connaître.
Afin de lui éviter de fanfaronner et de jouer les Tartarins,
il voit sur une table reposer un crâne. Ce symbole le
dissuade de se penser pareil aux dieux. Il lui signifie
l’égalité de sa condition face
à ses frères les hommes, en lui rappelant le
caractère inexorable de certains départs.
Itinéraire, disais-je. Cheminement conviendrait mieux des
lors que le néophyte entreprend ses trois voyages
initiatiques.
Guidé par des maîtres qui seuls
connaissent le chemin, il progresse à tâtons. Il
sait confusément où il souhaite aller, mais pas
exactement comment.
Ces trois premiers voyages le marqueront à jamais. L'adage
prétend que partir c'est mourir un peu, ici c'est revivre.
Laissé pour mort en tant que profane, les
voyages de la terre, de l'air, de l'eau, et du feu le
ramènent à la vie, à une nouvelle vie.
Ces épreuves ne se vivent pas en touriste, cette vulgaire
contrefaçon du voyageur.
Des obstacles, s'interposent, musiques, batteries, orages et cliquetis
l'assourdissent et le gardent en éveil. S'il est vrai que
voyager c'est partir pour se perdre afin de mieux se retrouver,
l'apprenti est dans ce cas bien perdu. La lumière qui lui
est ensuite donnée, le retrouve différend. La
météo devient plus clémente. Il va
prêter serment de ne jamais révéler
à l’extérieur, les sentiers des
contrées qu'il vient de traverser.
Peu après, il devra donner devant ses
frères, et devant ses frères seulement, ses
impressions sur ce jeu de piste. Ce sera son premier carnet de voyage.
C'est le voyageur qui fait le voyage autant que le voyage fait le
voyageur, en conséquence, le ressenti de ces parcours est
éminemment personnel. Chacun y a vu un relief particulier,
goûté une saveur ignorée, entendu des
sons nouveaux, pressentit un monde inconnu.
Voilà pourquoi je n'irai pas plus loin dans
la description de ces voyages initiatiques, leur souvenir
étant une expérience unique pour chaque
frère.
Pour découvrir le monde, acquérir un savoir et
mieux se connaître lui-même.
Le maçon-voyageur peut utiliser des outils, tâter
des symboles, comme celui de la marche d'apprenti dont le
troisième pas lui indique la distance accomplie par rapport
au monde profane. Puis silencieux, circum deanbulant, il suit les
flèches du parcours, les jalons qui le mènent
vers une seconde étape.
Pour la franchir le maçon sait qu'il appareille pour
plusieurs voyages dits de passage.
Là il garde les yeux ouverts pour découvrir des
symboles qu'il ne connaît pas, et qui lui serviront pour ses
futurs déplacements.
Désormais il peut parler, mais parler, dans son cas ne veut
pas encore dire maîtriser la langue. C'est en bafouillant
qu'il demande sa route.
Seulement voilà, il n'est pas deux
maçons au monde qui sachent indiquer un chemin de
façon identique.
L'un lui dit de passer par le sud, car la vue y est plus belle, un
autre lui fait remarquer qu'à son humble avis, la route
ouest est plus rapide, quant au troisième, il lui
suggérera immanquablement de passer par le sud-ouest
beaucoup plus sûr. Les frères peuvent conseiller,
mais ne sont pas des routeurs. Et puis d'ailleurs, d'où
parlent-ils ?
Dans les courses au large, les navigateurs
hésitent parfois entre loxodromie route droite sur un
planisphère, et orthodromie route droite sur une mappemonde,
cette dernière étant plus courte. La route du
compagnon ressort d'un troisième genre : la zigzagodromie.
Sa façon de marcher est plus proche de cette
dernière pratique.
Progressivement lâché par ses
guides, il va lui falloir naviguer à l'estime.
Près des côtés trois
repères, trois amers, permettent de faire une triangulation
assez précise, mais une fois au large il convient de
savoir-faire un point. Une erreur d'un degré suffit
à l'envoyer très loin de son but. Il se
méfie des utopies, séduisantes agences de voyage.
Ainsi, les Mélanésiens, naviguèrent
sans fin à force de poursuivre le soleil. Dans sa barque
taillée en croissant de lune, il redoute ces grands coups de
maillets sur les ciseaux, outils d'une taille qu'il connaît
bien, mais qui dans la nature représentent la foudre.
Révéler ici, devant des passagers tout juste
embarqués, les nouveaux symboles auxquels il va devoir se
référer relève d'un délit.
Celui d’initié.
Toutefois on peut dire que toute navigation a
à voir avec l'astronomie.
Le mot « désir » que
j’évoquais précédemment,
à propos du départ, trouve sa racine dans sidus
sideris : « constellation » et sideralis :
« qui concerne les astres. »
Savoir se situer, par rapport à soi-même et par
rapport aux autres est une chose, par rapport au cosmos c'est une
science.
Sensible à la beauté de la
voûte étoilée sous la protection de
laquelle il a placé ses pérégrinations
il rencontre d’îles en îles d'autres
frères et sœurs qui respectent d'autres
traditions. Sur un air de quatro, de balalaïka, de cithare ou
de banjo, compagnon, avec eux il partage le pain.
Il retrouve à nouveau le mot désir, mais dans le
sens d'enrichissement intérieur, le contraire de convoitise
et d'esprit de conquête. Souvent, comme la
randonnée touche à son terme, le voyageur prend
conscience d'avoir encore emporté trop de bagages.
Parmi eux, les valises d’idées toutes faites et
les grands sacs de préjugés.
Des métaux encombrants, qu'il larguera à mesure
de son avancée.
Si les rites et les usages rencontrés sont
différents des siens, tous font cependant partie de l'art
royal. Parmi tous les symboles qu'il connaît depuis sa
nouvelle vie de maçon, l'un d'eux s'imposera avec plus de
force : le pavé mosaïque. Ses rencontres du blanc
au noir à travers toutes les déclinaisons de
gris, laissent une empreinte dans laquelle vient se mouler le mot
tolérance.
Au retour de son périple, il n'est plus jamais comme avant.
Comment est-il ? Seuls ses maîtres peuvent en juger
qui lui demandent ce qu'il a retenu de son parcours. Alors
peut-être, peut-il être
déclaré bon pour la suite, non plus des voyages,
mais du voyage maçonnique.
Aujourd'hui, dans le monde profane, les hussards de la
République mentionnés au début de
cette planche, ont déserté notre quotidien.
La curiosité qu'ils savaient provoquer,
l’émerveillement qu'ils pouvaient susciter a bien
du mal à perdurer dans une société de
gens blasés, revenus de tout, sans être jamais
partis de nulle part.
En maçonnerie, les surveillants sont là pour
jouer le rôle d'éveilleurs autant que de
veilleurs, les maîtres ceux de vigie et de passeurs.
Mes premiers accompagnateurs : Icare, le Petit Prince,
et même Tintin ne font plus recettes.
Le dépaysement meurt pour cause de village
planétaire, le rêve est mis en boite par les
agences de pub, dans les trains « l'usager » a
remplacé le voyageur, et le tourisme le voyage.
Une correspondance a remplacé la poésie de
l'escale, une salle de transit, a tué son
imprévu. Là, Stanley envoie un fax à
Livingstone, Paul et Virginie ont une messagerie, et le Petit Poucet
possède une balise Argos.
Comment dans ces conditions parler de
mystère, de rêve ou de poésie sans
avoir recours au symbolisme. Comment apprendre puis communiquer les
essentiels maçonniques, qui sont connaissance de soi,
morale, recherche de vérités si l'on fait
l’économie des voyages initiatiques.
Où placer la fraternité sans rencontre de
l'autre. On ne lutte bien contre une pente qu'en la remontant.
Là réside le travail maçonnique, en
attendant, le plus longtemps possible, ce qui pour certains est
l'ultime voyage, et pour d'autres le véritable premier. Une
certaine partance vers l'orient éternel.
J'ai dit.
H\ H\
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