Initiation et voyage

« Voyage » :

- étymologiquement, « ce qui sert à faire la route ». Forme populaire dont la forme savante est viatique.
- le « chemin à parcourir » (pèlerinage, croisade) puis le déplacement lui-même.
Le voyage est donc le viatique de l’initiation, il est le déplacement dans, par et pour l’initiation. Bien, ma pl. pourrait s’arrêter là. Mais le contrat de communication entre l’orateur et l’assemblée des V\ M\ demande plus…

Traiter de voyage et d’initiation, c’est prendre en main un très vaste et très ancien sujet, exprimé dans les mythologies, les contes populaires, les littératures, le cinéma, les jeux vidéos. Viennent à l’esprit l’Odyssée, l’Enéide, le voyage de Bran et celui de saint Brendan, le tour de France des compagnons, les pèlerinages, dont on peut penser que tous, chacun dans son ordre, délivre un message initiatique.

Placé devant ce vaste ensemble, j’ai choisi de ne pas procéder à une étude thématique ni ésotérique. Usant de l’équerre et surtout de la règle, je préfère essayer une typologie générale du voyage, qui inclut elle-même le voyage initiatique comme symbole de parcours de vie, dont le parcours de vie maçonnique et les voyages rituels de l’initiation au 1er  degré.

Le voyage est un processus avec un début, un milieu et une fin. Il y a des raisons de voyager, des modalités de voyage, des effets du voyage. Le voyage peut être sans retour, ou avec retour. J’aborde les raisons qui poussent au voyage, les différentes structures de voyage et certaines de leurs modalités, puis enfin les effets du voyage.

- Les raisons du voyage :  dans les récits mythologiques et folkloriques, on quitte le monde où l’on vit pour réparer un méfait, qui est souvent une perte - thème d’ouverture du rituel au 3e degré -  ou combler un manque ressenti dans le lieu de vie originel du voyageur.

Le manque, qui semble être la motivation dominante chez les profanes qui viennent frapper à la porte du Temple,  peut obéir à diverses logiques. J’en identifie quatre, typiques : le manque gouverné par une logique d’information : il faut, ou bien on veut savoir ce qu’il y a là - bas, à l’extérieur de l’espace connu habituel : il s’agit de pallier un manque d’information et de savoir celui qui est gouverné par une logique technique : il faut et on veut découvrir comment et pourquoi cela se passe là-bas. Il s’agit de pallier un manque d’explication, de satisfaire un besoin de connaissance (on peut posséder des savoirs - de l’information - sans pour autant les convertir en connaissance, c’est-à-dire en quelque chose qui fait sens) le manque gouverné par une logique hédonique : on a besoin de, on désire prendre du plaisir, se divertir en allant là-bas. L’objectif est pallier un manque de divertissement, de décompresser, de se donner de l’air par rapport aux routines et difficultés subies dans l’espace de vie habituel. La recherche est celle d’une détente.

Enfin, le manque gouverné par une logique utopique : il apparaît nécessaire d’aller chercher là-bas de quoi  améliorer et soi-même et le monde. L’objectif est de pallier un manque existentiel, ou ontologique.

Chacune de ces logiques définit un objet de valeur : la découverte de l’existant, la connaissance des ressorts cachés, des causes et des effets non décelables à partir de l’endroit où l’on est,  le plaisir de sortir des routines, plaisir de l’évasion, et enfin l’amélioration de l’état présent, la recherche d’un progrès de quelque nature qu’il soit.

Bien entendu, ces différentes logiques et objets de valeur ne sont pas si séparés dans la réalité. Cependant,  les formes de vie liées au voyage sont soumises à des dominantes. On voit que la vie maçonnique, pas seulement le rituel, mais le déploiement de la pratique tout au long d’une existence correspond prioritairement aux logiques  technique et utopique.

D’un point de  vue maçonnique, la logique informative correspond à cette simple curiosité contre laquelle le profane est mis en garde. La logique hédonique me paraît correspondre seulement à un surplus, qui relève plus des effets possibles mais pas obligatoires, que de la nécessité fondatrice.

La logique technique instaure le voyage comme découverte des complexités cachées. C’est par conséquent elle qui porte la valeur « initiation ». Elle est mise au service de la logique utopique, celle qui  vise à l’amélioration de soi-même en interaction avec le groupe, plus ou moins élargi. Elle implique et impose un renouvellement, une transformation, une métamorphose.

On n’a pas tort lorsque l’on dit que l’initiation est un processus totalisant, parce que d’un côté la logique technique se donne pour objectif la saisie explicative du réel, alors que de l’autre côté la logique utopique implique la visée d’une transcendance. Pour faire vite, la première peut être qualifiée de « réaliste »  ou de « critique » et d’aristotélicienne. La deuxième pourrait être qualifiée de « mythique » et platonicienne, la première étant au service de la deuxième. Mais on peut en discuter…

Les structures.

Le voyage peut être erratique, sans objectif raisonné, et soumis à toutes les interférences et influences extérieures car on ne sait pas où on va. Les difficultés et les épreuves  rencontrées ne font alors pas sens. C’est le cas des voyages de fuite et de révolte, qui ne visent pas à réparer un méfait, une perte ou à combler un manque, mais simplement à échapper à quelque chose. Je pense en particulier au film de Ridley Scott, Thelma et Louise, ou encore aux Valseuses de Bertrand Blier. Ce serait un abus de langage que de qualifier ces voyages d’ « initiatiques », car même si les personnages découvrent des réalités, ils n’en font rien de constructif, ou bien ils échouent faute de plan orienteur.

Le voyage peut s’opérer selon un mode aléatoire. Ses évolutions sont soumises au hasard, mais il est guidé par un objectif plus ou moins précis et il est de toute façon orienté  par des valeurs qui doivent s’actualiser. Il est raconté dans l’errance des chevaliers quêteurs dans les romans médiévaux, ou par Cervantès dans Don Quichotte. Les épreuves et accidents surgissent selon un ordre aléatoire, mais l’ensemble n’est pas dépourvu d’une logique de progrès qui apparaît avec le recul de la méditation. La valeur « initiation » est déjà présente, mais informelle.

Le voyage peut être planifié : de grands cadres sont prévus, de grandes étapes par lesquelles le voyageur devra passer, selon un ordre déterminé plus ou moins strictement. Elles expriment et permettent la progression du voyageur. Je parlais de complexité, nous la rencontrons ici : le processus planifié peut prendre les apparences du processus aléatoire, le hasard habillant alors la nécessité. Le parcours maçonnique dans son ensemble, avec ses différents degrés, peut être considéré, métaphoriquement, comme un long voyage planifié. Cette modalité planifiée de voyage obéit à un modèle mécaniste : on ne peut modifier l’ordre des étapes sans perdre le sens, qui est le sens initiatique.

Enfin, le voyage peut être organisé : les modalités du voyage sont prévues dans le moindre détail, et ne laissent aucune place au hasard. Le modèle est coercitif. Le voyage organisé à logique hédonique, c’est l’objet et le domaine des tours opératoires, où même les temps de visite libre sont programmés, minutés, contrôlés. Le voyage organisé à logique utopique/mythique c’est l’objet et de domaine du rituel d’initiation au gr. d’apr. Le voyage organisé à logique utopique/mythique et technique/critique, c’est l’objet et le domaine du rituel d’élévation au gr. de comp. Le rituel exerce un contrôle rigoureux sur la nature, l’ordre et le tempo des discours et des actions. Quelle que soit la structuration du voyage, il peut être fait accompagner. En maçonnerie, il l’est toujours. Au fur et à mesure que l’on passe du voyage erratique au voyage organisé, la fonction de guide dont l’accompagnant est investi va s’accentuer.

Dans le voyage erratique, le compagnon va lui aussi être soumis aux différents vents du monde. Son rôle consiste à réagir différemment du personnage principal, il sert à dramatiser l’aspect accidentel des événements.

Dans le voyage aléatoire, il peut se poser en semi-adversaire, mais en fin de compte il participe au trajet évolutif et positif du personnage. Alors que dans le voyage erratique il renforce l’accident, dans le trajet aléatoire, il renforce le héros.

Dans le voyage planifié il guide et conseille : ceci correspond à l’entraide maçonnique tout au long de la vie des fr. ou encore, sur un mode plus formel, au travail des surveillants en direction des fr. appr. et compagnons. Dans le voyage organisé l’accompagnant conduit et pilote. On reconnaît les assistants, les acolytes en rituel d’initiation ou d’élévation, dont le maître des cérémonies.

A ce stade de l’analyse, il apparaît que le voyage maçonnique, à la fois comme forme de vie et rituel, relève des seules motivations technique et utopique (critique et mythique), des seules structures planifiées et organisées, donc formelles et formalisées, avec un accompagnement lui aussi formalisé. On n’a pas attendu cette pl. pour le savoir, mais il est toujours utile de reformuler.

Modalités locales.

Sans même parler des épreuves qui constituent le voyage comme parcours initiatique, le seul fait de partir crée de la discontinuité. Il opère une disjonction entre celui qui part et son milieu habituel, ses habitudes pratiques, intellectuelles et affectives. Il va désorienter ses représentations installées.

Le rituel d’initiation d’un profane est particulièrement éloquent, avec sa succession de ruptures sensorielles. Le processus initiatique débute par la coupe d’amertume, première discontinuité. Puis les trois voyages  font contraster le plein d’aspérités, de bruits propres aux voyages et épreuves de l’air et de l’eau avec le vide du voyage et épreuve du feu, son  parcours lisse et son silence. En d’autres termes, ils font contraster le discontinu des 1er et 2e voyages avec le continu du 3e. Je n’oublierai pas, en fin de rituel, le contraste entre l’obscurité du bandeau lié et la lumière du bandeau délié.

De même que l’univers s’est créé à partir de dissymétries ou d’irrégularités dans le plasma initial – le Grand Architecte de l’Univers, c’est aussi une discontinuité créatrice -, de même les ruptures de la première pérégrination sont le prélude chez l’adepte à des renouvellements  intellectuels et affectifs qui doivent en principe s’exprimer dans l’action, dans et au dehors du Temple. Ce qui nous conduit aux effets du voyage.

Les effets du voyage.

Le voyage peut être sans retour dans le monde de départ. Deux extrêmes contraires représentent ce cas de figure. Le parcours erratique qui s’achève par un accident mortel. Fin, « cut ». Ou bien, au contraire la fusion dans l’Eternité, la rencontre avec l’unité ultime comme nous le raconte le maître soufi Attâr dans la légende persane de l’oiseau Simorgh. Les oiseaux entreprennent un voyage périlleux pour aller à la recherche du simorgh, l’oiseau fabuleux qu’ils veulent prendre pour roi.  Après avoir parcouru les vallées du désir, de la connaissance, de l'amour, de l'unité, de l'extase...seule trente d’entre eux arrivent au bout. Lorsqu’ils se présentent devant le simorgh, ils se voient en lui. Ils se reconnaissent alors comme le sujet de leur quête. Ils sont le simorgh, et le simorgh est trente oiseaux. Ils sont annihilés dans la divinité. « L'ombre se perdit dans le soleil et voilà tout ».

J’ai cité le voyage erratique sans retour pour être complet, mais il ne nous intéresse pas, car la maçonnerie n’est pas nihiliste mais constructrice. J’ai cité la fusion qui achève le parcours de la simorgh parce qu’elle illustre cette idée, pas étrangère la pensée maçonnique, que l’objet de la quête aventureuse et initiatique peut être le sujet quêteur lui-même. Cependant ce parcours n’intéresse pas la franc-maçonnerie car de sa fin on ne peut rien dire. Ses effets sont non-dicibles. La maçonnerie est un système symbolique, et non une voie d’accès à l’illumination mystique.

En maçonnerie, c’est le voyage avec retour qui fait valeur. Revoyons le parcours complet. Le postulant a frappé à la porte du temple, poussé par le manque de, au choix, perspectives intellectuelles, morales, spirituelles. Il veut élargir l’horizon de la pensée et de l’action. On commence par le mettre dans le cabinet de réflexion : disjonction d’avec le monde profane et mise à distance réflexive sur sa propre vie. Puis, courbé, il va passer la porte et se trouver en présence de l’inconnu, qui est l’Altérité, On va le faire voyager, et subir des épreuves au terme desquelles il accèdera au statut d’initié, avec ses droits et ses devoirs. Cette union avec l’objet désiré est connectée à un contrat passé entre le nouvel adepte et ses fr., contrat dont les termes sont le respect mutuel du secret, le travail individuel pour le bien commun, l’engagement partagé à la fraternité. Ce contrat constitue la base du serment maçonnique, même si ce dernier n’est pas réductible à un contrat.

Les voyages sans retour, que leur fin soit ténébreuse ou lumineuse, s’achèvent sur la disparition du Sujet. Les voyages avec retour s’achèvent, au contraire, par la promesse de renforcement du sujet pendant le reste de son parcours terrestre. Les modalités en sont diverses : renforcement par plus d’énergie, ou au contraire plus de modération, selon les dispositions initiales du postulant. Le contrat qui achève les trois premiers voyages rituels engage donc un processus d’actualisation, souvent difficultueuse, de potentiels partiellement en friche ou inhibés jusque là. Le territoire d’actualisation, c’est l’Atelier, bien entendu, mais surtout le monde initial, celui dont on avait su se disjoindre provisoirement pour y revenir avec le petit quelque chose de plus qui peut changer le cours du monde, au moins du monde proche…

J’ai dit.