Le
Bleu
La couleur qui ne fait pas
de vagues
A force de les avoir sous les yeux, on finit pas ne plus les voir. En
somme, on
ne les prend pas au sérieux. Erreur !
Les couleurs sont tout sauf
anodines. Elles
véhiculent des sens cachés, des codes, des
tabous, des préjugés auxquels nous
obéissons sans le savoir et qui pésent sur nos
modes, notre
environnement,
notre vie quotidienne, nos comportements, notre langage et
même notre
imaginaire. Les couleurs ne sont ni immuables ni universelles. Elles
ont une
histoire, mouvementée qui remonte à̀ la nuit des
temps.
Les historiens, y compris ceux de l'art, ne
s'intéressaient pas vraiment aux
couleurs.
Pourquoi une telle lacune ?
Probablement parce qu'il n'est pas facile de les
étudier !
D'abord, nous les voyons telles que le temps les a
transformées et non dans
leur état d'origine, avec des conditions
d'éclairages très différents
: La lumière
électrique ne rend pas par exemple les clairs-obscurs
d'un tableau, que révélaient autrefois
la
bougie ou la lampe à huile. Ensuite nos ancêtres
avaient d'autres conceptions et d'autres
visions des couleurs que les nôtres.
Ce n'est pas notre appareil sensoriel qui a
changé, mais notre perception de la
réalité, qui met en jeu nos connaissances, notre
vocabulaire, notre imagination, et même
nos sentiments, toutes choses qui ont évolué au
fil du temps.
Depuis que l'on dispose d'enquêtes
d'opinion, depuis l890 environ, le bleu est
en effet placé au premier rang partout en Occident, en
France comme en Sicile, aux
Etats-Unis comme en Nouvelle-Zélande, par les hommes comme
par les femmes, quel que soit
leur milieu social et professionnel. C'est toute la
civilisation occidentale
qui donne la primauté au bleu. Pourtant cela n'a
pas toujours été le cas.
Longtemps, le bleu a été mal aimé. Il
n'est présent ni dans les grottes
paléolithiques ni au néolithique, lorsque
apparaissent les premières techniques
de teinture. Dans l'Antiquité, il n'est
pas vraiment considéré comme une
couleur ; seuls le blanc, le rouge et le noir ont ce statut.
A l'exception de l'Egypte pharaonique,
où il est censé porter bonheur dans
l'au-delà,
d'où ces magnifiques objets bleu-vert,
fabriqués selon une recette à base de
cuivre qui
s'est perdue par la suite, le bleu est même
l'objet d'un véritable
désintérêt
mais la
couleur bleue est difficile à fabriquer et à
maîtriser, et c'est sans doute
la raison pour
laquelle elle n'a pas joué de rôle dans
la vie sociale, religieuse ou
symbolique de l'époque. A Rome, c'est la
couleur des barbares, de l'étranger
(les peuples du Nord comme les Germains aiment le bleu).
De nombreux témoignages l'affirment : avoir les
yeux bleus pour une femme,
c'est un signe de mauvaise vie. Pour les hommes, une marque
de ridicule. On
retrouve cet état d'esprit dans le vocabulaire :
en latin classique, le lexique
des bleus est instable, imprécis. Lorsque les langues
romanes ont forgé leur
vocabulaire des couleurs, elles ont du aller chercher ailleurs, dans
les mots
germaniques (blau) et arabe (azraq). Chez les Grecs aussi on
relève des
confusions de vocabulaire entre le bleu, le gris et le vert.
Les textes bibliques anciens et en hébreu, en
araméen et en grec utilisent peu
de mots pour les couleurs ce seront les traductions en latin puis en
langue
moderne qui les ajouteront. Là où
l'hébreu dit
« riche », le latin traduira «
rouge ». Pour « sale », il dira
« gris » ou « noir » ;
« éclatant » deviendra «
pourpre »... Mais, à l'exception du
saphir, pierre préférée des peuples de
la
Bible. Il y a peu de place pour le bleu.
Il n'y a pas à ce moment-là de
progrès particulier dans la fabrication des
colorants ou des pigments. Ce qui se produit, c'est un
changement profond des
idées religieuses. Le Dieu des chrétiens devient
en effet un dieu de lumière.
Et la lumière est...bleue ! Pour la première fois
en Occident, on peint les
ciels en bleu - auparavant, ils étaient noirs, rouges,
blancs ou dorés.
Il y a un seconde raison à ce renversement : à
cette
époque, on est pris
d'une vrais soif de classification, on veut
hiérarchiser les individus, leur donner des signes
d'identité, des codes de reconnaissance.
Apparaissent les noms de famille, les
armoiries, les insignes de
fonction...Or, avec les trois couleurs traditionnelles de base (blanc,
rouge,
noir), les combinaisons sont limitées.
Il en faut davantage pour refléter la diversité
de la société. Le bleu, mais
aussi le vert et le jaune va en profiter. On passe ainsi d'un
système à̀ trois
couleurs de base à un système à six
couleurs. C'est ainsi que le bleu devient
en quelque sorte le contraire de rouge. On utilisera pour les vitraux
un
produit fort cher, le cafre (que l'on appellera bien plus
tard le bleu cobalt).
Il deviendra le célèbre bleu de Chartres.
Les hommes d'Eglise sont de grands coloristes, avant les
peintres et les
teinturiers.
Certains d'entre eux sont aussi des hommes de science, qui
dissertent sur la
couleur, dont des expériences d'optique,
s'interrogent sur le phénomène de
l'arc-en-ciel...Lumière ou matière...
On le pressentait, en effet. La première assertion
l'a largement emporté et, du
coup le bleu, s'est répandu non seulement dans les
vitraux et les oeuvres
d'art, mais aussi dans toute la société.
En trois générations, le bleu devient
à la mode
aristocratique. La technique
suit : stimulés, sollicités, les teinturiers
rivalisent en matière de nouveaux
procédés et parviennent à fabriquer
des bleus
magnifiques.
Les conséquences économiques sont
énormes : la demande de guéde, cette plante
mi-herbe, mi-arbuste que l'on utilisait dans les villages
comme colorant
artisanal, explose.
Sa culture devient soudain industrielle, et fait la fortune de
régions comme la
Thuringe, la Toscane, la Picardie ou encore la région de
Toulouse. On la
cultive intensément pour produire ces boules
appelées « coques », d'où le
nom
de pays de cocagne. C'est un véritable or bleu !
On a calculé que 80% de la
cathédrale d'Amiens, bâtie au XIIIéme
siècle, avait été payée par
les
marchands de guéde. A Strasbourg, les marchands de garance,
la plante qui donne
le colorant rouge, étaient furieux. Ils ont même
soudoyé le maître verrier
chargé de représenter le diable sur les vitraux
pour qu'il le colorie en bleu,
afin de dévaloriser leur rival.
Elle durera jusqu'au XIIIéme siècle. A
la fin du Moyen Age, la vague
moraliste, qui va provoquer la Réforme, se porte aussi sur
les couleurs, en désignant des
couleurs dignes et d'autres qui ne le sont pas. La palette
protestante
s'articule autour du blanc, du noir, du gris, du brun...et du
bleu.
Comparez Rembrandt, peintre calviniste qui a une palette
très retenue, faite de
camaïeux, et Rubens, peintre catholique à la
palette
très colorée...
Regardez les toiles de Philippe de Champaigne, qui sont
colorées tant qu'il est
catholique et se font plus austères, plus
bleutées, quand il se rapproche des
jansénistes...
Ce discours moral, partiellement repris par la
Contre-Réforme, promeut
également le noir, le gris et le bleu dans le
vêtement masculin. Il s'applique
encore de nos jours.
Au XIIIème siècle, il devient la couleur
préférée des Européens. La
technique
en rajoute une couche : dans les années 20, un pharmacien de
Berlin invente par
accident le fameux bleu de Prusse, qui va permettre aux peintres et aux
teinturiers de diversifier la gamme des nuances foncées. De
plus, on importe
massivement l'indigo des Antilles et
d'Amérique centrale, dont le pouvoir
colorant est plus fort que l'ancien pastel et le prix de
revient, plus faible
que celui d'Asie, car il est fabriqué par des
esclaves.
Toutes les lois protectionnistes s'écroulent.
L'indigo d'Amérique provoque la crise
dans les anciennes régions de cocagne,
Toulouse et Amiens sont ruines, Nantes et Bordeaux
s'enrichissent. Le bleu
devient à la mode dans tous les domaines. Les jeunes
Européens s'habillent en
bleu, et la poésie romantique allemande célèbre
le culte de cette couleur si
mélancolique - on en a peut-être gardé́
l'écho dans le vocabulaire, avec le
blues... En 1850, un vêtement lui donne encore un coup de
pouce : c'est le
jean, inventé à San Francisco par un tailleur
juif
Lévi-Strauss, le pantalon
idéal, avec sa grosse toile à l'indigo, le
premier bleu de travail.
En outre, teindre à l'indigo est facile, on peut
même le faire à froid, car
la couleur pénètre bien les fibres du tissus,
d'où l'aspect
délavé des jeans.
Il faut attendre les années 1930 pour que, aux Etats-Unis,
le jean devienne un
vêtement de loisir, puis un signe de rébellion,
dans les années1960, mais pour
un court moment seulement, car un vêtement bleu ne peut pas
être vraiment
rebelle. Aujourd'hui, regardez les groupes
d'adolescents dans la rue, en France
: ils forment une masse uniforme et ... bleue.
En France, il fut la couleur des républicains,
s'opposant au blanc des
monarchistes et au noir du parti clérical. Mais, petit
à
petit, il a glissé
vers le centre, se laissant déborder sur sa gauche par le
rouge socialiste puis
communiste.
Il a été chassé vers la droite en
quelque sorte.
Aprés la Première Guerre mondiale, il est devenu
conservateur (c'est la
Chambre bleu horizon). Il l'est encore aujourd'hui.
En matière de couleurs, les choses changent lentement. Je
suis persuadé que
dans trente ans, le bleu sera toujours le premier, la couleur
préférée. Tout
simplement parce que c'est une couleur consensuelle, pour les
personnes
physiques comme pour les personnes morales : les organismes
internationaux,
l'ONU, l'UNESCO, le Conseil de l'Europe,
l'Union européenne ainsi que les
Francs Maçons, tous ont choisi un emblème bleu.
On le sélectionne par
soustraction, après avoir éliminé les
autres. C'est une couleur qui ne fait pas
de vague, ne choque pas et emporte l'adhésion de
tous. (qui dépasse la mesure).
Aujourd'hui, quand les gens affirment aimer le bleu, cela
signifie au fond
qu'ils veulent être rangés parmi les
gens sages, conservateurs, ceux qui ne
veulent rien révéler
d'eux-mêmes.
D'une certaine manière, nous sommes revenus
à une situation proche de
l'Antiquité : à force
d'être omniprésent et consensuel, le
bleu est de nouveau
une couleur discrète, la plus raisonnable de toutes les
couleurs.
Vu ce qui précède je peux admettre que la
Franc-maçonnerie opérative et
spéculative a largement utilisé le bleu pour
décorer les Temples et les
symboles.
Cela est un signe d'ouverture que notre Ordre a su cultiver
pour faire
prospérer nos valeurs les plus anciennes dans le monde
moderne.
Réjouissons Nous d'avoir une couleur
perpétuelle, unique et éclatante qui nous
guide dans nos travaux pour le bonheur et le bien de la
Franc-Maçonnerie.
Et comme disait l'autre : Serge le bleu te va si bien.
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