Obédience : NC | Loge : NC | 21/03/2012 |
La loge, pierre d’angle de la fraternité Ce sujet donne tout de suite envie de commencer par la conclusion. Nous sommes tous entrés en maçonnerie pour de grands idéaux : Humanisme, Tolérance, Fraternité, nous y avons trouvé (apparemment en tout cas) tout autre chose, le silence, la méditation, la rigueur, le travail, et encore beaucoup d’autres voies qui nous conduisent vers une recherche beaucoup plus fine, plus rigoureuse, plus difficile aussi. Nous passons toute une vie à étudier des symboles qui vont nous mettre sur la voie d’une recherche spirituelle qui semble bien éloignée de ces grands idéaux de départ. En fait, je pense qu’il n’en est rien. En fait, je pense que l’initiation nous ramène à ces grands idéaux mais en les comprenant mieux, en les approfondissant, en mettant de la matière derrière ces mots, du contenu. La loge, c’est l’endroit de prédilection pour donner du contenu à des mots qui nous ont donné envie de nous engager mais que nous ne savions pas bien définir. Donc, en conclusion, je suis absolument convaincu de l’aspect révolutionnaire de cette méthode, pour qui veut bien y croire et s’y plonger en toute authenticité. Je pense même que notre méthode pourrait être un remède à l’indigence des réflexions du quotidien, au désert intellectuel qui me semble croissant, à la perte des valeurs élémentaires, à une pensée lobotomisée qui caractérise par exemple cette espèce de campagne électorale qu’on nous inflige, campagne qui s’effraye justement des mots, des idées, des faits, où l’on est capable de nier des évidences par souci idéologique. Cette espèce de régression, de crise de confiance m’incite à penser que nous, francs-maçons, avons un rôle à jouer dans le monde profane, tout simplement en mettant en application ce que nous apprenons en loge, la franchise, l’honnêteté, l’écoute des autres, le respect, la dignité, et pour tout cela il n’est pas nécessaire d’être un grand intellectuel, surtout pas ! Ce n’est pas ce qu’on nous demande, il est question d’être nous-mêmes, entre nous, d’offrir aux autres frères, notre part de vérité, nos idées du moment, car nos idées ont le droit d’évoluer, nos intimes convictions, d’ouvrir notre esprit et notre corps. Et ce travail, cet échange, doit tout simplement nous donner envie d’appliquer cette méthode à notre vie en société, mais en adaptant ce que nous avons appris au monde profane. Les valeurs sur lesquelles nous avons travaillé en sagesse et en sérénité en loge doivent au contraire lorsque nous retournons dans le bruit et la fureur du monde profane, nous donner envie de bouger, d’être en colère, de rayonner, de tomber amoureux, bref, d’atteindre quelque chose de plus haut que nous-mêmes. C’est peut être tout simplement cela, achever au dehors l’œuvre commencée dans le temple, et je pourrais déjà m’arrêter là sur la loge pierre d’angle de la fraternité car l’essentiel est dit. La transformation qui s’opère en nous en loge, il ne faut pas en avoir peur, il faut que ça se voie à l’extérieur, sinon à quoi bon venir deux fois par mois et plus si affinités ? Si c’est pour partager un moment avec des copains, il y a des endroits plus sympas, et parfois même des gens plus sympa, la F\ M\ n’est pas une affaire d’atomes crochus, on ne parle pas d’amitié ici mais de fraternité. L’amitié, c’est tout autre chose… Il me semble que la vraie fraternité commence seulement quand il n’y a pas d’atomes crochus avec le frère d’en face… Nous y reviendrons… Mais développons un peu, comment la loge nous permet elle d’approfondir ces grands mots si difficiles à définir : universalité, fraternité, sacré… ? « Qu’est ce qui est sacré pour vous ? M’avait demandé l’un de mes enquêteurs ? » J’avais bien été en peine de répondre… Et la fraternité, comment la définissez-vous ? Notre constitution dans son chapitre 1er : La F\ M\ est un ordre initiatique traditionnel et universel fondé sur la fraternité. Avez-vous déjà essayé de prendre un papier et un crayon et de simplement écrire votre définition de la fraternité ? Concrètement, c’est quoi pour vous la fraternité et c’est quoi l’universalité ? L’universalité s’opposerait au communautarisme, mais nous sommes tous issus d’une communauté, notre vie est tissée d’appartenances au pluriel, appartenances auxquelles nous ne nous résumons pas, et que nous devons essayer de dépasser pour passer d’une tradition reçue à une tradition choisie, d’une identité héritée à un parcours plus nuancé, plus affiné qui nous fait sortir de l’identitaire et du communautaire… Le sacré serait opposé au profane, mais il ne suffit pas de le dire pour savoir ce qu’il est et en quoi il consiste. Les choses ne sont pas si simples. Sacré n’est pas forcément divin, sacré n’est pas forcément archaïque, sacré n’est pas forcément exotique. Pas la peine d’aller à Bénares, au Mexique ou chez les indiens hopis, la réalité est souvent plus simple ou plus proche pour le sacré. Assister à un accouchement, à une mise en bière ou à une prestation de serment peut déjà vous mettre sur la piste. Et puis encore et toujours l’étude des mots : sacrifice, sacrilège… 1 Le sacré : (Essayons de définir le sacré). La loge, un espace sacré dans un temps sacré. Il y a des lieux sacrés, des sites où l’on peut sentir un souffle, un magnétisme, des mausolées, des panthéons, des mémorials, il y a des objets sacrés, des bibles, des pierres noires, la Joconde, les drapeaux, des tombes, il y a des temps sacrés qui ne sont pas les mêmes pour tout le monde, une seconde pour certains, un siècle pour d’autres. C’est donc bien où, quand et pourquoi ? Certains croient à la Sainte Vierge, d’autres révèrent Ganesh, un Dieu éléphant, et ils sont plus nombreux que nous. Pour certains tout est sacré (le poète hippie Allan Ginsberg « Everything is holy, everybody’s holy, everywhere is holy, every day is an eternity, every man is an angel », (et c’est là qu’on peut commencer à douter… Mais ils avaient des excuses à cette belle époque où les substances hallucinogènes circulaient facilement au sein du « flower power ») pour d’autres c’est ce qui est interdit qui est sacré, la Cité Interdite à Pékin, le Saint Sépulcre à Jérusalem, la représentation du prophète pour les musulmans, une loge maçonnique dont les portes restent fermées aux non-initiés (tiens nous approchons ici les mots secret et sacré), une niche ou l’individu vient faire famille avec d’autres individus, un enclos (un endroit clos) privilégié qui ouvre des fenêtres vers l’intérieur… Il faut aussi un bon équilibre du sacré, ni trop haut ni trop bas, sous peine de devoir désacraliser pour revenir au profane rassurant. Le sacré c’est quand un jour est différent d’un autre jour… Le contraire de l’idéalisme joyeux de Ginsberg, une époque naïve dont je continue d’aimer la musique (Bob Dylan c’est sacré pour moi). Nous travaillons donc entre nous et sur nous, dans un espace sacré, dans un temps sacré (un Kairos, le moment adéquat qui s’oppose au Kronos le temps linéaire…) Le Kairos, juste mesure de l’action et du temps, une autre dimension du temps qui crée de la profondeur dans l’instant, une porte vers une autre perception de l’univers de soi, une notion du temps qui n’est pas mesurée par la montre, mais par le ressenti. Mais l’instant opportun Kairos, comment pouvons nous l’appréhender ? « Tout vient spontanément lorsque c’est le temps » Si nous vivons ces instants Kairos, nous progressons sûrement vers une prise en main d’une force qui préside à la construction. Cette force s’appelle Liberté. Cette liberté n’est pas n’importe laquelle. Elle est ce que nous voulons être à nous même. Cette disponibilité à être surpris étonné, d’accepter l’inattendu, d’explorer ce qui nous paraissait inexistant, hors d’atteinte. Nous prenons conscience d’une lumière qui est notre existence et tout devient possible. La mise en place de ce principe, de ce sens social, nous transporte de l’individuel au collectif puis du collectif à l’individuel. Nous avons trois possibilités : -Nous ne pouvons pas le percevoir. Les grands artistes connaissent bien le Kairos, ils savent parfaitement jouer avec la mesure musicale pour placer la note au moment le plus inattendu (Chet Baker, même dans un temps extrêmement codifié comme la mesure musicale, il y a plusieurs Kairos possibles… Les fans des années 70 savent que le 1er nom du groupe les Doors, était « The doors of perception », Jim Morrison était déjà dans le Kairos). Je résume : La recette commence donc par un endroit défini par tous comme sacré. Pour nous, F\ M\, une loge. A ne pas confondre avec le temple, la loge n’est pas le temple, elle est à côté du temple à construire. Dans cet endroit sacré dont l’unité de temps est le Kairos et non plus le Kronos, le cadre de travail va se pratiquer selon un rite, une pratique qui va permettre de régler et d’accompagner les travaux, les cérémonies de passage d’un degré à un autre, de véhiculer les mythes, c’est le contenant dans lequel se développe le contenu. Qu’est ce qu’un rite ? Demande le Petit Prince de St-Exupéry. 2 Le rite C’est quelque chose de trop oublié dit le Renard. C’est ce qui fait qu’un jour est différent d’un autre jour, une heure des autres heures. Les chasseurs dansent le jeudi avec les filles du village. Lors, le jeudi pour moi est un jour merveilleux. Si les chasseurs dansaient n’importe quand, les jours se ressembleraient tous, et je n’aurais point de vacances. Ainsi le Petit Prince apprivoisa le Renard. En F\ M\ Nous avons des rites qui véhiculent nos mythes. Nous avons au REAA un mythe fondateur, l’un des seuls créés à l‘époque moderne, depuis le mythe de Faust et celui de Don Juan, je n’en connais pas d’autre à l’époque moderne… Un mythe trop haut placé peut vite devenir une mystification, question d’équilibre (le communisme, le fascisme, le nazisme, etc.) Jean-Pierre Bayard décrit le rite comme « un ensemble de symboles vécus, réglés et mis en scène dans une forme définie et ayant pour but de placer les participants dans une atmosphère symbolique, religieuse ou initiatique en frappant l’imagination de celui qui vit l’action » c’est ma définition préférée du rite ! Le rite repose donc sur des textes fondateurs, une histoire qui crée une atmosphère initiatique dans laquelle se déroulent les travaux de la loge, à l’abri des influences profanes et temporelles. Bon, puisqu’il est l’heure (Kairos), que nous avons l’âge (le sacré) et que tout est conforme au rite, nous pouvons maintenant aborder l’essentiel, le plus important, faire régner la fraternité ! Chapitre 1er : La F\ M\ est un ordre initiatique traditionnel et universel fondé sur la fraternité. Nous voilà au pied de l’Everest. 3 Qu’est ce que la fraternité ? Pourquoi la loge est elle la pierre d’angle de cette fraternité ? Si vous vous amusez à aller consulter les discours des grands hommes du XXe siècle, les discours qui ont marqué profondément l’histoire des hommes, vous n’y trouverez rien. Rien... Rien dans l’appel du 18 juin... Rien dans le discours de Churchill à la chambre des communes en 1940, celui du fameux « je n’ai rien à offrir que du sang, de la peine, de la sueur et des larmes ». Évidemment ces deux discours prononcés en pleine guerre étaient peu propices à évoquer la fraternité. Mais rien non plus chez Gandhi dans son discours sur la non-violence à Genève en 1931, rien chez Nelson Mandela, pourtant atomiseur de l’apartheid, rien dans le discours du président américain Wilson lors de la création de la société des Nations en 1918 dont le programme était pourtant la paix dans le monde. Rien dans les discours de John
Kennedy, celui de 1961 « ne demandez pas ce que
votre pays peut faire pour vous, demandez-vous plutôt ce que
vous pouvez faire pour votre pays » ; celui de
1963 non plus sur la réconciliation
américano-allemande où il prononça le
fameux : « Ich Rien dans le discours du président Sadate à Jérusalem le 21 novembre 1977 pour la réconciliation israélo-égyptienne. Rien dans le discours de Robert Badinter pour l’abolition de la peine de mort à l’assemblée nationale en 1981. Rien dans les discours de Nelson Mandela. En fait, les deux seuls grands hommes du XXe siècle à avoir prononcé le mot fraternité sont deux religieux : Martin Luther King et Jean-Paul II... Le fameux discours du Lincoln mémorial de Washington le 28 août 1963 : « Il est temps de tirer notre nation des sables mouvants de l’injustice raciale jusqu’au rocher solide de la fraternité ». (The solid rock of brotherhood) Beaucoup de nos frères blancs comme le prouve leur présence aujourd’hui se sont rendu compte que leur destin est lié au nôtre, et que leur liberté dépend étroitement de la nôtre. Nous ne pouvons pas « marcher seuls » / Puis vient le célèbre : « j’ai fait un rêve, qu’un jour, sur les collines de la terre rouge de Géorgie, les fils des anciens esclaves et les fils des anciens propriétaires d’esclaves pourront s’asseoir ensemble à la table de la fraternité. (…) J’ai fait le rêve qu’un jour l’état de l’Alabama sera transformé en un endroit où des petits-enfants noirs pourront prendre la main des petits-enfants blancs et marcher ensemble comme frères et sœurs. (…) Avec cette foi, nous pourrons transformer les discordances de notre nation en une belle symphonie de fraternité ». Jean-Paul II, le 13 avril 1986 est le premier pape depuis 2000 ans à parcourir un kilomètre, la distance qui sépare le Vatican de la synagogue de Rome. Il vient enterrer la « croix de guerre » : « Chers amis frères juifs et chrétiens qui prenez part à cette célébration historique, que notre vivre-ensemble ne soit pas seulement une coexistence ponctuée de rencontres limitées et occasionnelles mais qu’il soit animé par l’amour fraternel. Vous êtes nos frères préférés et d’une certaine manière on pourrait dire nos frères aînés ». Il conclura pour une fraternité retrouvée et pour une entente nouvelle et plus profonde entre tous. La fraternité ne pourrait donc être qu’une dénomination d’origine religieuse ? Je décide donc de continuer mon enquête en interrogeant directement les personnalités religieuses de tous horizons que j’invite régulièrement depuis trois ans à des conférences publiques et aux colloques organisés par la Grande Loge de France... Les deux premiers, un musulman et un juif m’ont immédiatement ouvert un champ de réflexion immense : Pour Ghaleb Bencheikh, président de la conférence mondiale des religions pour la paix, enseignant à l’institut international de la pensée islamique, animateur de l’émission de télévision du dimanche matin « islam », « il y a la fraternité du sang qui n’est pas choisie et la fraternité voulue en humanité qui transcende les liens filiaux et familiaux. Malheureusement, l’histoire de l’humanité a commencé par un fratricide qui doit être résorbé par un travail constant pour vivre réellement la fraternité. Les inimitiés les plus déclarées sont souvent pratiquées dans les mêmes familles, il faut savoir les dépasser. Une vraie fraternité dans un groupe humain comme une volonté d’adhésion à cette règle d’or » : « Aime autrui comme ce que tu aimes pour toi-même, n’impose pas à autrui ce que tu n’aimes pas pour toi ». Ryvon Krygier, rabbin de la communauté Adath Shalom, docteur en sciences des religions à la Sorbonne : « la fraternité est ce qui n’existe pas entre frères et qu’il faudrait inventer. Comme le disait mon maître le rabbin Askhénazi, toute l’histoire biblique qui s’enracine dans la genèse dès le récit de Caïn et Abel a pour vocation de résoudre l’équation de la fraternité. Autrement dit, on n’est pas homme naturellement, il faut encore s’humaniser. Cela n’est pas possible par de simples bons sentiments, ni même par la seule éthique de réciprocité indiquée par la fameuse règle d’or. Au-delà du projet d’existence, il faut un projet de coexistence qui suppose de forger l’unité, de travailler sur soi, par les exercices spirituels et l’acquisition d’une sagesse ». Voilà qui est assez stupéfiant, le musulman et le juif, interrogés séparément, répondent pratiquement la même chose, citent tous deux la fameuse règle d’or, mentionnent que c’est souvent dans la même famille que réside le moins de fraternité, que celle-ci est un véritable travail sur soi qu’il faut savoir conquérir. Il est exact que l’histoire de la fraternité commence bien mal dans l’Ancien Testament. Le meurtre d’Abel par son frère est devenu le symbole du sang versé par l’humanité. Caïn jaloux de son frère l’entraîne dans la campagne et le tue. Il passera le reste de sa vie torturé par sa conscience. « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn… » Vers célèbres de Victor Hugo dont le poème s’intitule justement : « la conscience »… « Pourrait-il exister une fraternité athée ? » Une sorte de fraternité uniquement horizontale sans la verticalité de la transcendance, celle d’un Dieu révélé autour duquel tout le monde se reconnaît ? Pour partir à la recherche d’une fraternité athée, je suis allé chercher dans un des derniers ouvrages du philosophe André Comte-Sponville, lui aussi invité prestigieux de nos colloques « l’esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu ». En ce sens la religion n’est pas d’abord ce qui relie (IE) « religare » mais ce qu’on recueille ou relit (IT) : « relegere ». Et là, nous sommes beaucoup plus dans le sens du travail maçonnique, c’est ainsi que j’ai la chance de travailler aux côtés d’un grand maître qui ne cache pas son athéisme aristotélicien, mais qui est en même temps un connaisseur exceptionnel des textes sacrés. C’est le relegere, l’étude herméneutique des textes et de leur profondeur sans y mettre de connotation religieuse...des mythes, des textes fondateurs, un enseignement (c’est l’origine en hébreu du mot torah), un savoir (c’est le sens en sanskrit du mot véda), un ou plusieurs livres (biblia en grec) une lecture ou une récitation (Coran en arabe) une loi (dharma en sanskrit), des principes, des règles, des commandements (le décalogue, dans l’Ancien Testament) bref, une révélation à la fois individuelle et commune ou les deux étymologies peuvent se rejoindre : relire, cela crée du lien. C’est l’Amour d’une parole, d’une loi, d’un livre, d’un logos. Le relegere produit le religare : nous relisons, donc nous relions. Mais, Comte Sponville nous interroge : avons-nous besoin de croire en Dieu pour penser que la sincérité vaut mieux que le mensonge, que le courage vaut mieux que la lâcheté, que la générosité vaut mieux que l’égoïsme, que la douceur et la compassion valent mieux que la violence et la cruauté, que la justice vaut mieux que l’injustice, que l’Amour vaut mieux que la haine ? Pourquoi ceux qui n’ont pas la foi seraient-il incapables de percevoir la grandeur humaine de ces valeurs ? Donc, quelle spiritualité pour les athées ? Ne pas avoir de religion, ce n’est pas une raison pour renoncer à toute vie spirituelle. Que l’on croie ou non en Dieu, nous n’en serons pas moins confrontés à l’infini, à l’éternité, à l’absolu, et à nous-mêmes ! M. Comte-Sponville définit une spiritualité de la fidélité plutôt que de la foi, de l’action plutôt que de l’espérance, enfin de l’Amour plutôt que de la crainte ou de la soumission. Se sentir « Un avec le Tout » n’est pas proprement religieux. La définition d’une fraternité athée selon M. Comte-Sponville pourrait donc être la suivante : « Ce n’est pas l’esprit qui descend, mais l’esprit qui s’ouvre au monde, aux autres, à l’éternité et qui se réjouit. Ce n’est pas l’absolu qui est Amour ; c’est l’Amour parfois, qui nous ouvre à l’absolu. C’est l’Amour, et non l’espérance, qui fait vivre ; c’est la vérité et non la foi, qui libère »... Même position chez le philosophe Edgar Morin : il est persuadé que le jour où l’humanité s’éteindra, du fait d’un cataclysme ou de l’extinction du soleil, tous les dieux qui ont été inventés par les hommes, mourront aussi. Pour Edgar Morin, « il est possible de vivre une foi dans les valeurs de fraternité et d’amour, sans le support des religions révélées, mais par ailleurs, on ne peut pas rationnellement fonder la croyance qu’il faut aimer, ni être assuré de la victoire de l’amour ». A la Grande loge de France nous avons un symbole qui permet de réconcilier les croyants et les non croyants, les athées et les agnostiques, les scientifiques et les matérialistes, il s’agit du Grand Architecte de l’Univers. A ce titre, le chapitre Un de la Constitution de la Grande Loge de France déclare : « La franc-maçonnerie est un ordre initiatique traditionnel et universel, fondé sur la fraternité. Les francs-maçons travaillent à l’amélioration de la condition humaine. Ils recherchent la conciliation des contraires et veulent unir les hommes dans la pratique d’une morale universelle et dans le respect de la personnalité de chacun. Ils conforment leur existence aux impératifs de leur conscience ». Dans sa Déclaration de Principes : « La franc-maçonnerie proclame comme elle l’a proclamé dès son origine, l’existence d’un principe créateur, sous le nom de Grand Architecte de l’Univers ». Ce principe, symbole de la liberté de pensée, permet de réunir croyants de toutes confessions, agnostiques, et athées, en laissant à chacun la possibilité d’y voir ce qui lui ressemble et lui convient le mieux, selon sa culture : l’origine de toutes choses, le dieu de ses pères, la source de vie, l’harmonie des sphères, le big bang, l’intelligence suprême, le principe créateur, l’abolition des privilèges, la Révolution française, le fondement du droit citoyen… Le Grand Maître Pierre Simon qui vient de passer à l’Orient Eternel, disait souvent : « Peu importe l’identité de ce grand architecte, force principielle, architecturale, elle n’implique pas plus la croyance en Dieu qu’une non croyance à son existence »... Ce symbole de la liberté de pensée n’impose aucun dogme, ne revendique aucun credo, n’exige aucun culte, ne réclame aucune dévotion, ne compte aucun dévot et surtout aucune victime immolée à sa gloire… La fraternité s’entend ici au sens de l’exaltation de la liberté de l’individu. Qui d’autre que mes frères de loge pourraient me donner une meilleure définition de la fraternité ? 1 « la fraternité, c’est l’exigence de la vérité vis-à-vis des autres et vis-à-vis de soi-même, c’est un égoïsme orienté. En se connaissant mieux, en s’aimant mieux, on peut aller vers les autres » (Zonca). 2 « pour moi la fraternité passe avant tout par la tolérance. S’il y a tolérance, il y a fraternité. La tolérance c’est accepter l’autre avec ses différences de peau, de culture, d’éducation, de milieu social, de caractère, avec sa chance et sa malchance, bref accepter les hommes tels qu’ils sont. Dans la joie, le bonheur, dans l’épreuve, le danger, la fraternité est la marque de l’Amour, cette fraternité, cette solidarité ne doivent être en aucun cas le moyen d’atteindre l’homme dans sa liberté, son intégrité, de le détruire : il faut l’accepter tel qu’il est ». (Mena) 3 « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fit et surtout, fais à autrui tout le bien que tu voudrais qu’il te fit » (Mathe) Tiens, on retrouve la règle d’or. 4 « la fraternité est un long chemin qui commence par deux constats, difficiles à concilier par la seule raison. L’autre, mon frère, me ressemble énormément, et en même temps il est d’évidence radicalement différent. Nous sommes pareils, mon ego et mon orgueil en prennent un coup. Tu es autre, séparé définitivement de moi, cela n’arrange pas mon inquiétude existentielle. En bref, mon frère, un autre moi-même, un éternel inconnu ». (Dalbera) 5 « là où la fraternité commence elle ne s’arrête jamais ». (Sallé) 7 un frère apprenti de 23 ans « j’ai d’abord subi cette fraternité en maçonnerie qui me posait bien des problèmes, je n’avais pas l’envie pressante de me sentir frère avec cette joyeuse bande de bonshommes que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam. Tout cela me faisait très peur car je me disais que pour être maçon il allait bien falloir les reconnaître comme frères et cette question de fraternité risquait de me faire faillir à mes engagements. Étrangement, c’est par les symboles et le travail que j’ai pris conscience d’un Tout, d’un Universel où chacun avait droit à sa place au soleil. Dès lors on était tous dans la même barque et on menait le même combat. Inutile donc d’envier, de jalouser ceux qui y parvenaient, ouvraient de nouveaux chemins pour les autres. Ça a été ma première expérience de la fraternité. Ensuite davantage conscient de cela, je me suis senti plus responsable aux yeux de mes contemporains. Quoi qu’il en soit j’ai commencé à regarder l’autre comme une autre partie de moi qu’il me faudrait connaître des lors que je me connaîtrais un peu mieux. Puis j’ai pris conscience du travail que je faisais à la fois sur moi, mais sur le monde et j’ai ressenti la fraternité avec ceux qui, comme moi, voulaient mettre en commun un projet commun, pour le bien commun. Pour résumer, ressentir la fraternité, c’est prendre à mon sens conscience de ce Tout qui nous dépasse, nous précède et dont nous procédons. Dès lors, l’autre est un frère dont je suis à la fois le pendant, et responsable devant lui. Il est un membre de la grande équation universelle. Je ne l’aime peut-être pas. Mais dès lors je le reconnais ». (Soulages) 8 « la fraternité c’est peut-être de respecter la liberté du voisin. Alors il convient de bien connaître ses propres limites pour respecter celles du voisin ». (Heftler) 9 un vieux Maitre de quatre-vingt-deux ans : « la fraternité ce mot n’est pas une abstraction. Laissons les formules et autres paraboles en usage chez les politiciens, le baratin bouche trou utile pour se défiler. La fraternité est concrète, directe. C’est la main du cœur qui entraine avec elle la solidarité. Elle se vit au jour le jour entre les hommes pour le meilleur et pour le pire. La fraternité est une chaîne d’amour qui unit les êtres humains c’est aussi la générosité, la charité, en dehors des idées magnifiques il nous faut aussi le matérialiser par l’attention, le geste, être à l’écoute de tous ». (Mercier) 10 « Les frères, c’est ceux qu’on aime quand même… » (Lienhart) 13 « la fraternité maçonnique est liée à l’initiation par laquelle nous demandons à être reçus dans cette fraternité. Nous avons été créés, constitués, et reçus et à la question : êtes-vous franc-maçon ? Nous répondons : mes frères me reconnaissent comme tel. La fraternité est un ordre et l’ordre est le rang du fil dans la trame : nous sommes là pour tisser des liens ». (Vidalain) 17 « la fraternité se manifeste principalement en cas de danger et exige un lien très fort qui va bien au delà de la parenté (Caïn et Abel), de droits attribués (Esaü), de différence de situation (Joseph) qui peuvent engendrer non plus la reconnaissance, mais un sentiment d’infériorité, d’assisté, et in fine, de jalousie ». C’est un art difficile à pratiquer car, ainsi que l’a écrit Condorcet dans ses « Mémoires sur l’instruction publique », « la fraternité est faite de générosité, l’estime des autres supposant une juste estime de soi pour qui s’efforce d’atteindre son point d’excellence ». (AD) On peut résumer ces quelques définitions : fraternité exigence de vérité vis-à-vis de soi et vis-à-vis des autres, fraternité en tant que tolérance et long chemin à parcourir, fraternité par l’humilité et la charité concrète, par l’altruisme, mais surtout éloge de l’altérité, de la reconnaissance mutuelle : les frères, ceux qu’on aime quand même ! Mes frères me reconnaissent comme tel, dans mon humanité dans ma dignité, dans mes particularités, dans ma personnalité. Maintenant que nous avons travaillé sur les définitions du sacré, durite, de la fraternité, nous pouvons en guise de conclusion nous reposer la question de départ : 4 Pourquoi la loge, pierre angulaire de la fraternité ? Nous voyons là apparaître une nouvelle notion, celle de l’altérité, celle de l’autre, celui qui partage le même endroit de vie que moi. (Michel Maffesoli use d’une expression un peu provocatrice mais qui n’en est pas moins vrai : celui qui partage le même espace que moi, qui veut l’occuper à son profit tout comme moi. Celui qui me pompe l’air… Comment partager ce même oxygène, cet espace vital qu’est la société avec lui ? La loge est avant tout le lieu ou se pratique l’initiation. Cette dimension initiatique est exceptionnelle. L’initiation est le domaine réservé de la loge à l’égard des profanes. Sa vocation est d’initier plusieurs profanes chaque année, sans que cela constitue un objectif quantitatif, mais tout simplement pour apporter de nouveaux éclairages, des hommes qui pensent différemment, avec des convictions différentes, qu’elles soient religieuses, sociales, politiques. Une loge qui n’initierait pas ne serait plus une loge maçonnique mais un club de réflexion avec des pensées peu renouvelées et à moyen terme des gens qui penseraient tous de la même manière… L’engagement maçonnique conduit assurément à une conception différente des rapports humains avec le monde. Il implique à l’égard de soi des exigences s’inscrivant dans un ensemble de disciplines morales, rituelles, et spirituelles. C’est ainsi que la loge est le creuset primordial de la fraternité, dans le secret de nous-mêmes et c’est là qu’il nous appartient de promouvoir le monde selon la loi morale qui est la nôtre, celle de l’amour fraternel. Le manifeste du Convent réuni à Lausanne en septembre 1875 a promulgué une déclaration de principes de la franc-maçonnerie d’où j’extrais les formules ci-après : « La franc-maçonnerie est une école mutuelle dont le programme se résume ainsi : vivre selon l’honneur, pratiquer la justice, aimer son semblable, travailler sans relâche au bonheur de l’humanité…sa doctrine est tout entière dans cette prescription : aime ton prochain ». Mais pour aimer son prochain comme soi-même, il faut franchir trois obstacles : commencer par s’aimer soi-même, ensuite aimer les autres, enfin aimer les autres comme soi-même. Il s’agit essentiellement de se battre contre ses propres limites pour développer ses potentialités et les mettre au service de tous. Individuellement cette variante se fonde sur le postulat que « je peux me changer ». Cela implique bien sûr de savoir s’observer, s’analyser, se remettre en question. A la limite cela consiste à croire que la meilleure façon de changer le monde c’est encore de changer le regard qu’on pose dessus. C’est au moins la certitude qu’il n’y a pas d’évolution collective sans prise de conscience intérieure, sans évolution individuelle. L’amour fraternel y dépend donc surtout de l’amour qu’on est capable de développer en soi, de faire rayonner, d’induire, de partager. (Jubilé de Jean-Pierre : « je me trouve beau ! Voila une phrase de vrai maçon ! Il faut avoir beaucoup travaillé sur soi pour en arriver là ».) Dans la loge, est favorisée l’instruction de tous les grades par ceux qui sont supposés plus avancés dans le perfectionnement, ce qui permet de réfléchir ensuite sur les problèmes de la société mais aussi de promouvoir par tous les moyens possibles les valeurs les plus progressistes. Cette position est fondamentalement celle de l’institution maçonnique. Il appartient au V\ M\ de la loge de proposer un thème de travail sur une, deux ou trois années. Ce thème sera débattu en chambre du milieu et dès lors qu’il sera adopté, le V\ M\ élu ou réélu, ce projet devient celui de tous les frères de la loge, y compris à ceux qui exprimaient quelques réserves car le l’intérêt général est supérieur aux intérêts particuliers. Dans l’idéal, chaque frère Maître maçon aura une planche à présenter, au moins une tous les deux ans, ce qui parait raisonnable, ces planches peuvent être symboliques, d’une dizaine de minutes, elles peuvent être utilement complétées par des sujets plus longs, d’une demi-heure ou d’une heure, sur des commentaires de tel ou tel texte sacré ou phrase du rituel ou thème plus global. Si par exemple le thème de l’année est la Justice, plusieurs frères vont plancher sur le même sujet avec un éclairage différent, avec leur sensibilité, mais les autres frères, parallèlement, passeront l’année à se documenter auprès de spécialistes maçons ou non, des personnalités incontournables sur le sujet (John Rawls sur la théorie de la justice, le prix Nobel d’économie Amartya Sen apportera un nouvel éclairage en lisant « la démocratie des autres », les écrits plus polémiques mais non moins enrichissants de Jacques Vergès…) A la fin de l’année chacun aura pu se faire sa propre opinion, qui n’en doutons pas aura évolué par rapport au début et pourra ainsi (après plusieurs années de travail, entre 10 et 15 ans, essayer de l’appliquer dans le monde, dans son comportement de tous les jours...) Naturellement il est du ressort du V\ M\ de solliciter régulièrement les F\ F\ M\ M\ à présenter plusieurs travaux, car il est inenvisageable qu’un frère reste sur sa colonne sans rien faire pendant 3 ou 4 ans… Ou alors, c’est ne pas avoir compris le sens de ce que nous appelons l’Art Royal… La réussite de cette quête demande de dépasser bien des paradoxes, bien des oppositions. Fondamentalement le travail en loge appelle à l’évolution, donc au déséquilibre, alors que tous les individus comme tous les groupes recherchent spontanément le maintien des équilibres. La tension, voire le conflit font donc partie du chemin maçonnique. Ce que Michel Maffesoli appelle « la loi des frères » (en opposition à la Loi du Père… Une « harmonie conflictuelle », une tension) La clé de ce dépassement est la capacité de se placer dans une autre dimension que celle de l’affrontement « horizontal » des oppositions. Et d’y inscrire la remise en question dans le cadre d’un lien fort entre frères et avec le but ou les valeurs communes, dans une communauté, celle d’une humanité commune, qui permet une conscience commune, donc un lien d’unité dans la diversité. La liberté totale dont jouissent les francs-maçons dans leur loge au sein d’une force collective issue d’une longue chaîne d’union qui a traversé les siècles, l’addition de toutes ces pensées agissantes tournées vers la recherche de la Vérité ne peut pas ne pas donner lieu à une progression constante vers la sagesse. La confiance que nous prêtons à cette méthode c’est de ne pas nous fondre dans une moyenne mais d’apporter notre pierre pour construire une somme de compétences. Chacun cherche SA vérité et plus ces vérités individuelles s’élèvent, plus elles tendent à s’unifier, à se confondre et à se rapprocher de la Lumière. Il est maintenant temps de vous livrer mes propres définitions : « la fraternité c’est la volonté de faire, ici et maintenant, pour ce qui dépend de moi, ce qui est beau et bon, pour moi-même et pour les autres, // et c’est d’aimer tout ce qui ne dépend pas de moi ». (Aimer au sens d’agape, le partage, pas au sens du désir qui est un manque). Ma définition préférée du sacré, c’est celle que donne Bruno Etienne en référence à Roger Caillois « le sacré, c’est ce dont on ne peut pas s’approcher sans mourir un peu… » La loge, un magnifique projet de régénération d’humanité. Ces définition sont valables pour les croyants et pour les non-croyants. Mais peu importe ma définition qui n’engage que moi, car en franc-maçonnerie il n’y a jamais de réponses, il n’y a que des questions. Alors maintenant c’est à vous ! A vous de dire : « Fraternité ! » C’est à vous d’écrire VOTRE définition, d’inscrire VOTRE propre vie dans l’édifice de l’humanité en route, la pierre angulaire c’est vous… J\-M\ D\ |
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