Obédience : NC | Loge : NC | 17/08/2002 |
La mort A l'évidence, la mort fait peur. Mais pourquoi ? Pourquoi avoir peur de « quelque chose » qui est inévitable ? A-t-on peur du lever – ou du coucher – du soleil dont on sait qu'il est inévitable ? A-t-on peur de vivre quand on sait que vivre c'est, inévitablement, s'exposer à des risques dont certains sont mortels : maladie, accident… ? C'est sans aucun doute la peur de la mort qui est l'une des toutes premières causes de la religion. C'est cette même peur qui a suscité le développement de certaines pratiques funéraires – l'embaumement, la momification, le tombeau… - reposant sur la négation de la mort : le/la défunt/e n'est pas mort/e mais « parti/e pour une autre vie »(d'où la nécessité d'emporter avec soi ses habituelles affaires : vêtements, bijoux, armes, vaisselle, aliments, animaux de compagnie…mais aussi domestiques, vierges, hommes d'armes bien entendu préalablement tués alors qu'ils étaient en pleine vie !). C'est aussi cette peur de la mort et la volonté en résultant de la nier qui sont également à l'origine de l'anthropophagie : on mange le mort pour qu'il continue de vivre à travers les vivants, pour s'approprier ses vertus… L'anthropophagie qui a été réellement une pratique universelle et qui continue de l'être de façon symbolique – exemple : le corps et le sang du Christ ! Tous les ordres religieux jouent de cette peur de la mort en se prévalant de leur capacité soit à la prévenir et même à l'éviter – magie, animisme…-, soit à la maîtriser pour la transformer en un passage vers…la vraie vie – l'au-delà. Cette soi-disant maîtrise de la mort a deux conséquences : la vie réelle est
dévalorisée et, en fait, niée au
profit d'une vie post-mortem ! Ainsi, la peur de la mort arrive paradoxalement à ce que le croyant ne vive pas pleinement sa vie réelle alors que, celle-ci, en toute objectivité, est la seule qu'il puisse vivre réellement ! L'obsession de la mort fait que le croyant ne vit pas mais consacre sa vie à préparer sa mort pour la réussir et, ainsi, accéder à la vraie vie ! C'est pourquoi, en toute logique – dans la logique de cette paranoïa -, toutes les philosophies, toutes les sagesses, tous les arts de vivre en général (exemples : le libertinage, l'esthétisme, le sensualisme…)…qui, eux privilégient, la vie réelle sont systématiquement condamnés et même réprimés par les ordres religieux. Un bon croyant ne saurait donc être…un bon vivant mais, au contraire, un mal vivant, un bien mourant ! L'humanisme et l'athéisme s'inscrivent
radicalement à l'opposé d'une telle conception.
Pour eux, il n'y a d'autre vie que la vie réelle et une vie réussie
c'est tout simplement une vie… (bien) vécue ! Comme les sciences l'ont montré, toutes les formes de vie participent naturellement de la lutte pour la vie. L'humanisme et l'athéisme s'inscrivent pleinement dans ce mouvement naturel : le combat qu'ils mènent contre la religion est donc le combat de la vie, pour la vie. Ce combat n'est pas pour autant un combat contre la mort qu'il s'agirait en quelque sorte de nierpuisque la mort participe elle aussi, tout autant naturellement, de la vie elle-même. Il est pourtant un combat contre la religion qui, elle, nie la vie réelle au profit d'une illusoire vraie vie qui, par définition, serait…post-mortem – et cette illusion est, fondamentalement, l'imposture religieuse par excellence -. Ce combat est donc celui des tenants de la vie contre…les tenants de la mort. En ce sens, mais en ce sens seulement, on peut considérer qu'il est celui de la vie contre ma mort. Et c'est pourquoi on peut être raisonnablement optimiste puisque, malgré la mort – qui a pu aller jusqu'à la disparition complète d'espèces -, la vie continue et continuera au motif que, contrairement à ce qu'admet la religion, la mort n'est ni une fin, ni même seulement un passage– une transition-mais, tout simplement, …la vie elle-même ! Ces considérations générales faites, voyons à présent ce que la médecine nous dit de la mort. La crainte ancestrale, et toujours vivace, de l'inhumation précipitée se nourrit aujourd'hui d'éléments nouveaux, conséquences des progrès de la réanimation médicale et de la chirurgie de la transplantation. La première, dans les situations de coma dépassé, donne le spectacle d'un cadavre humain qui, s'il ne présente pas les signes de la vie, du moins ne présente pas les signes de la mort (la circulation sanguine et la respiration étant artificiellement maintenues) ; par ailleurs, les progrès spectaculaires de la chirurgie de la transplantation conduisent à une demande toujours croissante d'organes transplantables (cœurs, reins, foies, poumons, cornées, etc.). Dès 1966, un an avant que professeur Christian Barnard réussisse la première transplantation cardiaque, l'Académie française de médecine avait demandé un rapport pour définir ce que l'on pouvait attendre en la matière du corps médical. Ce rapport précisait d'emblée que « le travail du théologien est de rechercher la signification de la mort et non d'en énumérer les signes. Le droit n'a pas non plus à définir la mort, mais seulement à formuler certaines règles de conduite facilitant aux médecins l'exercice de leur responsabilité ». Les médecins étaient ainsi renvoyés à leur problème. En France, des textes de février 1948 et de septembre 1958 fondent le diagnostic de la mort sur l'examen direct, l'artériotomie, l'épreuve de la fluorescéine d'Icard, et le signe de l'éther. Mais les techniques modernes de transplantation et celles qui permettent la survie artificielle des fonctions physiologiques fondamentales ont rendu ces critères insuffisants. Une circulaire du 24 avril 1968 a intégré la définition cérébrale de la mort, formulée en 1959 par des neurobiologistes français, et mis l'accent sur la notion d'irréversibilité de l'état pathologique ; elle fonde la mort légale sur un faisceau de signes : la cessation de la respiration, l'abolition totale de tout réflexe, l'hypotonie complète, la mydriase et surtout sur la disparition de tout signe électro-encéphalographique (tracé nul sans réactivité possible) spontané ou provoqué chez un patient n'ayant pas été induit en hypothermie et n'ayant reçu aucune drogue sédative (dans ces cas, un électroencéphalogramme plat n'exclut pas un retour à la vie). L'absence d'un seul de ces signes ne permet pas de déclarer le sujet mort. Dans de nombreux pays, l'établissement par un médecin d'un certificat constatant le décès par mort dite naturelle est indispensable pour pratiquer l'inhumation ; à défaut, une autopsie par un médecin légiste est pratiquée pour déceler une mort criminelle. Quoi qu'il en soit, il convient de distinguer la notion de mort clinique de celle de mort cérébrale. Les cellules qui constituent un organisme vivant ne sont pas les mêmes de sa conception à sa mort : elles sont en constant renouvellement, et la mort de quelques-unes n'entraîne pas la rupture de son unité. Cette dernière dépend de nombreux facteurs, et l'on ne peut donner une définition scientifique de la mort, bien qu'on puisse la constater. L'immobilité, le relâchement musculaire, l'absence de réponse aux stimulations douloureuses, de mouvements respiratoires et cardiaques, de dilatation de la pupille à la lumière sont des critères cliniques de mort. (L'adjectif clinique qualifie tout examen effectué près du lit du malade par simple observation et qui ne relève d'aucune mesure ou analyse par un appareil.) Plus tardivement, il apparaît des signes dits dispositifs de la mort : refroidissement, rigidité et lividité. Mais la mort est un phénomène progressif : elle s'empare d'abord des centres vitaux (cérébraux, respiratoires ou cardiaques) pour se propager ensuite à tous les organes et tissus jusqu'à obtention de la mort tissulaire. En effet, en l'absence de mouvements cardiaques ou respiratoires, le sang, qui ne circule plus ou qui ne transporte plus l'oxygène libre, ne permet plus le métabolisme cellulaire. Les arrêts cardiaques ou respiratoires peuvent être transitoires, entraînant ainsi une absence d'irrigation cérébrale qui provoque des lésions, parfois irréversibles, du cerveau. Bien que le cerveau ne constitue que 2 % de la masse totale de notre corps, il consomme 20 % de l'oxygène nécessaire à notre organisme. Les cellules nerveuses, ou neurones, sont très sensibles à la privation d'oxygène, ou anoxie, et le rétablissement de cet apport ne suffit pas à leur redonner vie. Contrairement à la plupart des cellules de l'organisme, les neurones ne se divisent pas. Chaque individu naît avec un lot de neurones qu'il ne peut renouveler. L'anoxie peut entraîner la destruction d'un grand nombre de cellules nerveuses, jusqu'à la mort totale du cerveau. En médecine, l'activité cérébrale peut être analysée par les techniques de l'électroencéphalographie (EEG). L'écorce cérébrale présente continuellement des différences de potentiel électrique qui peuvent être enregistrées au travers de la boîte crânienne au moyen d'électrodes placées sur le cuir chevelu. L'EEG reflète donc l'activité électrique du cerveau, elle-même liée à l'activité mentale et au niveau de vigilance du sujet. Dans la majorité des comas, une activité réflexe et un contrôle végétatif persistent. Un électroencéphalogramme plat est le signe indiscutable de l'état de mort cérébrale, mais il peut s'accompagner d'un maintien pendant un temps limité des fonctions végétatives. Les critères précis du diagnostic de mort cérébrale sont la perte totale de l'état de conscience et d'activité spontanée ; l'abolition de signe de réactivité de tous les nerfs crâniens ; l'abolition de la respiration spontanée et l'électroencéphalogramme plat. Ces signes de mort cérébrale doivent être observés pendant une durée minimale de six heures. Durant l'observation, il est nécessaire de maintenir une respiration mécanique et d'assurer une circulation sanguine correcte afin de préserver le fonctionnement d'organes qui pourraient être prélevés. En France, la loi de 1994 sur la bioéthique a offert une opportunité de prendre acte des nouvelles pratiques médicales. Après avoir réuni les avis (divergents) des autorités médicales, un projet de décret a finalement été rédigé en septembre 1996 pour définir les critères autorisant les médecins à prélever des organes sur des cadavres en état de mort cérébrale. Ce décret « relatif aux conditions du constat de la mort à des fins de prélèvement thérapeutique ou scientifique » prévoit les dispositions suivantes : « Si la personne
présente un arrêt cardiaque et respiratoire
persistant, le constat de la mort ne peut être
établi que si les trois critères cliniques
suivants sont simultanément présents : Le constat de la mort repose sur le caractère irréversible de la destruction de l'encéphale. Si la personne dont le décès est constaté cliniquement est assistée par ventilation mécanique et conserve une fonction hémodynamique, l'un des deux examens cliniques suivants doit être utilisé en complément des trois critères cliniques précités pour attester du caractère irréversible de la destruction encéphalique : 1. soit un enregistrement avec amplification
maximale sur une durée d'enregistrement de trente minutes
et, à au moins quatre heures d'intervalle, de deux
électroencéphalogrammes nuls et
aréactifs ; Lorsque le constat de la mort est établi pour une personne assistée par ventilation mécanique et conservant une fonction hémodynamique, le procès-verbal de constat de la mort mentionne les résultats des constatations cliniques concordantes de deux médecins. Il mentionne de plus l'examen praclinique utilisé pour attester la destruction encéphalique ». Ainsi, la Médecine ne nous dit rien sur la mort qui ne soit…naturel. Rien de surnaturel, rien de spirituel, rien d'une…vie post-mortem ! La définition légale de la mort – définition qui n'a pas manqué de varier dans le temps au fur et à mesure des progrès de la Science en général et de la Médecine en particulier mais, également, des appareils de mesure et donc de la technique – se veut en définitive minimaliste et n'a d'autre propos que de répondre à la question posée par le Droit positif : « Quand un sujet de droit peut-il être scientifiquement et, a fortiori, légalement considéré comme mort ». Mais en posant la question de l'instant de la mort, la Science et la Médecine n'ont pas manqué de poser celle de son sens au regard de l'humain et de la Vie. Ainsi, pour certains auteurs, la conscience d'être mortel serait la marque distinctive des êtres humains. Selon Martin Heidegger, seul l'homme meurt, l'animal périt – et la dimension biologique de la mort est pour l'humanité la moins importante. Cependant, si l'homme est le seul animal qui sache qu'il doit mourir, il est également un animal ; aussi est-il soumis aux mécanismes qui régissent le vivant, donc à celui qui, inexorablement, conduit vers la cessation de la vie. Phénomène naturel, la mort humaine est l'objet d'investigations scientifiques, principalement dans le domaine de la biologie, et dans celui de la médecine, où elle est étroitement corrélée avec la maladie. La constitution de la mort en objet de connaissance est l'une des formes les plus remarquables qu'a revêtues dans le développement de l'humanité la conscience de sa mortalité. Et cet objet, qui peut être approché scientifiquement, est indissociable d'une réflexion philosophique : le savoir qui se constitue à son sujet est fondamentalement un discours sur la finitude de l'individu humain, c'est dire qu'il est aussi un savoir historiquement déterminé. Michel Foucault, dans l'un de ses premiers grands travaux, Naissance de la clinique (1963), propose une analyse des modes de constitution de ce savoir et une identification de ses règles internes ; Foucault nous apprend en outre que sa formation est récente, puisqu'elle résulte d'une mutation survenue entre la fin du XVIIIème siècle et le début du XIXème siècle dans le discours médical sur l'individu malade. Cette mutation, qui résulte de plusieurs conditions, dont la réorganisation du champ hospitalier, a pris, singulièrement dans la pratique et l'œuvre du médecin et anatomiste français Xavier Bichat (1771-1802), la forme d'une conversion du regard médical, qui s'est tourné vers la mort. Alors que le savoir ancien avait obstinément détourné les yeux de la mort, parce qu'il y voyait l'échec de cela même qu'il étudiait – l'échec de la vie –, dont il percevait l'opacité comme une menace, le nouveau discours anatomopathologique découvre dans la mort la grande analyste, à laquelle il est désormais demandé raison de la maladie et qui seule peut rendre visible une vérité positive de la vie. C'est à partir de ce moment que la mort cesse d'être, pour l'homme occidental, la limite qui brouille les repères de la vie et les causes de la maladie : elle devient à la fois le point de vue même rendant possible l'analyse de la maladie et la force à laquelle par définition s'oppose la vie, désormais définie comme « l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort », selon les termes à présent célèbres de Bichat. Foucault rappelle encore que « Bichat a relativisé le concept de mort, le faisant déchoir de cet absolu où il apparaissait comme un événement insécable, décisif et irrécupérable : il l'a volatilisé et réparti dans la vie, sous la forme de morts en détail, morts partielles, progressives et si lentes à s'achever par-delà la mort même ». Évoquant la définition de Bichat, le sociologue et philosophe Louis-Vincent Thomas suggère que, du point de vue biologique, la vie doit être également pensée comme « le temps que nous mettons à mourir » du fait que « la dégradation mortifère persiste et croît au cours de la vie ». En effet, la mort est présente avant même la conception, puisque celle-ci est le fait d'un seul spermatozoïde sur des centaines de milliers. Non seulement nous abandonnons à partir de 20 ans plus de 100 000 neurones par jour, tandis que s'accumulent chez ceux qui restent des déchets (lipofuscine), mais en plus la capacité des neurones à former de nouvelles synapses tend à décroître. La biologie moléculaire moderne, confirmant la découverte de Bichat, a démontré que la mort est aussi « imposée du dedans, comme une nécessité prescrite, dès l'œuf, par le programme génétique même » et qu'elle « fait partie intégrante du système sélectionné dans le monde animal et son évolution », comme l'expose, dans la Logique du vivant, François Jacob, qui en conclut que les contraintes de l'évolution rendent improbable que l'on puisse « prolonger la durée de vie au-delà d'une certaine limite ». À strictement parler, il n'existe pas, du point de vue biologique, d'instant de la mort ; seules conduisent à définir cet introuvable instant des contraintes administratives et des exigences qui ressortissent au droit : ainsi l'obligation pour le médecin de délivrer un certificat autorisant l'inhumation ou l'incinération, et la nécessité, de plus en plus impérative, de réglementer le prélèvement des organes. Le système juridique imposant l'établissement de critères précis, différents signes ont été successivement retenus et additionnés. Deux conséquences remarquables résultent de l'affinement de ces critères : l'idée d'une instantanéité de la mort, fût-elle non subite, en tant que critère absolument rigoureux (au demeurant, objet de débats passionnés), est confortée ; la seconde conséquence est l'apparente indétermination du critère finalement retenu par le droit : parce qu'elle est proprement humaine, la mort d'un être humain est la mort à la conscience et à l'espèce humaine. La position du professeur de médecine Léon Schwartzenberg, pour qui la mort est un problème non pas biologique mais fondamentalement métaphysique et qui plaide contre les pratiques visant à assurer une survie artificielle, mérite d'être soulignée : elle témoignerait, selon Gilles Deleuze, d’« un spinozisme authentique ». Au XVIIème siècle, Spinoza avait établi dans son Éthique que l'individu humain, puissance singulière qu'il identifie à une force d'exister (vis existendi) ou conatus, ne meurt jamais que sous l'effet de causes extérieures. Par cette thèse, que la biologie moléculaire du XXème siècle n'infirme qu'en apparence, il rendait compte de la destruction du corps sous l'effet de la maladie, du vieillissement ou du suicide – lui-même toujours référable à des déterminations externes –, mais aussi du phénomène par lequel un corps humain peut changer de nature : « Nulle raison ne m'oblige à admettre qu'un corps ne meurt que s'il est changé en cadavre ; l'expérience même semble persuader du contraire. Parfois en effet un homme subit de tels changements qu'il serait difficile de dire qu'il est le même ; j'ai entendu parler, en particulier, d'un certain poète espagnol atteint d'une maladie et qui, bien que guéri, demeura dans un tel oubli de sa vie passée qu'il ne croyait pas siennes les comédies et les tragédies par lui composées ; on eût pu le tenir pour un enfant adulte s'il avait oublié aussi sa langue maternelle. Spinoza établissait corrélativement que tout individu est capable par lui-même de combler la distance séparant son impuissance quotidienne de la puissance qui lui est constitutive et, partant, de déployer intégralement celle-ci, au point de ne plus craindre la mort, qui n'est proprement rien pour lui : « La sagesse de l'homme libre est une méditation non de la mort mais de la vie ». Quoi qu'il en soit du statut de la mort biologique, il n'en reste pas moins que la médecine seule décide de l'instant de la mort, car elle seule a le pouvoir de l'enregistrer en connaissance de cause. Mais la mort est aussi…un fait social. Dans toute communauté, la mort d'un de ses membres est un événement, quels que soient la forme que revêt la reconnaissance sociale du décès et le nombre des proches qu'affecte celui-ci. Perçue comme une obscénité (c'est-à-dire comme quelque chose qui blesse la pudeur, mais aussi – selon l'étymologie – de mauvais augure) ou saluée comme une belle mort, la mort de l'individu est à vivre par les survivants, à qui elle prescrit une double tâche : exigence de mémoire et d'hommage, nécessité du deuil dont le travail rendra la perte et la séparation supportables. Ainsi que l'exprime Jean-Pierre Vernant dans l'Individu, la Mort, l'Amour, « c'est cette impossibilité de penser la mort du point de vue des morts qui tout à la fois constitue son horreur, son étrangeté radicale, sa complète altérité, et permet aux vivants de la dépasser en instituant, dans leur existence sociale, une constante remémoration de certains types de morts. Dans sa fonction de mémoire collective, l'épopée n'est pas faite pour les morts ; quand elle parle d'eux ou de la mort, c'est toujours aux vivants qu'elle s'adresse. De la mort en elle-même, des morts chez les morts, il n'y a rien à dire ». À cette nécessité de faire face à la mort des individus qui les composent, les communautés humaines répondent de multiples manières. Pour elles, il s'agit dans tous les cas d'intégrer l'altérité pure qu'est la mort dans la quotidienneté familière et dans leur mode spécifique d'existence, c'est-à-dire de la socialiser, ce qui est aussi une façon de l'apprivoiser. Les groupes humains élaborent des représentations dans lesquelles ils réfléchissent tout à la fois leur situation dans la nature et le cosmos, les relations qui unissent les membres entre eux et ceux-ci avec les générations passées et à venir et, partant, le sens du passage entre la vie et la mort. Toute culture exprime le type de rapport que les vivants entretiennent avec les morts, qui sont toujours leurs morts. C'est sous cet angle qu'il convient de considérer la signification des cérémonies et des rites qui suivent le décès. Ainsi, le contraste entre la pratique de l'inhumation et celle de l'incinération ne correspond pas à une opposition entre une attitude de déférence envers le défunt dont la mémoire collective s'emploierait à perpétuer l'humanité et une attitude de mise à distance qui équivaudrait à un oubli : dans les deux cas, il s'agit de composer avec l'événement par la mise en scène et de la sortie du mort hors du monde des vivants et de l'entrée, ou de l'irruption, de la mort parmi les vivants. Cette unité ressort clairement par exemple du parallèle esquissé par Jean-Pierre Vernant entre les politiques de la mort dans la Mésopotamie ancienne et dans l'Inde brahmanique. La première, s'appuyant sur une religion de type intramondain, recourt à l'inhumation du corps, visant ainsi à maintenir entre la vie terrestre et la mort souterraine une continuité : les morts non seulement conservent dans leur état de morts leur statut social antérieur, mais ils composent aussi les racines des vivants ou le terreau assurant à la vie sociale son indispensable constance. La seconde, élément d'une religion extra mondaine, se concrétise par l'incinération du défunt et l'éparpillement des cendres sur les eaux d'une rivière : par ce rite, la communauté des vivants assure au mort la purification nécessaire à la vie dans l'au-delà, dans lequel elle-même s'enracine et qu'elle conçoit comme le véritable horizon de la vie sur terre, dont les différentes étapes marquent la progression de l'individu vivant vers l'absolu (1). En comparaison de ces stratégies funéraires et des idéologies qui les informent, la politique de la mort que déploient les sociétés occidentales au XXème siècle présente des différences saisissantes, plus marquées encore que celles distinguant les rites des communautés mésopotamiennes et indiennes brahmaniques. Le rapport à la mort que reflète ce modèle spécifique paraît résulter d'une mutation radicale survenue au début du siècle et dont les effets traduiraient un renversement complet d'attitudes, de pratiques et de représentations au regard des modèles qui avaient prévalu jusque-là en Occident (2). Dans l'Homme devant la mort (1977), Philippe Ariès a proposé de réfléchir sur les conséquences de cette coupure dans le concept de mort inversée. Le trait majeur de ce paradigme inédit, correspondant à un type absolument nouveau de mourir, serait l'exclusion de la mort, par quoi il faut entendre la disparition du caractère social et public qui marquait antérieurement le rapport permanent entre la mort et la société: « Rien n'avertit plus dans la ville que quelque chose s'est passé : l'ancien corbillard noir et argent est devenu une banale limousine grise, insoupçonnable dans le flot de la circulation. La société ne fait plus de pause : la disparition d'un individu n'affecte plus sa continuité. Tout se passe dans la ville comme si personne ne mourait plus » (3). L'effacement progressif de la publicité (4) de la mort résulterait de deux transformations concomitantes : l'une, institutionnelle et technique, à savoir le développement de l'hospitalisation et de la médicalisation ; l'autre, imaginaire et symbolique, celle du statut de la mort et de sa représentation collective. Les deux aspects sont solidaires : la mort désormais est réputée sale, inconvenante, et son indécence frappe jusqu'au deuil lui-même – dont la discrétion confine à une disparition pure et simple ; l'hôpital, dans le même temps, est l'enclos où se dissimule cette horreur nauséabonde, « cachée parce que laide et sale ». Ce bouleversement total de comportements séculaires est illustré singulièrement dans l'inversion de l'image de la belle mort, qui jusqu'alors était par excellence publique et héroïque, telle celle d'Achille dans l'Iliade, et qui aujourd'hui désigne le mourir le plus silencieux, le plus discret et le plus mensonger : « la mort de celui qui fait semblant qu'il ne va pas mourir », qui « dissimulera d'autant mieux qu'il ne le sait pas lui-même », et qui, de préférence, s'éteindrait la nuit dans son sommeil, sans le montrer et sans se voir mourir. Si la description d'Ariès est incontestable, peut-être faut-il remettre en cause l'idée d'une exclusion de la mort et de son avatar, celle d'un refoulement de la mort. Si refouler la mort signifie refuser de la voir et la dissimuler, il faut objecter que la fin du XXème siècle est l'époque qui, par la télévision notamment, expose à la vue du plus grand nombre d'individus le plus grand nombre de cadavres dans le plus grand nombre d'états de décomposition (5). Si cela signifie que la mort a cessé d'être publique, il faut objecter que la publicité de la mort n'a jamais été aussi étendue et prégnante qu'aujourd'hui : en témoignent la mise en valeur de la mort d'hommes d'État, relevée au demeurant par Ariès, mais aussi de celle, presque quotidienne, de personnalités diverses. En réalité, la question n'est pas de savoir si la mort est publique ou non ; elle est d'interpréter la signification d'une publicité devenue massive. Peut-être faut-il comprendre que les effets conjugués de l'hospitalisation, de la technicisation, de la médiatisation et de la diffusion du savoir médical confèrent seulement une configuration nouvelle au phénomène, à propos duquel il est opportun de rappeler la déclaration de Pascal : « Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste : on jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais ». Bien que de nombreux moralistes aient abondamment traité de l'attitude à avoir devant la mort, la sienne ou celle des autres, la mort n'est pas à proprement parler une question philosophique. Cependant, elle s'inscrit dans les réflexions sur la nature de l'homme et l'on peut en distinguer diverses conceptions. Pour les doctrines opposant le monde sensible au monde intelligible, les apparences à la vérité, le temps à l'éternité, l'homme est fait d'un corps périssable et d'une âme immortelle. Ainsi Platon, Descartes ou Malebranche considèrent-ils – avec des divergences notables, bien qu'on les rapproche souvent en les englobant sous le qualificatif de dualistes – que la mort n'est que la fin de la vie terrestre, non la rencontre avec le néant. La croyance en l'immortalité ou en l'éternité de l'âme se retrouve dans les religions. Un autre dualisme, celui d'Aristote par exemple, ne conçoit pas la survie de l'âme, forme et principe actif de la matière, séparée de cette matière. Pour le matérialisme antique, l'âme est constituée d'atomes qui se dissipent dans l'Univers « comme la fumée dans l'air ». Marx et Comte, niant l'existence d'une réalité spirituelle, ne reconnaissent comme immortalité à l'homme que celle de la mémoire de l'humanité en devenir. C'est là, bien entendu, la position de l'athéisme. L'existentialisme considère la mort comme une dimension constitutive de l'existence (Heidegger définit l'homme comme l'être pour la mort) qui lui donne un caractère absurde. Quelle que soit la rationalité avec laquelle on aborde la question, elle n'élimine pas l'angoisse ressentie devant le phénomène et qui certainement est exprimée avec le plus de justesse par les poètes, sachant que cette angoisse n'est pas la peur de la mort mais le doute que l'on peut avoir sur sa propre vie et qui est de savoir si, au moment voulu, on l'aura…bien vécue. Le suicide est une forme particulière de mort. Dans la plupart des sociétés, il fait l'objet d'une condamnation absolue (6) même s'il y en a qui l'ont élevé au rang de vertu héroïque, même si d'autres, notamment celles fondées sur un code strict de l'honneur, l'imposent dans certaines circonstances (7). De nos jours, les sociétés occidentales ont une position ambiguë relativement au suicide : elles réprouvent toujours le suicide de madame et monsieur tout le monde mais glorifient celui de certaines personnalités – et, notamment, des stars ou idoles (8). La réprobation du suicide d'enfants et de jeunes reste unanime alors même qu'il ne cesse de se développer et que, dans certains pays, pour cette catégorie de la population, il constitue la première cause de mortalité, avant même les accidents de la circulation ! Il est évident que pour ceux qui considèrent que la vie n'est pas une affaire personnelle mais l'œuvre de dieu et que la vie d'un individu n'appartient pas à cet individu mais au troupeau (9), le suicide n'est pas non plus une affaire personnelle et qu'il n'est ni un droit, ni une liberté. Pour un athée, le suicide, comme la vie est une…affaire personnelle. Une liberté de choix assumée par un individu. Un choix de vie en quelque sorte. Un choix qui ne saurait emporter quelque jugement de valeur que ce soit : ni réprobation, ni valorisation. Comme tout fait le suicide ne peut donc qu'être admis, constaté, reconnu… On peut certes discuter à l'infini sur la pertinence du choix qui est ainsi fait quand, soi-même, dans les mêmes circonstances, on pourrait faire un autre choix. On peut tout autant discuter sur l'effectivité de la liberté qui a présidé au choix ainsi fait. Peu importe. Encore une fois, il ne saurait être question de porter un jugement de valeur parce que la vie, comme la mort d'un individu sont en dehors de la Morale (10) et ne relèvent que de la seule éthique de celui/celle qui, assumant sa dignité et sa liberté humaines, fait tel ou tel choix. En outre, il faut savoir que, dans certaines circonstances, un être humain, soucieux de vivre debout peut ne pas avoir d'autre choix possible que de mourir debout ! (11) J'ai dit, V\M\ La mort Depuis cette première nuit qui enveloppa
à jamais Je voudrais que ma mort soit une fête Notes : (1) Au regard d'une telle analyse, logiquement, la secte catholique devrait être favorable à l'incinération mais ce serait oublié que la mort est aussi un marché – au sens commercial du terme – ; ce marché ne s'arrête pas à l'instant de la mort et, au plus, à l'inhumation ; il se poursuit après la mort elle-même avec le cimetière qui permet le renouvellement quasi infini – tant qu'il y a des descendants – de rites funéraires et donc…de prestations de services !(2) Ainsi, aux U.S.A., très rapidement, la mort a été désacralisée pour pouvoir être…marchandisée. Cf. par exemple, la traditionnelle publicité que l'on rencontre au bord des autoroutes américaines : « Mourrez, nous ferons le reste ». Cette marchandisation de la mort est sinon universelle, du moins étendue à toute la sphère capitaliste. Ainsi, par exemple, la Ville de Pau, il y a quelques années, s'est payée en Angleterre une campagne de presse sur le thème de « Mourir à Pau ». (3) Rappelons que Georges BRASSENS regrettait les bonnes vieilles funérailles d'antan qui étaient, somme toutes, souvent, des cérémonies fort paillardes, voire…mécréantes ! (4) Qui n'exclut nullement le commerce de la mort et donc…la publicité sur et pour ce commerce ! (5) De nombreux sociologues ont toutefois relevé que, chez les spectateurs, un amoncellement de cadavres n'était pas perçu comme le spectacle de la mort, la mort n'étant réellement perçue comme mort que lorsqu'elle est celle d'un individu. On peut donc être insensible au spectacle d'un amas de cadavres et de pas supporter la vue du corps d'un défunt ! Dans le même ordre d'idées, un seul suicide est plus choquant qu'un suicide ou un massacre collectif ! La conscience de la Mort serait donc…individuelle parce que seule la mort individuelle renvoie à sa propre mort ? (6) Rappelons que tant que les cimetières étaient sous le contrôle de l'ordre religieux les corps des suicidés n'y avaient pas leur place. Comme ceux d'autres réprouvés d'ailleurs, à commencer par ceux qui avaient péri sur les bûchers de ce même ordre ! (7) Circonstances qui font que la réprobation sociale porte sur le refus du suicide et non sur le suicide ! (8) On peut considérer que les fans se livrent à une véritable appropriation anthropophage de l'idole qui s'est suicidée ! (9) Que celui-ci soit de nature religieuse ou profane. (10) Qui est toujours celle des autres. (11) Et, quoi qu'on dise ou pense, il y a bien un choix : celui de mourir debout plutôt que de vivre couché ! |
3028-K | L'EDIFICE - contact@ledifice.net | \ |