Obédience : NC Loge :  NC Date : NC

Polyhandicap et Humanisme

 

Quand l’homme se penche sur son extrême fragilité
Colloque Loges GODF – Sénat 22 octobre 2011
 
           
            Mesdames, Messieurs,
 
A l’initiative de loges du Grand Orient de France, nous voici réunis pour aborder des questions éthiques, scientifiques, législatives, pratiques, sanitaires ou sociales que pose à la société la personne en état de handicap(s). C’est un débat philosophique et de politique de santé publique auquel nous participons aujourd’hui. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, permettez-moi, Mesdames, Messieurs, de vous citer en contre exemple de ce colloque comment l’Etat « réfléchit sur l’homme qui se penche sur son extrême fragilité » en y répondant de façon partisane. Voici les faits.
 
Le premier, c’est Ardi Vrenezi, un adolescent de 15 ans, qui est devenu la marionnette d’une inhumanité politique ambiante. Atteint d’une maladie dégénérative du cerveau et d’épilepsie avec un polyhandicap lourd, ses parents kosovars ont rejoint la France en 2008 pour le faire soigner dans un centre spécialisé à Freming-Merlebach près de Metz. Le 3 mai 2010, malgré l’opposition du personnel de santé, les forces de l’ordre viennent le chercher au centre à 21 heures. Le lendemain à 10 heures, il se retrouve dans l’avion expulsé avec ses parents vers le Kosovo, dans l’incapacité de lui prodiguer les soins appropriés à son état de santé. Pendant un an, toute l’énergie de nombreuses associations, avec à sa tête l’Association des Paralysés de France, se heurte aux autorités françaises pour que Ardi puisse revenir. Les préfets, les ministres et le président de la République restent sourds à l’appel humanitaire des associations dont la nôtre. C’est la pression médiatique qui obtient finalement fait et cause pour lui, un an plus tard ! Quel gâchis et quelle honte pour la « patrie des droits de l’Homme » !
Autre contre exemple : le Grand Orient de France milite depuis deux ans pour que la société française prenne en compte la dépendance, l’accompagne, la prenne en charge, quel que soit le handicap, quelle que soit l’âge de la personne concernée, quels que soient ses moyens  financiers, au nom du respect de la dignité humaine, au nom du respect du souhait des personnes à participer aux décisions qui les concernent, au nom de la bien traitance, au nom de l’équité dans le partage des ressources disponibles entre tous les citoyens. Ce dossier est ouvert par le président de la République en 2010 avec la volonté non avouée de le livrer aux groupes d’assurances privés. Il s’est heurté cette année à un collectif regroupant les forces vives de la Nation qui préconise des solutions publiques et solidaires, relevant de l’intérêt général et de la communauté nationale, non du risque assuranciel. Prétextant la crise financière mondiale, le président de la République vient d’enterrer le dossier !
 
Indépendants de tout pouvoir politique, les francs-maçons du Grand Orient de France sont, par essence, des militants des droits de l’Homme. C’est dire qu’ils contribuent naturellement aux débats de la Cité : celui de l’exclusion pour les personnes en état de précarité, ou celui de la vulnérabilité qui nous réunit aujourd’hui et qui est au cœur du pacte de soin, puisque la personne malade voit sa santé, et par là sa capacité à prendre soin d’elle-même, compromise par la maladie.
 
Permettez-moi de vous livrer quelques idées pour alimenter la réflexion.
 
Aborder le sujet « Polyhandicap et Humanisme », c’est affronter le problème des différences et de leur acceptation. Dans une société comme la nôtre dans laquelle une multitude de groupes revendiquent leur droit à la différence et soulignent la différence des droits qui résulte de l’appartenance à telle ou telle catégorie, ou le fait qu’on soit comme ceci ou comme cela, le polyhandicap peut conduire à réfléchir au devoir de tolérance et même d’empathie qui s’impose (ou qui s’imposerait) à ceux qui en sont indemnes vis-à-vis de ceux qui en sont affectés. C’est d’ailleurs ce type de raisonnement qui conduit à une bien meilleure intégration des personnes handicapées dans les sociétés anglo-saxonnes.
 
Le mot handicap est d’ailleurs une contraction de l’expression anglaise « hand in the cap (ou in the hat) », littéralement la main dans le chapeau. Cette origine illustre bien la différence d’approche par le grand public des personnes atteintes de handicap : très schématiquement, elles sont acceptées dans le monde anglo-saxon, et seulement tolérées dans les pays latins. Cette différence provient probablement des principes moraux généraux en vigueur dans ces deux cultures. Dans les pays anglo-saxons, de tradition morale utilitariste, le principe d’autonomie qui résulte de l’Habeas Corpus, et qui confère à la personne humaine une jouissance maximale de ses capacités, inclut le corrélatif selon lequel les personnes dont les capacités sont diminuées ont le droit d’être protégées. Dans les pays de tradition morale kantienne comme le nôtre, où le bien est jugé sur la rectitude des conduites par rapport aux impératifs moraux, cette protection n’est paradoxalement pas directement exprimée en tant que telle, et elle est plus facultative.
 
La notion de handicap est une notion complexe, qui comporte au moins trois composantes : une lésion (composante anatomique) ; dont découle une incapacité (composante fonctionnelle) ; qui résulte en un désavantage dans la vie de tous les jours (composante sociale). Depuis la loi du 11 février 2005 sur les personnes atteintes de handicap, la France a clairement opté pour une définition sociétale du handicap dont l’intitulé est « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ». Il en résulte que la législation française est avancée en faveur des personnes handicapées. Même si leur statut demande à être précisé, ce n’est donc pas tant sur le plan des lois et règlements que notre pays pêche à ce sujet, mais bien plutôt pour ce qui concerne le regard des gens sains sur les personnes handicapées. Et le résultat est par exemple, concernant l’emploi, que nombre d’entreprises ne remplissent pas leurs obligations réglementaires vis-à-vis des personnes handicapées (les fameux quotas) parce que les responsables ne se sentent pas tenus moralement de le faire.
 
Comme le disent volontiers les représentants des associations, il n’y a aucune contradiction (morale) à souhaiter parallèlement qu’il y ait le moins possible de personnes handicapées et qu’on fasse le maximum pour celles qui le sont effectivement ! Ceci résulte donc dans la position (éthique) appropriée consistant à soutenir tout à la fois :
-          D’une part,  les méthodes de diagnostic prénatal pouvant déboucher sur l’interruption dite médicale (IMG) de la grossesse (handicaps congénitaux) et les campagnes de prévention contre les accidents domestiques, de la voie publique, du travail, etc (handicaps acquis)
-          D’autre part, toutes les actions visant à la défense des droits et à la promotion des personnes handicapées : prise en charge médicale, conditions de vie, travail, intégration sociale, etc …
 
En partant de l’exemple d’études à long terme des ex nouveau-nés prématurés, on peut raisonnablement penser que les sujets valides évaluent mal la qualité de vie « ressentie » par les personnes atteintes d’un handicap survenu précocement dans la vie. En effet, les études  récentes sur ces ex prématurés arrivés à l’adolescence ou même à l’âge adulte, ont toutes montré de façon concordante que la qualité de vie jugée par les sujets eux-mêmes, y compris porteurs de handicaps sévères, est meilleure que celle évaluée par leur entourage proche, et bien meilleure que celle des professionnels de santé qui les prennent en charge ! Il faut toutefois souligner que ces études ont été menées dans des pays anglo-saxons et non dans des pays latins.
 
Il faut souligner dans ce sujet la place éthique particulière des handicaps mentaux. Compte tenu de l’évolution récente de la médecine des maladies mentales (qui dispose maintenant de médicaments puissants et efficaces) et de celle des structures psychiatriques (fermeture en  France de plusieurs dizaines de milliers de place en psychiatrie depuis une vingtaine d’années), les personnes atteintes de maladie mentale sont désormais en grande partie livrées à elles-mêmes « dans la ville ». Elles constituent probablement de ce fait le parent pauvre du handicap, et ce d’autant plus que le handicap mental est très mal accepté (encore plus mal accepté que le handicap physique) par les sujets sains d’esprit. Des francs-maçons faisant part de leur expérience d’écoutants téléphoniques dans des associations d’aide à la détresse morale nous le soulignent. Quand les appelants se disent handicapés, ils sous-entendent toujours malade mental, comme si un handicap physique n’était pas un véritable désavantage à leurs yeux ; et une grande constante de ces appelants est leur extrême solitude pour faire face, non seulement à leur maladie, mais même tout simplement à la vie de tous les jours.
 
Je vous invite, mesdames, messieurs, à une considération supplémentaire, rapportée par les loges de Guyane. Plusieurs situations cliniques démontrent à l’évidence que les gens du fleuve (le Maroni) craignent avant toute chose les handicaps visibles à l’œil nu ! Si on s’autorise à qualifier la culture de ces populations de primitive ou mieux première, et, par référence à ce qui vient d’être dit, on pourrait penser que tout se passe comme si le long cheminement vers une civilisation tenue pour plus évoluée se traduirait, au plan du handicap et de son vécu par le grand public, par un déplacement progressif de la crainte du handicap esthétique et physique apparent vers le handicap mental non directement appréhendable (« cérébral » en quelque sorte) !
 
Le principe d’autonomie absolue de sujets de droits souverains qui prévaut dans nos sociétés, ne rend pas compte de nombreuses expériences récentes sur la souffrance ou le vieillissement de l’homme actuel. Il exclue de ce fait de nombreux individus. Les récents travaux de Corinne Pelluchon (2009) critique ce principe d’autonomie absolue en lui opposant une « autonomie brisée » et une « éthique de vulnérabilité ». Elle fonde son constat sur la philosophie de l’altérité de Pierre Ricœur, et surtout d’Emmanuel Levinas qui invite chacun à déposer sa souveraineté, à renoncer à l’affirmation de soi, pour s’inscrire dans le rapport à autrui. Corinne Pelluchon ambitionne en tant que projet politique de jeter les bases d’un nouvel humanisme. Comment le Grand Orient de France pourrait-il ne pas y souscrire ?
 
Avant de laisser la parole à nos invités que je remercie d’être venus nous livrer leur expertise sur le sujet, je voudrais brièvement évoquer notre Fondation reconnue d’utilité publique depuis 1987. Elle assiste le Grand Orient de France dans ses missions de solidarité envers tous, notamment par un soutien aux associations qui agissent dans le domaine de la santé et qui se fixent pour but de développer le respect des droits de l’Homme ou de défendre la laïcité. Je m’en tiendrai à un seul exemple pour illustrer les engagements que nous nous sommes fixés. Celui de l’association « Un Cœur pour la Paix » qui permet chaque semaine d’opérer gratuitement un enfant palestinien atteint de malformations cardiaques congénitales. Passant outre le conflit israélo-palestinien, une équipe médicale composée d’Israéliens et de Palestiniens aide leurs frères en humanité, quelles que soient leur profil.
 
Si tu diffères de moi, frère, loin de me léser, tu m’enrichis. Cette phrase de Saint Exupéry, gravée dans le marbre au siège de notre obédience, résume parfaitement le sens de notre engagement : souscrire à un nouveau pacte social fondé sur la trilogie républicaine, la laïcité et la solidarité. Il doit nous guider dans notre action. Je remercie les loges du Grand Orient de France d’avoir pris l’initiative de ce colloque qui met en perspective les droits des citoyens en état de vulnérabilité et les devoirs de la société envers eux. La pauvreté, la précarité, la marginalisation, l’exclusion, le comportement vis-à-vis de certaines minorités sont l’indice d’une absence de volonté politique claire que nous déplorons aujourd’hui.
 
 
Les principes de tolérance mutuelle, de respect des autres et de soi-même, de liberté absolue de conscience, l’attachement fondamental à la laïcité, font partie de notre Constitution. C’est dire combien la pratique du dialogue et de l’écoute réciproque s’inscrit dans la culture des francs-maçons du Grand Orient de France.
 
Mesdames et Messieurs les intervenants, nous attendons beaucoup de votre réflexion et de vos propositions.
 
Je vous remercie.

Publié avec l'aimable autorisation de :
Jean-Philippe Marcovici

3037-5 L'EDIFICE  -  contact@ledifice.net \