A
L’Est
d’Eden
« Les idées ne
mènent pas le
monde, mais rien d’humain ne dure ni ne grandit sans elles.
» (moi-même !)
En
proposant les principes d’Education et de Transmission comme
premier thème de
travail nous souhaitons engager notre obédience dans une
réflexion, toujours
d’actualité, et dont les conclusions puissent
« servir » la cité. Nous devons
donc dépasser la pure spéculation intellectuelle,
pour engager notre travail
dans l’action et honorer en cela notre part de
maçonnerie opérative.
Nous
caressons l’ambition à la GLCS de bousculer le
confort des consciences, de
désenclaver les traditions et pourquoi pas
d’influer sur des décisions. Nos
sociétés ont besoin de retrouver le chemin du
sens, elles ont besoin de
redécouvrir les richesses du rêve, du mythe ou de
l’utopie. C’est parce
qu’elles semblent être en panne de projets et de
perspectives, que les extrêmes
occupent le champ en jachère de la conscience et de la
spiritualité.
Puisque
nous caressons l’ambition d’inciter le politique
à prendre en compte notre
réflexion, nous pourrions par exemple proposer le lancement
d’un concours : Imaginons
la cité idéale.
Et
parmi les projets d’architectes, nous pourrions
être appelés à « plancher
» sur
une « reconstruction » des mentalités,
des comportements et des règles de vie
en humanité, avec notre mode de pensée original,
spirituel et universel.
Pour
cela, comme nous le suggérait en comité un
apprenti, notre premier apprenti,
nous devons avoir un cadre aux questions à
l’étude de nos loges, une
organisation dans notre travail de réflexion, une
méthode et un modèle. Un
modèle qui nous serve de perspective commune, un
modèle que chaque frère et
chaque soeur pourra enrichir en apportant sa pierre à
l’édification de cette
cité idéale que nous avons appelée
« Utopie ».
Il
appartiendra alors à chaque intervenant d’avoir
toujours à l’esprit cette
finalité essentielle : donner à penser le
modèle, le cadre de vie ou la loi
idéal, dans une cité dont nous acceptons sans
scrupule qu’elle puisse être
mythique et par la même utopique.
Il
m’incombe de plancher le premier sur ce thème.
J’ai donc tout naturellement
choisi de commencer par le commencement, d’évoquer
la Genèse, l’histoire des
origines, et d’y révéler les failles,
les manquements, les désordres, tout ce
qui s’est déjà passé, mal
passé, et qui aurait dû nous inciter à
plus de
clairvoyance.
Je vous
propose donc qu’ensemble ce soir nous tentions de
décrypter un passé mythique
pour esquisser les contours d’un futur utopique !
J’ai choisi pour cela, le
premier couple de l’histoire de
l’humanité, le premier embryon de
société et la
première famille constituée.
Il y
avait mille façons d’aborder les échecs
de leur éducation et de leur
transmission, ou plutôt de l’absence
d’éducation et de transmission. Par goût
personnel, j’étais enclin à traiter le
sujet et à disséquer leurs comportements
par la philosophie et l’exégèse, mais
eu égard à la finalité de notre
engagement, j’ai choisi l’abord sociologique,
parfois même psychanalytique.
Comme
cette approche est nouvelle
pour moi, je vous demande de bien vouloir en pardonner le style et de
nous
aider par vos questions et vos apports à enrichir ce travail
que j’ai appelé :
« A l’Est d’Eden. »
Nous vivons un temps de
désillusion.
C’est vrai aujourd’hui,
comme ça l’a été
à l’origine.
Parce que comme le dit le prophète
Jérémie, nous
n’avons hérité que mensonges de nos
pères. L’épouse Eve,
trompée par le
serpent, va mentir à Adam son mari, qui se mentira
à lui-même, et ensemble ils
mentiront par omission à leurs enfants Caïn et
Abel, enfants sans amour, sans
caresse, sans règles de vie, sans éducation.
Voilà
peut-être pourquoi les enfants rêvent
d’autonomie et
s’imaginent pouvoir vivre selon leurs propres lois,
réinventées, idéalisées ;
leurs propres codes, leurs propres langages dont ils
lacèrent, écorchent,
humilient les règles de base que les maîtres
enseignent.
Vertige
d’indépendance, panique, qui conduit
inévitablement
à l’isolement dans l’autonomie et qui
aboutit inexorablement à la révolte.
Cette révolte qui a la couleur de la liberté,
mais qui n’en est qu’une pâle
contrefaçon. En effet, la révolte immobilise dans
l’attitude du refus, dans
l’obstination du rejet et dans l’impasse
d’un nouveau mensonge.
Nous retiendrons donc cette
première leçon qui veut que nous
ayons à casser ce cercle infernal du mensonge de nos
maîtres, de nos parents,
de nos dirigeants qui entraîne une révolte
stérile et un enfermement dans la
chimère d’un nouveau mensonge.
Nous sommes loin,
très loin de l’Emile de J.J. Rousseau,
élève devenu homme, mari et père, qui
s’adressait en ces termes à son vieux
précepteur : « Restez le
maître des jeunes maîtres. Conseillez-nous,
gouvernez-nous, nous serons dociles. Tant que je vivrai
j’aurai besoin de vous.
J’en ai plus besoin que jamais maintenant que mes fonctions
d’homme commencent.
Vous avez rempli les vôtres ; guidez-moi pour vous imiter, et
reposez-vous, il
en est temps. » Une déclaration que
j’aurais tant aimé dire à mon
père et
que j’aimerais tant entendre, un jour, de mes enfants !
Mais ne rêvons pas
trop et essayons modestement d’ouvrir un
volet sur l’avenir de cette cité,
appelée utopique.
Pour cela, sans
piétisme naïf, nous tenterons de renouer
avec l’histoire, avec un passé et des textes qui
nous ont racontés de belles
réussites, mais aussi de dramatiques échecs.
Echecs faits d’erreurs, de
mensonges, de fourberies de ces lointaines familles,
évoqués peut-être pour
nous laisser inventer dans des non-dits, une manière
d’être véritablement humains.
Mais ce retour à la
mémoire ne serait qu’une vulgaire
régression s’il n’était
garanti par un projet fondé sur la spiritualité
et sur
l’ouverture à toutes les cultures,
littéralement conforme au patronyme de notre
obédience, la bien nommée !
Il y a cependant paradoxe
à vouloir nous dégager de
l’emprise du passé et en même temps
à retrouver, dans leur pureté, les
intuitions de l’origine, car le retour à
l’ordre, à la tradition fossile,
pourrait être une mauvaise rechute dans
l’ornière.
Ne craignons pas de rompre avec
un passé simple pour renouer
avec un passé antérieur, si riche
d’enseignements et véritable exemple de vies
sous le voile des symboles ou des allégories.
Un
exégète
écrivait : « Dans la Bible, Moïse ne
parle nulle part ni de l’âme, ni de son
immortalité, ni d’une vie future, ni
d’une récompense ou d’une punition dans
une autre vie, ni d’un paradis céleste ou
d’un enfer. Il ne s’occupe que de
cette vie, de la société actuelle, du temporel,
du bonheur sur terre, sans
jamais dire un mot sur un bonheur dans une autre vie spirituelle
».
Mettons à nu les
réalités de la vie sensible pour prendre
conscience du poids réel des choses, que des
siècles de latence et
d’abstraction avaient émoussée.
Etudions alors
l’humanité, celle du sixième jour,
masculine
et féminine à la fois qui, par sa
sexualité indéfinie, prouve qu’elle
peut être
universellement indifférenciée.
Et l’histoire nous
dit que la cassure de cette « entente
sexuellement cordiale », du moins à
l’origine, va faire émerger du septième
jour, une individualisation narcissique et meurtrière.
L’ «
adamicité » est donc à la fois une
vocation, un
cheminement et une source de virtualités, mais en aucun cas
une essence.
Adam n’est pas le
père de l’humanité, il est
l’humanité. Il
est l’humanité en tant qu’elle ne peut
pas être engendrée, puisque antérieure
au temps.
Alors que la vie
éternelle lui était promise, le texte nous
dit qu’Adam vivra cent trente ans. Mais savait-il seulement
qu’en transgressant
la Loi, il se condamnait à mort ?
Là le texte devient
paradoxal. D’une part il nous décrit
Adam mal dans sa solitude et d’autre part il
décrit, avec un luxe de détails,
les incompatibilités d’humeur, de co-existence de
ce premier embryon de
société.
Que voulait donc nous dire
l’histoire ? A qui impute-t-elle
la faute ? Au projet divin, au désir humain de
l’Adam, à l’envie gourmande
d’Eve, à la tentation ondulante du serpent, ou
bien à la nature avec ses arbres
provocants plantés à l’Est
d’Eden ?
A cette provocation de
l’histoire, notre tentation sera de
chercher une réponse. Et puisqu’il est fait
état d’un testament, ouvrons-le !
Et là, la Bible testamentaire nous dit que la
première part d’héritage
léguée
aux enfants de la première humanité fut un fatal
attrait pour le meurtre et un
goût morbide de la mort, au-delà de tous liens,
fussent-ils fraternels.
Ce premier brouillon
d’une famille à visage humain, va nous
dévoiler dans sa désunion, cette
impossibilité du vivre avec l’autre. Elle va
nous décrypter l’infernale mécanique
« tue-frère ».
Le texte est
énigmatique, tantôt il évoque Adam non
comme un
nom propre, mais comme ébauche de l’homme ; et
tantôt il parle de « l’Adam »,
c’est à dire l’humanité.
Adam, l’homme, serait donc conçu comme le destin
de
l’Adam, de l’humanité.
En Ge 4,1-8 nous lisons
« et l’Adam connut Eve sa femme ».
Le destin se conjugue donc au
féminin. La femme est bien le
destin de l’homme. Il apparaît alors
évident que et embryon d’humanité,
confronté à sa seule existence, avait besoin
d’un pendant pour exister. Comme
si l’homme, dans sa solitude narcissique dans le jardin
d’Eden, aussi
gratifiante fut-elle, avait besoin de casser le miroir, de se plonger
en eaux
troubles, celles qui déforment notre reflet
égoïste.
La question de
l’individualité suit donc immédiatement
celle
de l’humanité. Adam est le nom
générique, entier, de la première
génération et
ses fils vont exister pour dévoiler
l’individualité à la
deuxième génération. A
ce moment de l’histoire, le plan est tout sauf social !
Chacun pour soi et Dieu
seul sait vraiment pour qui !
Il y a donc bien eu un premier
couple, vécu comme une
première difficulté à vivre ensemble,
Puis une première famille, projet en
échec dés sa « conception »
(conception dont on n’a d’ailleurs aucun modus
opérandi !)
Que dit Eve, notre
première maman ? elle dit, textuellement
: « j’ai acquis une
individualité ajustée au Tétragramme »,
c’est à dire
littéralement « j’ai eu un enfant avec
Dieu ! ». Et immédiatement après, il
est
dit : « en outre, elle engendra son
frère Abel ».
C’est dans ce climat
particulier que Caïn vient au monde,
comme une sorte de demi-dieu, dans un Jardin passablement
effeuillé. Né de père
inconnu, il est néanmoins le fils de la femme ; alors
qu’Abel, dont le nom
signifie l’insignifiance, arrive dans ce monde mal remis du
tohu-bohu, comme un
« rajout », « En outre …
» dit le texte.
L’un des
frères, l’aîné est essentiel,
destiné à dominer la
création, l’autre, le puîné
est superflu. Pourtant, Hevel, le second
fils, aurait pu être un second souffle, comme son nom
l’indique, pour cette
famille en décomposition. Mais c’est la
hiérarchie qui s’est instaurée, le
maître garde le privilège de la raison,
l’esclave exécute. Comme Rémus
incarnant l’esprit civique face à
Rémulus présenté comme une menace pour
le
groupe.
Les deux frères
pourraient être complémentaires, ils sont
antagonistes.
Abel, le transhumant, applique
sa loi au bétail soumis,
docile, domestiqué ; et Caïn, le besogneux, subit
la loi de la nature, de la
croissance des végétaux.
Paradoxe des
hiérarchies, paradoxe des perspectives. Abel
doit se tenir à l’écart de son
frère et du sol, il est nomade et refuse de
s’installer dans un lieu d’exil. Mais où
va-t-il ? Le nomade se veut présent au
devenir du monde, mais sans jamais s’y mêler.
Voilà pourquoi le statut du
nomade, de l’errant, va se modifier très
sensiblement au fil du temps.
Plus Caïn
s’enracine et s’emmêle au sol
d’exil, plus Abel se
détourne de lui pour préserver la
pureté de son dessein. Et plus Caïn est
livré
à lui-même, méprisé de son
frère, plus il se laisse emporter par le vertige de
son travail sans principes. Seul impératif, produire,
privilégier la quantité,
l’effet de masse, à la qualité. Rien ne
le détrompe de ce sentiment de
puissance qu’il éprouve dans la peine
qu’il prend. Pendant qu’Abel esquive et laisse
en suspend tout contact, toute visite si temporaire soit-elle au
frère
sédentaire. Abel est toujours ailleurs et jamais
là où il faut quand il le
faut.
Entre le jeune
appétit de maîtrise de Caïn, vert et
turbulent, et l’exigence d’Abel, trop
entière, il ne peut y avoir dans la
rencontre que heurt et incompréhension.
Caïn attestera par son
meurtre que seule l’épreuve de force
va décider de qui possède l’essence
adamique, définitivement.
Pour Abel, il était
bon pour lui que ses parents ne lui
soient plus rien, eux qui avaient failli. Il est essentiel pour lui de
prendre
ses distances à l’égard d’une
fatalité de leurs lacunes.
« Tu
honoreras ton père et ta mère »
dit notre
cinquième Commandement. Si honorer c’est estimer,
apprécier, c’est aussi discriminer.
Abel rend ainsi justice à ses parents, mais seulement comme
fondateurs. Il
s’émancipe de leur autorité. Il veut
brûler l’étape humaine du
septième jour.
Caïn, lui, est un
prématuré. Il ne comprend que la
réalité
du troisième jour de la Création. Il
n’est encore qu’au stade
végétal.
Son travail est donc doublement
aléatoire, oeuvre d’un être
inapte sur un sol inadéquat.
Il croit
qu’être le fils d’Adam, c’est
travailler, alors que
ce travail est à situer dans la perspective d’une
reprise de la Création, de
son achèvement, selon la ressemblance au divin. En
s’identifiant à sa fonction,
il transmue son incomplétude en perversité.
Travailler pour travailler devient
pour lui la référence ultime,
délirante. Caïn se trouve
entraîné dans
l’idolâtrie de sa fonction et
s’épuise au service d’un travail
faussé, qui ne
peut le mener qu’au « retour à la
poussière ».
Un
travail qui ne correspond pas, ou ne correspond plus, à
un projet ne peut donc pas être agréé.
Comme aujourd’hui ces institutions
fossilisées dans des slogans, ankystées dans
l’ignorance de l’autre, fut-il
frère, et absentes des débats et de
l’action.
Quand il n’y a plus
de réflexion, il n’y a plus de parole et
il n’y a plus de vie. Et entre le dialogue et le mutisme, ce
sera le meurtre
qui sera l’arbitre.
« Et
Caïn dit à Abel : et il le tua. » C’est
littéralement ce qui est écrit. Quand
Caïn tente le dialogue, Abel lui oppose
le mépris. C’est la fureur et le
désespoir qui seront leurs seuls
interlocuteurs à l’Est d’Eden. Ils sont
tous deux coupables.
Notre monde meurt encore
aujourd’hui de cette fatale
incompréhension.
Si la réussite de la
fraternité est un enjeu sans égal,
cette première rencontre de deux frères en sera
le contre-exemple absolu, suivi
de près par celui d’Isaac et
d’Ismaël, de Jacob et d’Esaü ou
de Joseph et ses
frères. Véritable saga de frères
ennemis.
Le malentendu naît de
ce que Caïn ne considère Abel que
comme un alter ego qui réussit là où
lui vient d’échouer, parce que plus habile
ou plus chanceux. Il confond la domination avec la possession. Abel ne
peut
voir en Caïn qu’un cultivateur et non un
frère ; et Caïn ne voit que des ovins
encombrer ses champs.
L’histoire ne
conclura en faveur ni de Caïn ni d’Abel. La
terre mal guérie de son chaos primordial répugne
à rentrer dans l’ordre. En ce
qu’il est issu de la poussière, l’Adam,
l’humanité, résiste mal à la
fascination de « retourner à la
poussière ».
Voilà
d’ailleurs en quels
termes le psychologue Claude Birman nous interpelle : « L’humanité
entière
est-elle embarquée dans l’aventure de
Caïn ? Si l’on en reste là, les
possibilité d’avenir se trouvent
limitées à une triste alternative : au pire,
un échec absolu à court terme, qui transforme en
peine capitale le simple
bannissement signifié à Adam ; au mieux, une
survie sans illusions, dans la
contingence, bercée par le prêchi-prêcha
des moralistes, crispés dans l’art
d’éviter le pire, habiles à compenser
le manque de saveur d’un présent
prudemment étriqué par la promesse
d’hypothétiques jours meilleurs.
»
Le constat est douloureux.
Souvenons-nous, la première
génération cohabitait dans le silence et la
deuxième génération s’est
isolée,
exilée elle aussi dans l’absence de communication.
Le premier verset du premier
chapitre du premier livre de la
Bible, Béréshit, pose le problème de
l’anarchie, d’un commencement dans le
tohu-bobu ; et comme en réponse à
cette question soumise à l’humanité en
devenir, le prologue de Jean va dire qu’au
commencement était la Parole.
Entre ces deux temps de
l’histoire biblique, c’est la parole
(et la Parole) qui veut se poser comme lien possible entre les cultures
et
entre les générations.
Mais Abel est mort et avec lui
la possibilité que son
intention aboutisse. Sa mort fige une situation inachevée et
Caïn se livrera à
l’errance. Privée de repère, sa
descendance sera de plus en plus erratique,
jusqu’à ce que sa lignée soit
totalement effacée avec le déluge.
Alors quel recours aurait-on pu
imaginer pour la postérité
adamique ? Et de quoi la Bible nous parle-t-elle ? Après
avoir évoqué les tares
d’une mésalliance Adam et Eve fondée
sur la recherche narcissique d’un autre
soi-même, elle nous parle d’une Alliance comme
solution aux crises qui
s’annoncent.
Adam, en attente de sa
mutation, de son animation, va
recevoir en plein visage, dans ses narines, ce souffle de vie qui va
révéler
l’identité de soi.
Mais que faire de ce
« je » ? L’anti-couple
Caïn-Abel, le «
nous » primordial, va briser cette identité
prometteuse dans une forme
d’inhumanité, humanité informe.
Nous
ne sommes « hommes » que dans la mesure
où nous ne
sommes ni Caïn ni Abel.
Les individus d’Eden n’ont qu’un point
commun, qu’une oeuvre
potentiellement commune : prendre soin du jardin.
D’abord tiré du sol, l’homme va devoir
le travailler, le
cultiver, se le rendre conforme. Gloire au travail dit-on en
franc-maçonnerie !
Mais le travail de Caïn est cyclique, tout n’est que
recommencement, répétition sans renouvellement,
sans invention, sans
originalité, sans utopie.
Si Caïn travaille le sol, il ignore qu’il a aussi
à le
garder pour mieux le transmettre.
Rappelez-vous le constat de
Caïn : « Je ne savais pas que
j’étais le gardien de mon frère ».
Voilà la première lacune d’une
transmission non assumée. La garde
évoquée par
Caïn est occultée simultanément
quant au sol et quant à soi. Ce manque de transmission
prédispose Caïn aux
mêmes défaillances que sa mère, il
hérite de
la « possessivité » d’Eve, de
ce
caractère équivoque qui consiste à
« prendre
possession ». Caïn est son fils,
parce que comme elle, il méconnaît
l’ordre de garder.
Si Eve est responsable, elle
n’est pas la seule coupable.
Adam est en flagrant délit de manque de vigilance. Sa
désinvolture, son
désintérêt pour son couple, pour sa
famille, pour son jardin, rend la relation
au sol totalement désorganisée. Le sol sera
maudit à cause lui.
C’est la
dérégulation, la désorganisation qui
fait la faute.
Voilà un sol chaotique, un couple
désorganisé, une génération
sans règle !
C’est la même race d’hommes qui va se
porter tantôt vers le meurtre, tantôt
vers un au-delà du meurtre.
Alors que met la nature
à notre disposition pour échapper au
terrorisme qui oppose l’humain à
l’inhumain ?
L’exil hors du jardin
d’Eden était-il fatal, et est-il
immanent à la défaillance ?
Le texte nous dit
qu’à chaque fois que des hommes inclinent
à renoncer à leur rôle de «
veilleurs », ils ont affaire au « serpent
» qui
menace de subvertir leur ressemblance au divin. C’est
l’animalité qui prend
alors le dessus sur l’hominisation de
l’humanité.
Néanmoins, tant que
la défaillance n’est pas absolue, tant
que le genre humain ne s’auto anéantit pas, la
réparation est possible. Elle
prend le nom de tikoun ou rédemption.
D’Ailleurs, Adam et
Eve ne vont pas jusqu’au bout de
l’interdit, ils mangent du fruit de l’arbre
réservé, mais non pas de l’arbre
lui-même.
Mais Caïn, soumis
à son
énorme mécanique boulimique, met
immédiatement hors jeu la temporalité,
c’est
à dire l’éventualité
d’un avenir
différent, il préfère
s’installer dans la
finitude plutôt que d’hésiter dans
l’incertitude.
Tout comme Abel, qui aurait
préféré attendre le temps
d’une
convergence possible avec son frère, mais il suit
Caïn, il l’imite et se
retrouve privé de sa potentialité. Son nomadisme
ne se justifie plus qu’en
lui-même, il est défaillant tout comme
l’a été Adam son père fuyant
sa
responsabilité devant le serpent, et comme l’a
été Eve sa mère, subjuguée
en
découvrant que l’arbre interdit pouvait
être bon.
Mais le texte nous dit que si
riche et si bonne soit la
nature, il n’est pas permis d’y puiser sans
retenue. Si l’offrande de Caïn,
composée des fruits de la terre, mais non des
prémices, des premiers fruits,
apparaît irrecevable tant dans sa forme que dans sa nature,
celle d’Abel, de
présenter les premiers-nés de ses troupeaux,
pourtant bonne dans sa forme va
s’avérer quasiment vide de contenu.
Elle
sera pourtant agréée, parce que, nous dit le
qabaliste
Charles Mopsick, « toute vraie subsistance
réside dans sa filiation. »
Et l’offrande de
Caïn sera occultée, non comme un décret,
mais plutôt comme un constat. Sous le masque du
zèle de Caïn on découvre
l’arrogance, la fureur toute nue, le délire
inhérent à sa personnalité non
constituée.
J.J. Rousseau
écrivait : « Si nous voulions
être toujours
sages, rarement aurions-nous besoin d’être
vertueux. Mais des penchants faciles
à surmonter nous entraînent et insensiblement nous
tombons dans des situations
périlleuses … »
Et comme ce qui vaut pour
l’éthique, vaut à fortiori pour la
politique, Rousseau poursuit : « la
fréquence des supplices, ou du
terrorisme, est toujours un signe de la faiblesse ou de la paresse dans
un
pouvoir. Pour un gouvernement fort, il n’y a point de
méchant qu’on ne puisse
rendre bon à quelque chose. »
Le désaveu de
Caïn n’est donc pas une réprobation, mais
un
silence : circulez, il n’y a rien à approuver !
Quels avantages Caïn
et Abel pouvaient-ils donc trouver à
être les fils du premier couple de
l’humanité ? Ont-ils eu le bonheur enfantin
de serrer la main de leurs parents le soir en s’endormant ?
Ont-ils eu la joie
mutine d’écouter papa raconter des histoires
extraordinaires ? Se sont-ils
écorché leurs genoux d’enfants
espiègles dans le jardin d’Eden ? Se sont-ils
cachés derrière l’arbre de vie ?
Ont-ils gravé leurs initiales sur
l’écorce de
l’arbre de la connaissance du bien et du mal ? Et puis,
ont-ils joué avec leur
troisième frère Seth et leurs soeurs jumelles
dont parle le Midrash et
qu’évoque clairement
l’exégèse coranique ?
Après tant
d’interrogations, on ne peut imaginer un héritage
aussi considérable, s’avérer tellement
vain !
Et puis que dire de ces
enfants, abandonnés à eux-mêmes dans
les dédales d’Eden, à la recherche
d’une autorité défaillante ? Que dire
de ces
enfants rebelles, sans repère, sans tradition, sans culture
?
C’est là
tout le drame de ces premiers humains, à
l’école de
la « rue », individus immédiatement
majeurs et totalement libres, confrontés au
problème intemporel de constitution collective.
Au discours profane qui dit
« Comment penser la société
quand on est incapable de se penser soi-même ! » la
maxime maçonnique lui répond
en écho « Comment construire le temple de
l’humanité, si on est incapable de
polir sa pierre ? »
Pour effacer le propos
inaudible de nos ancêtres qui
parlaient la bouche pleine, pleine du fruit du désir,
sortons de notre état de
pierre brute, parlons, réinvestissons la parole et sortons
du mensonge ou du
prêt-à-penser mortifère.
Il y a une chance, un temps
possible entre une parole qui
est mensonge et un silence meurtrier.
Le serpent n’est pas
forcément programmé pour se mordre la
queue.
Alors, après avoir
balayé les folles erreurs de nos
ancêtres, après avoir tenté
d’interpréter les non-dits d’un texte
criant
d’actualité, après avoir
décalqué l’histoire de la
Genèse dans les histoires de
nos faits divers, nous avons l’impérieux devoir de
tirer leçon de ce constat
flagrant. Il nous reste à rêver ensemble un
projet, à le rêver éveillé.
Celui d’une
cité idéale que nous appellerions «
Utopie. »
Utopie est un grand jardin,
réplique d’Eden. Il y a des
arbres, des cours d’eau, des animaux et des gens. Il y a tout
ce que le projet
initial avait prévu.
Alors, me direz-vous, que nous
reste-t-il à imaginer ?
Rien ! Oui rien. Je suis
persuadé que nous n’avons plus rien
à imaginer, mais il nous reste cependant « tout
à faire. »
C’est là,
dans l’action, dans la mise en pratique effective
des plans de la planche tracée idéale que
réside l’unique invention
véritablement révolutionnaire, totalement
messianique.
L’enfer est pavé de bonnes intentions, nous
dit-on.
Faux ! L’enfer ne consume que ceux qui n’ont pas
accordé
l’intention à l’action.
Alors voici quelques propositions limitées à
notre propos de
ce soir.
Utopie
serait une cité-jardin dont nous pourrions revisiter
l’écologie,
bien au-delà des discours fumants, partisans, où
le vert ne serait que la
couleur de ses pelouses.
Et
puis au coeur de ce jardin, il y aurait une école, une
école de la vie.
Avec
trois classes, une classe « éducation »,
une classe « transmission »
et une classe « science-fiction. »
En
classe « éducation », les
élèves seraient … les parents !
Les
enfants dispenseraient des C.E.E., des Cours Elémentaires
d’Education.
Ce
seraient les enfants qui éduqueraient les parents, ces
générations usées
par le temps qui viendraient apprendre des enfants, la
pureté, la vérité, la
fougue, l’enthousiasme, et viendraient s’initier au
jeu de l’imagination, jeu
gratuit, spontané, généreux, souriant.
Ils
viendraient réapprendre à aimer la vie, donc
à la respecter.
La
classe « transmission » inverserait les
rôles. Ce seraient les
grands-parents et les parents qui viendraient appuyer les
maîtres pour
compléter l’enseignement du savoir par des C.T.P.,
des Cours de Transmission
Pratique. Les enfants recevraient ainsi le fruit des
expériences vécues, la
force d’une tradition vivante et sans cesse
renouvelée, le nectar de la sagesse
des ans. Ils apprendraient la cohérence de
l’autorité, dans l’amour,
l’intelligence, le respect et la rigueur.
La classe « science-fiction » imaginerait comment
naître au monde à … 60
ans, et comment accepter de retrouver les gargouillis enfantins en fin
de vie ! La vie à
l’envers.
Commencer
avec le poids de l’expérience pour
éviter les « erreurs de
jeunesse », puis avancer en âge en profitant de la
force de l’adolescence et
enfin terminer dans un sourire béat de
bébé !
Et puis, bien entendu, des
« récré ». Ces instants
magiques
où on pourrait crier, sans ironie « tout
le monde il est beau, tout le monde
il est gentil. » C’est possible !
C’est forcément possible de jouer sans tricher.
De rire aux éclats, sans calcul.
D’aller vers l’autre sans le mordre ou le griffer.
C’est forcément possible de privilégier
la générosité à
l’envie.
L’amour à la violence.
La vérité au mensonge.
C’est forcément possible d’aimer
être bien, pour redonner
sens au mot « valeur. »
Voilà,
ce ne sont que quelques pierres rudement taillées,
que quelques idées brutes.
Car comme nous en sommes
convenus, c’est en comité que nous
avanceront dans le détail de propositions plus
élaborées.
Et je terminerai cet
exposé comme je l’ai commencé en disant
: « les idées ne mènent pas
le monde, mais rien d’humain ne dure ni ne
grandit sans elles. »
J’ai dit.
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