GLSC

Loge : Loge Thomas More - Orient de Paris

28/10/2003


A L’Est d’Eden

« Les idées ne mènent pas le monde, mais rien d’humain ne dure ni ne grandit sans elles. » (moi-même !)

En proposant les principes d’Education et de Transmission comme premier thème de travail nous souhaitons engager notre obédience dans une réflexion, toujours d’actualité, et dont les conclusions puissent « servir » la cité. Nous devons donc dépasser la pure spéculation intellectuelle, pour engager notre travail dans l’action et honorer en cela notre part de maçonnerie opérative.

Nous caressons l’ambition à la GLCS de bousculer le confort des consciences, de désenclaver les traditions et pourquoi pas d’influer sur des décisions. Nos sociétés ont besoin de retrouver le chemin du sens, elles ont besoin de redécouvrir les richesses du rêve, du mythe ou de l’utopie. C’est parce qu’elles semblent être en panne de projets et de perspectives, que les extrêmes occupent le champ en jachère de la conscience et de la spiritualité.

Puisque nous caressons l’ambition d’inciter le politique à prendre en compte notre réflexion, nous pourrions par exemple proposer le lancement d’un concours : Imaginons la cité idéale.

Et parmi les projets d’architectes, nous pourrions être appelés à « plancher » sur une « reconstruction » des mentalités, des comportements et des règles de vie en humanité, avec notre mode de pensée original, spirituel et universel.

Pour cela, comme nous le suggérait en comité un apprenti, notre premier apprenti, nous devons avoir un cadre aux questions à l’étude de nos loges, une organisation dans notre travail de réflexion, une méthode et un modèle. Un modèle qui nous serve de perspective commune, un modèle que chaque frère et chaque soeur pourra enrichir en apportant sa pierre à l’édification de cette cité idéale que nous avons appelée « Utopie ».

Il appartiendra alors à chaque intervenant d’avoir toujours à l’esprit cette finalité essentielle : donner à penser le modèle, le cadre de vie ou la loi idéal, dans une cité dont nous acceptons sans scrupule qu’elle puisse être mythique et par la même utopique.

Il m’incombe de plancher le premier sur ce thème. J’ai donc tout naturellement choisi de commencer par le commencement, d’évoquer la Genèse, l’histoire des origines, et d’y révéler les failles, les manquements, les désordres, tout ce qui s’est déjà passé, mal passé, et qui aurait dû nous inciter à plus de clairvoyance.

Je vous propose donc qu’ensemble ce soir nous tentions de décrypter un passé mythique pour esquisser les contours d’un futur utopique ! J’ai choisi pour cela, le premier couple de l’histoire de l’humanité, le premier embryon de société et la première famille constituée.

Il y avait mille façons d’aborder les échecs de leur éducation et de leur transmission, ou plutôt de l’absence d’éducation et de transmission. Par goût personnel, j’étais enclin à traiter le sujet et à disséquer leurs comportements par la philosophie et l’exégèse, mais eu égard à la finalité de notre engagement, j’ai choisi l’abord sociologique, parfois même psychanalytique.

Comme cette approche est nouvelle pour moi, je vous demande de bien vouloir en pardonner le style et de nous aider par vos questions et vos apports à enrichir ce travail que j’ai appelé : « A l’Est d’Eden. »

Nous vivons un temps de désillusion. C’est vrai aujourd’hui, comme ça l’a été à l’origine. Parce que comme le dit le prophète Jérémie, nous n’avons hérité que mensonges de nos pères. L’épouse Eve, trompée par le serpent, va mentir à Adam son mari, qui se mentira à lui-même, et ensemble ils mentiront par omission à leurs enfants Caïn et Abel, enfants sans amour, sans caresse, sans règles de vie, sans éducation.

Voilà peut-être pourquoi les enfants rêvent d’autonomie et s’imaginent pouvoir vivre selon leurs propres lois, réinventées, idéalisées ; leurs propres codes, leurs propres langages dont ils lacèrent, écorchent, humilient les règles de base que les maîtres enseignent.

Vertige d’indépendance, panique, qui conduit inévitablement à l’isolement dans l’autonomie et qui aboutit inexorablement à la révolte. Cette révolte qui a la couleur de la liberté, mais qui n’en est qu’une pâle contrefaçon. En effet, la révolte immobilise dans l’attitude du refus, dans l’obstination du rejet et dans l’impasse d’un nouveau mensonge.

Nous retiendrons donc cette première leçon qui veut que nous ayons à casser ce cercle infernal du mensonge de nos maîtres, de nos parents, de nos dirigeants qui entraîne une révolte stérile et un enfermement dans la chimère d’un nouveau mensonge.

Nous sommes loin, très loin de l’Emile de J.J. Rousseau, élève devenu homme, mari et père, qui s’adressait en ces termes à son vieux précepteur : « Restez le maître des jeunes maîtres. Conseillez-nous, gouvernez-nous, nous serons dociles. Tant que je vivrai j’aurai besoin de vous. J’en ai plus besoin que jamais maintenant que mes fonctions d’homme commencent. Vous avez rempli les vôtres ; guidez-moi pour vous imiter, et reposez-vous, il en est temps. » Une déclaration que j’aurais tant aimé dire à mon père et que j’aimerais tant entendre, un jour, de mes enfants !

Mais ne rêvons pas trop et essayons modestement d’ouvrir un volet sur l’avenir de cette cité, appelée utopique.

Pour cela, sans piétisme naïf, nous tenterons de renouer avec l’histoire, avec un passé et des textes qui nous ont racontés de belles réussites, mais aussi de dramatiques échecs. Echecs faits d’erreurs, de mensonges, de fourberies de ces lointaines familles, évoqués peut-être pour nous laisser inventer dans des non-dits, une manière d’être véritablement humains.

Mais ce retour à la mémoire ne serait qu’une vulgaire régression s’il n’était garanti par un projet fondé sur la spiritualité et sur l’ouverture à toutes les cultures, littéralement conforme au patronyme de notre obédience, la bien nommée !

Il y a cependant paradoxe à vouloir nous dégager de l’emprise du passé et en même temps à retrouver, dans leur pureté, les intuitions de l’origine, car le retour à l’ordre, à la tradition fossile, pourrait être une mauvaise rechute dans l’ornière.

Ne craignons pas de rompre avec un passé simple pour renouer avec un passé antérieur, si riche d’enseignements et véritable exemple de vies sous le voile des symboles ou des allégories.

Un exégète écrivait : « Dans la Bible, Moïse ne parle nulle part ni de l’âme, ni de son immortalité, ni d’une vie future, ni d’une récompense ou d’une punition dans une autre vie, ni d’un paradis céleste ou d’un enfer. Il ne s’occupe que de cette vie, de la société actuelle, du temporel, du bonheur sur terre, sans jamais dire un mot sur un bonheur dans une autre vie spirituelle ».

Mettons à nu les réalités de la vie sensible pour prendre conscience du poids réel des choses, que des siècles de latence et d’abstraction avaient émoussée.

Etudions alors l’humanité, celle du sixième jour, masculine et féminine à la fois qui, par sa sexualité indéfinie, prouve qu’elle peut être universellement indifférenciée.

Et l’histoire nous dit que la cassure de cette « entente sexuellement cordiale », du moins à l’origine, va faire émerger du septième jour, une individualisation narcissique et meurtrière.

L’ « adamicité » est donc à la fois une vocation, un cheminement et une source de virtualités, mais en aucun cas une essence.

Adam n’est pas le père de l’humanité, il est l’humanité. Il est l’humanité en tant qu’elle ne peut pas être engendrée, puisque antérieure au temps.

Alors que la vie éternelle lui était promise, le texte nous dit qu’Adam vivra cent trente ans. Mais savait-il seulement qu’en transgressant la Loi, il se condamnait à mort ?

Là le texte devient paradoxal. D’une part il nous décrit Adam mal dans sa solitude et d’autre part il décrit, avec un luxe de détails, les incompatibilités d’humeur, de co-existence de ce premier embryon de société.

Que voulait donc nous dire l’histoire ? A qui impute-t-elle la faute ? Au projet divin, au désir humain de l’Adam, à l’envie gourmande d’Eve, à la tentation ondulante du serpent, ou bien à la nature avec ses arbres provocants plantés à l’Est d’Eden ?

A cette provocation de l’histoire, notre tentation sera de chercher une réponse. Et puisqu’il est fait état d’un testament, ouvrons-le ! Et là, la Bible testamentaire nous dit que la première part d’héritage léguée aux enfants de la première humanité fut un fatal attrait pour le meurtre et un goût morbide de la mort, au-delà de tous liens, fussent-ils fraternels.

Ce premier brouillon d’une famille à visage humain, va nous dévoiler dans sa désunion, cette impossibilité du vivre avec l’autre. Elle va nous décrypter l’infernale mécanique « tue-frère ».

Le texte est énigmatique, tantôt il évoque Adam non comme un nom propre, mais comme ébauche de l’homme ; et tantôt il parle de « l’Adam », c’est à dire l’humanité. Adam, l’homme, serait donc conçu comme le destin de l’Adam, de l’humanité.

En Ge 4,1-8 nous lisons « et l’Adam connut Eve sa femme ».

Le destin se conjugue donc au féminin. La femme est bien le destin de l’homme. Il apparaît alors évident que et embryon d’humanité, confronté à sa seule existence, avait besoin d’un pendant pour exister. Comme si l’homme, dans sa solitude narcissique dans le jardin d’Eden, aussi gratifiante fut-elle, avait besoin de casser le miroir, de se plonger en eaux troubles, celles qui déforment notre reflet égoïste.

La question de l’individualité suit donc immédiatement celle de l’humanité. Adam est le nom générique, entier, de la première génération et ses fils vont exister pour dévoiler l’individualité à la deuxième génération. A ce moment de l’histoire, le plan est tout sauf social ! Chacun pour soi et Dieu seul sait vraiment pour qui !

Il y a donc bien eu un premier couple, vécu comme une première difficulté à vivre ensemble, Puis une première famille, projet en échec dés sa « conception » (conception dont on n’a d’ailleurs aucun modus opérandi !)

Que dit Eve, notre première maman ? elle dit, textuellement : « j’ai acquis une individualité ajustée au Tétragramme », c’est à dire littéralement « j’ai eu un enfant avec Dieu ! ». Et immédiatement après, il est dit : « en outre, elle engendra son frère Abel ».

C’est dans ce climat particulier que Caïn vient au monde, comme une sorte de demi-dieu, dans un Jardin passablement effeuillé. Né de père inconnu, il est néanmoins le fils de la femme ; alors qu’Abel, dont le nom signifie l’insignifiance, arrive dans ce monde mal remis du tohu-bohu, comme un « rajout », « En outre … » dit le texte.

L’un des frères, l’aîné est essentiel, destiné à dominer la création, l’autre, le puîné est superflu. Pourtant, Hevel, le second fils, aurait pu être un second souffle, comme son nom l’indique, pour cette famille en décomposition. Mais c’est la hiérarchie qui s’est instaurée, le maître garde le privilège de la raison, l’esclave exécute. Comme Rémus incarnant l’esprit civique face à Rémulus présenté comme une menace pour le groupe.

Les deux frères pourraient être complémentaires, ils sont antagonistes.

Abel, le transhumant, applique sa loi au bétail soumis, docile, domestiqué ; et Caïn, le besogneux, subit la loi de la nature, de la croissance des végétaux.

Paradoxe des hiérarchies, paradoxe des perspectives. Abel doit se tenir à l’écart de son frère et du sol, il est nomade et refuse de s’installer dans un lieu d’exil. Mais où va-t-il ? Le nomade se veut présent au devenir du monde, mais sans jamais s’y mêler. Voilà pourquoi le statut du nomade, de l’errant, va se modifier très sensiblement au fil du temps.

Plus Caïn s’enracine et s’emmêle au sol d’exil, plus Abel se détourne de lui pour préserver la pureté de son dessein. Et plus Caïn est livré à lui-même, méprisé de son frère, plus il se laisse emporter par le vertige de son travail sans principes. Seul impératif, produire, privilégier la quantité, l’effet de masse, à la qualité. Rien ne le détrompe de ce sentiment de puissance qu’il éprouve dans la peine qu’il prend. Pendant qu’Abel esquive et laisse en suspend tout contact, toute visite si temporaire soit-elle au frère sédentaire. Abel est toujours ailleurs et jamais là où il faut quand il le faut.

Entre le jeune appétit de maîtrise de Caïn, vert et turbulent, et l’exigence d’Abel, trop entière, il ne peut y avoir dans la rencontre que heurt et incompréhension.

Caïn attestera par son meurtre que seule l’épreuve de force va décider de qui possède l’essence adamique, définitivement.

Pour Abel, il était bon pour lui que ses parents ne lui soient plus rien, eux qui avaient failli. Il est essentiel pour lui de prendre ses distances à l’égard d’une fatalité de leurs lacunes.

« Tu honoreras ton père et ta mère » dit notre cinquième Commandement. Si honorer c’est estimer, apprécier, c’est aussi discriminer. Abel rend ainsi justice à ses parents, mais seulement comme fondateurs. Il s’émancipe de leur autorité. Il veut brûler l’étape humaine du septième jour.

Caïn, lui, est un prématuré. Il ne comprend que la réalité du troisième jour de la Création. Il n’est encore qu’au stade végétal.

Son travail est donc doublement aléatoire, oeuvre d’un être inapte sur un sol inadéquat.

Il croit qu’être le fils d’Adam, c’est travailler, alors que ce travail est à situer dans la perspective d’une reprise de la Création, de son achèvement, selon la ressemblance au divin. En s’identifiant à sa fonction, il transmue son incomplétude en perversité. Travailler pour travailler devient pour lui la référence ultime, délirante. Caïn se trouve entraîné dans l’idolâtrie de sa fonction et s’épuise au service d’un travail faussé, qui ne peut le mener qu’au « retour à la poussière ».

Un travail qui ne correspond pas, ou ne correspond plus, à un projet ne peut donc pas être agréé. Comme aujourd’hui ces institutions fossilisées dans des slogans, ankystées dans l’ignorance de l’autre, fut-il frère, et absentes des débats et de l’action.

Quand il n’y a plus de réflexion, il n’y a plus de parole et il n’y a plus de vie. Et entre le dialogue et le mutisme, ce sera le meurtre qui sera l’arbitre.

« Et Caïn dit à Abel : et il le tua. » C’est littéralement ce qui est écrit. Quand Caïn tente le dialogue, Abel lui oppose le mépris. C’est la fureur et le désespoir qui seront leurs seuls interlocuteurs à l’Est d’Eden. Ils sont tous deux coupables.

Notre monde meurt encore aujourd’hui de cette fatale incompréhension.

Si la réussite de la fraternité est un enjeu sans égal, cette première rencontre de deux frères en sera le contre-exemple absolu, suivi de près par celui d’Isaac et d’Ismaël, de Jacob et d’Esaü ou de Joseph et ses frères. Véritable saga de frères ennemis.

Le malentendu naît de ce que Caïn ne considère Abel que comme un alter ego qui réussit là où lui vient d’échouer, parce que plus habile ou plus chanceux. Il confond la domination avec la possession. Abel ne peut voir en Caïn qu’un cultivateur et non un frère ; et Caïn ne voit que des ovins encombrer ses champs.

L’histoire ne conclura en faveur ni de Caïn ni d’Abel. La terre mal guérie de son chaos primordial répugne à rentrer dans l’ordre. En ce qu’il est issu de la poussière, l’Adam, l’humanité, résiste mal à la fascination de « retourner à la poussière ».

Voilà d’ailleurs en quels termes le psychologue Claude Birman nous interpelle : « L’humanité entière est-elle embarquée dans l’aventure de Caïn ? Si l’on en reste là, les possibilité d’avenir se trouvent limitées à une triste alternative : au pire, un échec absolu à court terme, qui transforme en peine capitale le simple bannissement signifié à Adam ; au mieux, une survie sans illusions, dans la contingence, bercée par le prêchi-prêcha des moralistes, crispés dans l’art d’éviter le pire, habiles à compenser le manque de saveur d’un présent prudemment étriqué par la promesse d’hypothétiques jours meilleurs. »

Le constat est douloureux. Souvenons-nous, la première génération cohabitait dans le silence et la deuxième génération s’est isolée, exilée elle aussi dans l’absence de communication.

Le premier verset du premier chapitre du premier livre de la Bible, Béréshit, pose le problème de l’anarchie, d’un commencement dans le tohu-bobu ; et comme en réponse à cette question soumise à l’humanité en devenir, le prologue de Jean va dire qu’au commencement était la Parole.

Entre ces deux temps de l’histoire biblique, c’est la parole (et la Parole) qui veut se poser comme lien possible entre les cultures et entre les générations.

Mais Abel est mort et avec lui la possibilité que son intention aboutisse. Sa mort fige une situation inachevée et Caïn se livrera à l’errance. Privée de repère, sa descendance sera de plus en plus erratique, jusqu’à ce que sa lignée soit totalement effacée avec le déluge.

Alors quel recours aurait-on pu imaginer pour la postérité adamique ? Et de quoi la Bible nous parle-t-elle ? Après avoir évoqué les tares d’une mésalliance Adam et Eve fondée sur la recherche narcissique d’un autre soi-même, elle nous parle d’une Alliance comme solution aux crises qui s’annoncent.

Adam, en attente de sa mutation, de son animation, va recevoir en plein visage, dans ses narines, ce souffle de vie qui va révéler l’identité de soi.

Mais que faire de ce « je » ? L’anti-couple Caïn-Abel, le « nous » primordial, va briser cette identité prometteuse dans une forme d’inhumanité, humanité informe.

Nous ne sommes « hommes » que dans la mesure où nous ne sommes ni Caïn ni Abel.
Les individus d’Eden n’ont qu’un point commun, qu’une oeuvre potentiellement commune : prendre soin du jardin.
D’abord tiré du sol, l’homme va devoir le travailler, le cultiver, se le rendre conforme. Gloire au travail dit-on en franc-maçonnerie !
Mais le travail de Caïn est cyclique, tout n’est que recommencement, répétition sans renouvellement, sans invention, sans originalité, sans utopie.
Si Caïn travaille le sol, il ignore qu’il a aussi à le garder pour mieux le transmettre.

Rappelez-vous le constat de Caïn : « Je ne savais pas que j’étais le gardien de mon frère ». Voilà la première lacune d’une transmission non assumée. La garde évoquée par Caïn est occultée simultanément quant au sol et quant à soi. Ce manque de transmission prédispose Caïn aux mêmes défaillances que sa mère, il hérite de la « possessivité » d’Eve, de ce caractère équivoque qui consiste à « prendre possession ». Caïn est son fils, parce que comme elle, il méconnaît l’ordre de garder.

Si Eve est responsable, elle n’est pas la seule coupable. Adam est en flagrant délit de manque de vigilance. Sa désinvolture, son désintérêt pour son couple, pour sa famille, pour son jardin, rend la relation au sol totalement désorganisée. Le sol sera maudit à cause lui.

C’est la dérégulation, la désorganisation qui fait la faute. Voilà un sol chaotique, un couple désorganisé, une génération sans règle ! C’est la même race d’hommes qui va se porter tantôt vers le meurtre, tantôt vers un au-delà du meurtre.

Alors que met la nature à notre disposition pour échapper au terrorisme qui oppose l’humain à l’inhumain ?

L’exil hors du jardin d’Eden était-il fatal, et est-il immanent à la défaillance ?

Le texte nous dit qu’à chaque fois que des hommes inclinent à renoncer à leur rôle de « veilleurs », ils ont affaire au « serpent » qui menace de subvertir leur ressemblance au divin. C’est l’animalité qui prend alors le dessus sur l’hominisation de l’humanité.

Néanmoins, tant que la défaillance n’est pas absolue, tant que le genre humain ne s’auto anéantit pas, la réparation est possible. Elle prend le nom de tikoun ou rédemption.

D’Ailleurs, Adam et Eve ne vont pas jusqu’au bout de l’interdit, ils mangent du fruit de l’arbre réservé, mais non pas de l’arbre lui-même.

Mais Caïn, soumis à son énorme mécanique boulimique, met immédiatement hors jeu la temporalité, c’est à dire l’éventualité d’un avenir différent, il préfère s’installer dans la finitude plutôt que d’hésiter dans l’incertitude.

Tout comme Abel, qui aurait préféré attendre le temps d’une convergence possible avec son frère, mais il suit Caïn, il l’imite et se retrouve privé de sa potentialité. Son nomadisme ne se justifie plus qu’en lui-même, il est défaillant tout comme l’a été Adam son père fuyant sa responsabilité devant le serpent, et comme l’a été Eve sa mère, subjuguée en découvrant que l’arbre interdit pouvait être bon.

Mais le texte nous dit que si riche et si bonne soit la nature, il n’est pas permis d’y puiser sans retenue. Si l’offrande de Caïn, composée des fruits de la terre, mais non des prémices, des premiers fruits, apparaît irrecevable tant dans sa forme que dans sa nature, celle d’Abel, de présenter les premiers-nés de ses troupeaux, pourtant bonne dans sa forme va s’avérer quasiment vide de contenu.

Elle sera pourtant agréée, parce que, nous dit le qabaliste Charles Mopsick, « toute vraie subsistance réside dans sa filiation. »

Et l’offrande de Caïn sera occultée, non comme un décret, mais plutôt comme un constat. Sous le masque du zèle de Caïn on découvre l’arrogance, la fureur toute nue, le délire inhérent à sa personnalité non constituée.

J.J. Rousseau écrivait : « Si nous voulions être toujours sages, rarement aurions-nous besoin d’être vertueux. Mais des penchants faciles à surmonter nous entraînent et insensiblement nous tombons dans des situations périlleuses … »

Et comme ce qui vaut pour l’éthique, vaut à fortiori pour la politique, Rousseau poursuit : « la fréquence des supplices, ou du terrorisme, est toujours un signe de la faiblesse ou de la paresse dans un pouvoir. Pour un gouvernement fort, il n’y a point de méchant qu’on ne puisse rendre bon à quelque chose. »

Le désaveu de Caïn n’est donc pas une réprobation, mais un silence : circulez, il n’y a rien à approuver !

Quels avantages Caïn et Abel pouvaient-ils donc trouver à être les fils du premier couple de l’humanité ? Ont-ils eu le bonheur enfantin de serrer la main de leurs parents le soir en s’endormant ? Ont-ils eu la joie mutine d’écouter papa raconter des histoires extraordinaires ? Se sont-ils écorché leurs genoux d’enfants espiègles dans le jardin d’Eden ? Se sont-ils cachés derrière l’arbre de vie ? Ont-ils gravé leurs initiales sur l’écorce de l’arbre de la connaissance du bien et du mal ? Et puis, ont-ils joué avec leur troisième frère Seth et leurs soeurs jumelles dont parle le Midrash et qu’évoque clairement l’exégèse coranique ?

Après tant d’interrogations, on ne peut imaginer un héritage aussi considérable, s’avérer tellement vain !

Et puis que dire de ces enfants, abandonnés à eux-mêmes dans les dédales d’Eden, à la recherche d’une autorité défaillante ? Que dire de ces enfants rebelles, sans repère, sans tradition, sans culture ?

C’est là tout le drame de ces premiers humains, à l’école de la « rue », individus immédiatement majeurs et totalement libres, confrontés au problème intemporel de constitution collective.

Au discours profane qui dit « Comment penser la société quand on est incapable de se penser soi-même ! » la maxime maçonnique lui répond en écho « Comment construire le temple de l’humanité, si on est incapable de polir sa pierre ? »

Pour effacer le propos inaudible de nos ancêtres qui parlaient la bouche pleine, pleine du fruit du désir, sortons de notre état de pierre brute, parlons, réinvestissons la parole et sortons du mensonge ou du prêt-à-penser mortifère.

Il y a une chance, un temps possible entre une parole qui est mensonge et un silence meurtrier.

Le serpent n’est pas forcément programmé pour se mordre la queue.

Alors, après avoir balayé les folles erreurs de nos ancêtres, après avoir tenté d’interpréter les non-dits d’un texte criant d’actualité, après avoir décalqué l’histoire de la Genèse dans les histoires de nos faits divers, nous avons l’impérieux devoir de tirer leçon de ce constat flagrant. Il nous reste à rêver ensemble un projet, à le rêver éveillé.

Celui d’une cité idéale que nous appellerions « Utopie. »

Utopie est un grand jardin, réplique d’Eden. Il y a des arbres, des cours d’eau, des animaux et des gens. Il y a tout ce que le projet initial avait prévu.

Alors, me direz-vous, que nous reste-t-il à imaginer ?

Rien ! Oui rien. Je suis persuadé que nous n’avons plus rien à imaginer, mais il nous reste cependant « tout à faire. »

C’est là, dans l’action, dans la mise en pratique effective des plans de la planche tracée idéale que réside l’unique invention véritablement révolutionnaire, totalement messianique.

L’enfer est pavé de bonnes intentions, nous dit-on.
Faux ! L’enfer ne consume que ceux qui n’ont pas accordé l’intention à l’action.
Alors voici quelques propositions limitées à notre propos de ce soir.

Utopie serait une cité-jardin dont nous pourrions revisiter l’écologie, bien au-delà des discours fumants, partisans, où le vert ne serait que la couleur de ses pelouses.

Et puis au coeur de ce jardin, il y aurait une école, une école de la vie.

Avec trois classes, une classe « éducation », une classe « transmission » et une classe « science-fiction. »

En classe « éducation », les élèves seraient … les parents !

Les enfants dispenseraient des C.E.E., des Cours Elémentaires d’Education.

Ce seraient les enfants qui éduqueraient les parents, ces générations usées par le temps qui viendraient apprendre des enfants, la pureté, la vérité, la fougue, l’enthousiasme, et viendraient s’initier au jeu de l’imagination, jeu gratuit, spontané, généreux, souriant.

Ils viendraient réapprendre à aimer la vie, donc à la respecter.

La classe « transmission » inverserait les rôles. Ce seraient les grands-parents et les parents qui viendraient appuyer les maîtres pour compléter l’enseignement du savoir par des C.T.P., des Cours de Transmission Pratique. Les enfants recevraient ainsi le fruit des expériences vécues, la force d’une tradition vivante et sans cesse renouvelée, le nectar de la sagesse des ans. Ils apprendraient la cohérence de l’autorité, dans l’amour, l’intelligence, le respect et la rigueur.

La classe « science-fiction » imaginerait comment naître au monde à … 60 ans, et comment accepter de retrouver les gargouillis enfantins en fin de vie !  La vie à l’envers.

Commencer avec le poids de l’expérience pour éviter les « erreurs de jeunesse », puis avancer en âge en profitant de la force de l’adolescence et enfin terminer dans un sourire béat de bébé !

Et puis, bien entendu, des « récré ». Ces instants magiques où on pourrait crier, sans ironie « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. » C’est possible !

C’est forcément possible de jouer sans tricher.
De rire aux éclats, sans calcul.
D’aller vers l’autre sans le mordre ou le griffer.
C’est forcément possible de privilégier la générosité à l’envie.
L’amour à la violence.
La vérité au mensonge.
C’est forcément possible d’aimer être bien, pour redonner sens au mot « valeur. »

Voilà, ce ne sont que quelques pierres rudement taillées, que quelques idées brutes.

Car comme nous en sommes convenus, c’est en comité que nous avanceront dans le détail de propositions plus élaborées.

Et je terminerai cet exposé comme je l’ai commencé en disant : « les idées ne mènent pas le monde, mais rien d’humain ne dure ni ne grandit sans elles. »

J’ai dit.


3056-1 L'EDIFICE \