La
Gnose
En préambule de
cette planche sur la Gnose et les gnostiques, j'aimerais vous
proposer de courts extraits d'un article titré : " les
nourritures spirituelles
". Je cite :
« Alors que l'Eglise semble plus
préoccupée à faire la morale
qu'à
parler de Dieu, du sens de la vie, de l'espérance,
l'Occident est en plein
malaise face à ses propres traditions spirituelles. Vide
à combler, angoisse
existentielle, soif du divin ou petite poussée d'angoisse
millénariste ? Une
fin de siècle est toujours propice aux remises en question.
On peut y voir,
également, le signe d'une soif de contact avec le divin, par
la perpétuation
d'un merveilleux ancien, la recherche éperdue de
remèdes aux malheurs ».
Mon propos n'est pas d'établir un parallèle entre
deux périodes de l'humanité,
tendant à prédire un XXIème
siècle nécessairement spiritualiste,
mais de constater qu'en période de mal-être
existentiel, l'homme éprouve plus
particulièrement le besoin d'apporter des
réponses aux grandes interrogations
qui, de tous temps, ont agité son esprit. Pour
répondre à cette attente, il
ausculte invariablement le domaine du sacré, le seul qui
soit à même de combler
son attente en permettant l'ébauche d'infinies constructions
spirituelles.
L'histoire nous enseigne qu'au début de notre
ère, sur les rives orientales de
la Méditerranée, des conditions sociales bien
particulières ont amené
l'effervescence des esprits, annonciatrice de grands courants
spirituels qui,
deux millénaires plus tard nous préoccupent
toujours. Dans le ferment de la
Galilée, occupée par les Romains, un messie
était attendu et c'est un homme qui
est venu pour prêcher une parole nouvelle, parole
perçue par le peuple mais
hautainement rejetée par les tenants des pouvoirs politiques
et religieux.
La parole et l'exemplarité de la vie de Jésus
sont à l'origine de la puissante
religion chrétienne, mais parallèlement, un autre
courant spirituel s'est
inspiré de cette parole - pas tout à fait la
même, sans doute - pour
initialiser la démarche gnostique.
Cette démarche, la Gnose, qualifiée par certains
de surgeon du Christianisme et
par d'autres de rameau indépendant, a connu des fortunes
diverses. Née en
Egypte, plus particulièrement à Alexandrie, et
contemporaine des apôtres du
Christ, elle a été propagée par des
hommes de foi. Sans jamais se constituer en
église, elle a cependant été
vigoureusement combattue, puis réprimée par le
Christianisme naissant. Occultée, la Gnose ne s'est pas
moins perpétuée et
universalisée, des rives de l'Indus aux contreforts des
Carpates, puis en
Europe Occidentale et jusqu'en Languedoc avec la foi Cathare. Comme
nous le
savons, ces courants de pensée,
déclarés schismatiques par les Eglises
constituées,
ont été très fortement
réprimés, par le fer et par le feu,
jusqu'à une presque
totale extinction. Cependant l'enseignement propagé par la
Gnose s'est perpétué
avec des penseurs et des hommes de foi qui, au cours de l'histoire ont
délivré
par des propos plus ou moins explicites, l'enseignement de base de
cette
construction de l'esprit, dans ses rapports avec le divin.
Veuillez pardonner cette longue introduction, dont le seul
intérêt était de
recadrer la Gnose dans un contexte d'évolution, des origines
à nos jours.
Avant d'entrer dans le vif du sujet, pour vous communiquer, tant que
faire se
peut, les enseignements et les hommes qui les ont
élaborés et propagés, je vous
dirai encore que cette vision du divin qui a
émergé, comme le Christianisme, à
partir
des paroles de Jésus, aurait fort bien pu devenir la
religion officielle, en
lieu et place de l'Eglise de Pierre. Problème d'hommes,
problèmes liés au
contenu de l'enseignement ? Nous sommes incapables de refaire
l'histoire et
d'inverser la flèche du temps, tout au plus, constater,
expliquer. Notre état
d'initiés nous permet, sans doute, d'aborder un tel sujet en
faisant
abstraction du contenu sulfureux qu'il possède encore de nos
jours.
Venons-en maintenant aux grandes lignes d'un message complexe et
fascinant. Le
terme de gnostique est vague et recouvre des significations bien
différentes.
Mais il a pris dans l'histoire un sens privilégié
au cours des premiers siècles
de notre ère. A cette époque, être
gnostiques, c'était faire partie de ceux qui
savent. La Gnose, selon la traduction du grec gnosis
est une
connaissance et non une croyance.
Connaissance de l'origine des choses, de la nature réelle de
la matière et de
la chair, du devenir du monde auquel l'homme appartient. L'une des
notes
dominantes de la théologie gnostique est le dualisme,
système qui affirme que
le monde est gouverné par deux puissances, deux principes
éternels : celui du
Bien et celui du Mal. C'est précisément ce
dernier principe qui, pour les
Gnostiques, gouverne le monde et les hommes en les maintenant sous une
chape de
plomb. La pesanteur, le froid et l'immobilité sont
à la fois notre condition,
notre destin et notre mort. S'abandonner à la pesanteur,
l'accroître dans tous
les sens du terme, par l'absorption de nourriture ou par
procréation, qui
alourdit d'autant la terre de naissances successives, c'est
collaborer à
un destin maléfique.
Pour les Gnostiques, leurs visions de l'homme et de la terre sont
dictées par
un sentiment global à l'égard de la
matière, fait de répulsion et de
lucidité.
A la pesanteur de la matière, à la lourdeur des
corps vivants, s'adjoint
fatalement celle de l'esprit. Notre pensée est
marquée des mêmes interdits que
le corps, se heurte aux mêmes murs, s'alourdit elle aussi
sous le poids des
mêmes contingences. A titre d'image, le sommeil est
à la conscience ce que la
pesanteur est au corps : un état de mort, d'inertie, une
pétrification du
psychisme. Il en découle, pour les "connaissants", que notre
monde,
celui du feu obscur, est le domaine du mal, non au sens moral mais
biologique.
Le mal, c'est l'existence de la matière elle-même,
en tant que création
parodique, ordonnance truquée des semences
premières. C'est l'existence de ce
sommeil de l'âme qui nous porte à prendre le
réel pour ce qui n'est que le
monde illusoire des songes.
Ainsi le caractère fondamentalement vicié de
toutes les entreprises et
institutions humaines : temps, histoire, pouvoirs, Etats, religions,
races,
nations, toutes ces notions, tous ces systèmes que l'homme a
suscités, sont entachés
de cette tare première.
En parallèle à ce constat peu
réjouissant, la Gnose c'est aussi la connaissance
de l'existence en l'homme de quelque chose qui échappe
à la malédiction de ce
monde, comme un feu, une étincelle, une lumière
issue du vrai Dieu, lointain,
inaccessible, étranger à l'ordre pervers de
l'univers réel. La tâche du
Gnostique, sa possibilité de salut, sera donc de remonter la
pente fatale, de
regagner, en perdant au fur et à mesure la pesanteur
aliénante de son corps et
de sa psyché, le monde supérieur d'où
jamais nous n'aurions dû chuter
Comme bien d'autres prédécesseurs dans
l'Antiquité, c'est vers le ciel que le
Gnostique a tourné ses regards, pour s'épargner
la vision d'une terre où, pour
lui, tout n'est que pesanteur et aliénation et où
Il s'estime victime d'une
injustice à l'échelle du cosmos tout entier. Pour
lu, le ciel nocturne pèse
comme un voile, une muraille d'ombre encerclant notre terre, un cercle
ténébreux au travers duquel transparaissent par
endroit, par des lézardes, des
failles, des béances, les feux brillants d'un autre monde.
Ce ciel pourtant est
sa première source de connaissance, et par construction
mentale, le Gnostique a
imaginé le Plérôme, le monde de la
Plénitude, comme une succession de cercles
concentriques autour de la terre, de plus en plus lumineux, au fur et
à mesure
qu'on s'éloigne de notre planète, jusqu'au cercle
ultime qui constitue la
source et la racine de la totalité de l'univers.
Ces autres mondes, ces cercles, en partant de la source, se distinguent
par
l'accroissement de la pesanteur. De même que la semence de
l'homme, germe
infime, invisible, nanti d'un poids à peine mesurable,
acquiert en se
développant grandeur et pesanteur, de même les
semences primordiales, les
potentialités du monde hypercosmique, en chutant dans le
monde inférieur,
gagnent en pesanteur, deviennent une matière de plus en plus
compacte.
Il semble donc exister pour les Gnostiques plusieurs états
de la matière : un
état igné, supérieur, qui est celui de
l'hyper-monde, et des états successifs
correspondant aux différents cercles, à mesure
que les semences se
matérialisent et se chargent d'obscurité,
d'opacité, de pesanteur. Notre propre
matière, celle de la terre, des
végétaux et des êtres vivants, est en
quelque
sorte la semence infiniment alourdie des particules
éthérées de l'hyper-monde.
Elles ont chuté peu à peu jusqu'à
nous, à la suite d'un drame primordial qui
est toute l'histoire de notre univers. Comment ? A un certain moment,
à
l'aurore des temps, un des habitants de l'hyper-monde, dieu,
démiurge, ange ou
éon - terme qui revient souvent dans la cosmologie gnostique
et qui signifie un
éternel, entité vivante et
personnalisée - , un de ces êtres a perverti
l'équilibre des virtualités, par orgueil ou par
inconséquence. Il est intervenu
dans son déroulement et a provoqué des
perturbations, sortes de vibrations de
la matière ignée, qui ont
entraîné sa descente progressive et sa
dégradation vers les cercles inférieurs.
Ainsi le Gnostique se considère au monde, mais pas de ce
monde. Pour lui
cependant, une voie possible existe pour fuir sa condition car tout
contact
n'est pas irrémédiablement perdu avec les cercles
supérieurs et nous verrons
comment.
De ce monde, le Gnostique qui a la connaissance, la gnose, de son
origine
éthérée, refuse de s'abandonner
à la pesanteur, à l'augmenter, dans tous les
sens du terme, par l'absorption de nourriture ou par la
procréation, qui
alourdit d'autant la terre avec les naissances successives.
L'accroître c'est
collaborer à ce destin maléfique,
entériner la chute primordiale qui en est la
cause, s'associer à l'oeuvre de mort entreprise par celui ou
par ceux qui ont
provoqué cette scission tragique. Le simple fait de vivre,
de respirer, de se
nourrir, implique l'existence et l'accroissement du mal. Nous percevons
ainsi
que ce vice natif, où les Hébreux et les
Chrétiens voyaient l'empreinte du
Péché originel, et donc la
responsabilité de l'homme seul, apparaît au
contraire aux Gnostiques comme un statut imposé à
l'homme.
Dans ces conditions, il est normal que le gnostique se
considère comme un
exilé, un étranger perdu au coeur d'un monde
hostile, et tout étranger est, en
quelque sorte, l'autochtone d'un autre monde. Son
déracinement n'est pas
géographique mais planétaire. Pour lui, bien
qu'il fût le seul à en avoir
connaissance, tous les autres hommes étaient dans la
même condition d'exilé
universel. L'homme est un étranger à vie, sur une
planète qui est une prison
des peuples, dans un corps qui est une prison des âmes,
l'autochtone d'un monde
invisible et perdu.
Par essence, la gnose - gnosis, proche en grec de
génésis -
est une genèse qui redonne à l'homme sa
véritable naissance et supprime son
immaturité génétique et mentale.
Pauvre vivant cependant que le Gnostique,
conscient des splendeurs d'un ciel supérieur mais
condamné, créature
lamentable, à errer dans un monde où
règne le mal. Pour lui, son but ne peut
être que de recueillir et augmenter ces splendeurs
éthérées, de les concentrer
et d'acquérir ainsi une sorte d'anti-pesanteur, pour vaincre
l'inertie du corps
et rejoindre le firmament salvateur que la muraille d'ombre
dérobe à sa vue.
Cette légèreté de l'être,
opposée à l'inertie du corps et au sommeil de
l'âme,
les Gnostiques pensaient pouvoir l'atteindre en pratiquant des
techniques de
réveil - réveil physique, réveil
mental -, en une sorte d'obstinée et raisonnée
maîtrise des sens, allant parfois jusqu'à leur
dérèglement.
Fidèles à leur connaissance, ils tentaient de
vaincre l'ordre matériel et
spirituel de ce monde qui les hait, pour atteindre une hyper-vie ou
encore une
hyper-conscience. Ainsi, et ainsi seulement, ils pensaient trouver la
voie,
percevoir le signe, le message qui leur permettraient d'envisager
l'espoir
d'une libération.
Intéressons-nous
maintenant aux hommes, qui en Palestine, en Syrie, Samarie et
en terre d'Egypte, fondèrent la réflexion
gnostique au cours des deux premiers
siècles de notre ère. Egalement à ceux
qui, plus tard, reprendront le flambeau
en d'autres lieux. Mais attardons-nous quelques instants sur les moyens
qui
sont à notre disposition pour appréhender cette
spiritualité.
On connaissait surtout les gnostiques et leur enseignement, par les
Pères de
l'Eglise qui ne s'intéressèrent à eux
que pour les accabler de leurs sarcasmes
et les condamner comme hérétiques. Le plus ancien
de ces théologiens est saint
Justin qui rédigea à Rome entre 150 et 160 ses Apologies
et un ouvrage
intitulé Contre Marcion, puis saint
Irénée de Lyon, saint Hippolyte de
Rome, et bien d'autres qui réfutant
l'hérésie fournirent des informations
très
substantielles sur les Gnostiques, sur leurs oeuvres, leurs
systèmes et parfois
leurs rites.
L'historien n'aurait eu que ces interprétations partiales du
contenu de la
Gnose si, en 1946, n'avait été miraculeusement
découvert à Nag Hammadi, non
loin de Luxor en Egypte, un ensemble de textes gnostiques
rédigés en langue
copte. Ce lot de manuscrits daté d'une période
située entre le IIème et le
IVème siècles de notre ère est
extrêmement complet. Il fait découvrir la
diversité et le foisonnement de la réflexion
théologique ancienne de la
chrétienté des premiers temps. Le codex de Nag
Hammadi, contient des textes
rarissimes comme l'Evangile de
vérité, l'Epître apocryphe de Jacques et
surtout l'Evangile selon Thomas.
Avec cette découverte,
ont été multipliées les chances
d'accès
direct aux sources gnostiques originales.
Les réfutations des premiers évêques
chrétiens et les documents de Nag Hammadi
mettent en évidence l'existence d'une multitude de sectes,
de communautés et de
penseurs gnostiques qui, à l'instar des apôtres,
cheminent eux aussi sur les
routes de l'Orient biblique et qui, en maints endroits, se heurtent
directement
aux disciples de Jésus.
Le plus ancien de ces prophètes errants de la Gnose est
resté dans l'histoire
sous le nom de Simon le Mage. Il voyage, prêche et convertit
en compagnie d'une
femme, ancienne prostituée, du nom
d'Hélène. Simon affirme qu'il est la
Puissance suprême et qu'elle est l'Ennoia, la Sagesse
descendue des cieux, la
Mère de l'univers. Constatant que le Dieu de la Bible et
surtout de la Genèse
est un Dieu vengeur, acharné contre l'espèce
humaine, il en déduit que ce
dernier n'est pas le vrai Dieu mais un démiurge vindicatif
et coléreux et que
le vrai Dieu, bon, ami de l'homme et créateur de la vie
existe en toute
éternité. Pour lui, le monde où nous
vivons n'a pas été créé par
le vrai Dieu.
Il est l'oeuvre d'un simulateur et la tâche de l'homme
consistera à refuser le
jeu de ce monde-là en luttant contre l'oppression
généralisée du réel, en se
créant une âme qui fortifie l'étincelle
lumineuse qu'il porte au fond de lui.
Simon pense donc que l'âme n'est pas immortelle par nature.
Pour le Gnostique, c'est ici et avant la mort que tout se joue,
d'où ce
sentiment d'angoisse devant le temps, la brièveté
de la vie humaine, si
caractéristique de la sensibilité gnostique.
Chaque minute de notre vie est une
porte ouverte sur le néant ou sur l'immortalité.
Nous voyons combien cet
enseignement contredisait celui qu'enseignaient
déjà les apôtres qui
prêchaient
l'immortalité de l'âme humaine. Simon vivait en
concubinage et c'est par ce
couple et dans ce couple que son enseignement prendra corps. Pour
Simon, en
effet, la semence issue du feu divin que l'homme porte en lui et le
désir - feu
psychique - qui l'émet hors de l'homme, sont les moyens
privilégiés de sa
libération. Hormis Simon, l'abstinence sexuelle le plus
souvent observée par
les " envoyés de Dieu ", y compris les apôtres
gnostiques, n'était
cependant pas le fait d'un certain nombre de sectes de cette croyance
qui
pratiquaient l'union et l'amour libre.
C'est là, un des traits marquants du gnosticisme,
dès ses débuts :
l'ambivalence de tout comportement. L'attitude radicale
adoptée à l'égard de la
chair permet indifféremment, de pratiquer une
ascèse rigoureuse ou une "
débauche " non moins rigoureuse car l'une et l'autre de ces
voies est
chacune libératrice.
Simon, dit le mage, car on lui attribuait maints miracles et prodiges,
gêna
considérablement la prédication des
apôtres, et dit-on Pierre lui-même,
dut à plusieurs reprises le suivre à la trace
pour prêcher après lui et
détromper les futurs chrétiens. Selon la
légende, Simon, au cours de son séjour
à Rome, discutait avec ce même apôtre
Pierre qui lui déniait tout vrai pouvoir.
Simon affirma qu'il pouvait s'envoler vers le ciel. Pierre le mit au
défi :
Simon aussitôt s'envola. Mais la prière de Pierre
le fit tomber sur le sol où
il se brisa en quatre et mourut. Légende certes, mais
soulignons au passage
l'emploi pour le moins contestable de la prière en vue
de commettre un
pur assassinat.
L'essentiel, en tout ce qui concerne Simon le Mage, c'est que la Gnose
affirme
ici son originalité, son pouvoir de fascination en marge des
enseignements et
des prédications traditionnels, celui du couple primordial
exaltant le désir
comme feu premier du monde et source de libération.
Après la mort de Simon, un certain nombre de disciples
continuèrent son
enseignement. Comme lui, se souciant peu d'instituer des
écoles durables, et
n'ayant d'autre but que de fuir les lourdes chaînes de ce
monde, ils
n'accordèrent aucune importance à leur propre
organisation et se vouèrent
d'eux-mêmes à
l'éphémère.
C'est un des traits curieux de cette histoire : elle se refait sans
cesse,
comme une chaîne invisible où, pour qu'un anneau
naisse, il faut qu'un autre
meure.
Des noms émergent des critiques
hérésiarques des pères de
l'église comme
des textes de Nag Hammadi. Sont le plus souvent cités :
Basilide, Carpocrate et
Valentin.
De ces trois grands maîtres gnostiques, le plus attachant et
le plus singulier
semble avoir été Carpocrate. Il était
grec, originaire de l'île de Céphalonie
et l'on connaît le nom de sa compagne : Alexandreia, et celui
de son fils :
Epiphane. Ce dernier, élevé dès son
plus jeune âge dans la philosophie
platonicienne et l'enseignement gnostique, devint très
tôt un véritable maître.
D'une précocité étonnante, il mourut
en effet à dix-sept ans. On connaît de lui
un traité Sur la Justice dont
Clément d'Alexandrie cite un assez long
passage. Adolescent au savoir encyclopédique et au
génie précoce, son corps
transporté dans son île natale fut
enterré avec des honneurs divins.
L'enseignement des Carpocratiens ne se distingue pas
particulièrement de celui
des autres gnostiques, cependant, poussant jusqu'à
l'extrême les principes
essentiels de la Gnose, les adeptes de cette secte
prétendaient violer, partout
et en toute occasion, les lois trompeuses de ce bas monde. Les
Carpocratiens,
épuisant la substance du mal en le combattant avec ses
propres armes érigeaient
l'immoralisme en système rationnel et plaçaient
l'insoumission totale au rang
de voie libératrice.
Ces déviations, apanage de certaines sectes gnostiques, ne
doivent pas faire
oublier que les maîtres de sagesse, les enseignants et
docteurs de la Gnose
chrétienne étaient des hommes de haute culture,
de haute érudition qui ont
porté sur l'univers, le monde et les hommes de leur temps,
un regard particulièrement
lucide et scrutateur. Pénétrés de foi
et de désespoir, ils entendaient
réveiller en l'homme, l'être endormi et secouer la
torpeur aliénante de l'âme.
Au terme de ce premier siècle de notre ère, les
hommes disparus, les sectes
gnostiques le plus souvent se dispersèrent. Certaines
trouvant un support dans
les populations locales purent survivre, comme celle dont on a
retrouvé les
écrits en Egypte, à Nag Hammadi. C'est peu de
chose au regard de l'histoire,
cependant l'idée persista et même se
développa en d'autres temps et d'autres
lieux.
C'est au IIIème siècle, en 214, à
Ctésiphon, cité proche de Babel, que naquit
Mani, fils unique d'une noble famille locale. L'écrivain
libanais Amin Maalouf,
dans : Les jardins de lumière nous
conte la vie de ce prophète. Elevé
au sein d'une secte pseudo-gnostique, il rompit avec elle à
24 ans après avoir
reçu la " Révélation ", pour entamer
un long périple qui le conduisit
dans tout l'empire Iranien, alors gouverné par la dynastie
des Sassanides, le
Nord-Ouest de l'Inde, en Syrie et en Egypte.
Mani missionnaire de sa foi était de croyance gnostique, et
comme avec Simon le
Mage, sa vision de l'univers était foncièrement
dualiste. Deux Dieux
inconciliables régissaient pour lui deux entités
contraires, coéternelles et
indépendantes : Lumière et
Ténèbres, Esprit et Chair, Bien et Mal.
Ecoutons-le,
selon Amin Maalouf, prêcher sa version de la
Genèse, je cite : <<...
aux commencements de l'univers, deux mondes existaient,
séparés l'un de l'autre
: le monde de la Lumière et celui des
Ténèbres. Dans le Jardin de Lumière
étaient toutes les choses désirables, dans les
ténèbres résidait le désir,
un
désir puissant et impérieux, rugissant. Et
soudain, à la frontière des deux
mondes, un choc se produisit, le plus violent et le plus terrifiant que
l'univers ait connu. Les particules de Lumière se sont alors
mêlées aux
Ténèbres, de mille façons
différentes, et c'est ainsi que sont apparus toutes
les créatures, les corps célestes et les eaux, et
la nature et l'homme...>> Fin de citation.
Comme pour les Gnostiques du premier siècle, le
manichéisme prétend apporter la
Connaissance fondamentale, la Gnose, qui
révélera à l'initié l'alpha
et l'oméga de sa condition humaine ou, pour utiliser la
terminologie de la
secte : le Commencement, le Milieu et la Fin. En
lisant saint Augustin
qui, avant de devenir le célèbre
évêque d'Hippone, ardent
hérésiologue, avait
été, près de dix ans durant, un membre
de la secte, on peut constater que le
gnosticisme manichéen était moins
désespéré et peut-être plus
raisonnable que
celui des origines.
C'est à l'Eglise triomphante que l'on doit le sens, encore
usité, du mot
manichéisme signifiant une analyse simpliste qui conduit
à une solution
primaire. N'oublions pas que les " conceptions manichéennes
", ce
sont celles de l'adversaire, donc viciées par l'erreur et la
bêtise.
Mani, dernier prophète du Christ, est mort en martyr,
victime du roi Sassanide
Bahrâm Ier qui n'eut pas la bienveillance
manifestée par son père, à son
égard.
Après Mani, l'idée gnostique, durement
réprimée par l'Eglise toute puissante,
disparaît de l'Orient chrétien. Elle surgira de
nouveau, au IXème siècle, dans
les montagnes et les forêts de Bosnie et sur les plateaux
d'Herzégovine, sous
le nom de Bogomiles, qui signifie : les Aimés ou les Amis de
Dieu.
Cette nouvelle secte, de tradition
néo-manichéenne, deviendra une
véritable
puissance temporelle s'appuyant sur le milieu rural. L'excommunication,
l'emprisonnement ne suffisent plus. L'insurrection religieuse et
politique de
ces communautés organisées implique, de la part
du pouvoir, des mesures de
répression qui consisteront à anéantir
purement et simplement tous ceux qui
refuseront d'abjurer, à brûler leurs
églises, incendier leurs villages,
raser leurs forteresses et installer partout des bûchers
où les Bogomiles, par
centaines, se jetteront eux-mêmes dans les flammes.
C'est cette voie suicidaire que désormais, suivra partout la
Gnose, car elle
renaîtra encore, dans la solitude et le silence d'autres
montagnes, au coeur
des Pyrénées et des Corbières, ou son
histoire se répétera, avec le même
cycle
de grandeur et de tragédie, jusqu'au bûcher de
Montségur.
Qu'avait donc cette hérésie pour provoquer une
telle répression, un tel
acharnement? Elle prônait le refus de toute compromission
avec un monde maudit,
contaminé par le mal et le diable. Mais ce refus, dans le
contexte de l'époque,
se tourna principalement contre les Eglises officielles, contre leurs
pouvoirs,
leurs richesses insolentes et même leurs symboles.
Les Bogomiles en effet, détestaient la croix, parce que le
Christ y était mort
et qu'elle devenait, à leurs yeux, le symbole de son
supplice. Ils récusaient
tout l'Ancien Testament et une bonne partie du Nouveau,
soupçonné d'avoir subi
l'entropie des textes fondateurs, soumis aux interprétations
rédactionnelles
des tenants de la nouvelle Eglise.
Les Cathares, quant à eux, ne se sentaient en accord qu'avec
le climat
johannique, bien que déroutés par ses visions
eschatologiques de résurrection
au dernier jour, du jugement dernier.
Le dualisme enseigné par la Gnose fut également
un argument théologique
inadmissible pour l'Eglise. Pourtant, si les gnostiques ont
proposé du monde,
une image dualiste, ce n'est pas parce que leur esprit les
prédisposait à voir,
face à toute entité, une entité
contraire, mais parce que, devant l'évidence
omniprésente et angoissante du mal, il était
nécessaire de lui opposer quelque
chose.
Cette idée dualiste n'est pas propre aux Gnostiques car on
la trouve déjà avec
les Grecs, chez Platon. Elle est en germe dans le Timée,
explicite par contre,
dans le Théétète. A
Théodore qui apprécie les propos pleins de
sagesse du
Maître, Socrate répond : <<Ah
! Théodore, il n'est pas possible que
le mal s'abolisse, car il y a toujours, nécessairement,
quelque chose de
contraire au bien; et, comme le mal ne peut avoir son siège
chez les dieux,
c'est nécessairement dans la nature mortelle et dans le
monde d'ici-bas qu'il
circule sans cesse. On doit donc s'efforcer de s'enfuir le plus vite
possible
d'ici-bas, là-haut ! Or, la fuite, c'est de se rendre, dans
la mesure de ses
forces, semblable à la Divinité.>>
Fin de citation. Les gnostiques,
en posant ce problème, ont envisagés une
déchirure irrémédiable entre le divin
et l'humain, et somme toute, considérés ce monde
comme une vaste farce
cosmique.
Perpétuant l'esprit, certains de nos contemporains ont
puisé dans la foi
gnostique, une source de contentement ou d'amère jubilation.
Je pense à Cioran
bien sûr, qui, manifestement s'est toujours senti en
communauté de pensée vive
avec les gnostiques. Cioran qui, à maintes reprises, a
perçu et exprimé dans
ses oeuvres, la blessure gnostique fondamentale, celle qui consiste
simplement
à être. Exister est un plagiat
écrit-il dans " Ecartèlement
".
Au terme de l'exposé de ce message gnostique, complexe et
fascinant, si l'on
doit porter une appréciation sur son contenu, celle-ci ne
peut être que
personnelle. Je dois avouer qu'à l'étude des
textes fondateurs de la Gnose,
j'ai éprouvé des sentiments
mêlés, tantôt de profonde
perplexité, et à d'autres
moments, de franche sympathie. Perplexité face à
la diversité des sectes se
réclamant de la Gnose, et aux comportements
extrêmes de leurs règles de vie.
Perplexité également, au regard de l'immense
détresse des hommes et des femmes
qui subissaient une existence terrestre dont ils avaient horreur. Il
est dur
d'être au monde, mais non de ce monde. Mais sympathie aussi,
vis-à-vis de
l'éternel opprimé, constamment en dissidence et
constamment hérétique d'une
Eglise qui n'hésite pas à employer le fer et le
feu pour le réduire à néant.
La Gnose est une connaissance qui porte sur Dieu et les
réalités divines, et
qui se présente, non comme un savoir acquis, mais comme une
révélation
intérieure permettant de saisir les secrets et les
mystères et conduisant ainsi
au salut. On donne souvent de la Gnose cette définition en
forme
d'interrogation, extraite d'un catéchisme gnostique
attribué à Théodote, le
Valentinien : " Qui étions-nous ?Que sommes-nous
devenus ? Où
étions-nous ? Où avons-nous
été jetés ? Vers quel but nous
hâtons-nous ? ".
Par son caractère existentiel, la Gnose est une connaissance
qui change le
coeur de l'homme, et de ce fait, modifie sa croyance, ses
adhésions et son
comportement. Etant à la fois science, connaissance et
sagesse, elle transforme
l'homme dans sa totalité. C'est ainsi que
l'écriture sainte - Bible et Coran -
peut être lue d'une façon spirituelle, qui est
dévoilement du sens caché, sans
s'attacher à la perception du document comme relatant un
événement historique.
Par la connaissance de soi, l'homme prend conscience de
l'élément divin qui se
trouve en lui. Or, cette étincelle de l'absolu est
à la base de sa libération.
C'est sans doute vers l'initié qu'il faut se tourner pour
apporter un autre
éclairage. Sur ce plan, la conception de la
présence en
l'homme d'une étincelle
divine, tombée dans ce monde soumis au destin, à
la
naissance et à la mort, et
qui doit être réveillé par la
contrepartie divine
du Soi, pour être finalement
réintégrée, ne nous est pas
étrangère. L'adhésion à un
mode de
pensée qui
implique nécessairement de se poser la question : qui
suis-je ?
et qui ne fait
donc pas l'impasse du douloureux préalable de la
connaissance de
soi, ne peut
nous laisser insensible. Le problème, avec la Gnose est que
l'initié n'en finit
pas de subir l'épreuve de la Terre. Enfermé dans
le
cabinet de réflexion à la
naissance, il ne peut y échapper qu'avec la mort. Sa
pesanteur
le condamne à
visiter durant tout son passage terrestre, l'intérieur de la
Terre, à la
recherche d'une connaissance " pneumatique " qui constamment se
dérobe.
P\Q\ - Copyright : Stella Maris
- Orient de Marseille
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