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Quelques réflexions sur le secret

Il n’est pas difficile de démontrer le caractère secret de la Franc-Maçonnerie. On lit dans l’instruction au 1er degré : « La loge est le lieu secret qui sert d’abri aux francs-maçons pour couvrir leurs travaux ». Le premier devoir du Second surveillant est de s’assurer que la loge est dûment couverte. Le frère Couvreur y veille pas seulement au début mais tout au long de la tenue en se plaçant près de la porte, muni de son épée.

L’initiation est ponctuée de plusieurs serments solennels où l’impétrant jure de garder les secrets du grade. A travers le signe pénal, nous exprimons notre préférence d’avoir la gorge tranchée plutôt que de révéler les secrets qui nous sont confiés. Nous le jurons aussi à la fin du rituel de clôture. Mais quand on s’interroge sur les secrets si jalousement et rigoureusement protégés, on a du mal à les identifier ou du moins à justifier leur caractère secret. C’est pour échapper à cet embarras que je me suis laissé aller à ces quelques réflexions sur la nature du secret, ses variantes, les secrets incommunicables, les secrets maçonniques et leurs justifications. Je n’entre pas ici dans l’analyse des pratiques secrètes que nous imputent les courants antimaçonniques ou complotistes par ailleurs brillamment commentées par notre frère Barthélémy.

Qu’est-ce que le secret ?

Le secret est certes ce qu’on n’a pas le droit de dévoiler ou qu’on ne peut pas dévoiler. Mais il a en outre une dynamique interne qui lui donne sa force et son intérêt. Je m’explique : il se différencie du pur inconnu. Une étoile dont aucun astronome n’a encore détecté ou même soupçonné l’existence ne serait pas un secret. La dynamique interne du secret exige que son ou ses détenteurs aient une forte volonté de le dissimuler et que d’autres soient mus par un désir ardent ou besoin irrésistible de le découvrir. Si j’installe un coffre chez moi où je garderais tous les prospectus publicitaires que je reçois et que je le ferme avec un code confidentiel à 18 chiffres, dans la mesure où son contenu n’intéresse personne sauf mystification, il ne s’agirait pas non plus de vrai secret. Il serait paradoxal d’en parler car si on dévoilait le secret, la chose dévoilée ne serait plus un secret et si on s’abstenait de retirer le voile, on ne pourrait plus parler du secret. Pour résoudre ce paradoxe logique, il convient de préciser que tous les secrets ne sont pas du même ordre. Nous sommes composés de trois éléments : corps, esprit et âme. Chacune de ces composantes a ses propres secrets qui ne sont pas de même nature.

Secrets du corps ou de la matière

Les secrets relatifs au corps ou à la matière sont des savoirs que chacun peut acquérir. Mais on préférerait les dissimuler à ceux qui ne font pas partie de notre communauté, groupe ou ne partagent pas les mêmes intérêts et objectifs que nous. On peut parler ainsi des secrets économiques, scientifiques, politiques, professionnels etc. Il s’agit de choses qui ne sont pas secrètes par nature, mais par convention ou par le verdict de notre volonté. Ce sont les secrets qui peuvent être volés, extorqués ou acquis en poursuivant les mêmes méthodes auxquelles le ou les détenteurs du secret ont pu avoir recours à l’origine.

Secrets de l’esprit

Les secrets liés à l’esprit concernent notre monde psychique, nos sentiments, nos émotions et nos pensées. Chacun possède ses propres secrets dont le dévoilement ne dépend que de sa volonté. On peut très bien exprimer ses opinions ou d’en faire un mystère. On peut cacher ses émotions et sentiments. Il n’y a aucun moyen de percer les secrets d’autrui s’il ne souhaite pas les communiquer. Mais nous avons souvent envie d’exprimer nos pensées, et de transmettre nos sentiments. Les secrets de l’esprit, contrairement à ceux de la matière, sont subjectifs et non objectifs. De ce fait, ils sont difficiles à exprimer. Le langage commun ne parvient pas aisément à véhiculer leur particularité, leur unicité. Souvent, ils sont mal compris et prêtent au mal entendu. Les secrets de l’esprit touchent à l’intimité de chaque individu, mais rejoignent en même temps les structures générales et communes de l’esprit humain. De ce fait, ils empruntent le langage commun et en débordent. Ils sont à la fois exprimables et inexprimables en partie. Leur compréhension requiert le secours de l’intuition sans se détacher du visible et du dicible.

Secrets de l’âme

Notre âme est ce qui relie notre être particulier au tout. A l’opposé de l’esprit qui se loge dans notre corps, notre âme n’est pas dans notre corps. C’est notre corps qui se trouve en elle. Notre âme nous englobe, nous dépasse et nous fait appartenir à l’univers à la fois manifeste et non manifeste. Le non manifeste est infini, éternel. Il est, au sens absolu du verbe être, mais il ne peut exister qu’en se manifestant et pour ce faire, il doit accepter des limites, la finitude, la temporalité et l’apparence. L’être dans ses manifestations devient fini, alors qu’il est infini, mortel alors qu’il est éternel, relatif alors qu’il est absolu, multiple alors qu’il est unique. Notre âme se tient debout à la frontière entre les deux mondes non manifeste et phénoménal. Elle a un pied dans le néant et un pied dans l’existant. Les secrets de l’âme ne relèvent pas du savoir, mais de la connaissance. Contrairement aux secrets de la matière, ils ne sont pas en dehors de nous ; ils ne sont pas objectivables, ne peuvent pas faire l’objet d’analyse et ne se prêtent pas au truchement de langage. Mais en même temps, ils ne sont pas subjectifs car ne se logent pas dans notre esprit. Ils englobent notre corps et notre esprit. Ils font un avec eux et les dépassent jusqu’à l’infini. Ce sont des secrets qu’on ne peut pas savoir, mais qu’il faut seulement connaître. La connaissance suppose l’union du connaisseur avec la chose à connaître. Pour connaître quelque chose, il faut se transformer en lui. Il faut cesser d’exister en tant que connaisseur, donc mourir à soi ; mourir pour devenir.

Les secrets incommunicables ?

Les secrets de l’âme, à la différence des secrets de l’esprit, ne peuvent être dévoilés même lorsqu’on brûlerait d’envie de les révéler. On ne les sait pas. Comment peut-on révéler quelque chose qu’on ne sait pas. On ne peut que les connaître. Et si on les connaît, cela veut dire qu’on est devenu le secret lui-même. Or le secret peut-il se dire, se révéler sans cesser d’être un secret ? Paradoxalement oui. L’être ne cesse pas de se manifester à travers les phénomènes. Mais il ne peut jamais se manifester dans sa dimension infinie. Il épouse la finitude. En tant qu’infini, absolu et éternel, il demeure secret. Dans le domaine spirituel, les contraires se rejoignent. Ainsi, comme toute chose, nous sommes à la fois la révélation du secret et le secret lui-même.

On dit souvent qu’il est interdit de les dire. Mais qu’y a-t-il à dire ? Rien. Donc C’est en se taisant qu’on dit tout à savoir qu’il n’y a rien à dire. On trouve ici un sens très profond du silence. Tout ce que le langage ne peut exprimer, le silence peut. Ainsi la suppression des silences rendrait une pièce de musique inaudible et le retrait des ponctuations rendrait le discours incompréhensible. Les secrets en question ne sont pas communicables par les mots. Ils jaillissent du fond de notre être et nous invitent à devenir nous-mêmes le secret que nous cherchons, apparaissant comme tel aux seuls yeux de ceux qui sont exposés au même bouillonnement intérieur. Pour connaître les secrets de l’âme, il faut mourir à soi à ses faussetés, et renaître en tant que secret même.

Les secrets maçonniques et leurs justifications.

Les secrets maçonniques peuvent appartenir à ces trois variantes sans qu’il soit toujours aisé de les situer avec exactitude sur cette grille.

Le secret d’appartenance interdit aux francs-maçons de révéler aux profanes l’appartenance maçonnique d’un frère. Il s’agit certes d’un secret de première catégorie à savoir relatif à la matière. Sa justification serait de préserver la liberté des frères en les mettant à l’abri du jugement des autres, des réactions hostiles voire dans certains contextes des persécutions. Mais comme la liberté a une incidence certaine sur la vie intellectuelle et psychique, ainsi que sur le chemin spirituel de chacun, la violation de ce secret pourrait compromettre ou du moins entraver les progrès intellectuels et spirituels des frères et les éloigner des secrets d’ordre supérieur.

Le secret maçonnique s’applique à nos travaux en loge. On pourrait le rattacher aux secrets de l’esprit. En loge, par nos interventions, nous mettons à nu en toute liberté et franchise nos pensées, idées et émotions. Les francs-maçons sont tenus d’échanger entre eux d’une façon non réactive, sans préjugé. On dit ce qu’on pense et ce qu’on ressent sans réagir à quelqu’un ou à quelque chose et sans nous conformer à ce qu’exige notre statut social, notre masque. Or la révélation des propos tenus en loge à l’extérieur provoquerait des réactions et nous serions amenés à en tenir compte par anticipation ou a posteriori. Donc nos échanges deviendraient proactifs ou réactifs. Une telle publicité enlèverait tout intérêt propre à un travail en loge. Nos échanges seraient assimilés à ceux qu’on pourrait avoir dans n’importe quelle réception mondaine. Donc pareillement, la violation du secret des travaux entraverait notre cheminement spirituel.

Le secret s’applique aussi au déroulement de notre rituel et à notre symbolisme en général. On ne devrait pas décrire aux profanes nos rituels, nos outils et symboles. Si la violation de ce secret devait être réellement punie, tous les auteurs francs-maçons qui ont écrit des livres remarquables sur le symbolisme maçonnique au rang desquels figurent la plupart de nos Grand Maîtres auraient dû avoir la gorge tranchée. Ces publications sont nécessaires pour la formation des francs-maçons eux-mêmes. Le symbolisme maçonnique est un langage ésotérique. Les symboles sont des éléments matériels qui font signe vers une vérité spirituelle et invisible donc des secrets appartenant à la troisième catégorie : les secrets de l’âme qui sont incommunicables. Seule l’expérience vécue d’une initiation pourrait laisser espérer d’en retirer quelque chose. Le lecteur non initié n’y trouve que la coquille vide.

Alors à quoi bon d’interdire la révélation de ce qui est déjà révélé ? Je pense que l’obligation de garder le secret, quelle que soit sa nature, est un exercice spirituel pour le franc-maçon. J’ai parlé plus haut de la dynamique binaire du secret : la volonté de cacher chez son détenteur d’une part et le désir de découvrir chez les autres. Mais il y a une troisième dimension de cette dynamique. La personne qui cache a en même temps un désir fort de le partager. Lorsqu’un secret nous est confié, quelle que soit son importance, notre ego le perçoit comme un privilège. Pour y goûter davantage et pouvoir s’en vanter, il a envie de le partager. L’obligation de garder le secret nous donne l’occasion de combattre notre ego en le privant de cette satisfaction. La tension qui en résulte crée une intensité, une force qui revigore notre esprit et qui fait tourner notre regard vers l’intérieur. Il s’agit non seulement d’une conversion du regard mais aussi d’une inversion du regard.

Je cite le manuel d’instruction au 1er degré : « D -Pourquoi les Trav\ maç\ doivent-ils s’accomplir à couvert ?

R -Parce que toutes les forces qui sont destinées à se déployer utilement au dehors doivent tout d’abord être concentrées sur elles-mêmes et acquérir ainsi leur maximum d’énergie expansive ».

L’essentiel du secret maçonnique se rattache à la troisième catégorie à savoir les secrets de l’âme. La sévérité des châtiments qu’annonce le rituel souligne la gravité, mais aussi et surtout l’impossibilité de violer le secret.

Conclusion

Un vent de transparence souffle sur nos sociétés contemporaines. La démocratie d’opinion semble incompatible avec la détention et la préservation de quelque secret que ce soit. Chacun estime avoir le droit de tout savoir. Certains francs-maçons semblent prêts à suivre cette tendance croyant le secret maçonnique suranné. Mais paradoxalement, c’est l’excès de transparence qui étouffe nos démocraties. On n’ose plus agir ; on ne fait que réagir. On n’ose plus parler ; on ne fait que répondre. La liberté de pensée et d’expression cède la place à l’obligation de penser et de dire ce qui serait convenable et susceptible de provoquer les effets attendus. Si la Franc-Maçonnerie abandonnait la notion du secret, elle deviendrait un parti politique, un club de réflexion ou think tank. Elle deviendrait réactive, se préoccuperait de plus en plus de son image médiatique et en serait prisonnière comme beaucoup d’autres relais d’opinion. Elle perdrait sa raison d’être à savoir être un espace de libre pensée et de libre expression.

Sur le plan spirituel, l’abandon du secret nous priverait de la dynamique du secret. Les profanes qui sont à la recherche de lumière et de vérité désirent découvrir les secrets maçonniques ; les apprentis désirent découvrir les secrets des compagnons et des maîtres et ainsi de suite. Ce désir constitue un moteur essentiel dans le cheminement spirituel. Toutes les écoles initiatiques au cours de l’histoire ont utilisé ce ressort. La quête est plus importante que la conquête. Il faut bien se consumer dans le feu du désir et se relever de ses cendres tel le phénix pour être digne de la lumière tant recherchée. Pascal disait : « Si Dieu apparaissait clairement à tout le monde, la foi n’aurait plus existé ». Bref le secret c’est le voile dont la vérité se couvre et se découvre dans de rares moments fugitifs telle une belle femme pudique. Si d’aventure, vous l’apercevez un instant, souvenez-vous-en toute votre vie, mais ne la violez pas.

J’ai dit V\ M\

J\ K\


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