Le
chemin de l'Initiation
Le
sujet que j’ai été invité
à traiter a pour titre, comme vous
savez, « le chemin de
l’initiation ». La planche que
j’ai tracée ne
pourra évidemment rien vous apprendre. Que dire parmi vous
que chacun ne sache
déjà, quelle connaissance vous livrer sinon celle
de notre inconnaissance
commune?
Dans l'obscurité,
je suis parti chercher la Lumière.
Essayons
malgré tout. Si j’étais romancier, en
souvenir du
F :. Stendhal, ce chemin serait l’occasion de vous
« tendre un
miroir » comme l’auteur du Rouge
et Noir a prétendu le
faire : c’était dans
l’épigraphe de son chapitre XIII
(« Un
roman : c’est un miroir qu’on
promène le long d’un chemin. »)
En vous
disant ce que j’ai vu sur mon chemin,
il y a grande chance pour que je
vous raconte aussi votre
« voyage ». Et certes
j’aperçois bien
l’inanité de ce projet, le pléonasme
constitutif de cette démarche : tant
pis ! je m’apprête à vous
raconter votre
« vécu »,
fût-ce à
travers le mien ! Dans le domaine spéculatif, des
livres comme ceux de
Richard Dupuy, de Jean Mourgues, de Michel Barat (La
Conversion du regard),
d’Alain Pozarnick, pour ne citer que ceux-là, que
j’ai un peu pratiqués,
évoquent la question de l’initiation avec une
admirable pertinence. Si je vous
y renvoie, qu’aurai-je encore à dire ?
Dans cet instant où j’ai à vous
parler, à combien d’impasses me conduit donc notre
voie, pourtant
« royale » voie !
Il faut, me suis-je dit, que je me laisse conduire par l’image
du
chemin, et tout d’abord par son ambivalence. Le chemin est en
même temps voie
de communication reliant différents lieux
repérables, et pour le marcheur le
mouvement qu’il est en train d’accomplir en se
déplaçant d’un lieu à
l’autre.
Le voyageur « fait » du chemin en
même temps qu’il le suit :
découverte géographiquement
« objective », si l’on
veut, mais
subjective aussi,
« existentielle », ce qui
implique décision, mise
en mouvement, arrêts parfois, attentes,
hésitations, résolution nouvelle, en
somme tout un univers psychique prévisible, sinon
codifié, et susceptible
d’être analysé.
Tiré de ma perplexité, quand je me suis
replongé dans l’étude la plus simple,
dans le B A BA de nos livrets d’Apprenti, de Compagnon et de
Maître, ou en re-
parcourant les rituels des trois premiers degrés du Rite
Ecossais Ancien
Accepté, je me suis intéressé aux
moments les plus significatifs (du moins à
mes yeux) de ce que nous nommons notre
« initiation », au cours
desquels nous prenons conscience d’une avancée,
dans les sens les plus
variés que puisse prendre ce terme - physique, mental,
symbolique - et nous
savons qu’à l’instar du
« chemin » l’initiation
est également
susceptible d’ambivalence : moment solennel
où nous sommes reçus dans le
Temple, elle est aussi ce lent processus de métamorphose qui
a lieu dans
l’athanor de notre intime alchimie spirituelle. Nous avons
tous été candidat à
l’initiation, puis
« sujet » de celle-ci, recevant
notre augmentation
de salaire en passant du grade d’apprenti à celui
de compagnon pour être
ensuite élevé à la maîtrise.
Mon propos se limitera pourtant à
l’évocation des grands moments émotifs
associés aux principales découvertes symboliques
de l’initiation au grade
d’Apprenti, tant il me semble juste de penser que cet initium
de
l’initiation contient tout le reste.
Je parlerai d’abord des
« préludes », de la
présentation du candidat
au temple, puis des épreuves par les quatre
éléments avant de m’arrêter
sur le
symbole du delta lumineux et de commenter pour finir la sorte
d’extase induite
par tout ce que nous suggère l’idée
même de Lumière en maçonnerie.
I
SUR LE PARVIS DU TEMPLE
L’obscurité est la condition première,
celle que suggère le « passage sous
le bandeau », en prélude aux
« voyages » de la
cérémonie
initiatique du premier degré, également
effectués en aveugles, avant le
recouvrement de la vue face au delta lumineux. Les raisons
« profanes » invoquées
devant le candidat auditionné dans la loge
pour justifier sa temporaire cécité - devoir de
discrétion et de prudence,
nécessité d’éviter toute
distraction visuelle pour se concentrer sur les
réponses - ne peuvent encore rien dire du combat des
ténèbres et de la lumière
dont la dramaturgie, le soir de l’initiation, ranime un
lointain fond
gnostique. Cependant, il avait bien fallu, auparavant, que
l’impétrant
« frappe à la porte du
temple » pour qu’elle lui soit ouverte et
qu’il demande à être
éclairé, afin que la lumière lui soit
donnée, comme disent
les instructions de l’Apprenti.
« Tu ne me chercherais pas, si tu ne
m’avais déjà
trouvé » : ces
paroles du Christ, que Pascal rappelle dans ses Pensées,
rejoignent le
paradoxe platonicien du Ménon suivant
lequel l’on ne saurait éprouver
de désir pour ce que l’on ignore. Comment désirer
en effet ce dont on
n’aurait jamais entendu parler ? Toi qui frappes
à la porte du Temple,
sans en connaître l’intérieur, tu en as
vu au moins l’entrée. Quelles que
soient les circonstances ou les amis qui t’y ont
poussé, tu as déjà fait ce
premier pas, ce premier geste. Primum movens. Un
mal être actuel
et un pari sur l’avenir t’y ont sans doute
déterminé : l’initiable se
reconnaît au fait qu’il est un
« homme de désir »,
suivant
l’expression de Louis Claude de Saint-Martin ; il
est mu par l’espoir de
donner une « direction »
à sa vie – mot qui nous fait ressouvenir de
l’existence, jadis, de « directeurs de
conscience » qui instruisaient
leurs ouailles des principes moraux du christianisme dans une
société – celle
de la deuxième moitié du XVIIe siècle
par exemple – qui semblait de moins en
moins encline à les respecter. Mutatis mutandis :
en frappant à
la porte du temple maçonnique, n’avons –
nous pas cherché à conférer
à notre
vie une droiture nouvelle, à la
« redresser », à
l’aide du « fil
à plomb », pour compenser la courbure ou
le pli d’anciennes habitudes,
pour liquider un « vieil homme »
en nous... Mais nous n’apprendrons
qu’après avoir été admis
à quelles intenses secousses sismiques il nous
consentir à exposer notre personne, quelle
« mort » nous devons
même
réclamer pour notre
« moi » afin que,
décapé, décomposé, il
renaisse
« plus vivant que jamais » au
sortir du tombeau de Maître Hiram.
Quelles angoisses avons-nous commencé à souffrir
sous ce bandeau, dans cette
mise à nu de nos motivations ! Et si cette
assemblée de francs-maçons nous
avait jugé(s) indigne(s) de la rejoindre !.. Ce
soir-là, sous le feu des
questions, faciles ou ardues, bienveillantes ou gênantes, je
sais que je
ressentis encore plus vivement le désir
d’être admis aux
« mystères et
privilèges de la
franc-maçonnerie » : une
attirance magnétique
polarisait déjà mon existence, faisait vibrer mon
cœur. Mes parrains –
m’avaient-ils oublié ? –
m’imposèrent toutefois une longue
période
d’attente avant de me prévenir que
j’avais été jugé capable de
rejoindre leur
corps spirituel. Je traversai les dernières semaines avant
l’événement dans une
joie mêlée
d’anxiété. Mais
déjà la couleur de ma vie avait
changé, était
soumise à un processus d’intensification qui me
faisait pressentir et espérer
un bouleversement proche. Je ne le sus
qu’après : avec le passage sous le
bandeau un début d’initiation m’avait mis
en marche.
II
FRANCHIR LE SEUIL DU TEMPLE
Une porte qui s’ouvre. L’accueil courtois
d’un homme dont on apprendra bientôt
qu’il est « Expert ».
L’enfermement dans un cabinet sombre. Non loin
de vous, un deuxième impétrant. Personne ne
parle. La mise en garde que vous
lisez vous fait souhaiter de n’être pas pris pour
un vulgaire curieux, alors
que vous êtes dévoré de
curiosité, nécessairement : mais
l’acception de ce
mot se transforme par le simple fait que vous pensez être
là, devant ce crâne,
face à l’image de ce coq
« hermétique » et du
mot V.I.T.R.I.O.L. bizarrement
écrit, parmi des accessoires – soufre, mercure et
sel, que vous identifierez
plus tard comme les bases du grand œuvre alchimique
– vous pensez être là pour
des motivations bien différentes de celles que
dénonce l’avertissement placardé
sous vos yeux. Voici un premier choc : la curiosité
est aussi un
« péché »
aux yeux de la franc-maçonnerie, comme elle le fut aux
origines de l’humanité, lorsque, selon le mythe
biblique, Eve et Adam
succombèrent à la tentation de goûter
au fruit de l’arbre de la connaissance.
Le chemin de votre initiation débute donc par le
détour d’une situation
totalement originelle, pour le dire avec
l’adjectif qui qualifie la
faute de nos premiers parents. Il convenait
précisément, au départ de notre
renaissance initiatique – de notre résurrection
consciente – de ne pas
commencer cette nouvelle vie par un
« péché
originel ». Et puis vous
écrivez votre testament, comme si vous risquiez
effectivement de mourir lors de
votre initiation : l’heure ne saurait être
plus solennelle.
Un chemin dans le noir. Des voyages dans le noir,
les yeux aveuglés
comme la première fois par un bandeau. Tu es
« manipulé » - tu
redeviens un tout petit enfant – mais tu es guidé.
Il te faut absolument faire
confiance à celui qui est ton Hermès
– ton Hermès psychopompe, le
conducteur d’âmes – pour un soir. Dans
l’abandon de tout orgueil, de toute
velléité d’indépendance, tu
acceptes l’emprise de celui qui sait et qui voit à
ta place. Dans quel boyau on t’oblige à
t’accroupir lorsque voici venu le
moment de faire ton entrée dans le temple ? Tu
retournes à l’état fœtal,
nourrisson de la Loge initiatrice.
III
PAR LE CHEMIN DES EPREUVES
Le chemin balisé de la cérémonie
initiatique avait donc été
précédé d’un repos,
d’un séjour, d’une
attente méditative dans les profondeurs de la terre :
la terre est effectivement le moins mobile, le moins dynamique des
quatre
éléments.
Quelle étrangeté ensuite !
Le « voyage de l’air »,
pourtant le plus vital de ces
éléments et le plus
« naturel » pour les animaux
bipèdes que nous
sommes, celui qui nous a fait pousser notre premier cri lors de notre
première
naissance, est cependant le plus agité et le plus bruyant,
avec un parcours
nettement plus accidenté que les deux autres. Ce
n’est pas le moindre paradoxe
que les difficultés aillent s’atténuant
à mesure que les éléments paraissent
moins « naturels » et plus
redoutables au regard profane : l’eau
nous convient certes moins bien qu’aux poissons et le feu
provoque un mouvement
instinctif de recul pour peu qu’il nous en cuise. Ainsi
sommes-nous peut-être
conviés à découvrir une des
vérités profondes du voyage :
c’est se
mettre en chemin, c’est partir qui est le plus
difficile : courir les
risques d’une aventure spirituelle dont il est impossible
d’imaginer la fin (au
double sens de sa destination et de son achèvement).
Les perturbations sur le chemin de l’air, qui est encore
sinistrogire, à
l’inverse de ce que seront les chemins de l’eau et
du feu, dextrogires comme
tous nos déplacements ultérieurs en loge,
m’instruisent sur le monde que je
quitte, sur l’esclavage passionnel que j’y
subissais, auquel nul n’échappe (
les saints religieux en ont su quelque chose : Saint Augustin
avant sa
conversion, les ermites comme Saint Antoine torturés au
désert par leur
hallucinations érotiques…) Quelle paix lorsque le
vacarme s’arrête ! Et
bientôt, dans quelques jours, quelques semaines, quelle
différence dans la
météo de ton caractère !
Maintenant que tu sens ton esprit adossé à la
force puissante de la Fraternité maçonnique, il
te semble que tu pourras
affronter avec sérénité les coups de
vent ordinaires ou les tempêtes plus
violentes que te réserve la vie.
Au sujet du voyage de l’eau, quelques phrases de Victor Hugo
dans Les
Travailleurs de la mer peuvent nous convaincre
aisément de sa valeur
formatrice : « Navigation, c’est
éducation, écrit le poète. La mer,
c'est la forte école. Le voyageur Ulysse fait plus de
besogne que le batailleur
Achille La mer trempe l'homme; le soldat n'est que de fer, le marin est
d'acier » L'aventure maritime est effectivement
recherchée par les
populations entreprenantes, mais on peut également
inférer que l'eau est la
gouvernante de la sensualité, l'éducatrice de la
sensibilité. La "salle
humide" n’est-elle pas le lieu ou chacun de nous peut se
recréer après les
tenues, en même temps que nous pouvons cultiver de
façon informelle les
affinités que nous nous découvrons avec nos
Frères ? L’eau est, des quatre
Eléments, celui qui a le plus de rapport avec
l’expression du Désir si nous
désignons par ce mot un vaste registre d'attirances qui
s’étagent de la
sexualité à la soif de l'âme dont il
est question dans le langage de la
spiritualité, comme on l’a vu en citant tout
à l’heure une formule de Louis
Claude de Saint-Martin. Si ce symbole est un
« transformateur de libido »
selon une autre expression, qui est de C.G. Jung, il n'est pas
étonnant que l'eau
soit le plus parlant d’entre eux. Significateur de
féminité, de maternité. Eau
matricielle : nous avions déjà
constaté sa présence dans l'obscurité
utérine du cabinet de réflexion, à
moins que cette familière cruche n’ait
été
destinée à nous éviter la grande soif
qui caractérise la mort selon les
mythologies égyptienne, mésopotamienne ou
syriaque…Dans l’Evangile de Jean,
ouvert à son prologue sur l’autel des Serments,
Jésus dit à Nicodème :
« Nul, s’il ne naît
d’Eau et d’Esprit, ne peut entrer dans le royaume
de
Dieu » Etre né de l’eau
signifie métaphoriquement : être
né du sein
de la mère, et l’expression toute
entière semble désigner la conjonction de la
matière et de l’esprit, par spiritualisation de la
première et par
l’incarnation du second. L’eau nous fait donc renaître,
mais c’est
parce qu’elle a le pouvoir de nous
réintégrer passagèrement dans
l’indistinct,
de nous faire rentrer dans le sein de la mère,
pour nous y dissoudre
et ainsi nous purifier. Ce nouveau
« baptême », si je ne
force pas
trop le sens du mot, induit la mort initiatique permettant
l’accès à la
nouvelle vie. Observons que le déluge,
condition nécessaire à une
seconde création, comporte au plan cosmique la
même signification que le
baptême au niveau de la personne. Or les eaux du
déluge sont porteuses de
l'arche de Noé salvatrice ‑ et de façon
peut‑être comparable les eaux de la
mort, les eaux du Styx, le fleuve des enfers dans la mythologie
gréco‑latine et
dans l'au‑delà selon Dante, sont traversées par
la barque des âmes, conduite
par Caron. Il y a toujours, sur l’eau diluviale ou sur
l’eau de la mort une nef
qui sauve l’essentiel de ce qu’il fallait
transmettre pour qu’un avenir demeure
possible. Car le voyage de l’eau a de très
anciennes connotations
mortuaires ; songeons par exemple aux riverains du
Rhône qui, en amont
d'Arles, confiaient leurs défunts au courant du
fleuve, en les enfermant
dans des tonneaux pour qu'ils allassent dormir leur dernier sommeil
dans la
terre miraculeuse des Alyscamps protégée par
Saint Trophime . Voyons s’éloigner
la silencieuse barque funèbre des Egyptiens, qui remontait
le Nil avec son
chargement d'âmes…Suivons l’intuition de
Gaston Bachelard pour qui le cercueil est,
non pas la dernière, mais "la première barque".
« La mort ne
serait pas le dernier voyage. Elle serait le premier
voyage ». Aussi
« le héros de la mer est-il un
héros de la mort ».
« Le premier
matelot est le premier homme vivant qui fut aussi courageux qu'un mort
. »
Et Bachelard écrit encore : « Quand des
enfants abandonnés à la mer dans
leurs berceaux, étaient rejetés vivants sur la
côte, quand ils étaient sauvés
des eaux (comme Moïse ), ils devenaient facilement
des êtres miraculeux.
Ayant traversé les eaux, ils avaient traversé la
mort. Ils pouvaient alors
créer des villes, sauver des peuples, refaire un
monde.» Pour l’heure,
l’Apprenti que l’on va inviter à
travailler sa pierre brute, et non pas à
entreprendre des actions démiurgiques dépassant
le plan humain, doit cependant
avoir été aguerri par une épreuve de
l'eau analogique des
« aventures » au cours desquelles
Ulysse fit son apprentissage
d'Homme . Il affronta plus d’une fois la mort (par les
éléments
« air » et
« eau »
déchaînés, par l’enfermement
-chtonien-dans la caverne du Cyclope) mais en outre il fut
confronté au divers
périls et séductions de la
féminité (de Circé en Calypso et en
Sirènes, de
Nausicaa en Pénélope), et ainsi pouvons-
nous également interpréter le
« chemin » de l'eau comme celui
qui nous a révélé ce qu'il y a de
féminin dans le monde, et aussi en nous-même, qui
dépendons par la suite, en
tant qu’apprentis, de l’influence lunaire,
spécifiquement féminine. Notre animus
se sera d’abord voué à la
conquête consciente de son anima. Et de
fait, l’aspect maternel de l’eau coïncide
encore avec la nature de
l'Inconscient, si ce dernier est regardé comme la
mère, la matrice de la
conscience. La perpendiculaire du F:. Second Surveillant nous rappelle
incessamment que l'écoulement de l'eau tend à la
verticalité, vers les
profondeurs de la terre : pour l’aller puiser, nous devons
forer notre puits,
surmonter la peur de nos abîmes, fouiller par
l’introspection la couche
inférieure de l'être, à la recherche de
nos sources.
Du chemin de feu que dirai-je ?
La sacralité de cet élément est
d’une évidence physique, ainsi que le
suggère
l’étymologie de l’adjectif
« sacré », en latin sacer,
qui
veut dire à peu près
« intouchable », ou
« tenu à
l’écart ». Le feu, qui se fait
naturellement « respecter »,
inspire aussi de l’horreur, quand au lieu de nous
réchauffer de son foyer il
propage l’incendie. Mais l’initiation nous fait
surtout entendre son analogie
avec l’amour. Il porte à la fusion des corps et
des âmes comme à celle des
métaux aux forges de Vulcain. Il est vrai que, depuis
longtemps, Cupidon porte
l’arc et la torche. De puis que la littérature
existe, Eros n’a jamais cessé de
s’exprimer en termes ardents, en déclarations
enflammées de sentiments
brûlants. Comme le feu est Amour, il est également
Parole : identité de
l’Amour, de la Lumière et du Verbe. Les langues de
feu venues voltiger
sur la tête des apôtres, lorsque la
Pentecôte rachète, rédime la
malédiction de
Babel, sont l’indice de la présence de
l’Esprit saint, une des manifestations
du divin Principe. A la fin de Comédie dite
« divine »,
l’exigence d’une purification complète
fait traverser à Dante une muraille de
flammes, dont il se trouve enveloppé (comme
l’affirme la phrase du rituel nous confirmant
que notre épreuve du feu a bien été
par nous vécue, alors même que nous n’en
étions guère persuadés, quelquefois,
sur le plan technique). Au-delà du rempart
de flammes, le poète guidé par
Béatrice contemple dans le ciel de feu qu’est
l’empyrée un feu plus brillant encore et
d’abord aveuglant, qui est l’éternelle
lumière principielle, celle d’un Dieu que nous
aimons fréquenter sous son titre
de « Grand Architecte de
l’Univers ».
Dans le continuum qui va de l’amour profane à
l’amour sacré, le feu, outil de
la grâce, est donc l’épreuve
purificatrice par excellence. Il détruit mais
opère la renaissance du Phénix. Et lui aussi,
à l’instar de l’eau, tend vers la
verticale, mais – conjonction des opposés
– il ne descend pas, il
s’élève, il
se volatilise en pure transcendance. Il alimente en
l’apprenti son projet
d’ascension, son rêve de sublimation.
Pour l’alchimiste, pour l’artisan du Grand
Œuvre, le feu est emblématisé dans
la figure d’un delta. C’est un delta qui se
dévoile aux yeux du néophyte,
lorsque après toutes ces épreuves, la
Lumière lui est enfin donnée.
IV LE
BANDEAU DE TON AME AUJOURD’HUI EST LEVE
Et voici que tu vois un regard qui te voit.
C’est la première image qui a frappé
notre vue, lorsque au troisième coup de
maillet administré par le Premier Surveillant nous avons
regardé le Temple au
devant de nous. Juste en dessous, il y eut comme une aurore aux
dardantes
épées, tendues pour nous porter secours, rayons
chevaleresques de la vigilante
Fraternité.
Cette lumière enfin donnée nous observe,
constatons-nous aussitôt, autant que
nous l’observons. L’œil inscrit dans le
delta lumineux est le garant d’une
sorte de réponse immanente
à la question de la Transcendance
recherchée. Cet œil peut avoir
été l’occasion de notre
« coup de
foudre » avec la Franc-Maçonnerie, tant
il est vrai qu’il y a toujours un
échange de regards à la naissance de
l’amour.
L’œil est ambivalent, comme tout symbole :
organe de perception, en tant
que tel « passif », il est aussi
un moyen « actif »
d’investigation, de connaissance et de capture. La silhouette
humaine dessinée
dans la pupille au centre du triangle est à la fois comme
notre reflet dans un
miroir – nous nous mirons, nous sommes
reflétés par cet œil – et
comme la forme
humanisée que revêt la Lumière le
traversant, invoquée pour éclairer nos travaux..
Cet œil impératif requiert évidemment
notre propre humanisation. Ni droit, ni
gauche, mais central ou frontal, il est ce
« troisième
œil » dont
font état les traditions orientale et islamique sous
l’appellation d’œil
« du cœur ». Luminaire
primordial, il est situé entre nos deux
luminaires physiques, Soleil et Lune, comme
l’œil droit et l’œil
gauche, respectivement « actif »,
tourné vers le futur, et
« passif », tourné
vers le passé. Il réalise ainsi la
synthèse du
Temps, autant que des forces actives et passives, ce qui nous permet de
transcender la durée profane, de passer dans un temps
sacré. Œil plus que
solaire et lunaire, œil de l’Idée par
où transite le feu des éternels
principes, hiéroglyphe du Grand Architecte à la
Gloire duquel nous oeuvrons. Clef
de voûte du Regard, point de convergence de nos regards, il
opère en nous une
ouverture, il dessille en nous la paupière de
l’œil du cœur et de l’esprit
propre à chacun.
Ne serait-ce pas le moment d’entendre chanter, en nous
immergeant dans une
tradition millénaire, le poète Orphée
célébrant jadis une Lumière identique
à
celle que vient de nous révéler notre
initiation ?
Viens, [ clame le Chanteur], bienheureux
Péan, Phoibos Apollon, vainqueur
de Tithyon,
Dieu de Memphis, bienfaiteur,
révéré, guérisseur,
Flamme et vivante Lyre, ensemenceur céleste,
seigneur pythien,
Devin, porte‑flambeau, vivant Éclat,
glorieux infant,
Meneur des Muses, maître danseur, Archer
souverain,
Seigneur de Délos à l'oeil
omnivoyant, dieu traversier
D'or tout nimbé quand tu délivres
oracles et prophéties,
Écoute la juste prière que je
t’adresse au nom des peuples
Car des hauteurs où tu habites, tu vois
toute l'étendue
De l'éther infini et celle de la terre
fortunée
Et lorsque sur le monde tombe la nuit aux yeux
d'étoiles
Tu perçois tout en bas les racines et les
confins de l'univers
Puisque tu es début et puisque tu es fin de
toutes choses.
Tu règles avec ta lyre l'universel destin
des hommes
Et tu sais répartir en deux
durées égales et l'hiver et
l'été,
Et susciter aussi la floraison dorienne du printemps.
C'est pourquoi les humains t'invoquent sous le nom de
Seigneur,
Ô Pan à double corne,
maître des vents sifflants,
Toi qui détiens le sceau des formes
universelles.
Écoute‑moi, apporte le salut aux mystes
suppliants.
Cet hymne orphique, que j’ai cité partiellement,
est dédié , on l’a bien
compris, à Apollon, le Seigneur de la lumière
pour les Grecs, né aussitôt
après sa sœur jumelle
Artémis - déesse lunaire – sur
l’île de Délos.
Garante de l’universelle harmonie, sa lyre d’or
régule les saisons et les
destins des hommes. Son action est en rapport (mystérieux)
avec l’origine du
monde, et sa finalité. Tous les êtres, de la
pierre qui tombe selon les lois de
la pesanteur au végétal qui s'adapte et se
reproduit, à l'animal qui se meut et
à l'homme qui désire ou qui veut, sont comme des
degrés d'objectivation de sa
volonté incessamment constructrice ; et si le voile
de Maya, pour
parler comme dans l’hindouisme, revêt de
ses couleurs infiniment variées
l’infinie diversité de la manifestation, le
maître de la lumière primordiale
nous appelle et nous rappelle à l’unité
profonde de la création. Un Saint
François d’Assise, tout comme un Bouddha, peut
donc chanter « Mon frère le
Soleil, ma sœur la Lune, mes cousins les
oiseaux ».
C’est pour être ses témoins que nous
sommes devenus, le jour de notre
initiation des « fils de la
lumière ». L’hymne
d’Orphée imprègne
lointainement l’hommage que nous lui rendons.
«Fils de la lumière»,
disons-nous, mais aussi, selon une autre appellation,
complémentaire, «Enfants
de la veuve», tout comme Hiram, fils
d’« une veuve de la tribu de
Nephtali » : aussi savons-nous
également ce que nous devons aux
ténèbres; ce dualisme très ancien, on
l’a déjà dit, très
zoroastrien (celui que
Mozart évoque dans la Flûte
Enchantée) ne nous fait pas négliger
le
risque, encouru en permanence par chacun, de recommencer à
errer par des
chemins d'ombre.
Cependant les hautes paroles qui résonnent le soir de notre
initiation dans
l'enceinte du Temple nous ont redonné, si nous l'avions
perdue, une sorte de
confiance dans le langage. N’avons-nous pas
décidé de nous reconstruire
à la clarté des «instructions
» que nous avons reçues à ce moment
là et des
conseils que dispensent les maîtres aux apprentis sur le
chantier ?
Des phrases venues du fond des âges ont la vertu de produire
à l'oreille du
néophyte l'effet d'une complète et bouleversante
nouveauté. Quelque chose
lui est en effet confié, qu'il prend en charge et qui part,
et qui parle, de
l'Origine. « En lui [dans le Verbe] était
la vie et la vie était la
Lumière des hommes. » dit le prologue de
Saint Jean.
«La lumière est le premier aspect du monde
informel», remarque un analyste de
l'image et du rêve. «En s'engageant vers elle, on
s'engage dans un chemin qui
semble pouvoir mener au-delà de la lumière,
c'est-à-dire au-delà de toute
forme, mais encore au-delà de toute sensation et de toute
notion ». Si telle
est bien la signification de la lumière comme symbole, on
comprend que notre
obédience, et quelques autres, sinon la totalité
des Francs-maçons de par le
monde, se refusent à déterminer ou à
identifier le Grand Architecte de
l'Univers à quelque dieu que ce soit parmi les religions
établies.
Maçons de tous les pays, épris
d’universalité, nous ne risquons donc pas de
voir un jour s’écrouler sur nous quelque Tour de
Babel dogmatique. Et délivrés
du « dogme », mais
assurés de l'existence de la Lumière, nous ne
perdons pas, même de nuit, même dans
l’obscurité des épreuves qui
n’ont pas de
raison de nous être plus épargnées
qu’au reste de l’humanité souffrante, la
confiance en un principe lumineux sur lequel nous savons pouvoir
compter, ainsi
que demeure l'admirable ciel étoilé
au-dessus de la conscience de Kant. «
Deux choses remplissent le coeur d'une admiration et d'une
vénération toujours
nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la
réflexion s'y attache et s'y
applique, dit le philosophe de Koenisberg : le ciel
étoilé au-dessus de moi
et la loi morale en moi... »
Une vérité aussi originaire que celle qui
éblouit Kant, entraîne, sur le chemin
de l’initiation, notre adhésion par le
cœur. Elle ne satisfait pas d'emblée aux
exigences de notre raison «raisonnante» : la raison
en effet réclame d'asseoir
ses convictions sur des preuves, et l'initiation n'en procure pas. Le
verbe
initiatique est lumineux par lui-même, hors de toute
démonstration conceptuelle
comme est aussi le langage poétique et, en règle
générale, celui de tous les
arts, à la pratique desquels le grade de compagnon nous
ramènera, selon une
gradation, conforme aux enseignements de l’anthropologie, qui
nous fait évoluer
de la nature - nature profonde mesurée
avec la perpendiculaire – à la culture
que le niveau voit s’étendre à travers
les arts libéraux et les aspects divers
de la Tradition.
En sollicitant les termes du côté de leur origine,
constatons enfin que les
paroles de l'initiation - et le langage gestuel qui les
complète ou les
souligne - constituent une « poésie » au
sens où ils sont également une
«poiesis » (vocable grec désignant,
comme vous savez, le processus d'une
fabrication ou d'une production). Par la «poiesis
» initiatique le
néophyte se trouve, presque à son insu,
recréé, et accède au statut (avec
droits et devoirs) de «fils de la
lumière». Cette lumière, on
l'a bien
compris, est une source de transfiguration située
au-delà ou en amont du
phénomène lumineux dans sa manifestation
physique. Lumière «scyalythique»,
comme pourraient dire les chirurgiens, elle ne fait pas
d'ombre.
Toutefois si elle aide à mieux voir et à mieux
vivre, elle-même tend à se
soustraire, par l'éblouissement qu'elle provoque,
à notre capacité de saisie
rationnelle. Acceptons alors, résignons-nous
d'abord à cette perte de
contrôle intellectuel, comme le suggère la parole
d'un poète à qui nous
laissons, sans le nommer, l’avant-dernier mot :
«Voir clair signifie aussi que l'on accepte
l'énigme de la clarté,
quelquefois plus énigmatique encore que
l'obscurité».
Le chemin de l’initiation, s’il ne conduisait
qu’à la nuée
d’inconnaissance,
est toutefois lumineux comme numineux. Il en est de cette
lumière comme de la
connaissance du 3e genre, invoquée par Spinoza comme une
source de béatitude,
et qui est cause et index de sa propre vérité.
Qui l'a profondément ressentie
ne saurait l'oublier: notre raison en réclamait l'existence,
l'initiation nous
en a montré la réalité. On dit que les
gens sortis d'un coma profond, qui ont
connu une N.D.E (Near Death
Expérience), prétendent quelquefois avoir
été aspirés par le vide, en direction
d'une lumière que nos yeux de chair n'ont
jamais vue. Lorsqu'on demande à certains de ces
expérimentateurs d'un
état proche de la mort de caractériser cette
lumière, ils répondent qu'elle
était faite d'Amour.
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