Initiation - La
lumière *
Un frère de mon atelier, connu pour avoir le trente
troisième grade du Rite
Ecossais Ancien Accepté, doté d'un grand
âge qui autorise à penser qu'il a
réfléchi à sa pratique de la
franc-maçonnerie, affirme avec insistance et
revendique avec force ce qu'il considère comme une
vérité puissante et simple
qu'il ne faut pas oublier : "La franc-maçonnerie
est un ordre
initiatique". Dans ce que je considère comme une
profonde sagesse, il
n'en dit pas plus sur le sujet, sans doute pour donner à
entendre que cette
vérité est trop importante pour qu'on la laisse
se perdre dans les brouhaha
d'un débat public, offrant simplement à qui peut
l'entendre que, le moment
venu, il convient à chacun d'y
réfléchir sérieusement en faisant
étape sur le
chemin de la recherche.
Ce même frère, entre autres antiennes, prononce
une autre fois, de façon apparemment
inopinée, cette autre vérité simple et
voulue simpliste que la franc-maçonnerie
est avant tout autre chose : "la fraternité au
sens d'agapè",
satisfait d'enfin mettre les pieds sous la table pour partager le repas
qui
suit toujours nos travaux en tenue du côté de
minuit plein. Enfin pour terminer
avec cette référence à un
frère qui sert de pilier à notre atelier, je
considère avoir fait un grand pas le jour où il a
martelé avec la même force de
l'évidence révélée, qu'en
franc-maçonnerie : "Il n'y a pas une
Vérité
mais des vérités". Il s'agit
là, pourra-t-on dire, d'aphorismes
banals, de tautologies réductrices. Elles me sont apparues
comme des clés que
j'ai intégrées à mon trousseau, en
réserve, dans l'attente de me trouver
justifié de les utiliser. Or voici que j'en ai le loisir,
rencontrant sur mon
chemin une porte fictive qui demande à être
ouverte pour que je puisse passer
outre.
Il survint donc qu'un soir, après tout un processus
d'enquêtes, de dossiers à
remplir avec force documents administratifs, on consentit à
m'ouvrir l'accès à
l'initiation maçonnique. J'ai vécu celle-ci dans
la curiosité, intéressé de
voir de quoi il s'agissait, de découvrir ce qu'elle est
supposée apporter et
surtout de voir comment cela se vivait, comment je la vivrais. Bien que
nécessairement sceptique mais amusé par le jeu de
rôles auquel les acteurs qui
me manipulaient semblaient prendre plaisir avec beaucoup d'application,
je me
suis retrouvé tout à fait "sonné",
dans un état modifié de
conscience, comme si je planais à quelques
centimètres du sol après avoir reçu
"la lumière". Cela a duré quelque temps avec une
sorte de
dédoublement de la personnalité que j'observai
avec intérêt. Rien ne semblait
pouvoir mettre en cause cet état de grâce
bienheureux.
Surtout pas les vilenies d'une société, dont on
me disait pour la défendre
qu'elle restait "humaine", quand sont apparues
des tensions
manifestes entre frères, des compromissions qui avaient des
échos dans la
justice dite profane au point de provoquer l'éviction d'un
Surveillant et la
démission du frère qui m'avait servi de
cicérone dans ce monde nouveau. Ni le
peu d'attention ou de considération pour certaines valeurs
qui sont constamment
réactivées par le
cérémonial de la tenue comme guides de conduite
ou rappels à
l'ordre. Ni le peu de conviction mis par beaucoup de frères
à entrer dans les
symboles qui décorent l'atelier et contribuent à
créer ce qu'ils revendiquent
comme un monde "hors du profane".
Rien de cela n'affectait l'espèce de béatitude
dans laquelle je flottai grâce
au capital d'émotion que l'initiation m'avait
insufflé dans ses épreuves sous
le bandeau. Je préservai imperturbablement ce
très confortable état conscience
auquel il m'avait été donné
d'accéder par des voies qui me restaient
mystérieuses. Tout en vivant les différents
aléas et avatars des tenues,
j'observai, j'absorbai attentivement les symboles, les rituels, les
décors, les
fonctionnements, les revendications, les ambitions qui apparaissaient,
les
satisfactions, les affirmations, les auto suffisances qui
s'exprimaient. Ma
démarche devait paraître trop examinatrice ou
froidement rationnelle. Elle m'a
valu au bout de trois mois une remarque amusée d'une
sœur visiteuse assidue,
venue me dire sans autre forme de procès : "Toi
tu ne resteras pas
longtemps en franc-maçonnerie" ajoutant sur mon
air étonné : "Tu
regardes trop !". Erreur de ma part bien sûr. Je
savais déjà par
diverses expériences que pour pénétrer
un milieu nouveau il faut souvent penser
à "éteindre le regard" pour
ne pas indisposer. Au demeurant
je suis resté. Je suis encore là, vingt cinq ans
plus tard ! Quoi qu'il
arrive que je me demande parfois pourquoi.
La cérémonie d'initiation qui a
procédé à ma réception dans
l'ordre maçonnique
m'a donc efficacement marqué sur le plan
émotionnel. Mais elle ne m'a
révélé
aucun secret qui aurait pu m'éclairer dans la
compréhension du monde ou pour
conduire ma vie. Je ne me suis pas trouvé, du fait
d'être "initié",
doté de pouvoirs qui m'auraient permis d'intervenir sur le
réel et de le façonner
dans un sens qui m'aurait agréé. Initiation n'est
apparemment pas magie. Certes
on entendait souvent parler de secret, mais il ne s'agissait que de
secret
d'appartenance qu'on entreprenait d'ailleurs de réduire
à de la "discrétion"
pour ne pas affoler les rumeurs publiques. L'absence de
révélation ne
m'indisposait pas car je pensais surtout en entrant en
franc-maçonnerie
rejoindre un groupe d'hommes qui travaillent à la
défense et à la promotion de
la liberté à une époque où
il me semblait urgent d'être présent sur ce front
en
France et dans le monde.
Parce que dans le vocable "franc-maçonnerie"
c'est le mot "franc"
qui me fascinait. Tout à l'écoute et à
la découverte de ce monde nouveau
corseté par des rituels et nourri de symboles dont la
présence insistante créait
un espace et un moment hors du profane censément propices
à la méditation et à
la réflexion, je me trouvai interpellé par
l'omniprésence de signes et de
références bibliques, judaïques,
chrétiennes, catholiques et protestantes. Et
des planches qui procédaient par exemple d'une "Longue
réflexion sur
l'Apocalypse". Ce qui m'a incité pour jouer le
jeu et surtout me
mettre à niveau dans l'espoir de comprendre la
démarche maçonnique, à faire
l'achat d'une bible. J'ai choisi celle de la Pléiade, aux
éditions Gallimard,
parce qu'elle est dotée de multiples index qui permettent de
la travailler sans
avoir à la lire. Je me trouvai un peu sceptique d'avoir
à chercher en
maçonnerie mes sources dans un livre qui a nourri tant de
dogmes et d'églises
qui ont contraint en occident la société des
hommes dans des structures de
pouvoirs contre lesquelles il a fallu lutter pour dégager
toutes les libertés
que nos pères nous ont conquises et qu'il nous faut
à notre tour défendre.
J'ai donc appris à distinguer l'anti-cléricalisme
qui se soulage sur les
colonnes en termes explicites lors de la fermeture des travaux, de
l'anti-religion dont on affirme subtilement qu'elle n'est pas
compatible avec
la Tolérance revendiquée par le
franc-maçon qui reste libre de ses pratiques et
de ses croyances à condition qu'il ne s'en fasse pas le
prosélyte dans notre
espace sacré. Merveilleuse tolérance qui ne
s'offusque pas d'avoir à s'épanouir
dans la promiscuité des symboles et des concepts bibliques
qui ont investi ses
murs et ses rituels, sans craindre d'en être
affectée et sans envisager que
leur présence insistante pourrait gêner des
frères de culture non chrétienne.
Ces paradoxes étaient d'autant plus flagrants que notre
atelier initiait aussi
bien des athées et des anarchistes, des non pratiquants que
des chrétiens
catholiques et protestants, des musulmans ou des tamouls ... Bons
princes et
intelligents, ces derniers acquiesçaient lorsque pour
justifier ces curieuses
permanences on en appelait à la Tradition des origines de la
franc-maçonnerie
dont il serait hors de question de casser la transmission qui sert de
moteur à
la démarche maçonnique depuis presque trois
siècles.
Certains frères avaient la franchise d'expliquer que cette
panoplie d'avatars
bibliques était obsolète et
désamorcée de toute efficacité.
Eux-mêmes athées
militants ne leur prêtaient aucune attention ne voulant pas
se laisser
obnubiler par des strates sédimentaires
fossilisées alors que d'autres combats
plus urgents devaient mobiliser nos énergies.
J'étais donc "initié".
J'étais admis à travailler avec des
francs-maçons eux-mêmes initiés. Mais
pour
quoi faire ? Je voyais qu'il ne s'agissait pas d'une élite
sociale, ni
politique, ni intellectuelle, ni spirituelle ... Il ne fallait pas
être riche,
ou puissant, ou intelligent, ou illuminé pour être
admis. L'initiation ne me
donnait pas des droits particuliers ni des privilèges. Bien
au contraire,
puisqu'elle m'enjoignait de respecter la loi et ses contraintes, disant
que
celles-ci créent le cadre des libertés. Non plus
elle ne faisait accéder à des
connaissances ni à des secrets qui m'auraient permis
d'accéder au cœur de la
vérité pour comprendre le monde et la vie.
Simplement je me retrouvais
régulièrement avec des hommes, mes
frères qui manifestaient beaucoup de chaleur
et d'enthousiasme dans leurs retrouvailles et mettaient beaucoup
d'application
à être assidus et exacts aux tenues. Surtout les
premières années pour accéder
au deuxième puis au troisième
grades.
Par la suite l'assiduité pouvait se relâcher,
signe d'un "écrémage" qui
révélait quelques désillusions et
conduisait certains à refuser d'assumer en
responsabilité - dès lors qu'ils auraient acquis
avec la maîtrise la plénitude
des droits maçonniques - le fonctionnement d'un
système ou d'une institution
dans laquelle ils ne se reconnaissaient peut-être pas
complètement. Absents,
ces frères restaient initiés. Mais on voyait bien
que leur carence perturbait
le fonctionnement de l'atelier. Parce que l'initiation qui
crée un franc-maçon
ne lui confère pas un état (on n'est pas
franc-maçon) mais simplement une
reconnaissance selon la belle formule "Êtes-vous
franc-maçon ? Mes
frères me reconnaissent comme tel ". Si les
colonnes sont désertes,
si les frères n'ont personne pour les reconnaître,
qu'advient-il de leur
initiation ?" De là sans doute, le plaisir et l'urgence de
se retrouver
régulièrement. Et la satisfaction de se
rencontrer et faire reconnaître dans
des occasions inopinées, hors du temple, dans le profane,
par des signes, mots
et attouchements d'eux seuls connus qui raniment et
ré-activent le souffle
maçonnique de l'initiation.
L'initiation m'a donné la lumière. La Grande
lumière ! C'est un mystère
bien étonnant. De quelle "lumière"
est-il question puisqu'il
ne peut s'agir de celle que j'avais déjà
reçue à la naissance. Certes on m'en
avait privé par l'usage d'un bandeau pour me faire vivre les
épreuves et
voyages symboliques. Mais l'initiation ne pouvait pas m'accorder une
chose que
je possédais déjà et dont la
restitution en grande cérémonie était
censée me transformer
profondément. Bien aimable mystère dont
l'apparente simplicité m'interloque
toujours. Je connais bien sûr les différents
emplois figurés du mot lumière
associé à intelligence, compréhension
... Mais le recours à cette solution
sémantique apparaissait trop réductrice et
abusive s'agissant d'une démarche
dont la mise en scène cérémonieuse
semblait vouloir ouvrir la voie à une "révélation"
fondée sur l'émotion. Subsistait donc le
mystère qu'aucun catéchisme, mode
d'emploi ni aucun guide ne proposait d'élucider puisque la
franc-maçonnerie
n'est pas une école qui aurait un programme d'enseignement
ou des dogmes.
Celle-ci suggère qu'il y a un chemin, mais elle laisse
à l'initié le soin d'en
trouver l'entrée et d'en tracer le cours. Initié
certes. Mais seul. De temps en
temps quelques balises permettent à l'initié de
se recaler s'il veut bien
continuer sa route : élévation au
deuxième grade, à la maîtrise,
maître secret,
Royal Arch, Rose+Croix ... Des outils, des symboles, des mots et des
signes lui
sont montrés. Des émotions, des intuitions, des
mythes émergent d'autres
mondes, des états de conscience manifestent des fonds
d'être. Des formules
sèment des alertes : "Connais-toi toi
même" ... "On
n'est jamais initié que par soi-même".
Initié certes ... Mais il faut
ouvrir le chemin. Des frères, occupés sans doute
à suivre leur propre chemin,
accompagnent le mouvement. Mais aucun n'est le guide. Aucun n'indiquera
de
direction. Personne au carrefour. Compagnons sur les voies de la
lumière, mais
pas forcément sur la même route ni aux
mêmes étapes. Parfois des rencontres
dans des auberges communes au hasard des cheminements. On raconte. On
rend
compte. On échange, mais on ne dort pas forcément
au même étage. Dès lors
comment s'initier soi-même et entreprendre de se
connaître ?
Le petit mémento du grade de maître secret vint
à me servir de balise très
opportunément, qui déclare que : "...
soi-même est la lumière, si
petite fût-elle, qui réside au fond de tout
être quelle que soit sa condition
... Rechercher, découvrir sa propre lumière
intérieure, la définir, elle et ses
besoins, puis la ressentir dans la dilatation de tout l'être
qu'elle provoque
avec l'intense joie qui l'accompagne, est inexprimable."
Comment
accéder à cette dilatation de tout
l'être dont parle le mémento et à
l'intense
joie annoncée même si cela est inexprimable comme
on nous en prévient. Dans la
gloire d'une musique éclatante au troisième coup
annonciateur, on m'avait donné
la lumière, "la Grande Lumière".
J'avais franchi le pas.
J'étais entré dans un monde lumineux ! Mais il a
fallu vite comprendre que ce
n'était que le début d'un chemin qui
m'était montré, un départ, non une
arrivée. Et que cette lumière que j'avais
reçue en initiation balisait un
cheminement sans fin qui conduit sur les routes du monde au travers des
valeurs
éternelles. Et dans cette course me voici maintenant
renvoyé à l'intérieur de
moi-même à la recherche de cette
Lumière qui y résiderait, découvrant
que la
mienne doit être bien faible, si petite que j'ai bien du mal
à la percevoir
enfouie si profond qu'en vérité je ne parviens
pas à la ressentir ni à
connaître cette dilatation annoncée. Mais je me
souviens de l'avertissement
fatal.
"Rechercher, découvrir, définir
et ressentir sa propre lumière
intérieure est inexprimable". Comment ressentir
l'inexprimable ?
Poésie vint à mon secours, non qu'elle
exprimât. Mais parce que poésie crée le
sens selon l'adage de Soulages. Un poème né de
hasard m'illumina donc :
Apothéose
...
par
Cyrille publié
dans : Franc-maçonnerie
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