Planche au 3°
Le Passage
de l'Equerre au Compas au 3e Degré
Face au sujet qui m'est
proposé, c'est le mot Passage qui m'interpelle
spontanément ; il représente une action
dynamique, la traversée d'un voyageur, un changement
d'état, il peut être aussi culmination d'un astre
au méridien d'un lieu. Ce mot est aussi employé
en Loge pour signifier augmentation de salaire où il devient
quelquefois examen de passage, plongeant l'impétrant dans
quelques gouffres de perplexité.
Mais, c'est la notion de porte ouverte, d'espace libre, un instant
dévoilé qui à retenu mon regard
à la première lecture du sujet. Viennent ensuite
l'Equerre et le Compas. Ce sont des outils très anciens et
leur usage symbolique l'est tout autant puisque le philosophe
confucianiste Mencius (Chine, IV° siècle av. J. C.)
disait déjà que les hommes doivent les appliquer
figurativement à leur vie pour marcher dans les voies de la
Sagesse. Posés sur le volume de la Loi Sacrée,
ils sont les témoins de tous nos serments.
Ce ne sont que des instruments de
géométrie et d'architecture, mais la place
éminente qu'ils occupent atteste bien que les
Francs-Maçons du XVIII°siècle veulent
d'abord témoigner de leur attachement à la
tradition des francs-maçons opératifs,
bâtisseurs de cathédrales. Mais au-delà
de leur utilité et de leur fonction
géométrique et architecturale, ils ont pour eux
une autre signification, celle-ci symbolique. Avant de
dégager celle-ci, il faut déterminer quelle est
leur nature et leur fonction pratique.
L'Equerre, de ex quadrare, est un
instrument de bois(ou de métal) composé de jambes
fixes, ajustées perpendiculairement l'une à
l'extrémité de l'autre et qui sert à
tracer des angles droits ou à tirer des perpendiculaires
(définition de Bescherelle). Selon Littré, c'est
un instrument de mathématique servant à tracer
des angles doits. Passons maintenant au-delà de la fonction
pratique, de l'ustensibilité de l'objet. L'Equerre est fixe
et sert à tracer le carré ; elle permet de passer
de la pierre brute à la pierre cubique et par là
de pouvoir construire un édifice solide et harmonieux.
« Dirigit
obliqu », elle rend droit ce qui est
oblique. Il faut se souvenir que dans les anciennes cosmogonies la
terre est considérée comme carrée. Ici
l'Equerre renvoie à la terre, à l'espace
terrestre ; et dans le même temps qu'elle le mesure, elle
l'ordonne. Et si nous passons de l'espace terrestre, à
l'homme lui-même considéré dans sa
nature brute l'Equerre va remplir la même fonction. Elle va
permettre à l'homme de passer de cette matière
brute, de cette nature désordonnée, de cet homme
soumis au désordre des passions à l'homme soumis
à l'ordre de la raison et de la volonté.
L'Equerre devient ici symbole de rectitude, de rigueur vis à
vis des autres, symbole d'Equité et de Justice, et c'est
pour cette raison qu'elle est l'insigne du Maître de la Loge.
On remarquera que l'Equerre n'est pas utilisée directement
pour donner à la matière la forme
appropriée (c'est là le rôle du maillet
et du ciseau). Mais d'une part elle est le modèle que
l'ouvrier doit suivre pour cela, et d'autre part elle est l'instrument
au moyen duquel il vérifie que le produit de son travail est
conforme à ce modèle. Elle est aussi le symbole
de la Loi Morale qui n'agit pas par elle-même sur le
Maçon, mais qui remplit par rapport au travail qu'il
effectue sur lui-même, cette double fonction de
modèle et de moyen de contrôle.
Il est donc naturel qu'elle soit associée au Volume de la
Loi Sacrée ; puisque c'est dans celui-ci que le
Maçon trouve la révélation de cette
Loi Morale. On voit par là que la Loi dont l'Equerre est le
symbole, est un modèle, non seulement pour le
maçon individuel, mais pour toute la Loge, car le travail
que chaque maçon fait sur lui-même n'est pas un
travail solitaire, il s'intègre dans une œuvre
commune. Rappelons d'ailleurs que c'est à la fois la
rectitude des pierres prises une par une et celle de
l'édifice entier qui se vérifie par l'Equerre.
Cela justifie bien que l'Equerre soit le Bijou
caractéristique du Vénérable, qui est
le garant de la régularité et de la perfection
des travaux.
Cette importance de l'Equerre pour la Loge est bien marquée
dans les Anciens Catéchismes Anglais où l'on
trouve certaines questions et réponses comme celles-ci :
- « Qui est
Maître de toutes le loges ? »
- « Dieu et l'Equerre »
(The Whole Institution of Masonry, 1724).
- « Combien font une loge ? »
- « Dieu et l'Equerre,
avec sept ou cinq droits et parfaits maçons… »
(Institution of Free-Masons, 1725).
Le Compas nous dit Bescherelle, de
« Cum Passus »,
est un instrument formé de deux branches jointes en haut par
une charnière et qui permet de les ouvrir ou de les
resserrer pour mesurer les longueurs ou tracer des cercles. Et
Littré : « Instrument de
métal composé de deux parties et qui s'ouvrent et
se replient l'une sur l'autre pour tracer des cercles et reprendre des
mesures ». Le Compas lui est mobile. Il
l'est et en ce sens on a voulu voir dans le Compas le signe ou le
symbole de l'esprit créateur lui-même. Il sert
à tracer des cercles. Aussi, il renvoie au ciel,
à la sphère. Là encore, il faut se
souvenir que la sphère, le cercle, dans les anciennes
cosmogonies est l'emblème de la divinité.
« Le Cercle fut d'abord la forme la plus
simple et la plus parfaite qui peut correspondre à la
non-figuration de Dieu » écrit
Jean Starobinski. Et Gérard Poulet a montré
comment l'image du cercle est passée de la vision
cosmologique à la vision théologique :
« Dieu est une sphère dont le
Centre est partout et la circonférence nulle part »
(Manuscrit hermétiste du XII°siècle). Le
Compas renvoie à l'esprit ; aussi est-il l'outil par
excellence du Grand Architecte de L'Univers (voir la
représentation dans l'iconographie du
XIV°siècle du Christ au Compas mesurant l'univers).
Son usage opératif est donc de marquer les limites de
l'édifice et de chacune de ses parties, et d'en fixer les
proportions.
L'idée de limite a une
importance particulière dans l'enseignement moral que la
Maçonnerie tire du symbole du Compas ; il est dit, par
exemple qu'il nous rappelle la justice infaillible et impartiale qui,
ayant défini pour notre instruction, les limites du Bien et
du Mal, nous récompensera ou nous punira selon que nous
aurons observé ou méprisé ses divins
commandements. Le Compas symbolise aussi les limites que le
Maçon doit s'imposer à lui-même dans
ses désirs et sa conduite.
En tant qu'il sert à
fixer les proportions des diverses parties de l'édifice, le
Compas présente une signification symbolique
apparentée à celle de l'Equerre, mais
différente et complémentaire. Comme elle, il
détermine le modèle sur lequel le
Maçon doit régler son travail, mais à
un niveau plus élevé. Alors que l'Equerre informe
chaque partie de l'édifice prise
séparément, et vérifie qu'elle est
propre à s'intégrer dans l'ensemble, le Compas
trace le plan sur lequel cet ensemble apparaît d'un seul coup
d'œil dans son unité globale. Du même
coup, le compas apparaît comme plus
détaché de la matière et l'Equerre
comme plus engagée dans celle-ci.
L'Equerre a, par rapport à l'Œuvre, un
caractère d'immanence, et le Compas un caractère
de transcendance. Telles pourraient être, sommairement
évoquées, les significations que l'on attribue le
plus souvent à l'Equerre et au Compas. Mais à les
considérer isolément, ne risque-t-on pas de se
méprendre ou de mal percevoir la signification que le
franc-maçon entend leur donner ? Car sur l'autel des
serments l'Equerre et le Compas sont toujours associés,
comme s'ils étaient unis dans une sorte de rapport
nécessaire, complémentaire, dialectique. Si la
notion abstraite de lumière exclut la notion abstraite
d'obscurité, la lumière réelle, loin
d'exclure l'obscurité, la suppose. Car il n'y a point de
lumière sans ténèbres qui la rendent
visible sous forme de couleur et il n'y a point de
ténèbres sans une lumière qui permet
de les distinguer.
« Mais
rendre la lumière suppose d'ombre une morne
moitié » dira Paul
Valéry dans le Cimetière Marin. Quand au fameux
passage que constitue l'élévation à la
maîtrise, nous retrouvons le thème de la Mort
proposé à la méditation du futur
maçon lors de l'initiation, dans le cabinet de
réflexion. Le candidat n'est pas seulement
invité, dans un cas comme dans l'autre à
réfléchir abstraitement sur la mort, mais
à passer par la mort, d'une manière, qui pour
être figurative, ne l'en marque pas moins
profondément aux niveaux psychologique et spirituel.
Or, le niveau moral et spirituel n’est pas toujours faciles
à séparer. Une signification plus proprement
spirituelle de l'élévation est la
nécessité de mourir pour accéder
à la vie véritable. C'est qu'en effet
réside là la signification initiatique et
ésotérique de la cérémonie.
L'instruction morale du Rite Ecossais Rectifié contient le
passage suivant : « Vous avez
fait trois pas sur le tombeau, entre l'Equerre et le Compas, pour aller
à l'Orient . Naître, mourir et renaître
pour l'éternité où sera le vrai
Orient, c'est là notre sort actuel et notre destination ; ce
ne sera que notre troisième pas qui décidera si
notre voyage était pour la vie ou pour la mort ».
Toutefois, l'emploi du verbe renaître plutôt que
ressusciter, la notion aussi du vrai Orient invitent à
penser que ce voyage en trois pas désigne le processus
initiatique qui à la naissance corporelle fait
succéder la mort initiatique et une nouvelle naissance,
spirituelle celle-là.
C'est de ce processus que parle l'Evangile de Jean dans de nombreux
passages : « si le grain de blé
qui tombe en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s'il meurt, il
porte beaucoup de fruit » (Jn 12.24).
« Si quelqu'un ne naît de
nouveau, il ne peut voir le royaume » (Jn
3.3).
La nouvelle vie dont il est question dans ces textes n'est pas celle
qui doit être donnée à l'homme
après sa mort physique et sa résurrection
à la fin des temps. Certes, l'Evangile de Jean n'ignore pas
celle-ci, mais à présent, il est question d'une
nouvelle vie que l'homme peut acquérir dès
aujourd'hui, par la renaissance spirituelle qui présuppose
la mort initiatique. Et cette mort initiatique c 'est la mort
à soi-même ; elle n'est pas autre chose, au fond,
que ce renoncement aux vices et aux passions dont nous a
déjà parlé l'enseignement moral de
l'élévation, mais vu dans une perspective
nouvelle et supérieure. Ce sacrifice, par delà le
décompte des affections et des passions
particulières est celui du Moi, et c'est pourquoi, pris
à ce niveau, il est vécu comme une mort.
Mais cette mort au Moi est le passage nécessaire pour
devenir capable d'accueillir l'autre, c'est à dire en
premier lieu l'Autre Absolu, et par lui, et en lui les autres, c'est
à dire nos frères. Aussi la vie nouvelle
à laquelle elle nous permet de renaître est-elle
celle de l'Amour, comme nous le dit la première
épître de Saint jean : « Nous
savons que nous sommes passés de la mort à le
vie, parce que nous aimons nos frères »
(1 Jn 3.14). Les deux interprétations spirituelles de
l'élévation, celle qui vise la
résurrection après la mort physique, à
la fin des temps, et celle qui vise la renaissance spirituelle
après la mort initiatique ne s'opposent pas,
conformément au principe qu'exotérisme et
ésotérisme ne s'opposent jamais. J'aimerais
ajouter, ici, une remarque linguistique : Le verbe « élever »dans
son acception maçonnique, traduit l'anglais
« to raise ».
Or, dans la traduction anglaise de la Bible, le verbe grec
« hypsoo »,
parfaitement rendu en français par « élever »
est traduit par « to lift ».
La cérémonie du troisième grade est
bien une participation dynamique : participation à la mort
d'Hiram, participation à son élévation
du tombeau. Mais je laisserai ici, chaque maçon
méditer, selon ses opinions religieuses sur les rapports
entre la figure d'Hiram et celle du Christ. Cette
cérémonie est aussi le passage de l'Equerre au
Compas comme cela est clairement figuré sur le Tableau de
Loge au grade de Maître : on y voit l'Equerre à
l'Occident, à la tête de la tombe, et à
l'Orient, aux pieds de celle-ci un Compas. Le récipiendaire
passe littéralement de l'Equerre au Compas lorsqu'il fait
ses trois pas par-dessus le cadavre d'Hiram, dont il va prendre la
place et vivre pour que vive l'Esprit Maçonnique et que se
poursuive l'Œuvre. C'est ce que soulignent les instructions
par demandes et réponses dans les rituels :
- « Comment
avez vous été reçu ? »
- « En passant de l'Equerre au Compas »
Chez Prichard on retrouve déjà ces phrases :
- « Comment avez vous
été passé Maître ? »
- « De l'Equerre au Compas ».
Comme il a été dit
précédemment dans les deux aspects de leur
symbolisme, on peut distinguer l'aspect cosmique et l'aspect proprement
maçonnique : - du point de vue cosmique, l'Equerre se
rapporte à la terre et le Compas au ciel. Le passage de
l'Equerre au Compas est donc le passage de la terre au ciel, ou du
moins de la dimension horizontale de l'univers à sa
dimension verticale. Ajoutons à cela que l'occident est
traditionnellement la région de la mort, alors que l'orient
est celle de la lumière naissante. Ainsi le symbolisme
cosmique de l'Equerre et du Compas s'accorde parfaitement avec celui
des points cardinaux et avec la signification spirituelle de
l'élévation : - du point de vue
maçonnique, l'Equerre, marquée d'un
caractère d'immanence est l'instrument du Maître
de Loge, tandis que le Compas, marqué d'un
caractère de transcendance, est celui du Grand Architecte de
l'Univers lui-même.
Le passage de l'Equerre au Compas signifie donc le passage d'une
étape à une autre de l'initiation
maçonnique, et l'on pressent que l'articulation entre ces
deux étapes est vraiment essentielle. De fait, l'Equerre
symbolise la réalisation parfaite d'un certain stade de
l'initiation, totalisant le contenu des deux premiers grades, elle
réunit en elle l'horizontalité du Niveau et la
verticalité de la Perpendiculaire, qui sont respectivement
les instruments du Premier et du Second Surveillant. Elle est pour le
récipiendaire au grade de Maître un point de
départ que le passage au Compas fait accéder
à un autre stade, différent et
supérieur. Cependant le Maître ne doit jamais
abandonner l'Equerre au profit du Compas seul mais il doit se situer
dans une position centrale (« Au Centre »)
où il opère en lui même la
réunion des deux. Comme le disent certains rituels :
- « Si
un Maître était perdu, où le
trouveriez-vous ? »
- « Entre l'Equerre et le Compas ».
Ainsi, le franc-maçon ne saurait considérer,
penser le Compas indépendant de l'Equerre et
réciproquement, encore moins en termes antagoniques, mais
seulement en termes complémentaires et dialectiques. La
matière est une réalité, elle est
essentiellement une force obscure, inconnue, qui nous
résiste et elle n'a sens que pour une intelligence qui la
pense et une volonté qui la maîtrise.
L'Equerre, symbole de la
matière, renvoie au Compas symbole de l'esprit. C'est le
Compas, l'intelligence, qui ordonne la matière et lui donne
une sens. Mais par ailleurs, l'esprit lui-même ne peut, ne
saurait se saisir dans le vide absolu. Il ne peut se saisir et se
penser qu'à partir de la matière
elle-même. Alain écrivait : « En
vérité nous avons grand besoin du monde, qui a du
moins cette vertu d'être ce qu'il est et de ne point changer
par nos raisonnements et nos passions ».
Le Maître Maçon , situé entre l'Equerre
et le Compas est toujours situé entre la
« Terre » et
le « Ciel »
, entre la « Matière »
et « l'Esprit »,
entre « Dieu »
et « le Monde »
, entre la Réalité et la Valeur,
s'efforçant de connaître la terre, la
matière et l'histoire et de les maîtriser avec ses
outils, son intelligence et sa volonté ; l'esprit du
franc-maçon étant lui-même
ordonné à l'Esprit, c'est à dire ce
Compas mesurant et traçant en fonction de la Loi Morale dont
la Bible sur l'Autel des serments est le signe.
Ayant occupé, ces trois
dernières années, le poste d'Orateur dans mon
Atelier, j'ai bénéficié d'un triple
privilège :
- le premier est d'avoir dû apprendre à
séparer mes passions de la Loi, tâche ardue
où le mélange des genres est ressenti comme un
cuisant échec personnel.
- le second est de jouir d'une position physique
élevée permettant, à la fois de sentir
converger vers l'Orient ce que je nommerais imparfaitement l'ambiance
de l'Atelier à chaque tenue et d'avoir, directement sous les
yeux l'autel des serments et les Trois Grandes Lumières.
C'est avec une grande concentration que j'ai pu suivre le
Frère Expert positionnant L'Equerre et le Compas lors des
rituels d'ouverture et de fermeture des travaux ; mon esprit se
concentrant également sur l'autel des serments pendant la
chaîne d'union prenant peu à peu conscience que
c'est là que se joue le cœur de mon engagement. -
le troisième est d'avoir dû travailler sans
relâche, même lorsque ma paresse naturelle
m'incitait à remettre à demain la tâche
à peine ébauchée.
Pour conclure, et faisant
référence au couple Compas-Equerre, qui renvoie
au masculin et au féminin, j'ai eu la tentation
d'établir un parallèle entre les enlacements de
ces outils et ceux plus charnels d'un homme et d'une femme dont
l'érotisme sous-tendu par l'Amour conduit parfois
à la plénitude du sacré. Mais ceci est
une autre histoire.
Je citerai Malebranche qui écrivait dans ses Entretiens sur
la métaphysique et la religion :
« Non, je ne vous conduirai point
dans une terre étrangère, mais je vous apprendrai
peut-être que vous êtes étranger
vous-même, dans votre propre pays ».
J'ai dit !
|