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Les Plis du Temps

Les vents avaient tourné ; le suroît douceâtre avait fait place à un petit
nordet frisquet qui rabattait sur les falaises quelques bancs de brume rosis
par le levant. Comme à l'accoutumée, la petite gelée avait givré mon
pare-brise, et je dus m'employer à débloquer ma serrure.

Ce matin là, j'avais décidé, comme nous étions près du solstice d'hiver, de
péleriner au Temple de LANLEFF, curiosité de l'art roman primitif, qui gardait
si visiblement en ses chapiteaux, l'empreinte de l'art celte, et ses couronnes
tressées. La saison d'hiver, en effet, loin de la foule de Juillet, se prêtait
à l'approche, dans le silence de ce lieu de pierre, où tant de souffrants et de
dolents étaient venus déposer leurs peines au pied de ce sanctuaire.

La voiture démarra très vite, et le petit chemin parcouru, je me mis en partance.

La route est bosselée comme un chemin à boeufs, les tournants mal équarris par
les caprices des propriétaires, relevés à contre-pente pour laisser l'eau
courir aux douves : tout cela sentait bon son moyen âge. De tournants en
carrefours, le propos fut vite avalé, et je me mis en peine, depuis le plateau
qui domine le bas pays de GOELO, de négocier la sente à peine goudronnée qui
serpente à l'écart de la nationale, pour mourir aux pieds du Leff, dans cette
ancienne cité qui avait dû voir débarquer, vers 850, les premiers vikings,
pilleurs de Lans et d'églises.

Voici bientôt dix ans que je fréquente le silence et le recueillement de ce
temple, ainsi qu'on le nomme ici. Bien des chercheurs, bien des curieux y ont
perdu leur (bas) latin. La pierre, du temps passé a gardé l'injure, et d'année
en année, perd son grain.

C'est tout d'abord une tour ronde, à moitié éboulée, qui attire le regard,
flanquée d'un déambulatoire circulaire, lui-même agrémenté d'une abside
centrale et de deux absidioles collatérales. L'allure globale de cet édifice le
fit prendre pour un " Temple " romain, gaulois, mérovingien. Plus récemment,
daté du XIème siècle, mais avec tant d'incertitude, ce lieu nous invite à la
réflexion et au dépouillement. La verdure part depuis longtemps à l'assaut de
ces murs en partie écroulés. Le soleil joue avec les fenêtres doubles très
minces, où seul un rai pouvait filtrer dans la pénombre de l'ancien monument.

Douze piliers massifs, en croix, de style résolument roman soutiennent la
maçonnerie de la tour. Le tout, circulaire, énigmatiquement et bizarrement circulaire.

On invoqua les Templiers pour sa construction, d'où son nom, les Moines Rouges
( les hospitaliers), etc... La naïveté de la décoration laisse rêveur.

Jamais église ne fut ornée à la fois simplement et païennement.

Ce matin là, mes pas me portèrent donc au sommet de la petite vallée où se
trouve le Lan. Là aussi, le vent d'est faisait glisser ses ouates de brume.

Par lambeaux étirés, elle enveloppait les arbres et les buissons d'un flou
lumineux, gommant les frondaisons dénudées, et déformant les perspectives. Plus
je descendais dans la vallée, plus l'air stagnait ; la brume tombait maintenant
en fines gouttelettes qui mouillaient mon blouson. Le petit raidillon qui
permet la descente dans la cuvette est gras, et je n'y vois pas à dix pas. Je
glisse et me rattrape de justesse à la branche basse d'un petit chêne de
clôture. Je n'étais plus loin du lieu, et j'étais curieux de voir ce monument
sous la brume, car enfin, jamais je n'avais été gratifié d'un tel coton, sauf en mer.

Il me sembla à ce moment entendre le tac-tac d'un outil, puis la sonnaille
d'une lame qui vibre sur la pierre. Je distinguai un chuchotis, puis plusieurs
voix se répondant dans la brume. J'eus un mouvement d'humeur, car je n'avais
pas choisi ce jour pour être bousculé par la foule. Arriver un 21 Décembre dans
un lieu que l'on croit désert est toujours décevant quand il ne l'est pas. Je
me dis qu'après tout, la beauté appartient à celui qui sait la voir, et somme
toute, je ne me reconnus pas le droit de manifester cette humeur-là. Je
m'approchai donc en silence, et bien que ne distinguant pas encore le monument,
les appels de voix se faisaient plus clairs, plus présents. En moi-même, je me
dis qu'il ne devait pas faire bon du côté des Héaux ou du Libenter...

Le vent était tombé, et le son des outils vibrait plus joyeusement dans l'air
immobile. Je fronçais les sourcils, car bien que je ne mette pas leur vaillance
en doute, j'ignorais que les Monuments Historiques avaient entamé une nouvelle
campagne de restauration. Bah ! l'abside gauche méritait bien d'être remontée,
et le
blocage des voûtes de ce côté là aussi. Mais tout de même, par ce temps, quelle fureur ! ! !

L'ombre du Temple se laissait maintenant deviner, mais par quelle bizarrerie,
il me paraît aussi de loin, plus petit, plus trapu mais aussi, plus complet.
L'allure générale est plus massive qu'à l'ordinaire ; parvenu à quelques pas de
l'entrée du chemin, je remarquai que des échafaudages entouraient la partie qui
m'était visible . Des échafaudages de bois, assurés par des brélages en corde
de chanvre ! ! ! Pousser le respect de la tradition à ce point me paraît
curieux, mais enfin, nos modernes architectes ont de ces caprices. Il paraît
même
qu'ils confient le plus clair de leurs travaux à des compagnons bouclés du Tour de France !

En m'approchant encore, je remarquai avec surprise que non seulement le Temple
était plus bas, mais que son assise était complète, parfaitement circulaire,
tel qu'il avait dû exister vers l'an Mil. Des tâcherons s'affairaient sur les
échafaudages, faisant couiner les grosses planches d'orme mal équarries
supportant des blocs de pierres taillées, des moellons et des bacs de bois
creusés dans des troncs, et contenant un mortier blanchâtre mêlé au sable de
coquillages. A l'écart, une petite équipe de compagnons vêtus de grandes
blouses, et de braies attachées de bandes, une grande coule sur la tête, dont
la pointe revenait sur la poitrine à chaque mouvement, attaquaient des pierres
de tuf avec une petite massette et une laie d'acier trempé. Ils riaient et
plaisantaient, mais je ne comprenais pas leur langage. Dans un lieu écarté,
accotée à un des murs montants de l'édifice, une cabane couverte de chaume,
sans fenêtres, construite en planches d'orme, la porte ornée de gros clous martelés.

Sur le pas de la porte, deux personnages étaient absorbés dans une discussion
animée : l'un en robe blanc sale, les pieds nus dans des sandales, la tête
rasée, la corde à la ceinture ; l'autre en froc gris à capuchon, un bâton à la
main, le pommeau orné d'ivoire.

Les maillets sonnaient allègrement, les rires fusaient, mais l'ouvrage
avançait. A l'autre bout du tertre, une petite équipe, à l'aide d'un palan,
s'occupait à hisser un chapiteau en haut de sa colonne, le tout en fort bonne
humeur. Allant et venant, un grand gaillard au port noble et austère, une
gigantesque équerre de bois à la ceinture, une corde à nœuds à la main,
semblait arpenter le sol et mesurer l'édifice. A l'écart, assis sur une pierre
grossièrement équarrie, un adolescent muni d'une mailloche et d'une pointerolle
s'escrimait longuement sur le tuf qui refusait de se laisser faire. Ses doigts
de la main gauche saignaient, et ses yeux étaient rougis par les éclats de roche qui volaient bas.

Je déambulais ainsi, hébété : chacun était à son ouvrage, et personne ne me
voyait. J'étais devenu transparent. Cependant cette vision si pointue d'un
événement depuis longtemps enfoui hors de la mémoire des Hommes m'épouvanta.

Je me laissai choir près de l'apprenti.

Je relevais de grippe, et le médecin m'avait affirmé que j'étais très fatigué.
Je mis cette hallucination sur ce compte, et me dis que mon inconscient devait
me jouer des tours...

C'est alors que levant les yeux de son ouvrage, et posant ses outils près de
lui, le jeune homme s'étira, se dégourdit les jambes, se frotta les yeux, et
après un bâillement sonore, il me vit et me sourit. Accoutumé à ce que personne
ne me remarque sur ce chantier, je me retournai, cherchant à qui s'adressait ce
sourire : je ne vis personne, j'étais seul ici.

Puis, ouvrant une musette qu'il avait à portée de sa main, il en sortit un
quignon de pain rond et noir, un peu gluant, un petit morceau de lard, et des
noix. Tirant un fort couteau de la poche de son justaucorps, il entrepris de
tailler son pain. Il le porta à sa bouche, et le mastiqua longuement. C'est
alors qu'il tourna à nouveau son regard vers moi. Il empoigna son croûton, et
d'un coup de lame, en tailla une tranche qu'il me lança. Surpris, je la saisis
au vol, mais réalisant brusquement l'énormité de la situation, je me levai
subitement, et m'enfuis à toutes jambes.

La brume n'avait pas disparu. Elle se déchirait maintenant en guenilles. Le
chemin de terre me parut long à enfiler. Les ronces m'écorchaient au travers de
mon jean. Je glissais sur le raidillon, et salis mon anorak. Je regagnais enfin
ma voiture, fébrile et angoissé, doutant de moi, doutant de tout, de ma raison,
et de ma vue. Je fis quelques kilomètres sur le chemin du retour, risquant
l'accident à chaque carrefour. Je stoppais enfin sur le bas-côté, conscient du
danger. J'avais VU des choses passées, dix siècles gommés par le brouillard.
J'avais entendu le son clair des ciseaux, les appels et les chansons des compagnons...

Et pourtant, tous ces gens étaient morts et en poudre depuis des siècles à l'heure qu'il est ...

Dans ma tête, la raison repris enfin le pas : j'avais été malade, mon médecin
me dirait sûrement demain que c'est courant, en hiver, lorsqu'on est faible et
fatigué. Il me donnera des vitamines ou autres, et mes fantômes retourneront
dans leur linceul de pierre.

Rasséréné, je rentrai chez moi à petite allure, le mystérieux brouillard,
maintenant, s'était tout à fait levé. Un petit froid sec envahissait maintenant
le petit bois près duquel ma maison se niche.

Je montai me changer... J'étais sale, mon pantalon déchiré aux dents des
ronces. J'enfilai un survêtement, je bus un café, et tout à fait rassuré sur ma
santé mentale, je m'installai devant la télé avec une cigarette..." Tiens, mes
cigarettes,... ah oui, dans mon anorak.... "

Je remontai dans ma chambre, et plongeai ma main dans ma poche.

Je sentis alors sous mes doigts une masse dure, gluante et collante, et qui
sentait bon la campagne... Mes cheveux se dressèrent sur ma tête...

C'était le pain noir de l'Apprenti...


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