Obédience : NC Loge : NC 11/2008


Livre Blanc

Brise Marine

La chair est triste, hélas ! Et j'ai lu tous les livres.
Fuir ! Là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres
D'être parmi l'écume inconnue et les cieux !
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe
0 nuits ! Ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,
Lève l'ancre pour une exotique nature !
Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,
Croit encore à l'adieu suprême des mouchoirs
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages
Sont-ils de ceux qu'un vent penche sur les naufrages
Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots...
Mais, ô mon coeur, entends le chant des matelots.

Page vierge « que la blancheur défend » vertige. L’homme à tendance combler le vide par un dogme ou l’hallucination d’une révélation. Planche blanche du Rorschach, puits sans fond ; l’angoisse des espaces infinis fit sombrer le génie de Pascal dans le délire hallucinatoire. Me voilà donc comme Mallarmé en route vers l’inconnu et menacé de naufrage… Mais il y a le chant des matelots qui m’accompagne, qui me raconte : « Livre, en Grec : βιβλίο Bible. Parchemins palimpseste. Parole perdue, langue des oiseaux, Babel, espéranto. Langue universelle ».

La première idée qui me rassure : c’est une évidence subite : il s’agirait du journal intime de mon initiation. La page vide n’est inquiétante que si elle s’adresse à un public tandis que là, j’ai tout mon temps, jusqu’à l’Orient Eternel pour en remplir les pages… Voilà que ce livre m’est plus familier. Puis, je réalise que j’ai une autre page blanche devant mon écran blanc et que j’ai une P\ à tracer. Alors, au secours les livres pas blancs, dictionnaires et usuels.

J’y apprends qu’en fait, le Livre blanc de la vie profane, il est tout sauf vide de signes. Il est au contraire plein de certitudes souvent assénées, en tous cas d’argumentaire pour convaincre défendre un point de vue fort. En cherchant, j’apprends que ce qui est blanc dans ces livres blancs, c’est la reliure. Je cite : « Le terme même prend son origine en Grande-Bretagne où il s'applique aux documents gouvernementaux, dont l'épaisseur est insuffisante pour justifier la forte reliure bleue habituellement en usage ». Voilà de quoi tromper et à nous faire voir que du bleu ! Abandonnons cette piste… A moins que, avant d’être blanc notre livre-blanc à nous n’ait été lui aussi rempli de caractères péremptoires.

Le livre de la loi

Bon sang, mais c’est bien sûr, au début ça ne pouvait être que la Bible… Eh bien non ! J’apprends que les opératifs prêtaient serment semble-t-il non pas sur la Bible, mais sur les règlements du métier, comme dans la L\ Bleue que je fréquente, le Règlement Général. L'usage de la Bible fut introduit en franc-maçonnerie par un rite d'origine calviniste, en Écosse, dans la première moitié du XVIIe siècle. On peut y voir une manière pour les protestants d’affirmer leur liberté d’interprétation contre le dogme papal ; mais un clou chasse l’autre, un dogme remplace l’autre. A partir de la fin du XIXe siècle, une partie de la franc-maçonnerie déchristianisa progressivement ses rituels. S’établirent l’usage d’autres livres religieux, d’une superposition de plusieurs de ces livres, les Constitutions d’Anderson, la Bible ouverte à l'Évangile de Jean, la Bible en hébreu ouverte au Livre des Rois (je pense à cause de Salomon), le règlement général, un livre blanc. L’idée qui en ressort, c’est un volume qui représente la Loi. Sacrée ou non, mais la Loi. Me voilà un peu plus avancé.

Pourquoi est-il vide ? Pour que je le remplisse avec ma Loi à moi, ma croyance personnelle ? C’est une des interprétations que j’ai trouvée, je cite : « Chacun gravant en début de tenue ce qui lui convient ». Mais, à la réflexion, ça ne me convient pas à moi, ces convenances personnelles.

Non je ne peux pas faire à mes FF\ le coup de Saint Paul…même tacitement. Ni accepter que l’on me le fasse. Je m’explique :

En supplément des dieux reconnus, innombrables en plus des douze Olympiens, les grecs anciens adoraient une divinité de plus, nommée Agnostos Theos ; ce qui signifie le dieu inconnu. Ce n'était pas une divinité spécifique, mais un symbole, pour n'importe quel dieu ou divinité dont le nom n'avait pas été révélé aux Grecs. A Athènes, il y avait un temple dédié spécialement à ce dieu. Ils avaient pourtant déjà Zeus Xenios protecteur des étrangers et garant de leur accueil. Mais ça ne suffisait pas, il fallait un dieu qui serait, lui-même un étranger. Il fallait être dogmatique et mentalement brutal comme Paul de Tarse pour faire violence à ce symbole sublime de la tolérance : D'après les Actes des Apôtres, chapitre 17.

« Debout au milieu de l'Aréopage, Paul dit : Parcourant votre ville et considérant vos monuments sacrés, j'ai trouvé jusqu'à un autel avec l'inscription : « Au dieu inconnu ». Eh bien ! Ce Dieu que vous adorez sans le connaître, je viens, moi, vous l'annoncer ».

Voilà qu’on remplace l’idée d’accueil de l’étranger par le dogmatisme de mon Dieu unique auquel il faut qu’il se convertisse. Pourtant, le monothéisme aurait pu être un progrès si le dieu unique avait été désigné comme l’Agnostos Theos et non pas celui d’une seule tradition à prétention universelle. Pour peu que je me souvienne de l’expérience du miroir de mon initiation, je sais que le pire des dogmatismes ennemis, c’est le mien propre ; alors que le dieu inconnu me préserve d’écrire mon dogme sur ces pages blanches.

Plutôt que supposer que le livre blanc représente les trois livres (Torah, Bible et Coran) et même les autres spiritualités (Bouddhisme, Animisme Taoïsme etc.) et même toutes les philosophies. Je préfère soutenir la proposition du vide. Non pas vide de la loi, de l’idéal ; le livre est là et représente la nécessité de quelque chose qui dépasse la parole de chacun, mais vide de contenu : toute représentation serait idole, toute écriture serait dogme. Quand je suis chez moi, j’ai mes idoles et mes certitudes, mais quand je suis ici, que je sois prêt à écouter une parole autre, à accueillir l’inconnu. Livre Blanc Agnostos Biblos le livre agnostique. Le voilà donc définitivement blanc, nous n’écrirons rien dessus.

La langue des origines

Puis il me vient une autre idée : Quand j’étais jeune, j’écrivais avec du jus de citron, encre sympathique ; et à la flamme d’un briquet je faisais apparaître le message. Il y aurait donc quelque chose d’écrit mais caché, ou gratté comme sur les parchemins palimpsestes. L’écriture effacée, la vérité occulte ?

Le mythe de la parole perdue par le meurtre d’Hiram. Hiram, le grand architecte du Temple de Salomon, qui a été assassiné par les mauvais compagnons, à la suite de quoi le Temple a été dévasté. Les Maîtres, grâce à l’acacia, savent où se trouve sa tombe pour le ressusciter, et restaurer le Temple.

On peut, dans un premier mouvement regretter cette mort qui, interrompant la transmission initiatique à cause des mauvais penchants de l’humanité, aurait fait perdre la parole première, la parole Divine, la langue du paradis. Ce sont tous les mythes de la Chute. Mais on peut aussi renverser les choses et voir dans ce meurtre la nécessité de faire disparaître en nous le vieil homme primitif archaïque. Reprenons le mythe :

La parole d’Adam collait aux choses puisque c’est lui qui les a nommées. Le mot et la chose étaient équivalents, ils coïncidaient ; il ne pouvait y avoir ni équivoque ni polysémie. La langue du paradis coïncide avec les choses, dont elle est une image fidèle, l'exacte copie. L’homme de même n’est pas séparé de Dieu, il en est aussi l’image fidèle, il partage la connaissance universelle. Au paradis on est dans la simultanéité et non dans la succession, dans la fusion et non dans l'altérité, dans l'éternité et non dans la temporalité. Nommer et posséder est la même chose, comme dans les contes pour enfants ; dire c’est créer, parler c’est faire.

L’expulsion du paradis n’est donc un malheur que d’un point de vue divin, celui des clercs qui veulent maintenir l’aliénation qui leur profite par le regret du paradis perdu et la promesse d’un autre à venir. D’un point de vue humain, c’est une libération. Adam n’était pas libre, il collait à Dieu, la langue du paradis ne lui donnait pas la parole puisqu’elle collait aux choses rendant inutile l’usage des sens et de la raison. Adam est sans corps propre (il ne voit pas qu’il est nu) ni pensée propre, ni désir propre, c’est un être foetal, un infan (en latin, qui ne parle pas), la langue ne lui sert à rien. Heureuse privation que celle de la présence divine qui comblait tout et bouchait tout ! Le mythe de Babel retrace aussi ce passage de la langue primitive aux langues conventionnelles.

Une Réinterprétation possible du Mythe

Il y a un premier niveau de compréhension, émotionnel, psychologique, moral : le bon Hiram et les méchants Compagnons. L’outrecuidance des hommes de Babel punie par Dieu, etc. Il me semble qu’on peut voir un deuxième niveau symbolique interprétatif qui n’abolit pas le premier mais le complète - pour moi, le spontané, le primaire, l’affectif ne sont pas détruits par le secondaire le réflexif qui s’appuient sur eux. L’adulte accompli se construit sur l’enfant, et non contre lui ; la raison n’abolit pas le mythe, elle le complète en l’interprétant.

Ce que me dit ma raison c’est que, si nous voulions retrouver la parole originaire, nous en reviendrions aux grognements et aux mimiques. Qu’elle soit issue d’un seul groupe humain ou de plusieurs, la protolangue était probablement universelle parce que très dépendante du corps et de ses possibilités expressives, mais très pauvre symboliquement. Elle s’est probablement maintenue dans notre langage corporel et nos intonations. Il en reste peut-être aussi une grammaire basique universelle (cf. Chomsky).

Quoiqu’il en soit, séparés au départ ou dispersés dans un second temps, chaque groupe développa sa langue propre en fonction de son histoire et de sa culture, et évolua dans l’ignorance probables des autres, vu leur petit nombre et leur grande dispersion. Ainsi, chacun de ces groupes croyait sûrement être les seuls hommes et donc que leur langue était unique.

Puis on inventa la ville où on fréquenta des étrangers qui avaient d’autres langues, ce fut Babel. Ce qui était un progrès de l’humanité parce qu’un élargissement de l’horizon de chacun. Mais les Clercs perdaient ainsi leur pouvoir de détenir la vérité ; alors ils ont fait ce que font tous les clercs de toutes les époques, il on prétendu que ce progrès était en fait un grand malheur, que tout le monde avait avant la même langue et que la diversité était une punition divine mais que leur langue à eux, celle de leur groupe, était la langue originelle, ou en tous cas plus proche de celle-ci. Babel ? C’est Babylone la ville cosmopolite, inquiétante pour le traditionaliste, l’endogame, le versant conservateur en chacun de nous. Mais c’est aussi le lieu du progrès de l’humanité de son élargissement par brassage exogamique, métissage des populations des traditions, des cultures.

Babel c’est en fait la victoire de Prométhée, la multiplicité des langues c’est l’affirmation d’une altérité possible contre notre tendance mortifère à la fusion, au même, à l’absolu. C’est une chance de l’humanité qui échappe ainsi au dogme de la langue unique, forcément divine, révélée et gérée par les clercs. C’est la diversité peut-être dérangeante, le changement contre le rêve d’un ordre éternel et immuable : un seul langage, un seul type de gouvernement, une seule Religion, ein Folk, ein Führer.

Reprenant alors le mythe d’Hiram, je propose de voir dans les protagonistes, non pas des personnes différentes mais les diverses tendances de notre esprit, des pulsions en jeu en chacun de nous. La mort d’Hiram n’est plus un meurtre mais le sacrifice nécessaire de quelque chose pour que les trois mauvais CC\ se transforment en trois MM\ accomplis. Hiram, c’est la pulsion à l’idéal, la tentation de la perfection, désir d’une Unité supposée Primordiale ; c’est Adam, le clerc en nous prêt à mourir plutôt que de renoncer à cette illusion d’un Temple achevé, définitif, de l’humanité unifiée, sortie du temps, unanime en parole. Un idéal de zombies, tant il est vrai que cette pulsion seule serait mortifère sans les trois CC\ qui représentent nos désirs de jouissance immédiate, revendication du corps et des sens qui s’attaquent à la tête possiblement totalitaire d’Hiram. Ces pulsions actives, quoique expressions la vie, agissant seules, mèneraient elles aussi et à la mort par leur agressivité et le meurtre réciproque. C’est pourquoi la confrontation dans un temple inachevé, en perpétuelle construction est nécessaire pour qu’advienne un M\ pleinement humain engagé à la fois dans la transmission et le devenir. Heureusement, la parole unique intemporelle collant parfaitement au réel est ainsi perdue et par la substitution d’un mot imparfait et le M\ entre dans l’univers du symbolisme qui est substitution du signe à la réalité.

Oui la réalité peut être dite dans plusieurs langues et ainsi elle nous échappe. Et même dans une seule langue elle peut être dite par plusieurs paroles différentes et éventuellement contradictoires, car le langage est heureusement ambigu et polysémique, il ne colle pas à la réalité des choses. C’est la condition de ma subjectivité différente de la tienne, mon F\. Mais aussi faut-il que nous ayons appris la même langue ou que la traduction soit possible : que les autres parlants me reconnaissent comme tel. Le langage ne nous appartient pas, il précède chacun de nous, nous transcende, mais il ne précède pas, ne transcende pas l’humanité qui l’a inventé.

L’homme n’est ni bête ni ange coincé entre deux impossibles accès : d’un coté les choses qui lui sont barrées par le langage de l’autre le symbolique qu’il ne peut étreindre par sa parole, à lui seul, en entier. « Mes FF\ me reconnaissent… » Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots... Mais, ô mon coeur, entends le chant des matelots.

J’ai dit, T\ F\ P\ M\

G\ B\


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