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La Passion

Bossuet, Descartes, Spinoza, Novalis, Camus, Dowstoïevsky, Hegel, Freud, etc etc... La liste des philosophes, des romanciers, des essayistes, des psychanalystes qui ont abordé, fouillé, examiné, décortiqué, analysé le thème de la passion serait longue, fastidieuse et certainement jamais exhaustive.

Mouvement impétueux de l’âme pour l’un, simple objet d’un penchant vif et persistant pour l’autre, du domaine exclusif de l’emportement et de la colère pour celui-là, réservé au penchant excessif d’un sexe pour l’autre pour celui-ci, rupture de l’équilibre psychique pour un autre encore...la passion a eu, ses défenseurs, ses adeptes, ses détracteurs, ses théoriciens.
Elle a engendré nombre de discours parfois contradictoires, parfois conflictuels, parfois passionnés.

Pour les romantiques allemands par exemple, elle est un moyen d’atteindre le réel véritable, elle est un levier qui soulève l’âme et lui inspire de vastes desseins (Novalis).
Pour les philosophes rationalistes, au contraire, la passion est erreur, mirage, révolte de l’instinct contre l’esprit et à ce titre elle corrompt l’intelligence, la volonté et l’affectivité (Bossuet).

Le stoïcisme prêche lui, non seulement l’absence de la passion, mais aussi la privation de tout sentiment remplacé par une paix de l’âme uniforme et sereine.
Pour Descartes, par contre, il est aussi impossible de ne pas éprouver de passions que de ne pas avoir de sensations et ceci simplement parce que nous avons un corps et que les passions ne nous sont données que pour le bien de ce corps, et permettent de faire progresser la connaissance de soi.

Quant au maçon, il doit lui, suivant les auteurs : dominer ses passions, les vaincre, les combattre, les annihiler, les supprimer. Bref, au travers de mes lectures maçonniques, j’ai cru comprendre que la passion était pour nous dans la sphère du néfaste.
Or, avant de vous rejoindre, mes frères, je m’étais depuis longtemps forgé une ligne de conduite. Pas de grande joie, pas de grande peine. En d’autres termes, pas de grande passion, pas de grande déception. Et cette ligne de conduite m’avait permis de traverser le temps et l’espace sans y laisser me semblait-il trop de blessures. Cette philosophie personnelle, fruit de mon expérience de ma vie, me convenait. Elle me paraissait efficace. Et surtout elle était pratique car en empêchant toute implication personnelle profonde, toute émotion, elle prévenait de toute souffrance.

En entrant dans les voies de la F.M., je pensais donc m’engager dans des voies toutes tracées, puisque, sans passion, je n’avais rien à dominer. Une voie royale, m’étais-je dit, et tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.
Mais le monde allait vite devenir impossible, les péripéties de ma vie sentimentale allaient m’entraîner dans une situation que tout d’abord j’eus tendance à considérer comme cocasse mais qui devient très vite insupportable. Sans entrer dans des détails qui n’intéressent personne, je dirais simplement pour la compréhension du discours, que je perdis en un jour, et dans l’ordre croissant d’importance : femme, toit et travail. Et cette perte de repères allait très vite générer chez moi une passion... L’une des six passions primitives selon la nomenclature de Descartes, une passion qu’il appelle la tristesse et qu’aujourd’hui nous nommerions une déprime.

Une passion inhibitrice, asthénique, aboulique, qui s’exprime en lamentation, qui gémit sur son impuissance et dont la seule fonction est de se nourrir d’elle-même et qui s’appelle aussi lorsqu’elle prend cette proportion : obsession.
Toujours présente quelque soit le lieu ou l’instant, cette obsession de mon devenir, cette obsession de mon passé, cette obsession de ce que j’aurai du faire et cette obsession de ce que je devrais faire, cette obsession passionnelle toute entière tournée vers mon mal être était rivée à l’idée de mon devenir envisagé avec angoisse et avec peur.

Or, une simple habitude invincible, fut-elle une simple habitude de pensée dont l’imagination noircit ou idéalise l’objet, et même si nous avons conscience de subir son esclavage, n’est pas une passion si elle ne s’accompagne pas d’un minimum d’organisation ou de subordination de nos autres besoins sans sa direction dira la psychanalyse.
Et c’est bien en ce sens que la déprime, la dépression, l’obsession sont bien dans le registre de la passion.
Le déprimé recherchera, en effet, les moments de solitude pour pouvoir encore mieux, et encore d’avantage, s’abandonner à son monde intérieur empli de démons dont l’omniprésence lui donne, à la fois, le sentiment d’exister encore, mais aussi celui de son unicité, renforçant ainsi son enfermement.

La passion c’est cette irruption de notre subjectivité dans la raison. Toute écoute, toute observation, toute critique, toute adhésion, se fera alors au travers de cette subjectivité provoquant ainsi des émotions liées à l’état d’âme du passionné, à l’état d’âme de sa passion.
Et à ce stade, il devient impossible de déterminer si c’est l’émotion qui ensuite engendre la pensée, ou si c’est la pensée qui a provoquée l’émotion. L’échange s’effectue probablement dans les deux sens et il naît un cercle vicieux qui s’établit sournoisement entre la pensée qui féconde l’émotion et l’émotion qui amplifie la pensée. Le cycle infernal s’autoalimente et nous éloigne ainsi de plus en plus de la réalité, nous conduit vers la divagation sans que ni la pensée, ni les émotions exacerbées ne se rendent compte de leurs extravagances.

Je vous passerai, mes frères, les détails de cet état d’âme que beaucoup ont probablement vécu d’une façon ou d’une autre, à un moment de leur histoire. Mais j’insisterai par contre sur le mécanisme de pensée qui s’impose à quiconque veut être à la fois : un homme libre et de bonnes mœurs. Libre, dans le sens où la passion est à ce niveau une entrave au développement intellectuel, car elle devient un réel enfermement sur soi. De bonnes mœurs, car nous savons ce que la peur peut engendrer comme pensées et actions nuisibles aussi bien pour les autres que pour nous-mêmes et qu’à ce titre elle peut devenir corruptrice du développement moral.

Réfléchir ainsi sur nos peurs c’est comprendre qu’elles ne sont pas autre chose qu’une réaction résultant d’un conflit entre la projection d’une situation future et la rétroprojection d’une situation passée. Entre un passé agréable qui n’existe plus et l’élucubration d’un futur imaginaire qui n’existera jamais. C’est dans le silence de la réflexion, face à cette peur intérieure qui peut parfois se transformer en haine, en colère, en jalousie, en amertume, face à ces émotions, décidé à comprendre et à lutter, que je pris conscience de la logique absurde du passionné.

Or vaincre ses passions, c’est découvrir cette réalité personnelle qui masque la réalité vraie, c’est découvrir que les deux termes du conflit intérieur que j’évoquais tout à l’heure, l’un reposant sur l’idée de ce qui devrait être et l’autre sur le souvenir du passé, n’ont aucune réalité parce qu’ils se situent en dehors du présent ; le seul terme réel et tangible, la seule réalité vraie sur laquelle l’homme peut effectivement agir.
Et comprendre cela, c’est tuer la dualité, abandonner le conflit, annihiler la passion. C’est comprendre pourquoi elle est un piège et un enfermement. Une passion cesse d’être une passion sitôt qu’on s’en forme une idée claire et distincte, dira Spinoza, en d’autres termes dès que la raison prend le dessus sur l’instinct.

Mais par quel miracle la raison s’impose-t-elle au passionné ? La réponse reste entière ! Car si je viens de définir, ou de tenter de définir, le mécanisme passionnel, et comment la passion se résorbe lorsque l’on en a percé le fonctionnement, en aucun cas je n’ai expliqué ce qu’était le déclic qui met en marche la volonté contre cette passion.
Certes, il est toujours aisé, après coup de construire une logique qui expliquera ce phénomène. Et c’est ce que j’ai fait en avançant, disons, un principe moral de déclenchement dans le sens ou je me sentais obligé en quelque sorte d’agir contre cette passion qui allait à l’encontre des engagements que j’avais pris. Et quelque part, il est vrai que seul et sans cette prise d’engagements, sans la maçonnerie et la force qui l’accompagne, je n’aurai peut-être pas tenté cette introspection.

Mais est-ce la seule explication ? Est-ce là, la véritable raison ? Peut-être que la limite de la passion se situe simplement à la limite supportable de la souffrance qu’elle engendre ? Peut être y a t il dans la passion un seuil d’inacceptabilité à ne jamais dépasser sous peine de la tuer ou sous peine de disparaître avec elle dans la mort ou la folie la plus profonde. Ou peut être la passion disparaît-elle, dès qu’une autre, en gestation, prend peu à peu naissance, puis une telle extension qu’elle finit par étouffer la première ?
C’est en tout cas, ce que j’ai vécu lorsque s’estompait cette passion puis mourrait enfin et que j’en sentais une autre m’envahir peu à peu et prendre toute la place et toute la dimension qu’occupait la première.

Tentative désespérée de la raison pour éviter le désespoir et ses finalités obscures ? Instinct de survie ? Amalgame dans un esprit perturbé entre maçonnerie spéculative et maçonnerie opérative ?
Disponibilité tout bonnement due à l’inaction ? Je ne saurai le dire ! Mais toujours est-il que je me pris d’une passion soudaine et grandissante pour la pierre et sa taille.

Habituellement piétinés, desséchés par le soleil et le sel, roulés par la mer, battus par le vent, ignorés de l’autochtone et haïs par les touristes, les pierres qui m’intéressaient étaient de simples galets. Ces pierres insignifiantes qui jonchent les plages et que nos yeux survolent sans que jamais le regard ne s’y accroche vraiment. Et pourtant en les choisissant avec soin, en les polissant encore d’avantage qu’elles ne le sont par les éléments, en ôtant de la matière à la matière, elles révèlent leurs couleurs, leurs formes, leurs transparences... J’aurai envie de dire leur âme cachée. Une âme cachée que je découvrais et que voulais aussi montrer, exhiber, orner, parer, pour qu’à son tour elle devienne pierre ou objet d’ornement. Mais plus encore que la pierre, au travers de celle-ci, c’est la passion de créer qui m’animait etqui m’anime toujours aujourd’hui.

Et qu’importe si ce que je crée se situe dans le domaine de l’art, de l’esthétisme, du gadget, ou du n’importe quoi. Qu’importe que mes créations soient puériles ou géniales, rentables ou non sur un plan strictement financier.
Ce qui est important c’est de créer, de réaliser et par la même de se réaliser. Créer c’est simplement mettre sa marque sur des occupations qui peuvent être banales.

Et au contraire de la passion évoquée tout à l’heure, celle ci n’est pas un enfermement. Elle est au contraire une ouverture à la fois sur la connaissance de soi même, sur ce que peuvent être nos ressources imaginaires et créatrices, mais elle est aussi une ouverture sur les autres et sur le monde.

Sans cette passion je n’aurai pas étudié la topographie des lieux où je vais collecter mes pierres, jamais je ne me serai intéressé aux différents courants marins et aux dérives qui poussent ces galets sur la berge, jamais je n’aurai réalisé combien chaque plage possède ses propres caractéristiques, sa propre identité, reconnaissable à la forme, à la couleur, à la dureté des pierres qui la compose.

Sans cette passion, je n’aurai pas cherché non plus à connaître les propriétés physiques de tel ou tel minéraux, les composés chimiques de telle ou telle pierre, je ne me serai pas inquiété des outils dans le sens strictement opératif du terme, et je n’aurai pas découvert avec émerveillement ce que le génie humain a pu déployer comme astuces, trouvailles ou inventions pour fendre, percer, scier, découper, abraser, polir de simples cailloux. Sans cette passion, je n’aurai pas rencontré d’autres passionnés : artisans, fabricants, créateurs, artistes, qui sont à la fois mes fournisseurs, mes conseillers, parfois mes clients. Sans cette passion, je n’aurai pas découvert cette partie du monde remplie de génies inconnus, de travailleurs obscurs, de besogneux habiles.
Gloire au travail, ai-je un jour proclamé ici du bout des lèvres, sans penser qu’un autre jour je le dirai du fond du cœur.

Bien sur certains frères ne manqueront pas de me faire remarquer que la passion que je vis aujourd’hui n’a rien à voir avec la première. Et en cela ils baseront leur jugement sur le fait qu’ici la passion est liée non seulement au travail, mais aussi à la recherche intellectuelle, à la connaissance, à l’amour que l’artisan éprouve pour son art.
Or à ceux-ci je répondrais qu’il faut se méfier des valeurs morales que l’on accorde trop facilement aux passions et qui établissent une classification tranchée de celles-ci en y distinguant des bonnes et des mauvaises.

D’ailleurs, contrairement aux apparences, et à en croire la psychanalyse, la passion-obsession évoquée tout à l’heure serait dans ce contexte manichéen la moins dangereuse. Elle tendait en effet uniquement vers la simple névrose, alors que la passion dont je viens de parler peut, elle, déboucher sur la psychose. Sur cet état particulier où le passionné vit uniquement dans son monde à lui, retranché dans son univers singulier, où nul ne peut le rejoindre. Et à bien y regarder, ne suis je pas aux yeux de certains, proche de la schizophrénie, quand je fais mien notre symbolisme et coûte que coûte, je l’introduis de façon fantaisiste dans mes réalisations, ou quand mieux encore, je le transforme ou le détourne parce qu’il n’est plus qu’un support aux débordements de mon imaginaire créatif ?

Le drame, c’est que l’ergothérapie que je pratique (c’est-à-dire la rééducation à l’objet -ici le symbole- par le travail manuel) et qui normalement se veut être une thérapeutique utilisée pour soigner ce genre de psychose, à exactement l’effet inverse sur moi puisqu’elle ouvre encore d’avantage le champ à mes élucubrations créatrices.
Et en ce sens, cette seconde passion, apparemment louable, si bien sur on veut bien me pardonner les quelques débordements que je viens d’évoquer, est bien dans une logique comparable à la première.

Certes, elle est, disais-je, une ouverture sur le monde, mais sur une partie du monde seulement, car elle exclu tout ce qui n’a pas un rapport avec son activité. Le monde qui l’intéresse c’est celui qui va la nourrir, l’enrichir, lui permettre de progresser, de s’amplifier.
Comme la première passion évoquée, celle-ci aussi organise ma vie dans sa direction, et avec les mêmes dangers.

Tout dans mon action actuelle, en effet, est bien subordonné à cette passion. Stakhanoviste de la pierre taillée et polie, j’en oublie le boire et le manger, j’écourte mon temps habituel de sommeil, je ne regarde plus la télé, je ne lis plus les journaux, c’est toujours avec déchirement que je quitte, ne serait-ce que pour quelques jours, mon atelier, ou plutôt devrais-je dire mon antre.

Je dilapide mes quelques sous en achat d’outillage onéreux mais toujours plus performant.
Tout cela pour quoi ? Pour avoir plus de temps, plus de matériel, plus de travail. Tout ça pourquoi ? Pour une occupation, une création, une passion, un amour auquel je consacre tout : corps et bien.
Passsion-folie me direz vous ? Mais la passion serait-elle autre chose ? Et celle-ci autre chose qu’une folie douce ? Car si l’utilité d’une passion n’est rien d’autre que sa valeur significative pour le sujet par lequel celui-ci réalise le bien ou le mal qu’il est, le bien ou le mal qu’il vit, alors il était normal que la passion que j’ai mentionné en premier engendra un mal être quand la seconde me procure maintenant, un bien être. Et c’est probablement pour cela, que, cette fois, ou du moins pour le moment, je n’ai pas envie de la tuer, d’autant plus que le risque que ce soit elle qui me tue me semble faible, car ma première passion m’a permis justement de progresser dans la connaissance de moi-même en m’indiquant où se trouvaient mes limites et mon seuil d’inacceptabilité passionnel.

Quant à l’égoïsme du passionné, auquel il est habituel de faire référence, je dirai que là aussi il faut le nuancer en mesurant les effets qu’il provoque à la fois sur moi et sur autrui.
Car si cette passion et l’égoïsme que nécessairement elle transporte engendrent pour le sujet un bien être, alors celui-ci, rejaillira sur les autres, dans la mesure où ce que nous sommes rejaillit forcément sur notre environnement. Et cet égoïsme là, ne saurait être discrédité, dans une communauté comme la notre, où il importe que nous établissions une harmonie qui ne peut exister que si d’abord chacun de nous en est porteur. Mais serai-je dans notre loge virtuelle le seul passionné ? N’y a t’il pas parmi nous : un concepteur d’engin du genre fou roulant sur sa drôle de machine, un musicien avéré, un infographiste éclairé, un créateur d’images révélé, un écrivain engagé ?

Et tous ces frères, et tous les autres, qui régulièrement consacrent certaines de leurs soirées à nos tenues, planchent avec joie sur des sujets divers, répandent avec ferveur à l’extérieur de nos temples des paroles d’humanité dans un monde qui semble pourtant s’y désintéresser, qui organisent leur vie autour d’une F.M. dont le but est qu’à terme ce soit elle qui guide leur existence en subordonnant leurs actions à ses principes.
Tous ces frères, disais-je ne sont-ils pas passionnés ? Rien de grand dit Hegel n’a jamais été accompli, ni ne saurait s’accomplir sans les passions.
C’est une moralité morte et même trop souvent hypocrite que celle qui s’élève contre la passion par le seul fait qu’elle est passion.

Le maçon doit vaincre ses passions avons nous coutume de dire et d’ajouter silencieusement, pour que prime la raison. Je ne suis pas sur que cette ataraxie inavouée soit vraiment du domaine de l’humain. Et en tant que F.M., je dirai que c’est la communion de la raison et de la passion qui permet d’avancer et de progresser dans la connaissance de soi, des autres, et du monde. Et plus que de vaincre ses passions, moi qui pendant longtemps ai cru judicieux de ne pas les éprouver, je crois, au contraire aujourd’hui qu’il nous faudrait plutôt les avoir connues toutes, avoir pénétré tous leurs univers, pour avoir le droit ou la prétention d’affirmer que l’on connaît le monde.

« Votre passion et votre raison sont le gouvernail et les voiles de votre âme navigante. Que votre âme élève donc votre raison jusqu’au sommet de la passion, afin qu’elle puisse chanter.
Et qu’elle laisse votre raison diriger votre passion afin que votre passion ressuscite de nouveau tous les jours et s’élève comme le phénix, au dessus de ses propres cendres ».
Ainsi parlait Gibran.
Ainsi j’ai dit VM.

H\ C\


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