Le Silence,
Méthode Initiatique
Au commencement, ou peut-être, juste
après le commencement était le silence.
Pas Le silence que nous croyons connaître, mais un silence
tout autre.
C'était l'époque d'avant la guerre des mots.
Il y a très longtemps, si longtemps que nul n'en garde
souvenance, les poètes ne vivaient pas sur terre. Ils
habitaient une planète très loin de la notre. Si
lointaine que nul œil humain, même aidé
du plus grand des télescopes n'a jamais pu la voir. En ce
temps là, sur les milliers et milliards de mondes
répartis dans l'univers, les hommes et tous les choses de la
création étaient heureux. Heureux, pour la bonne
et excellente raison qu'il n'y avait pas de mots.
Tous les mots de l'univers étaient sur la
planète des poètes, et les poètes
étaient les gardiens des mots. Il y avait chez eux, tout ce
qu'il fallait pour bien faire ce travail. De grands troupeaux de mots,
des parcs à mots et même des forteresses faites du
silence le plus épais pour garder les mots les plus
dangereux. Il nous reste si peu de mots porteurs de puissance, qu'il
nous est difficile de comprendre l’extraordinaire danger que
les mots ont fait courir au monde. Mais pour l'instant, tout allait
bien. Les poètes faisaient bien leur travail, et sur terre,
tous vivaient calmement. Puisqu'ils n'usaient pas de mots, les hommes
n'avaient pas encore découvert le mensonge. Ils avaient un
langage fait de nuances dans les yeux et de gestes sur les mains et de
bien d’autres choses dont le souvenir n'est pas
resté. En ce temps là, il était
très facile de se parler d'amour. Il y avait des milliers de
couleurs et des éternités de silence dans les
yeux. Et, pas question de mentir. Il faut une grande habitude des mots
pour mentir. Alors, les hommes étaient heureux. Ils savaient
même parler aux choses et aux fleurs, et cela aurait pu durer
l'éternité.
Mais il faut bien que les choses se fassent.
La vie passait doucement sur la planète des
poètes. Parfois à la veillée, quelque
ancien disait les longues batailles qui les avaient opposés
aux mots, et tous écoutaient regrettant peut-être
cette époque glorieuse. Mais, comme les hommes, les
poètes ont parfois le cœur qui vacille. Et une
nuit...
C'était un jeune poète. Il avait la garde d'un
troupeau de mots. Un petit troupeau sans problème. Il
était jeune sans souvenir ni blessure, il se prit
à rêver.
Or, chacun sait que les poètes ne rêvent jamais.
Ils connaissent trop le poids du monde.
Que dire de celui là. Il n'était là
que pour que tout arrive.
Les mots restèrent longtemps sans
surveillance, et bientôt les plus hardis d'entre eux
s’échappèrent. Ils eurent vite fait de
délivrer d'autres mots, et de peur d'être
à nouveau repris, ils quittèrent la
planète. Longtemps ils ont couru les étoiles
à la recherche d'un lieu où poser leur vacarme.
Ce fut la terre. La plus terrible de nos guerres n'est rien en
comparaison du fracas qu'ils y firent.
Partout où il y avait des hommes, les mots
allaient de bouche à oreille, et, de malentendus en mots
trop durs pour eux, les hommes tombèrent en leur pouvoir. Au
début, ils ne virent là aucun danger.
C'était simplement un nouveau langage. Mais, un jour, un
homme prononça un mot si terrible qu'il appela tout de suite
la réponse d'un mot plus terrible encore. Et tout
commença. On oublia très vite l'autre langage et
la terre ne fut plus qu'un horrible silence. Un silence
peuplé de la fureur et du bruit des mots. Heureusement, sur
leur planète, les poètes ne restaient pas
inactifs. Après longtemps d'une recherche difficile, ils
découvrirent la terre, et le spectacle qu'elle offrait
était si désolant, qu'il fut
immédiatement décidé
d’entreprendre une nouvelle guerre des mots.
Une armée de poètes
débarqua donc sur la terre. Mais les mots avaient
changé. Aucune des armes anciennes ne furent efficaces. Il
n'était pas question de composer avec eux. Alors, les
poètes qui ont l'imagination fort belle,
inventèrent l'écriture. Au début, les
mots trouvèrent cela charmant, et tous voulurent avoir leur
portrait dans les livres. Aussitôt, les poètes
sortirent de leurs inventions l'orthographe, la grammaire, la
concordance des temps, le pluriel, le singulier, l'imparfait du
subjonctif, et même l’accord du participe.
Bientôt, les règles furent si nombreuses que les
mots n'y purent plus rien comprendre. Les poètes
trouvèrent alors le masculin et le féminin, la
musique, et ainsi des milliers de prisons transparentes et solides pour
enfermer les mots.
Sur terre, le vacarme fut moins grand, et avec cette patience qu'ils
ont, les poètes apprirent aux hommes à mieux se
servir des mots. Ils leur dirent des histoires où les mots
étaient si bien apprivoisés que
c'était plaisir de les entendre. Puis ils firent venir
d'autres mots qu'ils tenaient en réserve. Des mots doux
comme des caresses, et légers comme des soupirs d'enfant.
Un jour enfin, après de longs
siècles, un homme écrivit une histoire, un autre,
une chanson.
Un autre parla si bien de son amour qu'on vit une larme aux yeux d'une
femme, et autre même semblât retrouver ce langage
d'avant les mots. Les poètes comprirent que leur travail
était fini. Ils donnèrent aux hommes l'ultime
rempart contre les mots. Ils leur rappelèrent le silence, et
ils s'en retournèrent chez eux en laissant sur terre
quelques poètes sentinelles. Puis le temps fit ce qu'il sait
toujours si bien faire. Il passa, lentement comme à son
habitude. Depuis, des poètes vivent sur terre. Et s'ils vous
semblent parfois avoir la tête dans les étoiles.
Ne riez pas. Il arrive qu'ils pensent à leur
planète perdue, et cela nous donne des mots
écrits comme en silence.
Cette petite histoire n'est pas là pour rien, vous vous en
doutez, mais nous y reviendrons plus tard.
Si vous le voulez bien, nous allons continuer par un paradoxe. Nous
allons parler du silence.
Reconnaissez avec moi, qu'il faut bien de l'inconscience pour venir
là devant vous parler de ce qui est justement absence de
parole. Peut-être par ce que ce n'est pas un paradoxe, et que
le silence est bien pus que cela.
Apprentis, le Rite Écossais Ancien et
Accepté nous a imposé le silence, je dirai
plutôt que le rite auquel nous avons tous
adhéré, nous a fait un instant don du silence.
Mais, comme nous ne savions qu'en faire, nous nous sommes
contentés de nous taire, croyant en cela respecter la
tradition. Aussi ce silence auquel nous étions
confrontés n'était bien souvent qu'apparence.
Mais alors, pourquoi imposer une épreuve dont nul ne mesure
la portée.
Parce que le silence est une méthode initiatique.
Si je vous l'affirme ainsi, allez vous me croire ? Certes, je fais
figure d'ancien et certains par déférence, et
d'autre par indifférence feront mine de me croire.
Et pourtant de tous les chemins de l'initiation, le
silence est sans doute avec la mort le plus important. Tous deux, fille
et fils de l'apparence : nul ne meurt vraiment, et personne jamais
n'est silencieux. Je vais donc nous poser une question à
laquelle j'ai bien peur de ne pas pouvoir répondre.
Le silence est-il une méthode initiatique.
Trois petits mots, silence méthode et initiatique qui font
une question pour le moins dérangeante.
Commençons par interroger ces mots, car ils sont comme les
hommes, ils ont des silences où se
révèle parfois leur nature secrète.
Écoutons, voulez-vous, ces mots en leur silence.
Silence.
Origine obscure, ça commence bien. Lieu retiré,
à ne pas dévoiler, ce qui se transmet sans
parole.
Méthode.
Origine grec, sanscrit, voie, direction, s'approcher de,
idée de cheminement, de poursuite.
Initier.
Origine indéfinie, latine pour le début
peut-être sanscrit. Enfin origine obscure.
Donner ou recevoir les premiers
éléments d'une connaissance, admettre
à la connaissance des mystères anciens - vous
remarquerez au passage que déjà pour nos anciens,
il existait des mystères anciens - Introduire à
la connaissance de choses difficiles. Commencer.
Cette question pourrait donc se lire.
Peut-on, dans un lieu retiré, sans parole, aider
à approcher des mystères anciens, lancer un homme
sur une route dont nul ne connaît la destination.
Vous conviendrez avec moi que cela nous éclaire grandement.
Il est dans la bible, un mot écrit en silence. Quatre
consonnes imprononçables, qui pourtant dit la tradition
conduisent au centre de l'univers.
Ce mot à jamais silencieux est pour moi, l'expression du
silence. Peut-être par ce que justement il est
écrit en silence.
Lorsque nous étions enfants, ma Grand
Mère nous disait que la marque que nous portons sur la
lèvre supérieure est l'empreinte du doigt de
Dieu. En naissant nous disait-elle, nous savons tout du monde, mais
juste après le doigt de Dieu se pose sur nos
lèvres pour nous imposer le silence. Et c'est pourquoi les
nouveau-nés pleurent.
J'aime cette histoire, elle nous ressemble. Nous naissons avec la
connaissance, nous la perdons, et nous passons morts et renaissances
successives pour tenter de retrouver ce que nous avons perdu.
Nous avons été amputés du silence, et
si nous en prenons conscience, notre vie se passe à la
recherche de cet univers pour lequel nous sommes sourds et muets.
Mais, quel est donc ce silence qui, s'il faut croire nos
traditions est la condition sine qua non de la transmission de la
connaissance initiatique, tant et si bien que, l'imposant à
nos apprentis nous pourrions graver aux frontons de nos temples. FAIS
SILENCE ET TU ENTENDRAS L'UNIVERS ET LES DIEUX.
Est à dire qu'immobile, silencieux et muets
comme des puces cybernétiques, nous échangerions
en des courants bizarres des informations dans un silence de
commencement ou de fin du monde.
Nous en serions bien incapables, et pourtant, aucun d'entre nous j'en
suis sûr, ne trouve impossible ni grotesque de transmettre en
silence.
Il nous faut donc commencer le voyage vers le silence.
Peut-être faut-il quand même commencer par se
taire.
Première étape du retour au
silence, nous voilà donc muets.
Sommes nous pour autant silencieux. Bien au contraire.
Délivrés du poids de la parole donc de la
réciprocité, voilà qu'un homme, un
inconnu s'agite dans notre tête.
Ce bon Victor avait raison ; il y a tempête sous un
crâne. Je n'entends plus que moi.
Est-ce donc cela le silence. Une immense concentration. Et somme toute
qu'ai-je à me dire de si important qu'il me faille le faire
en silence. Est ce là le silence, un immense
égocentrisme.
Si à ce stade, vous pensez comme moi, c'est que comme moi,
vous n'êtes pas assez silencieux.
Se faire taire est peut-être la deuxième
étape. Libéré du vacarme
intérieur réceptacle par lequel
pénètre l'univers, me voilà
à l'écoute de l'autre. Il a tout à
coup son poids d'homme.
J'ai compris, le silence, c'est les autres, ou tout du
moins la conscience aiguë que j'en acquiers.
Vous l'auriez compris, je n'étais pas assez silencieux. Je
sens derrière ce silence là une autre voix qui
monte et que je ne comprends pas. Elle est immense et remplit
l'univers.
Autre étape du silence, et le voyage sera long jusqu'au
commencement.
Avant le commencement, il y eut dit-on un grand silence, comme si le
verbe créateur se recueillait une dernière fois.
Mais, depuis le commencement, l'homme et la parole
marchaient l'un vers l'autre. De cette rencontre, est née
une si grande déchirure, qu'aujourd'hui encore le silence en
demeure déchiré.
En prenant la parole, il semble que nous ayons perdu le verbe et le
silence. De cette perte, nous reste un obscure besoin de
lumière qui nous pousse à refaire le chemin
à l'envers, pour tenter de renaître et de
retrouver ce que nous aurions perdu.
Ainsi le silence serait entre autres, un retour vers le commencement,
une tentative de réfection du monde pour trouver le point de
fracture, l'instant d'avant la déchirure, et essayer ainsi
de retrouver le silence du verbe.
Mais alors quel est ce silence dont l'approche nous reste toujours
approximative ?
Je pourrais en sombrant dans l'emphase, vous déclarer que
c'est la voix du grand mystère, la grammaire de l'univers,
la voix du verbe, et je n'aurai pas tenté de
répondre à la question.
Pour moi, le silence est le langage du G\A\D\L\U\ la
marche de l'homme vers le divin.
Toutes les traditions religieuses ont tenté d'initier
l'homme au silence par le silence.
Plus proches de nous que sont d'autres que les jours du Seigneur des
trois religions de la Bible.
Des espaces-temps privilégiés, où il
était donné à l'homme
d'arrêter ses agitations du quotidien pour entrer en
communion avec le divin. Ces tentatives auraient gardé toute
leur noblesse, si ce jour de l'homme n'avait pas
été appelé jour du Seigneur, et si les
églises jalouses de leur ésotérisme et
de leur pouvoir n'avaient pas craint de laisser un tel mode d'emploi de
la liberté à portée de tous.
Je pense en effet, que le silence est un acte d'homme
libre. Parce que seul un homme libre peut entamer une quête
dont il sait qu'il ne reviendra pas, et où les moulins
à vent sont plus difficiles à abattre que les
géants. Mais qu'y a-t-il à découvrir
pour que nous nous imposions ce formidable voyage qui commence toujours
par nous déconstruire. L'univers et les Dieux.
Le Grand Architecte dit la Bible a fait l'univers pour
que toutes choses se parlent et se répondent.
Dans ce dialogue incessant, la seule place dévolue
à l'homme semble être celle du silence. Place
importante certes, que serait une partition sans silence.
Mais, si le silence après Mozart est encore du Mozart, quel
nom donner à ce silence auquel nous semblons
condamnés, nous qui paradoxalement en sommes exclus.
Et nous voilà encore à la
recherche du nom qui nommera et dévoilera le silence, voiles
d'Isis que nous aurions un à un retirés. L'homme
derrière ma plume commence à s'agiter. Le silence
me hurle t-il est l'impossibilité que j'ai de
l'écrire. Je veux parler et écrire le silence,
alors laisse donc les déesses fussent-elles
dénudées, et tache de savoir à quoi
sert le silence. Nous saurons alors s'il est une méthode
initiatique, un abécédaire pour lire le monde, ou
si l'initiation conduit au silence ce qui tu t'en doutes nous
ramènerait à la ligne de départ.
C'est peut-être une bonne question.
À quoi sert le silence ?
Tout !
Rien !
Ce n'est pas dans l'utile ou l'inutile qu'il faut le
chercher.
Il est partout, emplit tout, et vit partout.
Dans ce monde de la parole parlée où tout est
dualité, il nous est impossible d'unir dans une
même perception le dit et le non dit, parole parlante et
silence.
Et pourtant, dans les actes des apôtres, Saint Paul raconte.
Vers midi, une grande lumière du ciel m'a
éclairé, et j'ai entendu une voix qui disait.
Saül, Saül, pourquoi me poursuis-tu ?
Ceux qui étaient avec moi ont vu la
lumière mais n'ont point entendu la voix.
Tout se passe ici comme si la lumière était une
des composantes visibles de ce langage que faute de mieux nous appelons
silence.
Et pourquoi ne pas penser que ce langage là, fasse appel
à tous les sens de l'homme simultanément ; y
compris le sixième. Alors cette petite phrase, Saül
Saül pourquoi me poursuis-tu pourrait prendre un sens
différent.
Toi qui parles et entends le silence que me veux tu de plus. Le reste
t'appartient.
Alors, le silence somme toute, qu'est-ce ?
À mon sens un autre langage que nous ne
parlons plus, et que l'initiation tente de nous réapprendre.
Pascal n'avait pas tout à fait tort. Le silence
éternel des espaces infinis effraie peut-être,
mais c'est surtout une immense persécution.
Alors, mes frères, si vous le voulez, je continuerai
à me réunir avec vous pour prendre sans toujours
m'en rendre compte des leçons de silence.
Après d'autres voyages, et d'autres
renaissances, peut-être ferions nous que toutes nos morts
bout à bout assemblées feront que l'un de nous
pourra enfin lire en ce livre qui n'est écrit en aucune
langue connue et que faute de grammaire appropriée, nous
appelons silence.
Nous voilà arrivés à la
fin provisoire de cette planche.
Alors, le silence est-il une méthode initiatique,
peut-être, si la méthode consiste à
lancer un homme libre à la poursuite de l'univers, sur une
route que nul n'a tracée pour lui, mais dont on lui a
montré là où elle commence, alors
qu'apprenti, il prenait conscience du silence.
Comme vous avez pu le constater, je n'ai pas répondu
à la question que je m'étais posée,
mais j'ai tenté de vous faire partager cette recherche d'une
langue aujourd'hui oubliée, et cette
désespérance de ne la pouvoir ni parler ni
entendre.
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