Obédience : NC Loge de Saint Jean Date : NC


La Glorification du Travail

Je ne m’appesantirais pas sur les diverses définitions du travail. Je rappellerais simplement que ce mot est synonyme d’énergie et qu’il induit donc la notion d’action. C’est sans doute pour cette raison qu’il entre dans la composition du nom de notre loge.

J’ai essayé de le garder à l’esprit tout au long de la conception de cette planche.

Dans ma prime jeunesse, le travail représentait pour moi, une vision assez négative du monde. J’associais à ce mot la vision cauchemardesque de l’usine, de l’entreprise, bref, l’antithèse de ma propre conception animée par les arts, la nature et les plaisirs de la vie.

Le privilège de l’âge et l’expérience m’ont permis de découvrir que je confondais le moyen ou l’outil, et le but. S’il est vrai qu’il ne faut pas négliger les moyens, quels qu’ils soient ; argent, travail, relations, culture, outils divers ; il faut toujours garder à l’esprit que le seul qui nous servira véritablement dans notre démarche reste le travail.

Le travail est indispensable à la réalisation et l’aboutissement d’une œuvre quelle qu’elle soit et aussi petite fut-elle. L’exemple le plus parlant de l’importance qu’on lui accorde est que l’on nomme « travail » la phase qui précède la naissance d’un être nouveau, ce qui est à mes yeux, la plus belle des créations.

A part quelques cas exceptionnels, les objets naturels ne peuvent servir à la satisfaction des besoins de l’homme qu’après avoir subis quelques transformations dues au travail. Ce travail atteste d’un effort conjoint du corps et de l’esprit.

La transformation des objets par le travail varie à l’infini. Si quelque fois il laisse à l’élément sa forme ou sa nature première, il peut arriver que le travail dénature complètement les objets naturels. Ainsi qui reconnaîtrait dans la porcelaine de Sèvre le granit décomposé dont elle est faite ? Quelle ressemblance y a-t-il entre le sable et la soude, éléments naturels, et le verre que le travail humain a formé de leur combinaison ?

Sur un plan musical, il est amusant de constater que ce qui constitue l’élément essentiel d’un des thèmes les plus connus du Jazz : « Nuages » est fondé sur une suite chromatique que n’importe qui peut jouer avec un seul doigt. Tout ce qui fait son charme et son succès, vient de la vie que Django Reinhardt lui a insufflée par le travail du tempo.

Sur un plan maçonnique, le travail, tailler la pierre brute puis la polir, est la condition indispensable pour la construction du temple intérieur et pour que la pierre devienne apte à s’insérer dans l’édifice collectif.

Mon métier et le hasard de mes lectures m’ont remis en mémoire une phrase de Proudhon, écrivain qui a fortement marqué le monde ouvrier. Il a écrit au milieu du dix neuvième siècle : « Le travail autrefois réputé une malédiction, est maintenant glorifié à l’égal de la vertu ». Cette sentence doit être située dans le contexte de la naissance de la lutte des classes et du clivage entre capital et travail. Elle est assez symptomatique de l’évolution des relations sociales jusqu’à aujourd’hui. Le travail a maintenant un « t » majuscule et un ministère !

Cette phrase de Proudhon, bien que sans rapport direct avec le thème de cette planche, m’a conduit à la sortir de ses références historiques. J’ai recherché l’origine du travail. Cette recherche m’a naturellement amené au début de l’histoire biblique et notamment à un passage qui occupe moins d’une page dans la Genèse mais dont l’importance dans nos racines me paraît déterminante.

Adam et sa compagne sont chassés du Paradis par Dieu qui condamne l’homme au travail et à la mort en ces termes : « Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais interdit de manger, maudit soit le sol à cause de toi ! A force de peines tu en tireras subsistance tous les jours de ta vie. Il produira épines et chardons et tu mangeras l’herbe des champs. A la sueur de ton visage tu mangeras ton pain jusque tu retourne au sol, puisque tu en fus tiré ».

Adam et Eve eurent deux premiers fils Caïn et Abel. Selon la Genèse, Caïn est le premier homme né de l’homme et de la femme. Il serait, selon certains auteurs, le fils d’Eve et d’Eblis, l’ange déchu que l’on peut rapprocher, en fonction des cultures de Lucifer ou de Prométhée. Caïn est le premier cultivateur et le premier constructeur de ville. Dans la Bible, si l’on excepte Dieu qui travaille pendant six jours à la création du Monde, le premier à travailler est aussi Caïn. Il n’est fait nulle mention dans la Bible d’une quelconque activité de ses parents : Adam et Eve.

Caïn signifie « possession ». Travailleur acharné, il rêve de se posséder lui-même afin de parfaire le travail de Dieu par le travail de l’homme et devenir ainsi le maître de son œuvre.

Dieu refuse l’offrande de Caïn pour lui préférer celle de son frère Abel. Ce dernier représente la manifestation humaine dans son aspect originel et immuable. Abel est pâtre et nomade. Il s’apparente à l’origine, à l’Eden primordial, par l’aspect statique de son métier.

Caïn, lui, est actif. Il laboure donc construit. Il est fier de son travail. Aussi, il ne comprit pas et n’accepta pas le refus de Dieu. Il devint alors, aussi, le premier meurtrier.

Pourquoi ce refus ?

Dans la Bible, Caïn a été le premier à vouloir prendre la responsabilité de son existence et à ne plus dépendre uniquement des décisions et les actions de Dieu. Il ne s’en remet pas à la prédestination et au dogme. Il choisit de construire lui-même sa vie. Il est l’antithèse du fatalisme et assume les conséquences de ses actes. Caïn cherche à enrichir la terre de Dieu par le travail de l’homme. Il devient un principe actif et non plus statique. Il poursuit l’œuvre, peut-être fortuite mais inéluctable qui a commencé par la découverte par Adam et Eve de l’arbre de la connaissance.

C’est l’excès ou l’accomplissement dans cette quête qui le conduira au fratricide.

Comme l’Amour qui n’est véritable que s’il est donné sans contrepartie, une offrande à Dieu ne peut être que totale. En affirmant que le travail qu’il avait fournit dans les sacrifices qu’il offrait à Dieu ne venait que de lui, il niait toute intervention de Dieu dans cette part de travail. Il a, en quelque sorte, pêché par orgueil et Dieu n’a pas accepté une offrande incomplète.

Révolté, il a affirmé la valeur propre de son effort en tuant son frère. Par ce geste, il prend la place de Dieu dans le destin d’Abel.

Dieu le condamne alors à errer et parcourir la terre.

Au premier abord, ce serait donc le travail de Caïn et l’importance qu’il lui attachait qui serait indirectement responsable de cette suite d’événements tragiques. Doit-on le considérer comme une malédiction ? Peut-être en a-t-il été ainsi à cause des traductions successives de la Bible influencées par des considérations plus économiques et sociales que véritablement ésotériques.

Un examen moins formaliste, peut-être moins académique conduit à penser que le travail, pas plus que la curiosité ou la soif de savoir, n’est une malédiction.

Si Adam et Eve n’avaient pas goûté au fruit de l’arbre de la connaissance, l’Eden n’aurait été qu’un jardin d’agrément peuplé pour l’éternité de créatures statiques, quasi-minérales. Si Caïn n’avait pas remis en cause le caractère inéluctable de l’existence en gardant des troupeaux comme son frère, l’histoire en serait restée là, immobile et stérile.

Caïn est la finalité dynamique de la première étape de la cosmogonie biblique. La sanction de Dieu l’amènera à  errer, à voyager. Il fut, dit la Bible, le premier constructeur de ville, donc, aussi, le premier bâtisseur.

Bâtir par le travail. C’est la principale raison de notre présence en ces lieux et de notre démarche Maçonnique.

Le cartouche du cinquième et dernier voyage du passage au grade de compagnon a pour objet la glorification du travail. Il est l’aboutissement logique des voyages précédents. C’est la dernière étape avant que nous soit présentée l’Etoile Flamboyante. Seul le travail sur les thèmes évoqués lors des étapes précédentes peut permettre leur épanouissement. La meilleure connaissance qui en découlera va en sublimer l’essentiel et participer à notre évolution, d’où l’importance de glorifier ce travail qui est la clef indispensable de notre progression.

Glorifier c’est rendre gloire à, honorer, exalter, célébrer. Du latin glorificare ; de gloria, gloire et de facere, faire. Glorifier c’est aussi, d’un point de vue religieux, appeler à partager la béatitude céleste. Glorifier le travail c’est donc élever au plus haut rang l’action, le principe actif qui fait évoluer et qui doit nous conduire à la construction de l’édifice idéal.

Ce dernier voyage du passage au second degré s’effectue donc les mains libres et se termine devant le Vénérable Maître.

L’ancien rituel de notre Loge lui faisait dire :

« Le symbolisme de ce voyage c’est la LIBERTE. Vous devrez donc vous pénétrer des devoirs que la Liberté impose à l’homme social, et le grand secret pour en jouir sans désordre, c’est d’en faire usage sans nuire à vos semblables.

Votre éducation d’initié est terminée ; il ne vous reste plus qu’à classer dans votre esprit ce que vous avez appris, afin de pouvoir, par votre exemple et vos discours, rendre à ceux qui viendront après vous l’instruction que vous avez reçue vous-même ».

La LIBERTE est donc nécessaire pour se dégager des dogmes et acquérir par son propre travail les connaissances indispensables à l’évolution. Mais cette évolution pour être profitable ne doit pas être contraire aux intérêts des autres, donc respecter le principe d’EGALITE, et l’enseignement retiré doit être transmissible, donc respecter le principe de la FRATERNITE par cet acte de transmission et donc de partage.

Ces trois principes, rappelés à chaque ouverture et fermeture des travaux, sont l’essence même de la franc-maçonnerie. En tant que valeur synthétisant ces trois principes, le travail se doit donc d’être élevé au plus haut rang. Le travail des apprentis pour servir et alimenter les Maîtres et les compagnons lors des agapes en symbolise d’une manière « opérative » l’une des premières étapes.

Le travail est l’élément véritablement actif qui transcende ces notions et leur donne corps.

Dans l’ancien rituel de notre loge, le Vénérable Maître, juste avant le serment prononce d’ailleurs les paroles suivantes :

« Elevons nos cœurs dans une commune pensée pour glorifier le travail, la première et la plus haute vertu maçonnique.

C’est toi qui nous donne l’estime de nous-mêmes et nous fait meilleurs pour les autres ! Tu nous protèges contre la corruption du vice, tu nous assures la liberté, tu nous enseignes l’égalité et tu mûris nos âmes pour la divine fraternité ! »

Bâtir par le travail. C’est la principale raison de notre présence en ces lieux et de notre démarche Maçonnique. Mais encore faut-il essayer de comprendre le travail à accomplir pour mieux le réaliser.

Le travail initiatique que nous menons, en loge ou sur nos planches, enrichit notre personnalité et nos connaissances. Il participe à notre épanouissement personnel. Il peut quelque fois valoriser notre ego au point de nous faire oublier l’essentiel, à savoir :« bâtir pour se bâtir ».

Nous devons donc garder à l’esprit que notre construction personnelle ne pourra jamais être la conséquence d’un travail égoïste. Cette construction n’aboutira que parce que le travail fourni est en premier lieu à destination des autres, que ce soit dans la loge ou dans le monde profane. C’est cette destination altruiste du travail qui confère la solidité à notre édifice personnel et participe à la construction du temple de l’humanité.

Dans « les étoiles de Compostelle », Henri Vincenot fait dire à un Père Abbé qui observe les Compagnons, lors de la construction de l’église abbatiale de Labussière, entreprise par saint Bernard :

« Et puis je les regarde travailler : leur conception du travail ne relève plus de la malédiction des premiers âges, ça saute aux yeux. Nous autres moines accédons à une progressive lucidité par la prière et l’ascétisme…eux ils y parviennent par le travail, par la conception qu’ils ont du travail. Oui, c’est sûr, ils échappent à la malédiction divine d’après le péché originel… Le travail pour eux n’est plus une punition, c’est une récompense ! »

Ces paroles attribuées à un moine bénédictin du Moyen-Age nous éclairent mieux que le contexte historique sur les mots de Proudhon évoqués au début de cette planche. Elles confirment l’importance que nous devons accorder au travail, source active de l’évolution, en opposition, mais pas forcément en contradiction, avec la méditation et l’ascèse, par essence passives. Dans d’autres cultures, cette différence est assez marquée, voire très opposée : le Taoïsme prône par exemple le non-agir alors que le Confucianisme un enseignement très utilitariste, tourné vers l’action. Et pourtant, ces deux philosophies se côtoient dans les pays asiatiques.

Sans travail, point de construction donc point de temple intérieur. C’est le travail qui transforme, par la taille puis le polissage, la pierre brute en pierre cubique prête à prendre utilement sa place dans l’édifice. Ce n’est qu’après que le compagnon peut se préoccuper de son propre perfectionnement.

De par sa glorification même, le travail maçonnique échappe à la quantification si chère au monde profane. Aucune mesure de temps n’est nécessaire pour évaluer le travail d’un frère sur sa planche, pas plus que l’épaisseur de son dossier ou le temps qu’il lui aura fallu pour devenir Maître.

A l’image du compas qui permet de tracer toutes sortes de figures équilibrées en se libérant du dogme des systèmes de mesure et de calcul, le travail maçonnique n’a pas de limite. Je dirais même qu’il n’a pas de fin.

Combien de fois ai-je entendu de la bouche de vieux maîtres : « nous sommes des éternels apprentis » ? Je comprends mieux maintenant cette phrase.Héritage des « opératifs », il n’est pas question en maçonnerie d’élève ou de disciples mais d’apprenti. La différence d’appellation me paraît fondamentale. L’élève apprend, donc quel que soit son degré d’assiduité et d’application, reste dans un rôle passif. Il ne sortira de son rôle et deviendra actif que pour appliquer l’enseignement reçu. L’apprenti, s’il apprend aussi, travaille pour la Loge dès le début. Cet enseignement dynamique et progressif fondé sur le travail permet à chacun d’apporter sa pierre tout en ne cessant jamais de progresser.

A peine un ouvrage est-il terminé que le prochain prend forme déjà dans notre esprit. La glorification du travail signifie pour moi la réalisation symbolique d’une spirale ascendante qui nous conduit toujours plus loin en nous faisant passer d’une manière cyclique par la même ligne verticale.

En conclusion, je citerais René Leclercq dans « Points de vue initiatiques » de décembre 1997 : « Plus le travail est difficile plus il doit susciter d’ardeur. Plus les résultats sont mauvais, plus la recherche des erreurs doit se faire aiguë…»

J’ai dit, Vénérable maître.

M\ L\ M\


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