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Schibboleth V\ M\ et vous tous, mes F\, partant du principe qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire, j’ai choisi pour sujet de ce soir « Schibboleth », sujet que je n’avais jamais traité lorsque j’étais compagnon. Quand je dis « trop tard pour BIEN faire », je m’avance sûrement beaucoup, mais bon… Cette année de compagnonnage est une période très importante que l’on considère souvent comme transitoire entre l’apprentissage dont on se souvient toujours et la maîtrise que certains considèrent parfois, à tort bien entendu, comme un aboutissement. I Au cours de mes lectures de préparation, j’ai été étonné, moi qui croyais que ce mot n’existait que dans la Bible et en Franc-maçonnerie, d’apprendre qu’il existait depuis longtemps comme substantif dans les langues française et anglaise et qu’il avait été employé par des auteurs aussi divers que Rabelais, Voltaire, Balzac, Hugo, Freud, etc… Si le Petit Larousse a aujourd’hui oublié ce mot, celui de 1906 donnait comme définition : « Schibboleth : épreuve qui doit faire juger de la capacité d'une personne ». Dit autrement, un schibboleth est un signe de reconnaissance verbal. Bien entendu, nous connaissons tous l’origine biblique du mot : il servit à filtrer les fuyards au passage des gués du Jourdain. Ceux qui prononçaient Sibboleth avaient la gorge tranchée (en maçonnerie c’est précisément le châtiment réservé aux apprentis parjures). Selon le Livre des Juges, cet épisode causa ainsi la mort de 42 milliers d’Ephraïmites égorgés par les gens commandés par un des Juges d’Israël, Jephté, fils de Galaad. Dans l’Apocalypse de Jean, le nombre 42 est lié à une durée d’action des éléments destructeurs et purificateurs. En effet, la Bête a une durée d’action de 42 mois. Le sens y est donc le même que dans l’Ancien Testament, car les 42 milliers d’Ephraïmites restent sur la rive « matérielle » et n’ont pas d’accès au monde spirituel représentant l’autre rive. Ils sont liés à jamais à ce qui est représenté dans l’Apocalypse par la Bête et aux épreuves qu’elle fait subir. Ce système d’identification par la prononciation a depuis lors été utilisé à maintes reprises dans nombre de conflits. Lors des Vêpres Siciliennes, le mot était ciciri, nom vernaculaire des pois chiches et imprononçable par les Français de l’époquev : bilan 8.000 morts. En 1930, en République Dominicaine, 20.000 Haïtiens sont victimes du « Massacre du Persil » car étant de langue créole, ils ne peuvent prononcer correctement perejil (persil). Plus près de nous, durant la Guerre des Malouines, les Britanniques ont utilisé le mot de passe « Hey Jimmy », pour débusquer les Argentins qui prononçaient « Hey Yimmy ». II Notre rituel du Rite Ecossais Ancien et Accepté indique que l’apprenti ne peut accéder à une Tenue au grade de Compagnon sans connaître le mot Schibboleth. Le Vénérable Maître nous dit que la communication de ce mot de passe est une preuve de confiance. Le second surveillant propose de nous faire recevoir comme Compagnon lorsqu’il juge que nous avons acquis suffisamment de connaissances durant notre apprentissage. De leur côté, les Apprentis encore ignorants n’ont pas de mot de passe à prononcer pour entrer en Tenue au Premier degré. La traduction la plus courante de ce mot de passe est épi de blé. Le blé enseveli à l’automne semble renaître dès le printemps revenu. Pour le profane, il symbolise le cycle vie-mort-renaissance. Pour le maçon, il est symbole du passage des ténèbres à la lumière. Il nous faut avoir été symboliquement cette graine qui deviendra épi de blé après avoir été mise en terre, être morte et être revenue à la vie. Après être passés par l’épreuve de la Terre, nous avons travaillé dans le silence et la pénombre de la colonne du Septentrion avant de venir travailler en pleine lumière sur la colonne du Midi. On peut voir aussi dans le Mot de Passe une allusion aux cérémonies célébrées dans le Temple de Déméter à Eleusis. Ce culte à mystères était basé sur le mythe de Perséphone, fille de Déméter, enlevée par Hadès, dieu des enfers, et entrainée par lui dans le royaume des morts. Ayant mangé 7 pépins de grenade, elle aurait dû rester éternellement avec Hadès, mais Zeus lui accorda de passer la moitié de l’année, saison des cultures, sur terre auprès de sa mère, et l’autre moitié, saison du repos de la nature, auprès d’Hadès. On célébrait à Eleusis la culture du blé et son cycle vie-mort-renaissance. Tous les initiés gardaient sous peine de mort un secret absolu sur leurs rites et croyaient qu'ils connaîtraient une vie après la mort grâce à leur initiation. Comme en franc-maçonnerie, il y avait des rites comprenant la prononciation de certaines paroles leur permettant d’accéder à différents grades. Le symbole de l’épi indique aussi que la semence reçue par le profane a germé en lui. Cependant, il n’y a pas de génération spontanée de grains de blé, seule l’intervention humaine permet sa multiplication. A ce sujet, il me revient en mémoire la parabole du semeur qui figure dans les trois évangiles synoptiques. Je la résume : « Un homme s'en alla dans son champ pour semer du blé. Une partie des grains tomba le long du chemin : les oiseaux les mangèrent. Une autre partie tomba sur un sol pierreux : les plantes poussèrent puis moururent par manque d'humidité et se soins. Une autre partie tomba parmi des plantes épineuses qui les étouffèrent. La dernière partie fut enfin semée dans la bonne terre ; les plantes poussèrent et produisirent des épis portant chacun cent grains ». En effet, c’est le labeur et les efforts de l’homme qui permettent au grain de blé de s’épanouir à l’abri des parasites et des mauvaises herbes. Ce symbole du deuxième degré est donc bien la glorification du Travail. Il convient de souligner que l’épi de blé, au singulier, est symbole d’une multitude provenant d’une unité : il est né d’un seul grain et va en générer d’innombrables à son tour. C’est le cycle de la vie, de la fécondité. Chaque résultat obtenu n’étant que le point de départ d’un nouveau commencement, chaque phase de progression portant en elle le germe de l’évolution future. Le blé, et par extension le pain, sont aussi symboles de partage. Souvenons-nous que le mot compagnon signifie littéralement « celui qui partage le pain ». Un aspect intéressant de l’épisode biblique est le rôle du mot de passe : il permet d’être identifié, reconnu comme ayant la qualité d’appartenance à un groupe. Ainsi on ne se proclame pas Franc-maçon, on est reconnu pour tel par ses Frères. On le devient par l’initiation et on le demeure par son comportement de tous les instants...« Il ne suffit pas de connaître les mots maçonniques pour être des initiés véritables. Il s'agit d'en pénétrer le sens profond car celui qui ne connaît que les mots ne possède pas pour autant le Secret maçonnique ». III Une autre traduction du mot est torrent ou fleuve. Souvenons-nous qu’il a servi pour le passage des gués du Jourdain. Schibboleth est un filtre, un tamis, une frontière, un pont entre deux rives. Il y a un lien direct entre la prononciation correcte de ce mot et le fait de « pouvoir passer », en l’occurrence d’apprenti à compagnon. On ne peut maîtriser que ce que l’on est capable de nommer, d’appréhender avec justesse. En capacité de prononcer correctement ce sésame, nous sommes donc maintenant capables d’aborder l’autre rive. Il ne s’agit pas ici de descendre, ni de remonter le courant, mais de traverser le cours d’eau, c’est-à-dire de franchir un passage, pas nécessairement sans difficultés, celui conduisant l’apprenti au statut de compagnon. Car, dans une perspective initiatique, hermétique ou alchimique, quelle est la signification du passage d’un fleuve ou d’une rivière ? On a un peu oublié, aujourd’hui où la technique permet des prodiges - le pont de Normandie ou le viaduc de Millau pour ne citer qu’eux - le caractère dangereux et difficilement franchissable des cours d’eau : leur tracé épousait et épouse toujours de nombreuses frontières. Le Styx, entourant le royaume des morts, le Rubicon des Romains, le Rhin, franchi par les envahisseurs barbares, le Llobregat, séparation infranchissable durant deux siècles entre les Musulmans d’Al Andalus et les Chrétiens de la Reconquista, sont autant de frontières. Le passage de ces cours d’eau est perçu comme une épreuve éminemment périlleuse. IV Après le sens symbolique de Schibboleth, je voudrais essayer d’ajouter quelques mots sur son côté ésotérique, malgré mes lacunes en ce domaine. Les deux rives d’un fleuve symbolisent aussi les mondes matériel et spirituel. Le cours d’eau, dans une vision initiatique, est le trait d’union entre ces deux mondes. Ces deux mondes sont séparés mais forment un tout. Le Littré donne comme définition du verbe séparer, du latin separare qui signifie littéralement sevrer : désunir ce qui était joint. Les deux mondes ne formaient donc qu’un à l’origine. Passer la rivière, faire l’effort d’aller de l’autre côté, signifie rassembler ce qui est épars, reconstituer l’Unité première, remonter à la source, rejoindre le Principe. Notre Frère Goethe propose le même thème dans son conte symbolique « Le serpent vert » qui fut traduit et commenté par Oswald Wirth. Pour faire court, deux jeunes gens vivent au sein d'un monde divisé par un fleuve. Après de nombreuses tribulations, le jeune homme finit par épouser la jeune fille, un temple enfoui au cœur de la montagne sort de terre, le jeune homme est sacré roi et le monde est réuni par le sacrifice d’un serpent vert qui se transforme en un pont reliant définitivement les deux rives. Dans le récit biblique, la traversée du fleuve est interdite à ceux qui ne savent pas prononcer le mot de passe Schibboleth. Pourquoi ? Le sens des noms utilisés nous donne des indices. En hébreu, Jephté signifie : « il ouvrira », « il libèrera ». Jephté délivre de leurs ennemis les gens de Galaad (Galaad étant le père de Jephté). Dans une vision ésotérique, il libère donc l’homme en lui faisant franchir l’eau et accéder à l’autre rive, passant du monde matériel au monde spirituel, à condition qu’il prononce correctement un mot, « Schibboleth ». On retrouve ici le symbolisme du gardien du seuil. Dans son acception alchimique, Galaad, qui signifie dur, rocheux, fait allusion à la Pierre des Philosophes. Jephté de Galaad est donc celui qui fait accéder à la Pierre. Galaad est aussi le nom d’un des chevaliers de la Table ronde. Le seul, au terme de sa quête, à pouvoir regarder à l'intérieur du Saint-Graal, vase justement identifié à la Pierre philosophale. Il meurt ensuite car nul ne peut survivre à cette vision. Rappelons-nous que la grande Lumière ne peut se regarder en face. J’ai dit. |
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