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Nul n’entre ici s’il n’est géomètre


Selon la tradition, telle était l’inscription gravée à l’entrée de l’école fondée à Athènes par Platon, l’Académie.  Avant de nous engager sur le sens profond de cette formule, il est important de préciser que cette formule attribuée à Platon ne l’a été que très tardivement, environ 10 siècles après sa mort ! On en retrouve les premières traces avec le philosophe néoplatonicien chrétien Jean Philopon qui vécut à Alexandrie au 6ème siècle de notre ère, dans une de ses œuvres consacrée aux commentaires des œuvres d’Aristote. Même si on pourrait douter de l’authenticité de cette inscription au fronton de l’Académie, elle n’en reste pas moins dans l’esprit de l’enseignement de Platon et de son école.

Autre précision concernant la formule elle-même :elle ne dit pas geômetrès qui signifie géomètre en grec, mais ageômetrètos avec le -tos qui signifie capable (comme –able en anglais ou –ible en français) et le -a privatif. On devrait donc dire « qui n’est pas apte à la géométrie n’entre ».

L’important n’est pas dans ces précisions d’ordre « contingent », mais dans la signification et l’esprit de cette formule. J’y vois trois thèmes : la notion d’une « sélection »;  la référence à la Géométrie, pourquoi cet art libéral plutôt qu’un autre ? et enfin qu’est-ce que le « ici », que vient-on y chercher ?

« Nul n’entre ici s’il n’est géomètre », pourquoi cette sélection ?

Les Grecs croyaient que l’on ne peut livrer à tout le monde, sans précautions, les vérités et doctrines traditionnelles. Un peu avant Platon, Hippocrate le grand médecin de Cos, n’enseignait son art qu’à ceux qu’il jugeait capables d’apprendre, et leur faisait prêter serment. Il en était de même dans les premières communautés chrétiennes, telle celle de Jean à Patmos. Selon René Guénon, la qualification essentielle qui domaine les autres est l’horizon intellectuel, qu’il différencie des possibilités intellectuelles, développées ou non. Ainsi depuis la nuit des temps, pour suivre l’enseignement aux mystères, il faut être capable d’accéder à différents langages, comme par exemple le symbolisme. La première condition d’accès aux mystères ou à l’initiation est donc l’aptitude à recevoir.

La deuxième condition est d’être prêt à consentir les efforts personnels nécessaires pour accéder à la Vérité. Efforts qui peuvent varier d’un individu à un autre selon son degré d’ouverture et de sensibilité. Pour une vraie appropriation, non superficielle, il faut une volonté, non pas un désir de curiosité, d’extraordinaire, d’attirance du secret. Il faut de la persévérance car le chemin est semé d’embûches, et notre volonté est mise à l’épreuve. Pour éviter ces écueils, il faut en outre maîtriser ses passions, ses pulsions et son ego. Les touristes de l’ésotérisme seront toujours déçus, car il n’y a rien à voir mais tout à vivre. Ce n’est pas le décorum extérieur, mais le ressenti intérieur qu’il faut rechercher. Sincèrement vis à vis de soi-même.

La dernière condition est la préparation. Ce n’est pas parce l’on est apte et que l’on a la volonté que l’on est prêt. Il faut travailler, maturer, réfléchir, échanger. C’est tout le cheminement de l’apprenti et du compagnon qui à travers l’apprentissage des symboles, du travail sur soi et de l’ouverture au monde se préparent au passage à la maîtrise. Et lorsque l’on se sent prêt, on peut frapper à la porte. « Frappez à la porte et l’on vous ouvrira » … à condition d’être prêt.

Comme pour toute initiation, on ne peut avoir accès à un savoir, une connaissance que si on a les qualifications nécessaires, si on en a la volonté et si l’on on est prêt. Ainsi oui, il y a une sélection, c’est même une élection, car pouvoir s’engager sur le chemin est un don qui nous est fait. C’est de notre devoir et de notre responsabilité que de poursuivre sur ce chemin.

 « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre »,  pourquoi la géométrie ?

Platon considérait la maîtrise de la géométrie comme préparation indispensable à tout enseignement et constituait un intermédiaire pour accéder au royaume des idées. Avant lui, Pythagore considérait que la géométrie et toutes les branches des mathématiques occupaient la première place dans la préparation à la connaissance supérieure. Il considérait que tout est arrangé d’après le nombre. Ainsi pour les Grecs, la géométrie représentait alors l’idéal de savoir, sa forme la plus parfaite. Une proposition non géométrique était une approximation du savoir.

Plus proche de nous, le texte des Old Charges de la maçonnerie opérative indique que la tradition des bâtisseurs considérait la géométrie comme une science à part, comme un système de référence fondamental à partir duquel s’effectuent toutes les démarches intellectuelles, morales et spirituelles.

Même si aujourd’hui avec toutes nos sciences modernes, la géométrie n’est plus considérée comme la science des sciences, cela a été oublié, la géométrie le reste symboliquement pour le FM.

La géométrie est la science des formes, des représentations, de la formulation. C’est la science symbolique par excellence. La géométrie est la science de l’art du trait, le trait qui donne forme au concept sans lui ôter la vie. La géométrie sacrée, fondement de l’art du trait, est la science de la formulation de la construction de tout ce qui touche au sacré. La géométrie sacrée est la clé de construction des temples, médiateurs entre ciel et terre, sans temps ni lien. Ainsi la géométrie sacrée permet de faire appréhender des vérités transcendantes, et d’accéder à des niveaux supérieurs de connaissance et de sagesse.

La géométrie symbolique est donc le déclencheur de l’intuition spirituelle, elle donne la capacité  de percevoir les rapports immuables qui sous-tendent le monde créé et qui président à son organisation.

La géométrie est associée au Compagnon car la tradition du compagnon est inséparable à l’art de bâtir. Il s’agit de se bâtir soi-même, son propre édifice intérieur, que nous érigeons grâce à notre maîtrise de la géométrie.

 « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre ». Si on a les qualifications de « géomètre », que vient-on chercher « ici » ?

Il ne s’agit pas comme la plupart des religions de proposer le salut. Les religions ont pour vocation de montrer la voie pour sauver son âme (le salut), tout en donnant un espoir en ce bas monde, elles n’ont pas l’objectif de l’amélioration personnelle. Les religions sont ouvertes à tout le monde, sont exotériques, nul n’a besoin d’être géomètre.

Si l’on rentre ici c’est pour élever son niveau de conscience, développer son être, bâtir son édifice intérieur, selon son état actuel et ses capacités latentes, mais inconnues.

Il existe pour cela de nombreuses voies, tel le mysticisme, la méditation, l’ascèse, et bien d’autres. Mais elles sont réservées à une minorité et souvent peu adaptées à notre monde moderne. Comment concilier la recherche spirituelle ou métaphysique dans le monde matériel d’aujourd’hui ? Quelle est la voie du milieu pour vivre dans son temps tout en restant en lien avec la Tradition ?

Si on suivait la Tradition Primordiale au sens premier, nous resterions avec les modes de pensées datant de quelques millénaires, rejetant le monde moderne comme le propose René Guénon. La Tradition Primordiale, justement remise au goût du jour par René Guénon, n’est pas restée inchangée depuis la nuit des temps. Elle s’est enrichie, par exemple avec des aspects ésotériques de certaines religions ou de certains corps de métier tels les bâtisseurs, mais d’aucuns diront l’inverse, qu’elle s’est manifestée à travers eux.
Cette voie puriste de la Tradition est intellectuellement séduisante, mais peu peuvent la suivre dans notre monde contemporain, si ce n’est de vivre en marge de la société. Ce n’est pas le moyen de faire évoluer l’Homme et l’humanité, il faut une approche plus équilibrée qui ne renie pas les fondamentaux.

Ken Wilber, grand philosophe américain contemporain propose une approche qui concilie l’ensemble, depuis les aspects traditionnels jusqu’à ceux de la science moderne sans omettre la place de l’Homme. Il a magistralement exposé dans sa « théorie du tout »,  une approche qui rassemble dans un modèle l’ensemble des philosophies, des religions, des sciences et des cultures. Auparavant regroupées, telle la religion dictant la science et les arts, ces disciplines se sont séparées et se sont développées indépendamment. Certaine, comme la science, d’une manière hypertrophiée, voire dominante. Cette séparation a fait perdre à l’homme la vue unifiée et cohérente du monde et de l’Homme. Le remède est simple : il repose sur le développement et le respect des différentes sphères : la science respectant la nature, l’homme respectant la création, la religion respectant les cultures, etc.

Le compagnon, et par extension l’Homme, ne peut s’élever et avancer sur le chemin de la vérité que s’il sait évoluer de manière cohérente et équilibrée dans ces différentes sphères. Le cherchant doit être apte à la géométrie de chacune des sphères, c’est le propre de l’homme véritable. L’homme actuel peut organiser son développement personnel, sans renier les apports de la science. C’est ainsi le moyen de vivre dans son temps sans renier la tradition qui ne peut être en compétition avec la science ou la religion, car elle est complémentaire. Le développement de chaque sphère permet l’interpénétration et l’influence entre ces univers qui se respectent et tirent parti les uns des autres, donnant une autre dimension non seulement à chaque sphère, mais à l’ensemble. C’est ainsi que le compagnon ayant commencé le travail sur lui pourra poursuivre dehors ce qu’il a initié dedans, c’est-à-dire en commençant ici et maintenant dans ce monde. C’est ce cadre et ce chemin qu’offre la FM.

Conclusions
« Nul n’entre ici s’il n’est géomètre », c’est tout le processus d’initiation qui est décrit à travers cette phrase de Platon. Dans de la F.M., et plus particulièrement à la GLDF, c’est l’approche du profane qui devient initié, de l’apprenti qui devient compagnon, ou du compagnon qui devient maître. On y retrouve la sélection/élection nécessitant aptitude, volonté et préparation, c’est tout le processus d’initiation. On y retrouve aussi la géométrie à la base des outils du FM, il n’y a pas de maçonnerie sans géométrie. On y retrouve enfin la volonté d’élévation de son niveau de conscience par le développement personnel afin de contribuer à l’évolution de l’Homme et de l’humanité. Ceci par son action personnelle en dehors du temple, action marquée et influencée par le travail dans la loge. Ce travail au dehors se faisant dans toutes les sphères, sans rester un exercice purement intellectuel.

Si on est donc apte à la géométrie, on peut entrer, non pas dans un univers clos pour s’enfermer et s’isoler du monde, mais au contraire pour entrer dans le monde des hommes, tel le compagnon. C’est en quelque sorte une sortie, telle la sortie de sa torpeur intérieure.

Ainsi si l’on franchit cette porte, c’est pour passer d’un monde des sens à un monde du sens, pour passer de « l’avoir et du savoir » à « l’être et au connaître ».

Vénérable maître, j’ai dit.

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