Yggdrasill,
L'Arbre Scandinave
L’arbre est un symbole universel, tout autant
que le soleil et la lune, et dont la bibliographie, à elle
seule, formerait un livre. Pour pouvoir analyser les
différents aspects des arbres, Mircea Eliade propose une
classification, toute provisoire, de l’immense
matériel qui est à notre disposition. Il
distingue sept groupes de « cultes de la
végétation », dont
je citerai seuls les deux qui sont en rapport avec Yggdrasill,
l’Arbre des Scandinaves.
1) L’arbre-image du Cosmos. La tradition indienne,
dès les textes les plus anciens (Atharva Veda),
représente le Cosmos sous la forme d’un arbre
géant, (le Skambha) dont le sens est « pilier
cosmique ». Dans la Bhagavad-Gita,
l’Univers est un « arbre
renversé », plongeant ses
racines dans le Ciel et étendant ses branches en bas, dont
les hymnes du Veda sont les feuilles. On retrouve un arbre dont les
racines sont tournées vers le haut dans les traditions
islamiques et Laponnes, ou encore dans une doctrine
ésotérique hébraïque. Il est
également repris par Dante dans son Paradiso.
2) L’arbre-centre du monde et support de l’univers,
l’Axis Mundi. Par ses racines plongées dans le
monde souterrain jusqu’à ses branches caressant le
ciel, il relie les trois régions, Ciel, Terre et Enfer, il
est le poteau cosmique qui soutient le monde et se trouve au milieu de
l’Univers. Pour la conscience religieuse archaïque
l’arbre est l’Univers, il le
répète et le résume en même
temps qu’il le symbolise. En Sibérie, le chaman
accomplit des ascensions rituelles dans le monde céleste ;
il place au centre d’une yourte un bouleau, muni de neuf
encoches, qu’il escalade symboliquement pour parvenir au
neuvième ciel, où il rencontre le dieu
suprême. Ailleurs, les dieux attachent leurs chevaux
à l’arbre-poteau. On retrouvera ce concept chez
les anciens Scandinaves.
Ayant énuméré les sept
catégories, Eliade conclut : « cette
classification sommaire, et sans doute incomplète, a du
moins le mérite d’attirer l’attention
sur le fait que l’arbre représente - et cela
d’une manière soit rituelle et
concrète, soit mythique et cosmologique, et encore purement
symbolique - le Cosmos vivant, se
régénérant sans cesse. »
Par quelle synthèse mentale de
l’humanité archaïque, et à
partir de quelles particularités de la structure de
l’« arbre » comme tel, un symbolisme si
vaste et si cohérent s’est il établi ?
Toujours selon Eliade : « C’est
en vertu de sa puissance, en vertu de ce qu’il manifeste,
qu’un arbre devient un objet religieux. Il est
chargé de forces sacrées : il est vertical, il
pousse, il porte fruit, il perd ses feuilles et les
récupère, et par conséquent il se
régénère- il
« meurt » et
« ressuscite »-
d’innombrables fois. Ainsi, par sa simple présence
et par sa régénération,
l’arbre répète ce qui, pour
l’expérience archaïque, est le Cosmos
tout entier. Pour la conscience religieuse ancestrale, la nature et le
symbole coexistent, l’arbre est l’Univers en
même temps qu’il le symbolise. On ne peut donc
parler proprement d’un « culte de
l’arbre » (dendrolatrie). Jamais un arbre
n’a été adoré rien que pour
lui même, mais toujours pour ce qu’il signifiait.
»
Yggdrasill, l’Arbre cosmique que je vous présente
ce soir, est celui du Grand Nord. D’abord, qui sont les
Scandinaves ? Ils font partie des Indo-Européens, un peuple
migrateur d’une souche commune, uni par une langue, des
idéaux, et un héritage littéraire. Ces
populations se sont dispersées en vagues successives sur un
ensemble de sites qui s’étend de l’Inde
jusqu’au cercle polaire, entre le 10ème et le
5ème millénaire avant notre ère, selon
tel ou tel chercheur. Les anciens Scandinaves se situent dans le temps
d’environ 2.500 avant J.C. à 800 de notre
ère, époque à laquelle interviennent
définitivement les Vikings et le christianisme, et dans
l’espace en Norvège, en Islande, en
Suède, au Danemark et en Frise.
Il convient d’examiner les sources dont disposent les
nombreux savants qui ont étudié leur religion.
Elles sont triple: d’abord en Scandinavie même, les
documents archéologiques, les acquis importants de la
paléontologie linguistique, (de
l’étymologie en particulier) et les inscriptions
runiques qui apparaissent à la fin du 2ème
siècle de notre ère. Et enfin la
poésie de cour des scaldes, datant du 8ème au
10ème siècle, dont souvent le nom du
poète, ou scalde, est connu.
Un deuxième groupe de sources, en dehors de Scandinavie, est
constitué de témoignages d’anciens
comme La Germanie de Tacite (98 AD), ou De Bello de César
(52 BC). A la fin de l’antiquité nous trouvons des
ouvrages « historiques » de tous
genres, tel (en 591) l’Histoire des Francs, par
Grégoire de Tours. Enfin, au Moyen Age apparaissent les
Sagas dites Royales (konungasögur), composées par
des Islandais christianisés, dont deux en particulier
relatent l’époque païenne des pays du
Nord, respectivement par Adam de Brême en 1075 la Gesta
Burgensis, (description du grand temple d’Uppsala et arbre
gigantesque.) et par le moine Danois Saxo Grammaticus vers 1200, la.
Gesta Danorum, un important témoignage pour la connaissance
de la fable nordique, qui repose sur des poèmes et des sagas
en grande partie perdus.) (Nibelungenlied ca. 1200)
Le troisième groupe comprend les sources principales pour
l’étude de l’ancienne religion: ce sont
les Eddas, deux ouvrages différents qu’il convient
de ne pas confondre. Le premier, appelé Edda
poétique, ou Edda ancienne, est un recueil de
poèmes anonymes, composés à des
époques variées entre le 9ème et le
12ème siècle et mis par écrit vers
1.250. Il contient le corpus des grands poèmes mythologiques
et héroïques du Nord, et forme la source la plus
complète du mythe de l’arbre Yggdrasill, lui
même constituant le principe unifiant et cohérent
de toutes les mythes et traditions sacrés Scandinaves.
L’auteur d’un autre ouvrage, également
intitulé Edda, ou Edda dite en prose, nous est connue:
c’est un grand seigneur et homme d’État
Islandais, Snorri Sturluson (1178-1241). Cet éminent
pédagogue (de la poésie scaldique), philosophe et
poète, grand amateur d’antiquités, se
rend compte que l’Islande, conservatoire des traditions
poétiques du Nord, terre des scaldes, est en train,
après plus de deux siècles de christianisme, de
laisser perdre le trésor spirituel et artistique
qu’elle tenait de la tradition. Il entreprend donc de dresser
un résumé en prose de la religion de ses
ancêtres païens, en partant des grands textes de
l’Edda poétique et en les accompagnant de longs
commentaires et d’éléments
recensés au cours de ses voyages en Norvège.
Ce qui caractérise la religion scandinave, c’est
le fait que la fin du monde est déjà
annoncée dans la cosmogonie. Mais regardons
d’abord la Création, telle que nous la livre
Snorri, et qui se résume ainsi : « Au
commencement il n’y avait ni terre, ni voûte
céleste, mais un abîme
géant ». (Ginnungagap).
A la suite d’une rencontre de la glace et du feu, le
géant anthropomorphe Ymir (il correspond au sanskrit Yama)
prend naissance, dont sont issu, par
l’intermédiaire d’autres personnages
mythiques, Odin et ses deux frères, Vili et Vé.
Les trois frères tuent Ymir, l’amènent
au milieu du grand abîme et, en le
dépeçant, produisent le Monde de son corps ; de
sa chair ils forment la terre; de ses os, les rochers; de son sang, la
mer; de ses cheveux, les nuages, de son crâne, le Ciel. Ils
façonnent ensuite de ses cils la terre des hommes, Midgardr
(litt. « Demeure du milieu »),
ceint par le Grand Océan, dans lequel se trouve le Grand
Serpent (Midgardsormr), celui qui enserre le monde, sa tête
mordant sa queue. Il incarne les forces du Mal, qui sont ainsi
présent dès la Création.
Odin donne ensuite la vie au premier couple humain. De deux souches
d’arbres échouées il façonne
l’homme, qui porte un nom d’arbre, Askr, le
frêne, et la femme, Embla, dont le nom peut être
associé à la vigne. Ayant assuré
l’existence de l’espèce humaine, les
dieux créent leur propre demeure au centre de Midgardr,
appelée Ásgardr, autour de laquelle ils
construisirent un mur.
Il reste, pour achever cette cosmogonie, Yggdrasill lui-même,
l’axe vertical de cette Terre concentrique horizontale. Il
symbolise, et en même temps constitue, l’Univers.
Son sommet touche le Ciel et ses branches embrassent le Monde. Il
émerge au Centre à la fin de la
Création. Le voici, dans la Völuspá,
traduit de l’islandais par Régis Boyer :
Je sais que se dresse un frêne,
S’appelle Yggdrasill,
L’arbre élève, aspergé
De blancs remous ;
De là vient la rosée
Qui dans le vallon tombe,
Éternellement vert il se dresse
Au-dessus du puits d’Urdr
Trois racines
Partent dans trois aires
Du frêne Yggdrasill ;
Hel demeure sous l’une, (Niflheimr)
Sous l’autre, les (thurs) géants du givre,
Sous la troisième, l’espèce humaine.)
Une activité débordante règne dans le
grand arbre. Un aigle siège sur ses rameaux, un dragon
(Nidhoggr) ronge une de ses racines, et un écureuil
(Ratatöskr) ne cesse de circuler de l’aigle au
dragon, colportant de l’un à l’autre
quantité de méchancetés. Selon
Régis Boyer il serait un symbole de la lutte entre le
serpent, symbole de l’esprit féminin, et
l’aigle, représentant l’esprit masculin.
A cette faune s’ajoutent quatre biches, un cerf et une
chèvre (Heidrùn), qui mangent les branches
d’Yggdrasill.
De ses trois racines, l’une part vers l’habitat des
Géants du Givre (Jöthunheimr). Le géant
Ymir, ancêtre des dieux, engendra également
d’autres géants. Ils sont monstrueux,
gigantesques, et très laids, ce qui ne les empêche
pas d’avoir de très belles filles, dont certaines
épouseront des dieux. Les géants
représentent les forces de la nature, tels que Aegir, la
mer, Sniór, la neige, Logi, la flamme, ou le Noé
du Nord, Bergelmir, le déluge. Les géants sont
aussi les dépositaires de la science sacrée et du
savoir primitif, car ils ont la mémoire des origines.
L’un des plus illustres, Mimir, dont le nom signifie
Mémoire, est le gardien de la source de sagesse, au pied
d’Yggdrasill. Il était aussi renommé
pour sa science occulte. Les dieux l’ont
décapité et ont envoyé sa
tête à Odin, qui la conserva et la consulta chaque
fois qu’il voulait percer certains secrets, non sans avoir
accepté de sacrifier un œil en gage.
Une autre racine s’enfonce dans le royaume des morts, destin
final de tout défunt à l’exception des
héros, où règne la déesse
Hel. (Vous n’êtes pas sans savoir que le mot pour
l’Enfer en anglais est
« hell ».) La
troisième aboutit à la région des
hommes.
Au pied d’Yggdrasill, en plein air, se tenait chaque jour le
þing (thing), le tribunal des dieux où se
débattaient les procès ou les
décisions à prendre. C’était
un lieu sacré où on ne pouvait en temps
d’assemblée exercer de vengeance, ni punir les
malfaiteurs. Les dieux s’y rendaient armés et
à cheval d’Ásgardr, en traversant le
pont Bifröst, l’arc en ciel.
Le panthéon Nordique est réparti en deux groupes
de divinités : les Ases (Aesir) et les Vanes (Vanir). Les
dieux principaux parmi les Ases sont Tyr, Odin et Thórr, les
deux premiers se partageant la fonction de dieu Souverain et dieu de la
guerre. Tyr, (*Tîwaz=mot générique pour
« dieu ») dieu manchot, ayant
abandonné sa main droite dans la gueule du loup Fenrir en
gage du maintien de l’ordre universel, présidait
l’assemblée du thing en tant que dieu juriste,
tandis que Odin, devenu le plus important des deux,
s’octroyait le rôle de dieu de la guerre et de la
mort. Il était le maître du palais
céleste de Walhalla (Valhöll), sorte de paradis
pour des héros tombés sur le champ de bataille
(einherjar), qui s’y préparent pour la
conflagration finale. Les Valkyries (valr cadavres, kyrja celle qui
choisit), déesses ailées, étaient
chargées par Odin de survoler le champ de bataille, de
désigner les guerriers qui devaient mourir et de les
conduire au Walhalla, où elles leur servaient de la
bière et de l’hydromel.
Mais Odin, le dieu Créateur, était
également un magicien puissant. Pour atteindre la
Connaissance, il s’était soumis à une
initiation chamanique. Pendu à l’arbre Yggdrasill
neuf nuits durant, privé de nourriture et de boisson, il
obtint la science des runes, symbole de la sagesse, et la connaissance
de la magie et des règles ésotériques
de la poésie scaldique. Possédant
également la tête de Mimir en tant
qu’oracle, Odin devint ainsi le dieu-chaman, grand
maître de la sagesse et des sciences occultes. Il surveille
son domaine par l’intermédiaire de deux corbeaux
perché sur ses épaules, qui s’en vont
sans cesse dans le monde pour lui en rapporter les nouvelles. Un autre
caractère chamaniste s’attache encore à
ce dieu borgne mais « voyant » :
son cheval Sleipnir à huit pattes, qui traverse les airs et
les eaux, et qu’il attache à Yggdrasill, poteau
cosmique et axe du monde, dont le nom se traduit
littéralement par « cheval
d’Odin ». (Yggr=le Redoutable=Odin,
drasill=coursier.) Odin-Wodan a été
assimilé par Tacite à Mercure, et notre Mercredi
s’appelle Wednesday en anglais. Le thing trouve une
survivance en Hollande, où le mot pour Mardi est Dinsdag.
J’éprouve un certain plaisir à penser
que notre assemblée a lieu un Mardi, sous des colonnes tout
aussi cosmiques que la Sagesse, la Force et la Beauté.
Le troisième, et l’un des plus populaire des Ases,
Thórr ou Donar, le dieu au marteau, est le fils de la
déesse Terre (Jörd). Son nom signifie
« tonnerre », et en tant que
maître des orages, il déchaîne des
tempêtes en soufflant dans sa barbe rousse. Son marteau,
Mjöllnir (le broyeur), symbolisant la foudre, est
conçu comme un boomerang ; il revient de lui-même
dans la main de son propriétaire. Pour tenir ce terrible
instrument, Thórr dispose de gantelets de fer. Il est le
protecteur des Ases et le défenseur de leur demeure divine.
De nombreux récits le montrent partant
« vers l’est » dans son
char tiré par deux boucs, dont le roulement figure le
tonnerre, pour affronter les géants, en les
anéantissant avec son marteau. (Une de ses
expéditions constitue un réel voyage
initiatique). Bon vivant, il est légendaire pour son
appétit prodigieux. Proche des humains, il est un des
très rares dieux païens à avoir
survécu dans les ballades médiévales.
Il a donné son nom au jeudi, Donnerstag en allemand
(littéralement « jour du
tonnerre »), ou Thursday en anglais, tout comme
Jupiter chez les Latins.
Le culte public des Ases se pratiquait tantôt dans un temple
(Uppsala), tantôt à ciel ouvert, dans un bois
sacré autour d’un grand arbre isolé, en
liaison immédiate avec le thing, en vertu d’une
collusion étroite entre religion et droit. Les rituels
étaient conduits par un prêtre, et on y pratiquait
le sacrifice d’animaux et d’êtres
humains, ces derniers par pendaison aux arbres, en lien
évident avec l’épreuve initiatique
d’Odin. Ce rite nous renvoie à la
Création du Monde qui, par le
dépècement d’Ymir, est le
résultat d’un sacrifice sanglant ; idée
religieuse archaïque et très répandue,
qui, chez les Scandinaves, comme chez d’autres peuples,
justifie le sacrifice humain.
Les membres de l’autre famille de dieux, les Vanes, sont tous
plus ou moins directement, en rapport avec la fertilité, la
paix et la richesse. Njördhr, le plus ancien, commande aux
vents, à la mer et au feu, il est lié
à la pêche et la chasse, au commerce et
à la navigation, et à la richesse en
général. Il est le père
d’enfants jumeaux, Freyr et Freya. Freyr, selon Snorri,
« est le plus doué de tous, il
commande à la pluie et à
l’éclat du soleil et aussi à la
végétation, et il est bon de l’invoquer
pour les bonnes récoltes et pour la paix ».
Il possédait un merveilleux navire (Skidbladnir) qui avait
toujours bon vent, et se repliait une fois qu’il avait servi,
pour entrer dans la poche du dieu. Sa soeur Freya, la déesse
de l’amour, de la fécondité et du
mariage, peut être considérée comme
« la Cybèle ou l’Isis
du Nord ». Prêtresse des Vanes,
elle avait le pouvoir de communiquer avec l’autre-monde en
état de transe chamanique. Elle se
déplaçait dans un char tiré par des
chats. Comme son frère Freyr, elle était encore
très populaire à l’époque
viking. Son nom fut adopté pour le jour de Vénus,
et le Vendredi des Latins est devenu Freitag en allemand. Dans le Nord,
c’était un jour propice pour le mariage.
Le sacerdoce des Vanes était exercé par des
femmes. La pratique du culte comportait des idoles phalliques et des
cérémonies orgiaques, ou de cortèges
de vaisseaux démontables, que l’on promenait
encore à travers champs au siècle dernier en
Finlande, et dont Tacite s’étonnait jadis en
écrivant : « Une partie des
Suèves sacrifie à Isis…quelle est
l’explication de ce culte
étranger… ».
On retrouve chez les Scandinaves une organisation du
panthéon tel qu’il existait chez les autres
peuples Indo-Européens, que Georges Dumézil
appelle le schéma trifonctionnel, c’est
à dire la répartition des dieux entre trois
fonctions cosmiques et sociales, de souveraineté, guerre et
production, avec une dualité de la première
fonction: magique et juridique. Ainsi, la triade Nordique principale
est constituée par Odin le souverain magique avec Tyr, son
partenaire juriste, Thórr, le dieu guerrier, et Freyr, dieu
de l’abondance et la fertilité agraire.
Une autre source coule prés des racines
d’Yggdrasill : le puits d’Urdr, une des trois
Nornes, qui aspergent chaque jour l’arbre d’eau
claire. Elles s’appellent Passé (Urdr),
Présent (Verdandi) et Avenir (Skuld), et elles fixent la
destinée des humains et des dieux. Leurs
décisions sont irrévocables. La notion de Destin,
telle que vue par les anciens Scandinaves, n’est pas
simplement fataliste : c’est un concept voulu par les
Puissances, qui s’intéressent à
l’être humain dès les origines.
L’homme pressent en quelque sorte la faculté qui
lui est laissé de participer à son destin, de se
prendre en charge. Cependant, par un inexorable jeu de circonstances,
le mal arrive, le verdict des Nornes tombe. Les Valkyries, nous
l’avons vu, participent elles aussi, à
l’exécution de cette loi du Destin. Seul Odin
connaîtra son destin, et pourtant il n’y
échappera pas.
La société des dieux Scandinaves comporte un
autre personnage, omniprésent et ambiguë,
intelligent et astucieux : il s’agit de Loki. Il est
compté avec les Ases, « sans en
être exactement », fils de
géant, mais beau et de petite taille. Il ne recevait pas de
culte et on ne lui consacrait pas de temples. Compagnon de Odin et de
Thórr dans leurs voyages, il aime vaincre leurs ennemis, les
géants, souvent par la ruse ; il accepte des rôles
de messager, d’éclaireur, mais aussi de bouffon.
Il est traité par les autres Ases comme un
inférieur, qu’on utilise, qu’on menace.
Seul des Ases, il a un don de métamorphose, se transformant
tantôt en mouche, phoque, jument ou en saumon, et parfois en
femme. Ingénieux, inventif et rusé, mais
impulsif, il est surpris par les suites de ses actes, qu’il
tâche aussitôt de réparer. Il est
amoral, n’a aucun sentiment de dignité et ne
comprend pas la dignité des autres. Il trahit les siens pour
se tirer d’un mauvais pas, il est mauvaise langue, il apporte
querelle, il dénonce. Il est menteur, non seulement pour se
sauver ou sauver les Ases, mais pour le plaisir. Il ne
résiste pas à l’idée de
méchantes farces, il est mauvais joueur, déloyal
dans les concours.
Sa nature démoniaque est confirmée par sa
progéniture : le loup Fenrir et le Grand Serpent de Midgardr
sont ses fils ; Hel, la patronne du pays des morts est sa fille. Ce
méchant personnage finira par faire le grand mal,
gratuitement, jusqu’au bout.
L’histoire de ce crime, le plus émouvant des
récits de l’Edda en prose, met en scène
deux fils de Odin et de Frigg, son épouse : Hödr,
l’Ase aveugle, et Baldr, qui « est
le meilleur, le plus sage des Ases. Il est si beau et si brillant
qu’il émet de la lumière ».
Voici donc, raconté par Snorri, « Le
meurtre de Baldr ». (Traduit par Georges
Dumézil)
Cette histoire commence par ceci, que le bon Baldr eut des songes
graves qui menaçaient sa vie. Quand il raconta ces songes
aux Ases, ils délibérèrent entre eux
et l’on décida de demander sauvegarde pour Baldr
contre tout danger. Frigg recueillit des serments garantissant que le
feu ne lui ferait aucun mal, ni le fer ni l’eau ni aucune
sorte de métal ni les pierres, ni la terre ni les bois ni
les maladies ni les animaux, ni les oiseaux ni les serpents venimeux.
Quand tout cela fut fait et connu, Baldr et les Ases
s’amusèrent ainsi: il se tenait sur la place du
thing et tous les autres ou bien tiraient des traits contre lui ou lui
donnaient des coups d’épée ou lui
jetaient des pierres; mais, quoi que ce fût, cela ne lui
faisait aucun mal. Et cela semblait à tous un grand
privilège.
Quand Loki vit cela, cela lui déplut. Il alla trouver Frigg
sous les traits d’une femme, et Frigg lui dit
« Ni armes ni bois ne tueront Baldr :
j’ai recueilli le serment de toutes les choses ».
La femme dit : « Tous les êtres
ont juré d’épargner Baldr ? »
Frigg répondit : « Il y a une
jeune pousse de bois qui grandit à l’ouest de la
Valhöl et qu’on appelle « pousse
de gui » (mistilteinn) ; elle m’a
semblé trop jeune pour que je réclame son
serment ».
La femme s’en alla, - mais Loki prit la pousse de gui,
l’arracha et alla au thing. Hödr se tenait
là, tout en arrière du cercle des gens, parce
qu’il était aveugle. Loki lui dit :
« Pourquoi ne tires-tu pas sur Baldr
? » Il répond :
« parce que je ne vois pas où
est Baldr et, en plus, parce que je suis sans arme ».
Loki dit : « Fais comme les autres,
attaque-le, je t’indiquerai la direction où il
est. Lance ce rameau contre lui ».
Hödr prit la pousse de gui et, guidé par Loki, la
lança sur Baldr. Le trait traversa Baldr qui tomba mort sur
la terre. Ce fut le plus grand malheur qu’il y ait eu chez
les dieux et chez les hommes. Tous les Ases furent sans voix; ils se
regardaient l’un l’autre et tous étaient
irrités contre celui qui avait fait la chose, mais personne
ne pouvait le punir : car c’était là un
grand lieu de sauvegarde.
Je vous résume la suite du récit : Ne tombant pas
sur un champ de bataille, Baldr ne se dirigea pas vers Walhalla, mais
vers le domaine de Hel. Au messager envoyé par Odin, pour
lui demander de libérer Baldr, Hel répond :
« si toutes choses au monde, vivantes ou
mortes, le pleurent, il retournera chez les Ases, mais il restera avec
Hel si quelqu’un refuse et ne pleure pas ».
Informés par les dieux, les hommes et les animaux, les
pierres et les arbres, tous le firent. Seule une sorcière
dans une caverne dit : « vif ni mort, je
n’ai pas profité du fils de l’homme :
que Hel garde ce qu’elle a. »
On devine que c’était Loki.
Aussitôt après les funérailles de
Baldr, par un bûcher funéraire dressé
sur un bateau qu’on poussa dans la mer, Loki
s’enfuit et se cache, pour échapper à
la fureur des dieux et à sa punition. Finalement
Thórr l’attrape et les dieux
l’enchaînent à trois pierres. Au-dessus
de lui ils suspendent un serpent venimeux qui laisse tomber du venin
sur son visage. Sa femme, écrit Snorri, est
auprès de lui et tient un bassin sous le liquide
empoisonné. Quand le bassin est plein, elle va le vider,
mais entre-temps il reçoit le venin sur le visage ; il se
tord et alors la terre tremble. Et Snorri conclut :
« Il restera là
jusqu’au Ragnarök, la fin du monde ».
La Völuspá raconte ce qui se passera à
ce moment là: Les signes de la destruction du monde se sont
précipités : un long hiver terrible,
éclipse du soleil, tempête, tremblement de terre,
guerre entre les hommes et corruption des moeurs, chant des trois coqs
cosmiques, hurlement du loup… Alors, de toutes parts, se
lèvent les puissances démoniaques ; toutes les
monstres, et Loki lui même, échappent à
leurs chaînes, et des quatre orients, attaquent les dieux: Le
loup Fenrir marche, la gueule béante, ses yeux et son nez
lançant des flammes ; le serpent du Midgardr, soufflant du
venin, émerge de l’Océan et provoque
des inondations catastrophiques. Un vaisseau vogue sur les flots
amenant les troupes de Hel, et Loki est au gouvernail. Sous ce vacarme,
le ciel se fend et le géant Sutr vient du Sud avec le feu
brûlant et toute son armée, et du Nord, tous les
Géants du Givre. Quand ils passent sur le pont
Bifröst, il se brise, et l’armée des
dieux et des héros, et celle des monstres et des
géants, se rencontrent dans une grande pleine pour la
bataille finale. Dans des duels terribles, chacun des dieux succombera.
Thórr affronte le Serpent Cosmique et l’abat, mais
il tombe aussitôt empoisonné par son venin. Odin
est dévoré par Fenrir; son jeune fils, Vidar,
assomme le Loup, mais meurt peu de temps après. Le chien de
l’Enfer (Garmr) et Tyr s’entretuent. Le
géant Surtr tue Freyr. Heimdallr, le gardien de
l’arc-en-ciel, attaque Loki et ils se détruisent
l’un l’autre. Tous les dieux et tous leurs
adversaires tombent dans ce combat eschatologique, à
l’exception de Surtr, qui allume alors l’incendie
cosmique, et toute trace de vie disparaît. La terre
entière est engloutie par l’Océan, les
étoiles tombent, et le Ciel s’écroule.
Et pourtant, ce n’est pas la fin. Passé cet
effroyable cataclysme, va venir la
régénération universelle. Un couple
humain, (Lif=Vie et Lifthrasir=Vivace) abrité par
Yggdrasill, deviendra la souche d’une nouvelle
humanité et peuplera une nouvelle terre qui
émergera de la mer. Les fils des dieux morts reviendront
dans l’Enclos des Ases, ceux de Thórr reprenant le
Marteau de leur père. Baldr et Hödr, son meurtrier
innocent, sortiront de l’Enfer,
réconciliés, et habiteront la Demeure
d’Odin.
La religion Scandinave a fait l’objet depuis plus
d’un siècle d’innombrables
études et hypothèses. Certains auteurs ont cru
pouvoir identifier dans le mythe du Ragnarök des influences
iraniennes, manichéennes, ou encore de
l’apocalypse chrétien avec Loki jouant le
rôle du diable. George Dumézil propose une
interprétation plus plausible en procédant
à une comparaison entre les dieux Scandinaves et des
personnages du Mahabharata, qui tient compte à la fois de
Loki, Baldr et la fin du monde. Dans l’épisode
dominant de ce poème épique de l’Inde,
un conflit planétaire oppose deux lignés de
cousins, les Kauravas et les Pàndavas, où tous
les représentants du Mal et la plupart des
représentants du Bien sont liquidés dans une
grande bataille. Rapprochement également entre deux
personnages tricheurs qui, par un jeu démoniaque,
éliminent le héros à travers
l’intervention d’un aveugle, qui symbolise le
Destin. Dumézil conclut que l’ampleur et la
régularité de l’harmonie entre le
Mahabharata et l’Edda, démontrent
l’existence d’un vaste mythe eschatologique,
relatant les rapports du Bien et du Mal et la destruction du monde, qui
devrait être constitué déjà
avant la dispersion des peuples Indo-européens. La
répartition trifonctionnelle Indo-Européenne est
également présente chez les Pàndavas ;
ils sont l’incarnation effective des dieux des trois
fonctions.
Je terminerai en jetant un dernier regard sur Yggdrasill, qui
résume le monde auquel il fournit l’axe central.
Il exprime l’essence même, l’esprit de la
religion scandinave ancienne, car il est simultanément
source de tout savoir, de toute vie et de tout destin. Source de savoir
par la Mémoire de Mimir, et de la science des runes et de la
poésie ; source de vie par sa protection du nouveau couple
humain, et par sa simple présence, continuellement
attaqué et perpétuellement
rénové. Et enfin, un trait
spécifiquement Nordique se manifeste dans Yggdrasill :
l’Arbre - c’est à dire le Cosmos -
annonce par son apparition même la décadence et la
ruine finale. Le destin, Urdr, est caché dans le puits
souterrain où plongent ses racines, autrement dit au Centre
même de l’Univers. La déesse de la
destinée détermine le sort de tout être
vivant, non seulement des hommes, mais aussi des dieux et des
géants. On pourrait dire que Yggdrasill incarne le Destin
exemplaire et universel de l’existence; tout mode
d’exister - le Monde, les dieux, la vie, les hommes - est
périssable, et pourtant susceptible de resurgir au
début d’un nouveau cycle cosmique.
J’ai dit
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