La parole de la Feuille
La feuille sur
l’arbre n’a que sa
conscience de feuille. Donc, elle ne voit que ses semblables : les
autres
feuilles.
Mais… elle ne sait
pas qu’elle est sur
une tige. Que la tige est sur la branche. La branche reliée au tronc.
Le tronc
lié aux racines. Les racines à la terre. La terre à l’eau...
Mais la feuille sait
qu’elle dépend du
soleil. De la lumière. Elle ignore cependant la part d’ombre : sa
part
terrienne. Obscure, Profonde, Humide.
La feuille est aussi
liée au vent.
Elle sait cela parce que le vent la bouscule : à être bousculé on
apprend
le chemin de la connaissance, même si on l’ignorait.
La feuille sur
l’arbre n’a que sa
conscience de feuille.
Et lorsqu’elle voit,
voit son reflet
dans l’eau, elle se voit et se croit complète : ses nervures sont
si
pleines de sève. Mais, elle ne sait pas que la sève MONTE de la terre
pour la
VIVIFIER.
Alors, elle se
laisse caresser par le
vent. C’est si doux. La pluie la baigne. C’est si bon. Le vent la fait
frissonner. C’est si exaltant.
Mais la terre qui la
fait vivre… Elle
la pressent. Mais ne la connaît pas. Car elle est là-bas…En bas. Dans
l’ombre.
LA FEUILLE NE SAIT
PAS QU’ELLE EST
ISSUE D’UN TRAVAIL
D’un lent et profond
travail. Un
travail lié à l’obscur. Elle ne sait pas que sa jouissance de la
lumière lui
vient de l’ombre.
Avec toutes ses
sœurs feuilles, elle
offre une ombre fraîche à la terre. Pour que la terre puisse féconder
les
racines dans l’humidité primordiale. La feuille sait qu’elle est
féconde pour
ses sœurs.
Mais… Tout au bout
de sa tige, reliée
à la branche, liée au tronc, soudée aux racines, innervée à la terre,
ressourcée par l’eau, elle méconnaît le TRAVAIL dont elle est issue.
Qui lui
permet d’ETRE.
Pourquoi
la feuille si pleine de vie ne se pose pas de questions sur son
existence ?
Mais
pourquoi s’en poserait-elle ?
Elle
ne sait pas d’où elle vient. Elle ne sait pas où elle va. Elle sait
seulement
où elle est.
Cela
lui suffit.
Un jour…
Un jour un aigle se
posa sur une
branche. Ses griffes déchirèrent une feuille : jeune. Pleine de
sève. La
sève s’écoula lentement sur la tige, les branches, le tronc et
rejoignit la
terre.
Déchirée, la feuille
se senti mourir
dans un lent dessèchement. Inexorable. Fatal.
Elle tenta de
retenir dans ses
nervures la sève de l’arbre.
Car elle savait que
cette sève la
sauverait.
Elle interrogea la
sève et sut qu’elle
venait du tronc. Et que le tronc était lié à la terre.
"Vite !
Sauve-moi !
sauve-moi !"
Mais la sève ne
devait aller que vers
la vie et non pas vers le dessèchement. Elle ne lui répondit pas.
La feuille s’adressa
à la tige, qui
lui répondit que la branche savait. Cette dernière se retrancha
derrière le
tronc. Celui-ci se référa à la terre.
Exsangue.
Tremblante. A moitié
mourante, la feuille s’adressa aux racines liées à la terre.
"Je suis
déchirée, terre,
aides-moi"
La terre ne répondit
pas tout de
suite.
La feuille se
dessécha encore plus. Se
sentit mourir.
Les racines, issues
de la terre, lui
posèrent une question :
"Tu veux vivre
certes. Mais
dis-nous comment tu as travaillé pour vivre ?"
La feuille ne sut
quoi répondre et se
tint coîte.
Sa sève, lentement,
s’écoulait.
Les racines
reprirent, tout
doucement :
"Comment as-tu
travaillé ?"
Timidement, la
feuille répondit :
"Fallait-il
travailler ?"
L’aigle gronda avec
un grand
frissonnement d’ailes :
"Enfant !
Tu crois que
je vis de l’air du temps !!!"
La feuille pleura
ses dernières larmes
de sève :
"Je ne savais
pas…"
Les racines
l’entourèrent de leurs
ailes de lumière et l’amenèrent au cœur de la terre :
"Regarde :
le travail
est secret
Le travail est
dans l’ombre
Le travail est
toujours…"
La feuille
pleura :
"Mais jamais mes
sœurs ne
m’ont parlée de travail
Jamais, les
tiges et les branches
ne m’ont dit qu’il fallait travailler !"
"As-tu interrogé
les
racines ? "
Silence exsangue de
la feuille.
"Je t’ai vue -gronda
l’aigle- tu as toujours joué avec le vent et l’eau. Je ne t’ai
jamais vue
te pencher sur tes racines. Je ne t’ai jamais entendu interroger le
soleil, la
lune, les nuages, le vent… Tu te balançais mollement sans te
questionner.. !"
"Mais je ne
savais
pas !" gémit la feuille.
L’aigle secoua ses
ailes avec colère.
"Comment tu ne
savais
pas !!! TOUTES les feuilles savent qu’elles sont issues des
racines et
toi, paresseuse et jouisseuse, tu oses dire aujourd’hui que tu ne
savais
pas !!! "
La feuille trembla.
Et pleura ses
ultimes larmes de sève.
Emues, les racines
l’entourèrent :
"Viens avec nous
visiter
l’intérieur…"
Toute tremblante, la
feuille
acquiesça.
Et, plongeant dans
ses racines
d’ombre, la feuille comprit enfin le sens de la lumière qui la
nourrissait.
Elle survécut.
Ce ne fut pas un
travail facile. Ce
fut un travail très
difficile.
Aujourd’hui, quasi
centenaire, elle
ondule au vent, un peu desséchée mais si vivace :
Elle travaille avec
ses sœurs racines
Dans l’ombre
Pour que la
conscience soit reliée aux
racines
Afin que ses sœurs
feuilles
Et que ses frères
troncs
Fécondent la
terre :
Elle
ne rêve plus
Elle
concrétise ses rêves :
Elle travaille…
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