Obédience : NC | Loge : NC | 11/2013 |
Midi plein ou Midi plain ? Minuit plein ou Minuit plain ? L’étymologie est une science complexe qui ne produit pas nécessairement des réponses manichéennes encore moins définitives. La recherche autour de cette question d’orthographe ouvre des interrogations et un champ de réflexions beaucoup plus large qu’il n’y paraît au premier abord. Quand on met son nez dans les innombrables anciens rituels souvent juste empilés par nos historiens, on trouve les deux acceptions. On remarquera d’abord que plus les rituels sont vieux, plus on trouve l’acception « plain » avec un « a ». Si on fouille dans le dédale actuel d’internet où on est aux prises en vrac avec le tout et le n’importe quoi, on est guère avancés. Par exemple, les explications fournies par les exégètes du RER, s’appuyant sur les anciennes heures des opératifs, allient précisions intéressantes (l’année découpée en heures en analogie avec la journée) et approximations (plusieurs sortes de minuit ou midi). Alors plongeons dans l’étymologie… PLEIN vient de l’adjectif latin « plenus » qui a le sens de complet, entier, total, abondant, lui-même lié au verbe « plere » qui signifie emplir. Alain Rey, notre maître es étymologie, rattache ces termes à la racine indoeuropéenne « pel » « ple » qui a engendré en grec « poly » et en latin « plus ». L’adjectif apparaît en français dès 1050 pour qualifier un ordre de grandeur quantitative, telle la taille ou le contenu. Ainsi, « plein » est utilisé pour signifier « dans toute son ampleur, dans le maximum d’intensité ». De nombreuses locutions en sont dérivées comme « pleins pouvoirs » « à plein temps » « pleine lune » « en plein dans le mille » « faire le plein » etc… même l’expression « il est plein » (attestée dès 1450) est équivalente à « il est bourré » pour parler d’un quidam au maximum de sa possibilité d’ingurgiter de l’alcool. On relèvera aussi « la pleine mer » et l’« arc en plein cintre » mais là on commence à s’interroger sur le fait que ces expressions s’écrivaient aussi « plaine mer » ou « plain cintre »… PLAIN adjectif et autrefois substantif vient du latin « planus » qui a le sens de uni, plat, horizontal. Ce n’est que le féminin qui nous est resté comme substantif avec la « plaine ». Alain Rey nous indique la racine indoeuropéenne « pela » « pla », de même sens et qui a donné « palme » « paume » « plage » « plan ». Un sens figuré est apparu très tôt dès le 13ème siècle avec l’idée d’unité pour une couleur ou avec celle de netteté pour un son par exemple. Il ne nous reste que peu d’expressions qui en sont issues comme « de plain-pied » ou « plain chant ». On remarquera aussi que le « plain » signifiait la marée haute et un « terre-plain » (avec un a) un terrain plat. Comment s’y retrouver ? D’autant plus que les étymologistes font remarquer que dans l’évolution d’une langue, les graphies proches peuvent entraîner des échanges, voire des substitutions. Le dictionnaire culturel de la langue française précise que le mot « plain », trop proche de « plein » s’est vu supplanté par ce dernier aux 17 et 18èmes siècles. Des « draps pleins » signifiaient bien des draps de couleur unie, car on écrivait avant des « draps plains ». « En plein vol » ou « de plein fouet » s’écrivaient auparavant avec un « a » car ils faisaient référence à l’horizontale. Je m’arrêterai sur l’exemple de la marée (et pas innocemment, car il va nous éclairer sur notre question de départ). On a vu que la « pleine mer » s’est imposée petit à petit à l’ancien « plain ». Mais il y a quelque confusion à ce sujet ! Quand j’étais enfant, mon père m’emmenait à la pêche au « plain » c’est-à-dire à marée haute quand la mer était étale. Au 17ème siècle, le terme de marine était bien « le plain de l’eau ». On atteste aussi l’expression « aller au plain » pour un bateau qui s’échoue à marée haute. Mais on disait qu’un bateau allait en « pleine mer » dans le sens où il s’éloignait du rivage. Il y a eu glissement de « pleine mer » vers le sens de « maximum de la marée », peut être avec l’apparition des premiers almanachs… Je vois donc, en revenant aux sources, une différence entre le plein qui qualifie plutôt un volume, une intensité et le plain qui qualifie plutôt un état d’horizontalité. Le « plain » de la marée est bien quand elle est dans cet état où elle semble ne plus bouger, ne plus augmenter et ne pas encore décroître. Nous voilà en « pleine » géométrie, dirais-je malicieusement. Et si nous ne sommes pas trop experts en orthographe, certains d’entre nous prétendent avoir quelques notions de géométrie. Alors utilisons-les et sortons notre planche à tracer : Le Temps, et l’Heure, sont depuis toujours, représentés et inscrits dans des formes circulaires, du zodiaque au cadran de l’horloge. Même la transcription en termes arithmétiques respecte ce principe puisqu’elle utilise des suites duodécimales, autant de multiples de 3 d’ailleurs. Ainsi la journée, le mois lunaire, l’année sont définies selon des cercles qui sont justifiés par le retour cyclique des heures, des lunes et des saisons. C’est pourquoi nous retrouvons en permanence des analogies entre le jour et l’année, et que les rituels déambulatoires, quand ils sont d’origine solaire, se glissent dans ces représentations. Or les cercles sont limités par une indéfinité de droites tangentielles. Cependant, il est des points particuliers qui définissent de par leur place l’orientation de ces cercles. Si nous prenons l’horloge, aux points 3, 6, 9 et 12 correspondent 4 tangentes qui se croisent en formant un carré, si le temps était arrêté, mais qui tracent le svastika, la fameuse croix solaire, si on considère la rotation du cycle. Si nous traçons le cycle de l’année, ces tangentes correspondent aux équinoxes et aux solstices. Si nous prenons le mois lunaire, elles correspondent aux 4 phases de la lune. On pourrait aller plus loin en évoquant l’équivalence des représentations temporelles et spatiales et voir que les 4 points cardinaux y trouvent leur place analogue. En revenant sur la représentation symbolique des solstices, on ne manquera pas de faire référence ici au symbole tracé lors de la saint Jean d’Hiver : un cercle entre deux tangentes parallèles, celles-ci devant être horizontales. Il n’est pas dans mon propos de développer de commentaires sur ce symbole essentiel tant dans la représentation microcosmique de la vie d’homme, que dans celle du cosmos c’est-à-dire de la manifestation universelle. On entre ici dans le symbolisme solaire, de Janus, des deux Saint Jean, des deux Portes, celles des Hommes et celle des Dieux. On s’arrêtera seulement aux correspondances, aux analogies, en particulier à celle entre la course solaire sur une année et celle sur une journée. Les lecteurs avisés feront remarquer que pour 24h, l’horloge fait deux tours de cadran. Sans entrer dans les détails d’ordre technologiques, et en restant sur le chemin du symbolisme, on fera ici référence au hiéroglyphe du signe astrologique du cancer et le « dédoublement » du cercle originel : les deux-demi cercles de l’année sont représentés par deux cercles complets. On verra une autre fois les concordances avec les représentations islamiques (la double spirale), hindoues (l’akshara) et chinoises (le yin-yang). Les deux tours de l’horloge sont donc deux demi-tours, l’un étant le parcours du jour, l’autre de la nuit (ce qui, lors des équinoxes, d’étymologie évidente, est strictement le cas). A midi, heure précise, le soleil est au plus haut dans le ciel de la journée et la phase ascendante va basculer dans la phase descendante. Le tracé spatial de ce moment est celui du point commun et unique entre le cercle et sa tangente supérieure, celle qui est horizontale. Cette tangente représente la limite telle que la mathématique l’appelle. Limite mathématique, mais aussi métaphysique : cette droite horizontale « délimite » le champ temporel de la manifestation où s’inscrit la condition cosmique et, par analogie, la condition humaine. Au-delà de cette limite est le « domaine des Dieux ». C’est pourquoi cette droite, géométriquement horizontale, est bien « plate », « plaine » selon l’ancien adjectif. Et le « midi » appartenant autant au cercle qu’à cette tangente, est bien « plain ». Analogiquement, la course solaire en une année va, par deux fois, aux deux solstices, toucher les deux tangentes et sembler « s’arrêter », d’où le nom même de solstice (du latin sol le soleil et stitium issu de stare, être immobile, être debout : le soleil s’arrête). Quand nous disons « les maçons travaillent de midi à minuit », cela signifie qu’ils sont au travail de l’ouverture à la fin des travaux, bien sûr, mais aussi qu’ils œuvrent tout au long de leur vie d’homme, puisque midi et minuit sont les bornes ultimes de la condition temporelle, symboliquement représentée par le jour. On voit ici en filigrane l’analogie avec les parcours initiatiques « de la Porte des Hommes » (la porte basse lors de l’initiation maçonnique) à la « Porte des Dieux », celle de la libération de la condition humaine, la « Délivrance ». C’est la voie complète du Rite Ecossais. Pour en revenir à notre petite question d’orthographe du début : un « e » ou un « a » ? J’aurais bien une réponse dite de Normand, les deux se justifient. Le « plein » se justifie parce que l’orthographe usuelle de nos jours a entériné le « phagocytage » du « plain » par le « plein », et que l’idée de plénitude peut être admise comme conforme à celle d’accomplissement. A midi, le temps est accompli, à minuit également. Mais, personnellement, je penche pour le « plain », d’abord parce qu’il est ainsi écrit dans d’anciens rituels, mais surtout parce qu’il nous ramène à une vision géométrique qui est la « syntaxe » de la langue des symbolistes et constructeurs, et que nous sommes issus de la tradition opérative. Choisir « plain » plutôt que « plein » est une attitude délibérée du travail du maçon, utiliser à « plein » et à « plain » nos outils, ceux de nos prédécesseurs, pour construire nos arches en toute conscience. J\ J\ S\ |
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