GODS | Loge : Appolonius de Tyane - Orient de Genève | Date : NC |
L'Art Royal Pour aborder le sujet de
I'Art Royal, il faut remonter dans le temps parce qu'aujourd'hui
on n’en entend plus guère parler. Il semble que
cette appellation date du
Moyen-Age pour désigner en priorité
l'activité des alchimistes, aussi parfois
dénommée le grand art, avant de
dériver vers certaines pratiques magiques,
puis occultistes, avant de réapparaître dans la
psychologie moderne, notamment
dans les travaux de C.G. Jung. Les
Francs-maçons eux, incorporent l'Art Royal
dans 1'étude des sujets maçonniques et ils se
plaisent souvent à faire remonter
leurs traditions jusqu'aux lointaines origines des premières
civilisations. Je ne vais
pas les décevoir ce soir puisque je vais remonter beaucoup
plus loin encore,
jusqu'à 1'apparition de 1'humain, non pas pour glorifier
notre ordre mais pour tenter
d'expliquer, si faire se peut, la démarche de l'Art Royal. L'apparition
de l'homme, descendant de son cousin le singe, est caractérisée
par deux phénomènes : le langage d'une part, et de
1'autre, la confection
des outils.
Toute 1'évolution humaine s'est
développée à partir du langage et, ne l'oublions
pas, de la confection
des objets, d'abord des outils et des armes,
puis de divers objets facilitant les tâches quotidiennes.
C'est grâce à
une conceptualisation,
une représentation
mentale tout d'abord, puis une mémorisation et une transmission entre les
générations ensuite, que le
phénomène
humain s'est développé. Le langage
semble avoir joué un rôle primordial dans ce développement,
mais qu'en serait-il, s'il n'avait été
accompagné par 1'activité manuelle,
par la réalisation des objets. En
résumé, on pourrait dire que le langage a
donné
naissance à la
théorie et, l'activité manuelle à la
pratique,
à l'artisanat. On oppose
souvent la
théorie à la pratique, on débat de la
primauté de l’une sur 1'autre, mais en fait le
développement humain
conjugue les deux, toute théorie nécessitant
une vérification pratique pour être
justifiée ou corrigée. Cette
opération de mise en oeuvre forme ce qu'on appelle
1'expérience.
L'humanité d'aujourd'hui
n'est donc que le fruit de ces milliards
d'expériences accumulées par les
individus et mémorisées au cours des
siècles. Mais la théorie n'a pas toujours
précédé 1'expérience.
Souvent
1'expérimentation donne naissance au concept
théorique. De grandes
découvertes sont parfois le fruit du hasard ou le résultat
d'intuitions géniales. D’où proviennent-elles
?
Le
développement du génie
humain s'explique facilement par la nécessité,
par
la volonté de survie. Nécessité
fait loi, dit-on à
juste titre,
mais nécessité suffit-elle à
tout expliquer ?
Quelle nécessité de construire des temples, des
cathédrales, de sculpter des anges, de
peindre des madones ? Comment
expliquer cet extraordinaire développement du
génie humain, tout
d'abord dans 1'architecture sacrée, des
pyramides aux cathédrales, par le seul concept
de la nécessité ? Les
ouvrages
militaires, les routes et les ponts, les habitations peuvent
s'expliquer par le besoin de se défendre, de se
protéger, mais l'architecture sacrée ? Jamais
je ne me satisferai des
explications freudiennes, des théories
modernes s'évertuant à trouver une
explication à l'inexplicable,
se servant
du refoulement ou de
la peur des dieux
pour tenter de justifier à bon compte
1'apparition de tant de génie, de tant d'énergies
consacrées à un ou des buts immatériels.
Il faut aller chercher dans
d'autres directions, moins réductrices que les explications
psychanalytiques et
matérialistes à la mode pour comprendre ces
phénomènes.
Depuis
l'apparition des premières civilisations
sédentaires, 1'architecture et plus précisément
l'art sacré font
leur apparition, et révèlent les
capacités créatrices des
hommes. Les Assyriens,
les Égyptiens, les Chaldéens, rivalisent de
génie architectural pour exprimer leur
dévotion, leur reconnaissance aux
dieux, avant les grecs
et les romains dont
la démarche nous est plus familière. Tout cela en
vain, selon
les chantres du matérialisme régnant en
maîtres sur la culture officielle d'aujourd'hui.
Vraiment ?
N'existe-t-il
aucune autre explication à une telle débauche
de génie créateur, dont nous
sommes les lointains héritiers ? Tous ces édifices
sacrés n'auraient aucun sens, aucune raison d'être ? Je
ne le crois pas. Qu'ils
aient perdu avec le temps leur
signification originelle, je peux l'admettre, mais qu'ils aient perdu toute
signification, je ne le pense pas. Leur
message, qui formait
le ciment de ces
sociétés dont certaines ont disparues, nous
interpelle encore, si nous voulons
nous interroger au-delà des discours des penseurs matérialistes en
vogue. Personne
aujourd'hui n'accepterait en Europe, la destruction
volontaire d'une
cathédrale gothique, au nom de la sauvegarde du patrimoine.
Mais savons-nous encore
qu'au début du siècle passé, plusieurs églises
romanes et gothiques ont été
détruites, parfois seulement pour en
récupérer les pierres
comme à l'abbaye de Cluny,
non loin de chez nous. Mais si ces cathédrales
nous interpellent, ce n’est pas
pour leur seule affectation religieuse, dont une
minorité se soucie encore,
mais pour leur valeur architecturale et sculpturale,
pour un contenu que nous
ressentons à défaut de 1'expliquer rationnellement.
Si cette valeur est contenue
dans les pierres, elle a été
déposée, inscrite par
le maillet et le ciseau
de la main de 1'homme. L’œuvre, les chefs-d’œuvre
de l'antiquité au Moyen-Age,
sont les fruits du travail de l'homme, de la conjugaison du
génie, de 1'esprit, et
du travail manuel, de la mise en oeuvre, de la mise en forme
des pierres, des objets. Lorsque
nous étudions ces chefs-d’œuvre, nous
nous penchons sur des ouvrages
achevés, que nous détaillons pour en comprendre
les structures, la géométrie,
la
beauté, etc. Cette
démarche est efficace, et nous apprend beaucoup.
Quelques-uns vont plus loin encore et tentent de redécouvrir
les techniques
oubliées de mise en oeuvre de ces édifices
colossaux, si l'on connaît les faibles
moyens techniques des hommes du passé. Mais
au-delà du résultat et des techniques de
mise en oeuvre, il demeure quelque chose de constant,
d'immatériel, qui a permis
la réalisation de ces chefs-d’œuvre.
Cette «chose», c'est le travail, 1'énergie
consacrée à cette mise en oeuvre, cet effort de
tous les ouvriers, du plus humble au
dirigeant, du transporteur au maître maçon pour
les cathédrales. Tous ces efforts,
ces
énergies
domptées, maîtrisées pour oeuvrer dans
une direction unique,
malgré la diversité des travaux entrepris,
voilà qui mérite réflexion. Nous savons
que les récompenses étaient maigres pour les
ouvriers, esclaves dans les temps
reculés, miséreux, puis
bénévoles. Les travaux n'étaient pas
accomplis par tous
avec enthousiasme, amour des dieux, mais plutôt par
contrainte ou nécessité encore...
Cependant, dans l'accomplissement des tâches, dans la
qualité des tailles
des pierres, dans la
précision du travail, digne des maîtres horlogers,
dans la beauté
et le raffinement des sculptures, nous
percevons une présence humaine ou surhumaine
pour certains, cette
présence de la mise en oeuvre, du bonheur de la tâche accomplie, de
1'effort, de l'art... Il faut bien prononcer le mot
et revenir sur son
histoire pour mieux
saisir son contenu, oublié ou dénaturé
de nos jours. L'art.
Le terme vient du latin et signifiait tout d'abord la science, le
savoir, avant de
devenir le moyen, la méthode, puis les aptitudes,
1'habileté, le savoir-faire. L'art
est donc un savoir-faire, ce que l'homme ajoute à la nature. Par extension
l'art est devenu l'ensemble d'une méthode, d'une discipline,
nécessitant un
apprentissage en vue d'une pratique. Cette
définition a été
reléguée depuis le XVIIIème
siècle à 1'artisanat, réservant
progressivement l'usage du noble vocable « art
» aux artistes, à ceux dont la tâche
exclusive est de produire le beau. Auparavant art et
artisanat
signifiaient une seule et même chose. La distinction
entre
artiste et artisan apparaît au XVIème
siècle et sera consacrée plus tard avec la création des
académies des Beaux-Arts. Cette
distinction est issue de la culture européenne,
de la Renaissance. En simplifiant, on peut dire que 1'artiste se consacre à une
oeuvre de beauté, inutile pour la
survie, Partisan à un
ouvrage utile dont
la beauté est
ornementale, donc secondaire. Au
XIXème siècle cette distinction s'est
enrichie d'une nouvelle catégorie entre Beaux-Arts et
artisanat avec
la création des arts appliqués, issus du monde
industriel. Dans la première moitié
de notre siècle finissant, on peut signaler la tentative de
réunir sous un même
toit
Beaux-Arts et arts appliqués avec la
création de l'institut du Bauhaus à Weimar,
puis à Dessau,
due à 1'instigation de
l'architecte Walter Gropius. Derrière
cette tentative, se cachait peut-être le dessein de retrouver
un art total, un Art
Royal ? L'Art
Royal est donc avant tout un art, c'est à dire un
savoir-faire, une mise en
oeuvre, une pratique, non pas une théorie. Il est
lié à la vie
même, à la fonction
humaine, au devoir d'être humain. C'est la
première constatation, la première
certitude. La seconde a trait à l’œuvre,
au chef-d’œuvre. La caractéristique
du chef-d’œuvre, c'est d'aller
au-delà de la simple fonctionnalité, d'être
un ouvrage de transcendance, d’œuvrer vers quelque
chose de plus que 1'objet
dans sa seule fonction usuelle. Pourquoi
décorer une arme, pourquoi construire
un temple, une cathédrale ? Pour
remercier les dieux ? C'est une explication. Pour dominer le
peuple, lui inspirer
la crainte? Cela en est une
autre, mais ces explications d'ordre stratégique ou
politique ne nous
apprennent rien sur les qualités
exceptionnelles des artisans constructeurs. Les
intrigues du Vatican n'expliquent
pas les dons des sculpteurs et des peintres,
la majesté de la colonnade du Bernin ni la beauté
du plafond de la chapelle
Sixtine exécuté par Michel-Ange. L'histoire de
1'humanité conserve la trace
des chefs-d’œuvre, elle rejette au rebut l'intrigue
politique lui ayant parfois
donné naissance. Et derrière la beauté
de l’œuvre
se profile le travail de
1'artiste ou de l’artisan consacrant son énergie
à la mise en
oeuvre. Sans cette opération magique de la mise en
oeuvre, pas de sculpture,
pas de peinture,
aucun chef-d’œuvre. Il existe des peuples sans art,
sans transcendance,
on les appelle barbares...
Quelquefois, j'ai l'impression que le monde
contemporain, qui refuse toute transcendance, qui ne
s'intéresse qu'à l’accomplissement
des besoins nécessaires à la survie, comme notre
société de consommation
mercantile,
s'apparente de plus en plus au parcours de ces peuples barbares. Heureusement,
dans nos
démocraties diverses tendances cohabitent plus
ou moins bien, mais elles cohabitent tout de même. L'Art
Royal pour exister doit inclure une dimension transcendantale. Qu'elle soit
qualifiée de religieuse, de mystique, de spirituelle ou plus
simplement de
fraternelle, 1'Art Royal, tout comme 1'art, recherche la
beauté, déjà une forme de
transcendance en elle-même, comporte une dimension
transcendante. Par transcendance,
il faut comprendre
quelque chose de plus qu'une simple activité rationnelle,
tournée vers une finalité pratique ou en vue de
l'obtention d'un résultat
concret, quantifiable, qu'il s'agisse
d'argent, de reconnaissance publique ou de tout autre
avantage
précis. Ces
éléments ne sont pas
à rejeter, ils peuvent
représenter
une part importante des motivations de 1'activité humaine,
mais ne doivent pas
être déterminants. L'orgueil, le goût du
lucre ou la simple nécessité ne sont pas
à
condamner globalement, c'est lorsqu'ils prennent le dessus sur toute autre
considération qu'ils peuvent devenir exécrables.
La nécessité peut produire des
chefs-d’œuvre, mais les
chefs-d’œuvre puisent leur inspiration à une autre source que la
nécessité. Il ne faut pas comprendre mon propos
en vue d'une justification
du religieux ou d'une idéalisation de
la pratique de l’art, mais plutôt d'une
démarche intérieure, ancrée dans
1'âme humaine, d'une capacité. A ce point de
notre exposé, je peux dire que l'Art Royal
nécessite au moins deux
conditions : premièrement,
la pratique d'un savoir-faire spécifique, adaptée
à chaque forme particulière; secondement, la
capacité d'une transcendance
liée
à cette
pratique. Mais de quelle pratique et de quelle transcendance parlons-nous ? Tout le monde n’est
pas artiste, 1'Art Royal est-il réservé
à une
élite ?
Non.
Les explications présentées
jusqu'ici illustraient une démarche,
un cheminement appuyé sur des faits historiques. Pour aller
plus avant, il
faut actualiser le passé, c'est à dire accorder
la prééminence de la démarche constructive,
sur le résultat final. Autrement dit, les
chefs-d’œuvre que nous ont légués
ces générations de constructeurs, de
francs-maçons opératifs, d'artistes, ont une valeur historique
indéniable, mais leur secret réside,
peut-être
davantage dans leur
élaboration, je
précise dans l'instant présent de la mise en
oeuvre de chaque pièce,
plutôt que dans le résultat final connu de
tous. L’œuvre nous prouve par sa présence
qu'elle existe, mais elle prouve surtout la capacité
contenue dans l'être humain de la
réaliser. C'est sur
cette capacité, ce déploiement de
génie que va notre admiration et
notre respect. Il faut donc pour apprécier 1'art,
reconnaître et apprécier
1'effort de chaque
artisan, artiste, maître constructeur. La capacité
du faire
pour faire, le bonheur de se
sentir exister en tant qu'être humain,
grâce à cette pratique, cette mise en oeuvre
de toutes ces énergies
contenues en chacun de nous. C'est au cœur de cette action
que la transcendance
intervient, sans calcul préalable de la part de 1'homme. Elle
s'approprie l'être dans
l'instant de 1'engagement, de la mise en oeuvre, de
1'action. Mais ce
discours a-t-il encore une raison d'être aujourd'hui, puisque
l'artisanat est dépassé par l'industrie,
elle-même dépassée par la robotique,
1'électronique et autres processus de création
contemporains ? Pour pouvoir
répondre, il faut encore regarder en arrière, pas
très loin cette fois-ci, et
se demander
pourquoi, ces capacités ont-elles disparues ? A quel
moment cet artisanat de
génie se perd-il ou à tout le moins se
déplace-t-il vers d'autres secteurs ? Pour
simplifier, on peut prétendre que
ce moment commence avec l'abandon de
l'architecture sacrée et de
l’art sacré au profit de 1'art tout court et de l'architecture
profane. Lorsque le
souverain prend possession du plus bel édifice, jadis
consacré à ou aux dieux, pour en
faire sa résidence, le temple consacré
à sa gloire
temporelle. La Renaissance
marque à ce sujet le tournant historique du monde ancien
et du monde moderne. La Franc-maçonnerie suit le mouvement
mais ne le précède
pas. Plutôt que de se mettre au service des monarques et des nobles, elle
s'éloigne du monde actif, opératif, pour se
retrancher dans un monde théorique,
spéculatif. Les secrets de fabrication tombent en mains
profanes et sont transmis par
des modes devenus aujourd'hui conventionnels, c'est à dire
par les écoles
et
les universités avec leurs professeurs, et les
maîtres artisans pour les métiers
de
1'artisanat. En un sens, les universités et le professorat
sont probablement
la cause de la mort de la Franc-maçonnerie
opérative. La
laïcisation avant l'heure
de l'art sacré marque la fin du secret de
« fabrication »
à l'origine des
loges maçonniques du Haut Moyen-Age. La
Franc-maçonnerie spéculative n'est-elle
qu'un sursaut des anciens
pour conserver quelques prébendes, supportant
mal cette évolution? C'est une
hypothèse, mais il en existe une autre, vers laquelle je pencherais
plutôt. Lorsqu'ils ont vu leur savoir se
répandre, comme
une simple
technologie, accessible à tous
moyennant un apprentissage ou des
études, les vrais maçons ont compris que le
secret de leur démarche, leur foi, leur engagement
intérieur dans le processus de
l’action allait disparaître. Ils ont alors
cherché à sauvegarder
ce secret, et
ont voulu sacraliser ce processus de création,
à lui
imprimer un contenu
transmissible à travers
un langage symbolique,
le langage des
outils, que les
francs-maçons d'aujourd'hui rabâchent trop
souvent sans prendre conscience de sa dimension
cachée. Les anciens
avaient compris que ce
n'est pas en apprenant une
technologie du dehors (comprenez par transmission
théorique) que 1'on
pouvait réaliser des chefs-d’œuvre, mais
en y accédant
de l'intérieur, par la mise en oeuvre, par la
prise directe de 1'expérience reliant
1'homme
à l'objet. Ce message, qu'ils ont tenté de
sauvegarder et de transmettre
avec un relatif succès, semble
justifier, à mes yeux, 1'essentiel de la démarche
maçonnique spéculative, telle qu'elle existe
depuis le XVIIIème
siècle. Le secret de
l'Art Royal me semble résider dans cette approche de l'intérieur, approche totalement négligée dans tous les enseignements
contemporains. Aujourd'hui, malgré les
dénégations de ses représentants
officiels, la plupart des modes d'enseignement fonctionnent sur la
théorisation
des données, en
fait sur le clonage
pour utiliser un langage contemporain imagé, et les
résultats de ces méthodes
s'observent malheureusement partout. L'évacuation du moral,
de l'être,
de la dimension intérieure de l'homme, pour
pouvoir mieux égaliser (au plus bas
niveau) les humains, a déjà porté et
continue de porter ses fruits amers. Heureusement
d'autres disciplines semblent prendre la relève pour
contrebalancer les effets
pervers de cette éducation «
objectivée »
et purement théorique. Elles nécessitent
cet engagement total de 1'être, ce
mariage sacré entre théorie et pratique,
comme certains arts martiaux,
lorsqu'ils sont bien compris, ou la pratique des
arts comme la musique, et
certains sports, dont on encense les élites. Cet engouement
s'explique
peut-être par le besoin d'accéder à un
art supérieur, un Art Royal,
c'est à dire un art dans la pratique duquel on ne triche
pas. Peut-on dire que ces
êtres pratiquent un Art Royal, alors qu'ils ne sont
même pas Francs-maçons ?
A vous de
répondre si vous comprenez bien 1'Art... L'Art Royal
était à l'origine une
pratique des alchimistes, dont le but vulgaire visait
la transmutation du
plomb en or. Derrière cette façade
matérialiste, il y avait une
symbolique. Tout
d'abord, le symbole de l'or, du matériau inaltérable,
incorruptible. Ensuite le
symbole de la transmutation, de la transformation
d'un état existant à un autre,
fruit d'une mise en oeuvre dont j'ai déjà
abondamment parlé précédemment.
Enfin, le rôle de 1'alchimiste, de 1'intervention
humaine, rôle central, puisque
ses dons, son engagement, son expérience,
sa sagesse sont nécessaires au
succès de l'opération. Tout le monde sait que
l'alchimiste visait à une transformation
intérieure, de son état vil, en un
état nouveau, supérieur, voire immortel. Pour
parvenir à cet
état comparable à l'or,
il
faut devenir incorruptible, terme dévalorisé qui
retrouve aujourd'hui un peu de son sens,
après les innombrables scandales
non seulement du monde financier, où les moyens et
les buts se confondent souvent,
suivis des scandales politico
financiers ou seulement politiques, des promesses aux trahisons des politiciens, et, plus
récemment des scandales de
la corruption sportive, du dopage des
actifs, aux pots de vin versés aux organisateurs de joutes ! Soudainement,
il semble que la
nécessité d'une éthique fasse son
chemin aux yeux de
l'opinion publique. Pouvait-on
concevoir qu'un alchimiste
triche avec ses formules pour obtenir de
l'or ?
Peut-on
admettre qu'un sportif se dope en vue de surpasser ses concurrents ? Quelle
émulation si les conditions d'un concours sont
truquées ? Personne
n'admet la tricherie, et pourtant elle règne partout ! Des lors,
peut-on s'étonner
des conséquences ? Cette
quête du spirituel dans l'homme, d'une essence
incorruptible, voire immortelle n'a pas disparu, elle a
été évincée par une
intelligentsia sans convictions,
athée le plus souvent, dont les
idées nous ont été imposées
par des courants littéraires et pseudo
philosophiques. Il n’est pas de mon ressort
de poser la question de 1'existence de Dieu, mais simplement de
rappeler que
la dimension spirituelle existe dans 1'être
humain, qu'il soit sportif, religieux et
même athée. Ce courant de
pensée matérialiste qui nous étouffe a
trouvé sa principale justification
dans sa lutte conte l'Église et ses prélats. Or,
s'il était venu le temps de se
défaire
de 1'emprise des religieux sur la société,
l'alternative purement athée
n’est
pas la solution toute trouvée pour la voie de
l'humanité. Dans ce combat
historique contre l'oppression divine, I'homme a pris progressivement
la place
accordée
primitivement aux Dieux, puis au Dieu unique. Depuis la Renaissance,
nous observons ce phénomène de divination de
I'homme en parallèle
avec l'éloignement de la présence divine. Les
artisans étaient anonymes lorsqu'ils
construisaient des cathédrales. Ils gagnèrent un
nom, une signature à
la Renaissance. Aujourd'hui,
les artistes produisent peu, mais sont très
célèbres et poursuivis
par les
journalistes jusque dans leurs
chambres à coucher...
Aux dieux anciens
invisibles ont
succédé des dieux
contemporains de chair, mais rarement d'esprit. L'Art Royal
s'accommode mal de cette « évolution »,
il se meurt, il est mort
peut-être. Pour la culture officielle, il a rejoint les
pratiques douteuses de
la divination
aux côtés de l'astrologie et d'autres pratiques
occultes, il
a basculé dans le camp de
l'irrationnel. Car I'homme moderne se veut un
être rationnel, scientifique,
un être pour lequel tout a
un sens, à
tout le moins
une
explication. Mais
l'irrationnel n'a
pas disparu, il se tient de I'autre côté, que l'on
qualifie d'inconscient,
mais auquel on fait appel lorsque
le rationnel n'apporte plus de réponse.
Comment l'Art Royal peut-il exister dans ce monde rationnel, depuis que
les
alchimistes sont devenus de simples chimistes ? La
séparation du spirituel et du temporel
a-t-elle marqué la fin de
1'Art Royal, pris entre deux voies, comme 1'astrologie et 1'astronomie
se sont
scindées, l'une devenant divination et l'autre science ?
« Ce schisme,
probablement l'un des plus importants de l'histoire humaine, s'il
a servi le progrès de la science, n'a pas servi le
progrès de 1'Homme. Heureux
scientifiques, pour lesquels l'histoire de 1'homme est pratiquement achevée.
Après la mort de Dieu au siècle passé
et la mort de 1'Art dans la seconde
moitié de notre siècle, la mort de I'homme est
déjà programmée... » La
quête du réel qui gouverne la démarche
des scientifiques ne doit pas
se confondre
avec la seule étude du monde matériel. La
psyché existe, les
travaux des
psychanalystes en ont révélé une
partie et de nombreux effets dans la
vie des individus.
Plus abstrait encore, le monde des idées, seule
réalité pour
certains philosophes
comme Platon,
façonne le monde. Le Communisme est une idée, une abstraction,
mais sa propagation a influencé le
cours de l'histoire contemporaine, et
provoqué quatre-vingt millions de morts en moins d'un
siècle. Est-ce une réalité
ou une illusion ? Si
l'idée est une illusion, ses effets ont
été bien concrets. Si I'Art
Royal est une illusion pour beaucoup, sa pratique, peut avoir
également des effets
bien concrets sur les individus qui sauront en comprendre la teneur. Il
n'est
pas une
profession, mais peut s'exercer dans toutes les professions, il n'est pas
physique, mais il influence le monde physique, comme les
idées influencent les
comportements humains. Certes il nécessite des
qualités morales, que chacun
possède au fond de lui, s'il ne nie pas sa conscience. Sa
mise en oeuvre
s'observe dans la
sincérité de ses engagements, dans
1'accomplissement de ses
devoirs et de ses
tâches et surtout dans le respect de son prochain. Car
le réel ce n'est pas seulement
l'objet matériel, le plomb transformé en or, la
pierre brute taillée, le réel c'est le regard sur
l'autre et aussi le regard de
l'autre sur soi. Cette alchimie
n'est pas une pratique dans un creuset perdu au fond d'un
manoir isolé, c'est une mise en oeuvre
dans nos actions quotidiennes,
dans nos rapports avec les autres, non seulement
dans ce que nous attendons
d'eux, mais dans ce que nous leur apportons. Pour terminer, je vais
illustrer
mon propos d'un exemple simple. Lorsqu'un
artisan, réalise un objet, il
s'applique, il donne le meilleur de lui-même, son engagement
transcende ses
connaissances de son art, pour réussir le plus bel objet, le
meilleur, qui fonctionnera le mieux, durera le plus longtemps etc. Cet
état d'esprit
dans lequel il entreprend son ouvrage, si de tels artisans existent
encore, voilà la
définition
de I'Art Royal. Cet artisan ne va pas réaliser cet objet
pour lui-même,
ne
dit-on pas que les cordonniers sont les plus mal chaussés ? Il va le réaliser
pour
un autre, il recevra son dû en échange, mais sa
véritable récompense sera dans ce
travail accompli avec amour. Et le regard de l'autre, du client
à qui est destiné
l'objet voilà l'ultime
rapport avec la réalité. Ce n'est pas
l'objet qui est la seule
réalité, c'est l'approbation de
1'autre. Lorsque nous disons en face de tous ces objets mal
foutus, inutiles,
devenus le lot du quotidien dans notre société, qu'une
publicité intensive nous pousse
à acquérir,
« de qui se moque-t-on ? Nous
avons le regard du client, de 1'homme qui se sent floué par
un échange trompeur,
par un
marché de dupes. L'un produit pour
le seul but de dérober le bien de
l'autre, en lui livrant un faux objet, un objet inutile, vide,
sans
"valeur". Autrefois,
notre artisan transmettait quelque chose de plus avec son
objet façonné dans les
"règles de I'Art". Le langage exprimait
la vérité des choses... Le bel ouvrage
engendre le respect, et confère la
dignité à l’artisan. Le Compagnonnage n'a pas
définitivement perdu cette coutume que la
Franc-maçonnerie a transposée sur le
seul plan moral, démarche justifiée
peut-être, mais plus difficile à
vérifier. Seule
la fraternité peut exprimer
ce rapport, si elle est bien comprise, comme doit être compris I'Art
Royal... La pratique de I'Art Royal sollicite la présence de l'homme, de 1'être humain dans sa totalité, être de chair certes, mais être spirituel, 1'un et 1'autre formant ensemble une présence. Cette pratique exige de 1'être un engagement sincère, une quête sans tricherie en vue de son accomplissement. |
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