Le
franc-maçon face au changement
Le changement est une notion
éminemment contemporaine et très à la
mode. Pour preuve, voici quelques titres d'ouvrages de la
rentrée littéraire de septembre dernier qui se
sont vendus, et se lisent toujours, je peux en témoigner,
comme des petits pains : Il n'est jamais trop tard pour changer sa vie
; Le courage de changer ; La fatigue d'être soi ; Demain est
un autre jour ; Changer tout ; Changer d'attitude ; Changer d'oubli ;
et j'en omets sans doute encore beaucoup d'autres. C'est ce que
j'appelle le « syndrome rentrée des
classes », qui voit fleurir chaque
début de mois de septembre, dans la presse, les revues, les
émissions télé, les films, et donc
même les livres, depuis quelques années, tout un
ensemble de suggestions et de méthodes en tous genres, pour
vous permettre de réaliser tous les changements que vous
pouvez désirer, quand de retour de congés
payés, aérés et reposés,
vous avez beaucoup de difficultés à
réintégrer votre appart, le boulot, la routine,
pourquoi pas mêmes les temples pour certains, et que vous
avez tout simplement envie d'envoyer tout balader.
Pourquoi changer, me direz vous ? Parce que parce que tout le monde s'y
met, parce qu'on aime ça, parce qu'on est bien
obligé, parce que c'est l'époque qui veut
ça. L'époque justement. Il semble que le
« tout beau tout nouveau »,
le rénové, voire le radicalement
rénové, plaisent au plus au point. Et comme nous
pouvons désormais changer de style et de modèle
tous les trois mois, on zappe, on essaie, on jette. Puisqu'une Loana
peut devenir star en deux mois de loft, pourquoi ne pas essayer de
devenir Cousteau simplement en achetant un bonnet rouge ? Et de
s'émerveiller devant Zidane qui shoote dans un ballon de
foot, sans même appréhender la somme
d'apprentissage et de travail que ce geste d'une apparente
simplicité a dû supposer. Bref, quand les
repères se brouillent, tout le monde se
débrouille : nombreux sont ceux qui veulent
désormais tout voir et tout connaître, essayer de
vivre toutes les vies possibles, le tout dans un tempo
technoïde plus près de la bougeotte que du
changement véritable.
En somme, dans une pression constante qui incite à
évoluer, changer et muter, juste pour être en
phase avec son époque, la règle
partagée par le plus grand nombre devient « Je
suis mobile, donc adapté », comme si
c'était la seule sécurité atteignable
dans un environnement par ailleurs trop instable pour être
rassurant.
Force est tout de même de constater, au delà du
changement de mode, que l'environnement est effectivement instable et
que, depuis quelques décennies en particulier, les
sociétés modernes semblent être
entraînées dans un tourbillon d'innovations, de
mutations et de transformations sans cesse croissant. Un tourbillon qui
a lieu dans tous les domaines de la vie humaine, des sciences
à l'économie, en passant par la politique, la
culture ou le social, et qui par conséquent
n'épargne personne, ni les individus ni les groupes,
lesquels peuvent tout d'un coup se trouver
confrontés à des choix parfois difficiles en
termes de trajectoires et de stratégies.
Or, dans ce contexte, quelques individus étranges continuent
de se réunir régulièrement quelques
fois par mois. Que les Tours du World Trade Center
s'écroulent, que leurs frères humains
s'entretuent à leurs frontières, que la
société dans laquelle ils s'inscrivent soit
elle-même sujette à mutations et à
changements, rien ne semble les perturber : ils continuent à
se vêtir de leur tabliers et de leurs gants comme il y a
trois siècles, se mettent debout et à l'ordre,
tout en ouvrant leurs travaux au progrès de
l'humanité, et en plus en ayant l'air d'y croire.
Qu'est ce à dire ? Serait-ce que nous, francs
maçons, nous restions étrangers au changement ?
Ou bien serait ce au contraire que dans nos temples, au delà
des apparences, nous cultivions le
changement peut-être d'une autre façon et d'une
autre manière que celle nous côtoyons tous les
jours ?
C'est ce que je vais essayer d'étudier ce soir, en revenant
d'abord sur le changement en général, ce qu'il
est et comment nous réagissons face à lui, pour
voir ensuite en quoi et comment le changement est également
inhérent à la démarche
maçonnique, bien qu'il se distingue profondément
et fondamentalement du changement que nous connaissons aujourd'hui dans
le monde profane et social.
I- Le changement et nos attitudes face au changement
Le changement est une modification d'état, de nature, de
substance, de forme, de propriétés.
Qu'il s'agisse d'un homme, d'un état, de circonstances,
d'une société, d'un groupe, la chose qui a
changé n'est plus identique, n'est plus la même,
est devenue autre chose.
Le changement est par ailleurs une notion très large et
très ambivalente, puisque le mouvement de la transformation
peut se faire dans plusieurs sens, dans un sens positif comme
dans un sens négatif, dans le sens de la
décomposition et de la décadence, comme dans
celui de l'évolution. En sorte que changer, cela peut
être aussi bien se transformer, se métamorphoser,
évoluer, muer, varier, se déplacer,
déménager, transmuer, permuter, bouleverser,
innover, tout comme cela peut être aussi
s'altérer, se déformer, dénaturer,
défigurer, tromper, quitter, truquer, papillonner, voltiger.
Les motivations, buts et causes du changement sont divers et
variés. De façon générale,
le désir de changement est mobilisé par un
intérêt, quelque chose à surmonter. Il
vise à un meilleur ajustement de l'homme à ses
ressources et à son milieu.
Les types de changement sont eux aussi multiples, même s'ils
s'organisent souvent autour de deux pôles : les changements
de type suppressif, d'une part, visant à se
débarrasser d'une
souffrance, d'une question, d'un problème et les changements
de type instauratif, d'autre part, visant, à
l'opposé, à favoriser le
développement, l'épanouissement et la
créativité.
En outre, si les contraintes psychologiques, anthropologiques et
sociales cadrent le changement, la place des comportements et des
rationalités individuelles y est à mon avis
cruciale.
Liées à la fois à ce que nous sommes
et au contexte dans lequel nous évoluons, les attitudes que
nous pouvons développer face au changement sont elles aussi
très variées. Dans notre
société actuelle en perpétuelle
évolution, nous pouvons néanmoins les regrouper
en deux groupes de personnes qui s'opposent : les innovateurs d'une
part, et les traditionalistes d'autre part. Pour en parler, je
m'appuierai sur la description qu'en a fait Willy Pasini, dans son
dernier ouvrage Le courage de changer, qui en dit long sur la
façon dont nous pouvons appréhender le
changement, et qui le signifie surtout mieux que je n'aurais pu le
faire
moi-même.
Les innovateurs : fous de globalisation, ils
célèbrent la mondialisation et se
sentent citoyens du monde. Ils sont heureux de communiquer sur Internet
et sur leurs portables aux quatre coins du monde. Pour eux, le
changement a une connotation positive, associée aux
idées de découverte, de progrès, de
renouveau. Ce sont des optimistes, qui
vivent dans le présent en pensant à l'avenir,
envisageant par ailleurs ce dernier avec confiance, puisque demain leur
réservera forcément de nouvelles
possibilités. Pour eux, le destin assigné par le
sort n'existe pas et se projeter dans le futur est possible. La
véritable liberté que nous offre ce
début de millénaire réside dans
l'ouverture d'une multitude de perspectives nouvelles. Et il est vrai
qu'aujourd'hui, au moins dans nos sociétés
développées, nous pouvons changer presque
facilement de nationalité, de religion, de travail, de
partenaire ou de logement. Grâce à la chirurgie et
aux traitements divers, on peut même changer d'aspect
physique, voire de sexe. On peut même changer, dans une
certaine mesure, de personnalité, grâce aux
psychothérapies en tous genres et aux médicaments
cosmétiques qui modifient l'humeur.
Mais si ces transformations qui ouvrent l'éventail des choix
possibles séduisent les innovateurs, elles suscitent bien
souvent le malaise et l'opposition des traditionalistes : ceux-ci
vivent le village planétaire comme une menace,
entraînant l'homogénéisation et la
perte de toute racine. Du dialecte à la tradition culinaire,
ils attachent une valeur particulière à tout ce
qui est local. Face aux sociétés multinationales
qui proposent les mêmes produits dans tous les
pays, ils en appellent à la redécouverte des
vieux métiers artisanaux qui offrent des objets et des
services à taille humaine. En politique, ils s'en remettent
prioritairement à leur maire et à
l'équipe locale, car avec eux, au moins, il est possible
d'établir un rapport personnel et d'instaurer un dialogue
fondé sur l'expérience partagée de la
vie au quotidien. Cette attitude peut d'ailleurs conduire à
revendiquer l'autonomie des régions, où les
habitants ont en
commun une culture et une langue, comme au pays basque espagnol ou en
Corse. Enfin, contrairement aux innovateurs, les traditionalistes
apprécient les plaisirs de la vie sédentaire
et préfèrent souvent, à une
société multiraciale le cloisonnement des groupes
ethniques. En bref, là où les innovateurs sont
tournés vers l'avenir, les traditionalistes regardent avec
nostalgie vers le passé, en quête d'inspiration.
Pour eux, le changement a une connotation négative,
liée au risque et à l'incertitude.
Au-delà de cette opposition, Willy Pasini, propose ensuite
quelques attitudes repérables face au changement, que je ne
résiste pas au plaisir de vous livrer, tant elles sont
riches en
enseignements sur nous mêmes :
Le nostalgique : son mot d'ordre est « que rien ne
bouge ». Face à la
nouveauté, le nostalgique a une réaction
immédiate de refus, de peur et de mépris.
Nombreux sont d'ailleurs les « nostalgiques
partiels » qui peuvent refuser le changement dans
des domaines circonscrits, tout en l'acceptant d'en d'autres. Une
attitude souvent dangereuse dans un monde en perpétuelle
évolution, le refus du changement
érigé en règle de vie pouvant
entraîner violence, colère et haine.
Le guépard : son mot d'ordre est « tout
mais pas moi ». Pour lui, si nous voulons que tout
reste en l'état, il faut que tout change. Le
guépard moderne, s'il y est contraint, s'adapte aux
transformations, mais il les désapprouve dans son for
intérieur, en nourrissant l'espoir d'un retour en
arrière.
Le catastrophiste : il n’a que des yeux pour
pleurer. Pour lui, à chaque fois qu'un changement se
produit, il imagine les conséquences les plus noires.
Effrayé par l'avenir et la nouveauté, il renforce
les peurs individuelles et collectives en invoquant malheur et
décadence.
Le prisonnier du temps : lui, il regarde sans voir,
c'est-à-dire qu'il continue à regarder le monde
avec des vieilles lunettes. En d'autres termes, il
interprète ce qui se passe autour de lui en fonction de
schémas et de références culturelles
dépassées. A la différence du
nostalgique, il ne regrette pas ce qui a été,
mais en raison de son incapacité à voir la
réalité sous un autre angle, il s'en fait le
critique et le juge.
Le caméléon : il s'adapte à tout, tout
le temps. Il appréhende toutes les mutations sans
discrimination aucune. Au courant de toutes les dernières
tendances, il achète tous les gadgets, change sans cesse
d'emploi, de partenaire, d'habitudes, d'opinions politiques. Le stress
provoqué par les différents changements peut
conduire à un isolement affectif.
L'explorateur : son mot d'ordre est « pas de
limites ». Il est constamment en quête
de territoires inconnus.
Le novateur, toujours en quête
d'inédit ; c'est un créatif, qui ne cesse
d'inventer de nouveaux produits et de nouveaux services.
Le dégustateur, enfin, celui que je
préfère, celui que nous devrions être,
à mon sens, nous, francs-maçons : son mot d'ordre
est « à petites doses
». Il est le vrai médiateur entre tradition et
innovation. Il s'efforce de comprendre ce qui se passe, d'en
découvrir les aspects positifs et de bâtir des
ponts entre le passé et l'avenir grâce
à des critères souples.
Ceci étant, quelles que soient nos motivations ou
résistances au changement, nos façons plus ou
moins cohérentes de l'appréhender, il me semble
que la principale résistance au changement se
traduise par la difficulté à changer son
comportement dans la durée. Et que celui qui veut changer de
façon durable et satisfaisante, doit être capable
de le faire à l'intérieur comme à
l'extérieur, en créant un cercle vertueux dans
lequel les deux types de mutations interagissent.
A cet égard, que peut nous apporter la démarche
maçonnique ? Est elle tradition ou innovation ? Est elle
changement ou immobilisme ? L'individu y est il conditionné
ou formidablement libre ? Et si changement en maçonnerie il
y a, ce changement est il similaire ou bien fondamentalement
différent du changement auxquels nous sommes tous
confrontés dans notre vie de tous les jours ? Le changement
en maçonnerie s'effectue t il dans la durée
ou bien est il voué lui aussi à une existence
éphémère ?
II- Le changement en franc-maçonnerie
Sous des apparences de rigidité, de stabilité
engendrés par la notion d'ordre, le poids des rites et des
rituels, ou de ce que nous appelons la tradition, en
maçonnerie, le changement est à mon avis
présent partout, se trouve au centre de notre
démarche.
Au cours de nos tenues, déjà, le changement se
manifeste à de maints égards. Contrairement aux
apparences, en effet, nous nous déplaçons souvent
: de l'Occident vers l'Orient quand nous ouvrons ; de l'Orient vers
l'Occident quand nous fermons ; vers l'Orient, pour prêter
serment ou recevoir quelque chose ; vers le plateau d'Orateur pour
plancher. Le couvreur se lève pour vérifier que
le temple est à couvert ; le VM et les surveillants se
déplacent pour allumer puis éteindre les trois
lumières ; l'hospitalier pour ramasser les oboles, le
maître des cérémonies pour conduire ;
le grand expert pour installer le temple, accueillir et guider les
profanes ; chacun d'entre nous aussi, dès que nous prenons
la parole, que nous avons une pierre à apporter à
l'édifice, et que d'une façon ou d'une autre,
nous participons soit à
l'ouverture, soit à la fermeture, soit au
déroulement des travaux.
Et même quand le corps est au repos, la pensée
travaille, bouge et se meut, phénomène
étonnant, y compris lorsque l'on se tait. La
pensée de l'autre se confronte à la mienne et se
trouve entraînée dans un processus de
questionnements, d'interrogations, voire de critiques ou de jugements.
Les symboles, présents partout, quel que soit l'endroit
où notre regard se pose, nous invitent également
à ce voyage de la pensée entre le noir et le
blanc.
Le franc-maçon pour moi est également changement
dès le départ, avant même
d'être consacré « apprenti
franc-maçon », au point que je me
demande bien souvent si c'est parce que nous sommes un profane en cours
de transformation que nous frappons à la porte du temple, ou
si c'est d'avoir frappé à la porte du temple qui
nous amène sur un processus de transformation, qui peut
avoir des répercussions dans notre vie profane.
En maçonnerie, le processus de changement commence
dès le cabinet de réflexion, en particulier avec
la formule VITRIOL, qui nous invite immédiatement
à descendre à l'intérieur de nous
mêmes, à nous interroger sur le sens et la valeur
de nos actes, à prendre conscience de notre ignorance,
à remettre en cause nos acquis, à favoriser
l'examen critique. L'initiation elle-même nous invite par
définition au mouvement et au changement : en nous
purifiant, en nous coupant la vue et en nous la redonnant, en nous
confrontant aux épreuves, en nous invitant à
voyager, en nous invitant surtout à tailler notre pierre,
à dégrossir, et au final à nous
transformer. Une démarche qui implique d'emblée
par ailleurs mouvement et changement, dans la mesure où elle
part de l'intérieur (descendre à
l'intérieur de soi) pour aller vers l'extérieur
(poursuivre à l'extérieur l'ouvre
commencée dans le temple).
Si la maçonnerie est changement donc, c'est qu'elle nous
demande de devenir autre, et bien plus de devenir, d'après
les mots de Nietzsche, « l'homme que l'on est
». Elle suppose que « Vivre,
c'est être autre », « qu'être
c'est se faire » et que l'ultime
liberté est de devenir autre tout en devenant soi
même. Fondée sur toute une philosophie de
l'être et de la construction possible, notre
démarche part du principe que le changement peut
opérer par déconditionnement et restructuration.
Elle suppose que la première condition du changement est un
état de conscience modifié, en rupture avec les
modes de fonctionnements quotidiens. Elle demande au maçon
de devenir « voyant », au sens où
l'entendait Rimbaud, c'est-à-dire « d'accéder
à une vision inédite d'un inconnu
» de prendre conscience que « Je est un
autre », que l'on peut être une
énigme à soi-même, que le «
Je » peut être vécu non sur le mode de
l'identité, mais sur le mode de
l'altérité, et que le rapport avec la partie la
plus intime de nous mêmes peut devenir non un rapport de
proximité mais bien un rapport de distance. De prendre,
conscience, en somme, que le « je » n'est pas
forcément donné, et qu'il peut être
construit par chacun de nous au terme d'une maturation
problématique.
C'est pourquoi d'ailleurs à mon sens, nous accueillons sur
nos colonnes, non pas tant des compétences et des savoir
faire, mais bien plus des individus qui sont « capables
d'être », donc par définition capables
de changer et de se transformer, tout en sachant fort bien par ailleurs
que tout le monde ne peut pas changer n'importe où,
n'importe quand, ni n'importe comment, et que surtout n'a besoin de se
transformer qu'un individu qui n'est pas d'emblée ce qu'il
peut être.
Cette incitation au changement et à la transformation n'est
pas un effet de mode et ne se fait du jour au lendemain : elle se
construit sur le travail et l'apprentissage, lesquels
supposent que les nouveaux comportements les plus
décisifs reposent le plus souvent sur une modification des
connaissances et des représentations. C'est donc
forcément un processus qui s'étend sur la
durée, qui exige effort et
persévérance, continuité. L'avantage
de l'apprentissage est aussi qu'il n'exclut personne, dans la mesure
où il permet à chacun de suivre sa propre
démarche à son propre rythme et avec ses propres
étapes. L'apprentissage suppose aussi que pour pouvoir
apprendre, il faut d'abord savoir désapprendre, et que pour
apprendre à progresser, il faut aussi apprendre à
régresser.
La spécificité du changement en
maçonnerie réside également
à mon avis dans le travail constant que nous
opérons sur les émotions, en nous tenant
systématiquement à l'ordre dès que
nous intervenons, pour préserver notre tête de
tous les déraillement possibles. Ce travail à mon
sens évite également que nous ne sombrions
à chaque régression et transformation,
à chaque franchissement d'étape. Il nous incite,
je crois, à intégrer lentement, sans
céder au désir d'abandonner ou de fuir,
permettant ainsi de gérer plus tranquillement la situation
assez inconfortable de la perte de maîtrise
consécutive à la découverte. En sorte
que la spécificité du changement en
franc-maçonnerie réside selon moi pour une large
part dans le fait qu'il opère loin de tout sentimentalisme
et de toutes passions souvent dévastatrices et
déséquilibrantes.
Spécificité du changement en
maçonnerie aussi en ce que la libre expression,
encadrée dans le rituel, permet les antagonismes, les
contraires, la discorde, voire le conflit, lequel contrairement
à l'idée couramment admise, joue selon moi un
rôle positif et dynamique dans le changement, dans la mesure
où, en provoquant des obstacles, il éveille bien
souvent les talents nécessaires pour les surmonter, tout en
stimulant les facultés de l'homme, en le poussant
à innover. Une idée chère au
philosophe Emmanuel Kant qui conçoit ces obstacles comme
seuls susceptibles de favoriser l'auto-développement de
l'homme. Selon le philosophe en effet, la contradiction et le conflit
sont favorables à la société et
à son évolution, dans la mesure où
l'antagonisme des hommes, leur discorde, rend nécessaire
l'organisation et la régulation de leurs rapports.
« L'homme veut la concorde »,
nous dit Kant dans son Idée d'une histoire universelle du
sentiment cosmopolitique, « mais la nature, elle,
sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce, elle veut
la discorde ». Si l'histoire a un sens, poursuit
le philosophe, si elle n'est pas « que bruit et
que fureur », si l'histoire peut progresser, c'est
en effet parce qu'elle est le lieu où l'homme prend en
charge lui même le développement et le
perfectionnement de sa raison, ceux-ci ayant pour moteur la
contradiction, le conflit et la discorde entre les hommes, pour autant
qu'ils permettent la stimulation des talents et du travail, ainsi que
l'évolution du droit.
Le changement en franc-maçonnerie a donc selon moi une
connotation extrêmement positive, optimiste, dynamique et
vivante, basée sur l'idée que l'homme est
perfectible, c'est-à-dire susceptible de
développer et d'acquérir des facultés,
et que par suite le progrès est possible. Par
définition, le maçon, globalement, avance, comme
le suggère son pas qui, quelle que soit sa trajectoire, se
dirige vers l'Orient. Cet optimisme repose sur le postulat que les
individus, et par suite les sociétés, sont non
seulement capables d'apprendre, mais aussi qu'elles sont capables de
stocker, voire même d'accumuler, c'est à dire de
multiplier et de porter à une puissance
élevée les acquis de leur passé. C'est
d'ailleurs ce qui fait passer l'homme de l'animalité
à la pleine humanité tout en le plongeant dans
l'histoire. Ce que nous montre fort bien encore le philosophe Emmanuel
Kant, pour lequel l'homme s'invente lui-même, pour lequel
aussi les facultés humaines, loin d'être
innées, sont acquises. Et selon lui, alors qu'un animal
adulte est tout ce qu'il peut être, que la
génération suivante, chez les animaux, ne produit
aucun changement, l'homme bien au contraire est perfectible ; et bien
plus, s'il y a un progrès possible des dispositions
rationnelles de l'homme, elles ne peuvent se faire jour que dans la
suite des générations, soit dans l'histoire.
Ce n'est donc pas pendant la durée de vie,
à l'échelle d'un individu, que la raison peut
recevoir son achèvement : si les hommes font l'histoire,
leur réalisation est in-intentionnelle et involontaire ; et
l'histoire est le temps nécessaire pour que la raison de
l'homme reçoive son plein développement, pour
passer de la nature à la culture. « Et
ce qui demeure étrange », ajoute le
philosophe, « c'est que les
générations antérieures semblent
toujours consacrer toute leur peine à l'unique profit des
générations ultérieures, pour leur
ménager une étape nouvelle, à partir
de laquelle elles pourront élever toujours plus haut leur
édifice, dont la nature a formé le dessein, de
telle manière que les dernières
générations seules auront le bonheur d'habiter
l'édifice auquel aura travaillé (sans s'en rendre
compte) toute une génération de devanciers
».
D'où une différence fondamentale entre le
changement en franc-maçonnerie et le changement tel que nous
pouvons le concevoir dans nos sociétés modernes :
le changement en maçonnerie s'inscrit dans la
durée et dans le temps. Par conséquent, il peut
être stable. Et bien plus, il ne vise pas à notre
simple amélioration personnelle stricte et
limitée, mais s'étend à l'infini. Il
s'inscrit dans une série de rencontres, de contacts et
d'échanges, dans une chaîne que nous symbolisons
à chaque fin de nos tenues, une chaîne qui se
situe en dehors de l'espace et du temps.
Non seulement le maçon n'est pas isolé dans le
changement, mais l'innovation elle aussi est relayée. Le
changement en maçonnerie a donc encore ceci de
spécifique que, bien que transformant l'individu d'abord, il
transforme aussi tout le système dans lequel il se manifeste
: la loge d'abord, l'extérieur ensuite, le monde profane
peut-être, l'humanité certainement. Il repose sur
des relations solidaires, sur la fraternité ; il se base sur
la diffusion.
Spécificité du changement en
maçonnerie enfin, en ce que la nouveauté, si elle
a pour but l'avenir, n'oublie jamais le passé. Et que
toujours le changement s'y inscrit dans une tradition, basée
essentiellement, pour moi, sur des valeurs fondamentales à
ne pas transgresser. Une des raisons peut-être pour
lesquelles la maçonnerie perdure malgré les
siècles, et qu'à mon sens sa durée de
vie est encore très prometteuse. Car ceux qui ont
théorisé le changement comme une catastrophe pour
les sociétés, comme Rousseau ou Dürkheim
par exemple, ont souvent vu le changement comme facteur d'effondrement
des armatures traditionnelles, impliquant à son tour
effondrement des sociétés. En sorte que
finalement, ce qui semble être acceptable en termes de
changement est indiqué d'une manière
approximative par les préférences collectives, ou
valeurs, qui assurent non seulement la permanence de la
société, mais aussi une plasticité
suffisante, pour pouvoir affronter sans déformation mortelle
les intrusions de
l'imprévu. Une perspective originale, qui permet de
concevoir la résistance au changement pas seulement comme
une inertie maligne, un refus systématique du
progrès, mais aussi peut être parfois, comme une
attitude rationnelle, susceptible d'être salvatrice
Conclusion
En conclusion, entre le changement que nous connaissons dans notre
société actuelle, et le changement que nous avons
la chance de vivre en maçonnerie, je vois exactement la
même différence que Bergson fait, dans Les deux
sources de la morale et de la religion, entre la morale sociale, dite
fermée, et la morale intellectuelle, dite ouverte. Comme
lui, je dis qu'entre le premier et le second, « il
y a toute la différence du repos au mouvement
».
Entre changement social contemporain et changement
maçonnique, il n'y a pas qu'une différence de
degré, de telle sorte qu'il suffirait d'élargir
le changement social actuel pour changer l'humanité, mais
bien une différence de nature. Ce que l'un peut faire ;
l'autre ne le peut pas. Le changement qui nous pousse à
aimer l'humanité a une autre fonction et une autre source
que le changement de type social. Le changement en
maçonnerie nous attire, nous aspire et nous
soulève. Sa source est une intuition, une impulsion
nouvelle, une émotion créatrice, qui peut donner
naissance à de nouvelles façons de penser et de
vouloir. Au-delà de la société close,
il vise à promouvoir une marche en avant, un
progrès qui dépasse la simple conservation de soi
et des communautés. L'objet de ce changement est le
prolongement de la solidarité sociale dans la
fraternité humaine, la transformation du plaisir et de la
conservation dans la joie d'avancer. Il place l'homme dans le vrai,
c'est-à-dire dans l'élan vital et dans la
création.
Il s'agit de bondir du statique des sociétés
humaines au dynamique de l'histoire, comme ouverture à
l'humanité et à sa création par
l'intermédiaire des grandes âmes.
C'est pourquoi notre décalage par rapport à la
société actuelle, loin d'être une
faiblesse, constitue à mon sens une force. Une force fragile
néanmoins, qui appelle à notre vigilance
constante. Car si nous ne sommes plus capables, pour une raison ou pour
une autre, de mettre nos métaux à la porte du
temple, si nous ne distinguons plus la différence
fondamentale qui réside dans le processus de changement en
société, d'une part, et le processus de
changement en maçonnerie, d'autre part, nous risquons
à notre tour de sombrer dans tous les travers que
connaît notre société actuelle.
Cette petite réflexion sur le changement m'a
également amenée à penser qu'une
société qui bouge, vu de l'extérieur,
peut aussi bien être, en réalité, une
société qui dort, inerte et passive, voire qui se
meurt ; là où, au contraire, une
société apparemment statique et immobile,
toujours vu de l'extérieur, peut en
réalité être facteur de changement
véritable, non seulement pour nous mêmes et pour
les autres, mais aussi dans le temps et dans la durée.
Pour terminer vraiment, je voudrais enfin et surtout, remercier tous
les FF et les SS présents ce soir, qui en m'accueillant
parmi eux voici quelques années déjà,
m'ont permis d'apprendre qu'un changement constructif et satisfaisant
pouvait être vécu, dès lors que l'on
savait élargir les perspectives relationnelles, temporelles
et spatiales. Pour moi qui n'ai jamais excellé, dans ma vie
profane, ni en matière de constance, ni en
matière de stabilité, c'est une
découverte que je refais tous les jours et que je ne cesse
de trouver magnifique.
A vous tous, en guise de remerciement et de conclusion
réelle, je vous adresse trois citations, qui à
elles seules, en disent long, à mon sens, sur ce que nous
sommes, nous, francs-maçons aujourd'hui, et surtout sur ce
que nous pouvons être et sur ce que nous pouvons devenir :
« Sur des pensers nouveaux, faisons des vers
antiques » (Chénier)
« Quand tous les individus s'appliqueront
à progresser, alors l'humanité sera
en progrès » (Baudelaire)
« Les horizons aux horizons se
succèdent ; on avance toujours, on n'arrive
jamais » (Hugo).
J'ai dit, VM
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