Au fil du temps
En
préalable, je citerai les travaux suivant,
programmés par notre Atelier durant
cette année maçonnique:
- « L’espace et le
temps » du Frère R.B,
- « Puisqu’il est
l’heure, que nous avons l'âge »
avec le Frère
P.L,
- et encore, le tout récent
« De Minuit à Midi »
qui a inspiré
le Frère R.L.
Cela
pour constater combien un thème peut, en un moment
donné, interpeller un
Atelier, au point qu’il réagisse comme un corps
spirituel, une entité qui
s’interroge et se préoccupe de ce qui le touche,
l’intéresse ou peut-être
l’inquiète.
Stella Maris aura ainsi,
cette année,
décortiqué, conjugué,
décliné le temps,
sous quelques uns de ses aspects les plus notables.
Mais, qu’est ce que le temps ...
« Le temps, disait saint
Augustin, j'ai l'impression de savoir
ce que c'est quand on ne me le demande pas. Quand on me le demande, je
ne sais
plus rien ».
Il est vrai qu’en première approche, notre
expérience nous fait découvrir la
sensation d’un temps auquel nous avons le sentiment
d’être inéluctablement
soumis. De plus, l’analyse que nous pouvons entreprendre du
temps, pose
immanquablement de sévères
difficultés. Ce n’est pas une matière
à chacun de
nos cinq sens, nous ne pouvons pas nous mettre en retrait par rapport
à lui, ni
l’arrêter ou le suspendre et il demeure pour nous
un “ objet ”
introuvable.
Alors, me direz vous,
pourquoi avoir choisi un tel sujet ?
Etudiant je
m'étais colleté aux équations,
où le temps entrait comme un
paramètre souvent difficile à maîtriser
puis... le temps s'est écoulé.
Plus tard j'ai
découvert que l'humanité avait
évolué au rythme de la maîtrise
du temps.
Enfin, à Midi
sonnante, il m'a été tracé l'ouverture
d'une autre voie où
le temps n'est pas absent.
Cela suffit pour que
j'éprouve le besoin d'y voir plus clair !
Etymologiquement,
le mot temps issu du latin « tempus »,
temps du battement des artères, désigne une
fraction de la durée mais aussi le
moment, l'époque et en particulier le moment favorable,
l'occasion. « Tempus » latin
est distinct de « aevum »
: âge, qui indique
plutôt le temps dans sa continuité. On peut noter
que le mot tempé, réfection
de l'ancien français temple, a la même racine
« tempus »
que
temps. Tempé ayant lui pour sens la région
latérale de la tête et par extension
le cerveau.
Dans notre langue, le mot temps apparaît
à partir du XIIIème siècle. Il
cumule les significations de tempus et aevum,
fraction de
durée et durée continue, il désigne la
suite des événements dans l'histoire,
l'époque à laquelle on vit ou encore
l'idée de : moment de faire. Dans le
langage didactique, le temps est conçu comme une grandeur
mesurable, objet de
la chronométrie. Au pluriel il met l'accent sur
l'indétermination et appartient
plus particulièrement au langage biblique :
"avant les temps",
c'est-à-dire avant la création.
Parallèlement, le mot temps désigne,
dès
le XIIIème siècle, l'état de
l'atmosphère à un moment donné.
Le dictionnaire de la philosophie, enfin, définit le temps
comme un milieu
infini dans lequel se succèdent les
événements. Il est
considéré souvent comme
une force agissant sur le monde et les êtres.
Il semble que chaque société, chaque culture a
son temps propre et se construit
autour d'un sens du temps. Dans la plupart des langues, un
même vocable désigne
le temps des hommes, celui des étoiles, des calendriers, des
horloges. Il
désigne également le temps qu'il fait et le temps
de faire, celui du soleil et
celui des moissons.
Ainsi donc l'ambiguïté des sens accordés
à ce mot, signifie bien dans quelle
perplexité se trouve l'homme face à ce concept et
cela, parce qu'il est le
drame humain essentiel, une obsession de la pensée, avec son
poids d'angoisse
et de peines, ses images d'un lent et irrésistible
délabrement. Cette
ambiguïté, nous verrons que l'homme l'a
cultivée au bénéfice de ses
ambitions. Avoir du pouvoir, c'est contrôler le temps des
autres et le sien
propre, le temps du présent et celui de l'avenir, le temps
passé et celui des
mythes.
Nous allons donc ce soir, une fois de plus tenter, non pas de savoir
mais,
beaucoup plus modestement, de disséquer le temps et, pour
mieux comprendre ce
concept, il m'a paru opportun d'envisager les différentes
significations que
nous lui accordons, pas toutes, bien sûr, une
soirée ne suffirait pas.
Ainsi nous aborderons :
-
le temps usuel, celui qui rythme la vie des hommes, et sa lente
maîtrise au
cours des siècles,
- le temps scientifique qui,
de grandeur mesurable, n'a cessé d'évoluer vers
un
concept de plus en plus philosophique,
- le temps historique
obstinément rejeté par nos ancêtres, au
profit d'un temps
cyclique plus rassurant,
- et enfin, le temps des
dieux ou calendrier du sacré.
LE
TEMPS USUEL
Voyons en premier lieu,
pourquoi l'homme éprouva le besoin
et, par suite, se
dota des techniques lui permettant de rythmer sa vie et ses occupations.
Tant que l'homme vécut uniquement d'agriculture et
d'élevage, il n'eut guère
besoin de petites unités de durée. Pour savoir
s'il allait faire soleil ou
froid, pleuvoir ou neiger, les saisons suffisaient. A quoi bon heures
et
minutes. La journée, unique moment où l'homme
pouvait travailler, était la
seule unité de temps qui comptait. En ces temps, (voyez
l’ambiguïté des
significations du mot) en ces temps donc, mesurer le temps utile,
c'était
mesurer les heures du soleil. L'heure d'horloge, telle que nous la
connaissons
est une invention moderne, et plus récentes encore, sont la
minute et la
seconde.
L'homme primitif avait remarqué que l'ombre du gnomon - du
grec
"connaître" - diminuait à mesure que le soleil
s'élevait dans le
ciel, et s'allongeait de nouveau lorsque l'astre déclinait.
Les Egyptiens
connaissaient cet instrument et même, un gnomon datant du
Thutmose III, vers
1500 avant J.C., est parvenu jusqu'à nous. De
même, lorsque dans la Bible, le
prophète Esaïe promet de guérir le roi
Ezéchias en faisant revenir le temps en
arrière, il explique que pour cela, il fera reculer l'ombre
du soleil. Ainsi
furent élaborés les premiers cadrans solaires,
qui d'ailleurs sont aujourd'hui
revenus à la mode. Cette première mesure du temps
qui passe ne fut pas du goût
de tous, et de Plaute qui écrit : “ Les
dieux confondent l'homme qui
le premier trouva le moyen de distinguer les heures ! Puissent-ils
confondre
aussi, le misérable qui, en ce lieu mit un cadran solaire,
afin de découper et
hacher mes journées ” fin de
citation. Pendant des siècles, cet instrument
constituera la mesure universelle du temps. Instrument incommode
puisque : pas
de soleil, pas d'ombre et, pas d'ombre, pas de mesure. De plus,
partout, sauf à
l'équateur, la longueur de la journée varie d'un
jour à l'autre. Il a fallu
attendre le XVIème siècle environ, pour que les
cadrans solaires soient
étalonnés aux heures vraies.
Pour s'affranchir des aléas lumineux, les romains, les
premiers conçurent
l'horloge à eau qui d'ailleurs était
étalonnée, tant bien que mal avec les
cadrans solaires. « Il est aussi
difficile à Rome, fait observer
Sénèque, de mettre d'accord les
horloges à eau que les philosophes ».
On se servait d'un vase à fond percé, qui mettait
une vingtaine de minutes à se
vider et cette unité horaire était tellement
vulgarisée qu'elle passât, sous le
nom de clepsydre, dans le langage courant. Les avocats
n'étaient pas moins
bavards à l'époque qu'aujourd'hui. L'un d'eux,
particulièrement verbeux, a
inspiré au poète latin Martial,
l'épigramme suivant : « Tu as
réclamé
à cor et à cri sept clepsydres, Cecilianus, et le
juge, à contrecoeur, te les a
accordés. Mais tu parles beaucoup et longtemps et, la
tête rejetée en arrière,
tu siffles des flacons entiers d'eau. Afin que tu puisses une fois pour
toutes
étancher ton art oratoire et ta soif, nous te conjurons,
Celianus, de boire
désormais directement à l'horloge
! ».
En remplacement de l'eau, l'horloge de sable apparaît en
Europe au VIIIème
siècle. La légende en attribue
l'invention à un moine de Chartres. C'est
un perfectionnement puisque le sable continue à couler
là où l'eau gèle et les
progrès de la verrerie permettront, par la suite, d'obtenir
un récipient bien
hermétique, dont le fonctionnement ne sera plus ralenti par
l'humidité.
Cadrans solaires, clepsydres et horloges de sable, ne sont des outils
efficaces
que pour marquer de courtes durées. Ils ne permettent pas -
a quelques rares
machines difficilement étalonnables près -, de
conserver l'heure avec
précision, en particulier durant la période
nocturne. Seule, l'invention de
l'horloge mécanique permit de gagner les heures de nuit. Il
faut attendre le
milieu du XIVème siècle pour trouver, avec
certitude, en Italie, une horloge à
poids. C'est une réalisation technique exceptionnelle : un
calendrier perpétuel
donne les mouvements du soleil et des cinq planètes, et
fournit la date de
toutes les fêtes religieuses, mobiles et fixes. Sa conception
nécessitait de
maîtriser la pesanteur en tant qu'énergie mais
aussi le calcul et l'usinage
d'un grand nombre d'engrenages extrêmement précis.
Les premiers marque-temps mécaniques n'ont ni cadrans, ni
aiguilles, leur seule
raison d'être étant de sonner l'heure. Ils fixent
le début de l'horloge de
clocher et, le monastère, en affichant sa vie à
l'extérieur devient alors,
lui-même, une immense horloge à l'image du monde.
Le Prophète a dit : sept
fois le jour j'ai chanté vos louanges et les
moines, pour suivre ce
précepte, sept fois dans la journée, se
réunissent pour louer le Seigneur.
Ainsi la cloche réunit les moines, mais aussi elle annonce
au monde environnant
les heures canoniales. Dès la fin du XIVème
siècle, l'influence des clochers
sur le rythme urbain et rural est importante. De même que
l'église a su imposer
en 532, un calendrier et la désignation du point
zéro de l'ère, en le fixant à
la date de sa propre origine, de même que les moines ont
divisé les mois en
semaines de sept jours, selon la tradition
hébraïque, de même la cloche devient
l'instrument nécessaire à la gestion quotidienne
des populations rurales et
urbaines, de plus en plus nombreuses.
La maîtrise du temps est apparue comme un enjeu vital pour le
pouvoir et
l'église n'est pas la seule à se
l’approprier. A partir de l'an mil, la ville
européenne commence à gérer son propre
temps. Pour cela, le pouvoir civil ne
peut se contenter d’écouter sonner la cloche du
couvent. Avec l'invention de
l'horloge mécanique, une autre cloche monte sur un monument
nouveau : le
beffroi. Sur le fronton de la première horloge
mécanique, installée sur un des
murs de l'Hôtel de Ville de Paris, on note cette inscription
: « Observateur
de la loi de Dieu, respecte le droit royal. La machine qui divise avec
tant de
justesse les douze heures du jour nous avertit d'observer la justice et
d'obéir
aux lois ».
Mais si le petit peuple connaît maintenant l'heure, il allait
s'écouler
plusieurs siècles encore, avant qu'il n'adopte la minute.
L'analphabétisme
ambiant contribue à expliquer pourquoi le cadran fut si long
à apparaître sur
les horloges publiques.
L'apparition de l'horloge portative, quant à elle, est
motivée par
l'exploration océanique et la
nécessité de déterminer avec le plus
de précision
possible une longitude et une latitude, coordonnées qui
déterminent une
position absolue sur le globe terrestre. En 1714 le Parlement anglais
adopte
une loi offrant récompense à quiconque
découvrira un moyen pour déterminer la
longitude en mer. L'heureux gagnant fut un nommé John
Harrison. Celui-ci,
utilisant l'énergie d'un ressort et l'échappement
à ancre, réussit à mettre au
point une montre, qui en neuf semaines de voyage, n'accusât
que cinq secondes
de retard.
Avec
l'horloge portable, et bientôt portative, allait
naître un nouveau rapport de
l'homme au temps. Le temps pouvait dès lors devenir de
l'argent, et l'humanité,
tout du moins celle du monde occidental, allait accéder
à l'économie
industrielle.
LE TEMPS
SCIENTIFIQUE
Arrivés
à ce point de notre exploration, je vous invite à
défricher un autre
aspect du concept, celui du temps scientifique.
En quoi le temps dans les sciences peut-il être
intéressant ? Plus
qu'intéressant, il est passionnant. En effet, c'est sur le
temps que se sont
affrontés les physiciens, au XIX et encore au XXème
siècle, plus
précisément sur le concept de
réversibilité ou
d'irréversibilité du temps. La
controverse que nous allons évoquer a même
provoqué mort d'homme puisque le
physicien Boltzmann, il y a un peu moins d'un siècle, fut
conduit au suicide
pour avoir osé démontrer ce que la science niait
depuis son origine :
l'irréversibilité du temps. Mais remontons le
temps historique pour mieux
comprendre où se situe la controverse.
Dans le Politique, Platon raconte qu'à
l'époque de Chronos, le père de
Jupiter, les temps du monde étaient réversibles,
fonctionnant tantôt dans un
sens, tantôt dans l'autre. Ce qui était origine
à un moment, pouvait devenir
fin à un autre. Nous savons également
l'importance, dans l'Antiquité, de l'idée
d'un temps circulaire, revenant périodiquement à
ses origines. En accord avec
les conceptions des philosophes de son temps, pour Aristote, le temps
est
réversible car les équations de la physique sont
incapables de distinguer entre
le présent et l'avenir.
Cette conception, apparemment extravagante va perdurer pendant des
siècles, et
ni Galilée ni Newton ne l'infirmeront . A telle enseigne que
nos idées
actuelles sur le temps scientifique, paramètre du mouvement
des corps, ont peu
varié. Nous avons tous appris, dès l'enseignement
élémentaire de la physique,
qu'une trajectoire n'est pas seulement déterministe mais
intrinsèquement
réversible. Souvenez-vous de l'équation qui
décrit la trajectoire d'une bille,
roulant sur un plan incliné, en milieu peu
résistant, pour ensuite remonter sur
un autre plan incliné symétrique. Cette
équation est parfaitement réversible. A
une accélération succède une
décélération et vice versa si l'on
inverse le sens
du temps.
La mécanique quantique qui traite de l'infiniment petit et
la cosmologie qui
étudie l'infiniment grand, toutes deux
fondées sur la théorie de la
relativité générale d'Einstein, sont
les sciences de pointe de ce XXème siècle,
celles qui se sont substituées à la dynamique
classique en tant que sciences
fondamentales. Ce sont ces disciplines qui nous confrontent aujourd'hui
aux
questions qui, depuis l'origine, sont celles de la physique : l'espace,
le
temps, la matière. C'est donc, par rapport à
elles que se joue de nos jours, la
question du temps, comme elle se jouait, à la fin du
XIXème siècle, par rapport
à la dynamique classique. Or, la mécanique
quantique et la relativité générale,
quelque soit leur caractère révolutionnaire sont,
du point de vue de la
question du temps, les héritières directes de la
dynamique classique. Comme
cette dernière, elles sont porteuses d'une acceptation sans
réserve du temps
réversible.
La controverse est apparue dans les années 1800 avec les
découvertes liées à la
thermodynamique, science qui décortique les relations et les
échanges existant
entre l'énergie, la chaleur et la mécanique,
c'est-à-dire le travail. La
thermodynamique démontre que le temps ne peut être
réversible. Le second
principe de cette science pose, que dans tout système, le
désordre croît
toujours avec le temps. C'est ce théorème qui
empêche qu'une tasse tombée du
rebord de la table et brisée en mille morceaux, ne puisse se
rassembler soudain
et sauter en l'air pour former une tasse entière sur la
table ! On peut passer
aisément de la tasse sur la table, dans le passé
à la tasse brisée sur le plancher,
dans le futur, mais on ne fera jamais l'inverse. L'accroissement du
désordre ou
entropie, avec le temps, est un exemple de ce que l'on appelle la
flèche du
temps. Le fondamentaliste Stephen Hawking pense que
l'impossibilité d'être mort
avant de naître est due au concept de l'univers, sans bord,
en expansion après
le point singulier du big bang.
Cette controverse a toujours cours parmi la gent scientifique. Nombreux
sont
encore de nos jours les dynamiciens qui prêchent pour un
temps réversible et
n'admettent pas qu'ils ont eu tort et continuent à trouver
de nouveaux
arguments, souvent mutuellement incompatibles, pour conforter leur
thèse.
Ceux-ci, sans doute, feraient bien de prendre exemple sur Einstein qui
estima
un jour que la constante cosmologique qu'il avait introduite lorsqu'il
essayait
de faire un modèle statique d'univers, était la
plus grande erreur de sa vie.
Hawking nous dit encore qu'il faut abandonner l'idée d'un
temps unique et
absolu. Pour lui, existent au moins trois flèches du temps
différentes.
D'abord, il y a la flèche thermodynamique du temps, la
direction du temps dans
laquelle le désordre croît. Ensuite, il y a la
flèche psychologique. C'est la
direction selon laquelle nous sentons le temps passer, dans laquelle
nous nous
souvenons du passé mais pas du futur. Enfin il y a la
flèche cosmologique,
direction du temps dans laquelle l'univers se dilate au lieu de se
contracter.
S'il se trouve que ces trois flèches pointent dans la
même direction, c'est
depuis peu, et sans doute grâce au progrès de la
race humaine dans la
compréhension de son environnement, qui a établi
un petit coin d'ordre dans le
désordre croissant de l'univers.
L'éternel retour lui-même est marqué
par la flèche du temps, comme le rythme
des saisons ou celui des générations humaines.
Aucune spéculation, aucun savoir
n'a jamais affirmé l'équivalence entre ce qui se
fait et ce qui se défait,
entre une plante qui pousse, fleurit et se fane, et une plante qui
ressuscite,
rajeunit et retourne vers sa graine primitive, entre un homme qui
mûrit,
apprend et meurt et un homme qui devient progressivement enfant, puis
embryon,
puis cellule.
Ainsi la science, pas plus que la philosophie ne pourra nous dire ce
qu'est le
temps mais, comme la philosophie, elle a pour problème le
temps. De plus, me
semble-t-il, la science a comme devoir de créer une
cohérence entre notre
expérience la plus intime, qui est celle du temps
irréversible, et nos manières
de décrire le monde et nous-mêmes, qui avons
émergé de ce monde.
LE TEMPS ET
L'EVENEMENT HISTORIQUE
Abordons maintenant un autre volet de la perception du temps par
l'homme, celui
lié à la mémorisation des
événements passés que nous appelons
encore :
enregistrement de l'événement historique. Pour
cela, nous nous intéresserons à
la conception de la réalité que l'on peut
dégager, à partir du comportement de
l'homme des sociétés "pré-modernes" ou
"traditionnelles", à
sa révolte contre le temps concret, historique, à
la nostalgie d'un retour
périodique au temps mythique des origines.
Dans la plupart des sociétés primitives, les
coupures du temps étaient
commandées par les rituels qui régissaient le
renouvellement des réserves
alimentaires, c'est-à-dire les rituels qui assuraient la
continuité de la vie
de la communauté toute entière. Quels que soient
les calendriers en vigueur,
leurs imperfections et leurs variations, il existait partout une
conception de
la fin et du début d'une période temporelle
fondée sur l'observation des
rythmes bio-cosmiques, en quelque sorte, une
régénération périodique du
temps,
celle-ci induisant, sous une forme plus ou moins explicite, une
Création
nouvelle, par une répétition de l'acte
cosmogonique. Une telle conception d'un
temps cyclique peut être considérée, de
la part de l'homme archaïque, comme une
négation du concept historique qui nécessite un
déroulement du temps, continu
et ininterrompu, dans une seule et même direction.
Croyance de nombreuses sociétés primitives, la
régénération ou nouvelle
naissance du temps, par une expulsion annuelle des
péchés, maladies et démons,
est au fond, une tentative de restauration du temps mythique et
primordial, du
temps « pur », celui de l'instant
de la création.
Pour l'homme primitif, l'imitation du modèle
archétypal devait être
considérée
comme une réactualisation du moment mythique où
l'archétype a été
révélé pour
la première fois. Les cérémoniels qui
scandaient la fin et le début d'un temps,
suspendaient l'écoulement du temps profane : la
durée, et projetaient ceux qui
les célébraient dans un temps mythique.
Ainsi l'homme primitif vivait dans un continuel présent
atemporel, son
comportement était régi par la croyance dans une
réalité absolue qui s'opposait
au monde profane des irréalités.
Ce rejet du temps profane était sans doute dû au
fait que, isolé ou vivant en
tribu, l'homme primitif était le jouet des
événements extérieurs, qui
constamment l'assaillaient, sans qu'il puisse réellement les
prévoir et donc
les éviter ou les détourner. Il ne pouvait rien
contre les catastrophes
cosmiques, les désastres guerriers, les malheurs personnels
ou les injustices
sociales liées à la structure même des
sociétés dans lesquelles il vivait.
Mircéa Eliade nous dit que, pour l'homme archaïque,
la souffrance avait un sens
et qu'elle répondait à un ordre dont la valeur
n'était pas contestée. Il s'agit
ici de la souffrance en tant qu'événement, en
tant que fait historique. Cette
souffrance était imputable à la
volonté divine, que celle-ci soit intervenue
directement pour la produire ou qu'elle ait permis à
d'autres forces, démoniaques
ou divines, de la provoquer.
Pour les Hébreux, toute nouvelle calamité
historique était considérée comme une
punition infligée par Yahvé. Les
prophètes ne faisaient que confirmer et
amplifier, par leurs visions terrifiantes, l'inéluctable
punition de Dieu à
l'égard de son peuple qui n'avait pas su conserver sa foi.
Les événements historiques gagnaient alors, une
signification religieuse,
c'est-à-dire qu'ils apparaissaient clairement comme les
punitions infligées par
le Seigneur, en échange des impiétés
d'Israël. C'est ainsi que les Hébreux
furent les premiers, sans doute, à interpréter
l'histoire comme épiphanie, ou
encore, manifestation de Dieu. Les prophètes de leur
religion reprenant le très
ancien scénario de la
régénération annuelle du Cosmos, par
répétition de la
création, enseignaient que le futur rendra au temps, sa
pureté et son intégrité
originelle. Alors, le monde sera sauvé, une fois pour toute
et l'histoire
cessera d'exister.
L'histoire n'apparaît plus comme un cycle qui se
répète à l'infini mais comme
une suite de manifestations divines, négatives ou positives,
dont chacune a sa
valeur intrinsèque. L'irréversibilité
des événements historiques et du temps
est compensée par la limitation de l'histoire dans le temps,
par son abolition
dans le futur.
Vis-à-vis de l'histoire, l'homme ancien, par ses croyances
en un temps cyclique
se régénérant
périodiquement, ou en un temps fini, situé entre
deux infinis
atemporels, a constamment manifesté la volonté de
mettre fin à l'histoire d'une
manière définitive.
Avec les Indiens, la théorie des quatre âges
composant un cycle cosmique
complet de 12 000 ans, est consolante pour l'homme,
terrorisé par l'histoire.
En effet, d'une part les souffrances qui lui sont échues,
l'aident à comprendre
la précarité de sa condition et d'autre part, la
théorie valide et justifie les
souffrances de celui qui ne choisit pas de se libérer, mais
qui se résigne à
subir son existence, à l'époque dans laquelle il
lui a été donné de vivre, ou
plus précisément de re-vivre.
Cette conception traditionnelle de défense contre
l'histoire, cette manière de
supporter les événements historiques, a
continué de dominer le monde jusqu'à
une époque très proche de nous. Elle continue
même aujourd'hui à consoler
certaines catégories de notre société
moderne, par exemple les sociétés
agricoles européennes qui, souvent encore, se maintiennent
avec obstination
dans une position anhistorique et sont, de ce fait, en butte aux
attaques,
parfois violentes de toutes les idéologies modernistes.
Cependant l'homme, dit moderne, est-il préparé
pour supporter la pression de
plus en plus puissante de l'histoire contemporaine ? La
christianisation y a
certainement contribué. Rappelons que pour le christianisme,
le temps est réel,
parce qu'il a un sens : la Rédemption. Une ligne droite
trace la marche de
l'humanité, depuis la Chute initiale jusqu'à la
Rédemption finale. C'est cette
conception linéaire du temps et de l'histoire, qui
tracée déjà au IIème
siècle
par Irénée de Lyon, sera reprise par saint
Bazile, saint Grégoire et finalement
élaborée par saint Augustin.
Des philosophes ont aussi donné un sens à
l'événement historique. Hégel par
exemple, a développé le concept de la
nécessité historique, donnant à chaque
événement, la volonté de
« l'Esprit Universel »,
tendant à préserver la liberté
humaine. Marx, pour sa part, a considéré que
"l'âge d'Or" se situe au terme de l'histoire. Pour lui, tout
drame
provoqué par la pression de l'histoire est un mal
nécessaire, avant-coureur du
triomphe prochain qui mettra fin, à jamais, au mal
historique.
On
sait, maintenant, combien une telle théorie a permis de
justifier les errements
et la froide cruauté de despotes agissant pour le "bien de
l'humanité". Heidegger déjà, avait
pris la peine de montrer que l'historicité
de l'existence humaine interdit tout espoir de transcender le Temps de
l'Histoire.
En définitive, il
semble que la justification d'un
événement historique, par le
simple fait qu'il est, un événement historique,
autrement dit, par le simple
fait qu'il s'est produit de cette façon, aura bien de la
peine à délivrer
l'humanité de l'horreur qu'il peut inspirer. Aucun concept,
aussi moderne
soit-il, ne nous persuadera de normaliser le "mal", non pas celui
lié
à la condition humaine et relevant de la morale, mais celui
engendré par le
comportement de l'homme à l'égard d'autres
hommes. Rien ne nous autorisera à
justifier la disparition du peuple Bosniaque par le simple motif qu'il
se
trouve sur le chemin de l'histoire.
DU TEMPS
PHILOSOPHIQUE AU TEMPS SACRE
Qu’avons-nous
appris ?
Que le temps est une notion bien cruelle pour l’homme qui la
subit. Chaque
seconde, chaque minute, chaque heure qui passe, nous rapproche
d’un néant qui
fait injure à notre intelligence et à notre
faculté de comprendre et d’influer
sur le fonctionnement même de la nature. L’homme a
une action transformatrice
sur bien des choses mais pas sur le temps qui passe.
Ce temps qui passe, s’il rythme notre long terme, notre
existence, est aussi
une quantité mesurable du court terme, du présent
- ce proche futur - qui,
sitôt vécu, devient un proche passé.
Cette quantité mesurable, l’humanité
dans
son évolution, n’a eu de cesse de la
maîtriser, de la scander, au fil de l’eau
et du sable qui coulent, puis avec le lent aller retour du balancier,
jusqu’à
la sèche et froide oscillation du quartz qui rythme
l’infiniment bref.
Maîtriser ce temps qui passe, fut et est pour
l’homme, le seul moyen qui lui
permette, ou qui lui donne l’illusion, de vivre plus
intensément, d’être plus
« productif », mais aussi plus
dominateur vis-à-vis de ceux qui
subissent le temps.
Ce temps qui passe, nous avons également compris
qu’il fut la cause de spéculations
passionnées de la part de ceux qui se donnent comme mission
de comprendre
l’univers. Ces scientifiques, tellement convaincus de
l’implacable logique de
leurs déductions, en oubliaient de se regarder dans le
miroir pour vérifier, à
chaque nouvelle ride, que le temps n’est pas
réversible et que la flèche du
temps pointe toujours dans la même direction, celle du futur.
Ce temps qui passe, enfin, nous savons maintenant quelle angoisse
métaphysique
il a pu engendrer auprès de nos lointains
ancêtres, qui pour apaiser leur
angoisse, ont inventé la Création, leur
création, et qui ensuite, se sont
convaincus de la périodicité de cette
création, chacune d’elles devant
succéder
à une fin annoncée. Ils ont imaginé
ainsi, une régénération continue du
temps, laquelle
offrait l’avantage de pouvoir nier
l’historicité, c’est-à-dire
le sens de
l’histoire, cette comptabilité implacable de nos
haines et de nos turpitudes.
Dans la symbolique romane, le Christ est souvent
représenté en maître du temps,
le chronocrator, comme sur le tympan de
l'église d'Autun. Cette notion
rejoint d'ailleurs celle de Maître de l'Univers et de ses
rythmes, de cosmocrator.
Le Grand Architecte de l'Univers, Dieu, Maître de l'Univers,
est en effet,
nécessairement, Maître du temps, puisque la
durée prend naissance avec la
création de l'univers.
Pour l'homme, les trois dimensions du temps sont le présent,
le passé et
l'avenir. Saint Augustin, dans "les confessions",
écrit :
« il y a en effet, dans l'âme,
ces trois instances, et je ne les vois
pas ailleurs : un présent relatif au passé, la
mémoire; un présent relatif au
présent, la perception et un présent relatif
à l'avenir, l'attente. Alors que
nous pouvons agir sur l'espace, par la vitesse sans cesse accrue de nos
moyens
de transports, nous ne pouvons pas agir sur le temps ».
« L'espace, signe de notre puissance, le
temps, signe de notre
impuissance », écrit le
philosophe Lagneau en 1880.
De tous "temps" pénétré de sa
mortalité, l'homme a tenté de surmonter
l'angoisse et l'éphémère que lui
inspire la fuite du temps. Organiquement
soumis à un commencement et à une fin, il n'a eu
de cesse, comme nous l'avons
vu précédemment, d'affiner la mesure du temps. En
effet, maîtriser la durée est
un besoin et un acte de haute intellectualité,
représentatifs de l'homme
pensant et donc conscient de sa temporalité.
La structure temporelle de notre expérience est si
contraignante que nous avons
toujours rêvé de nous en affranchir et le
désir d'éternité s'exprime dans
presque toutes les religions. Il s’exprime dans le
comportement de l'homme qui
cherche à se survivre à lui-même par
ses oeuvres ou par sa descendance. A ce
sujet, on peut dire que toute forme d'enthousiasme - au sens
étymologique :
être en Dieu, du grec anthéos - constitue une
expérience de l'éternité.
Avec Heidegger, la temporalité, c'est-à-dire la
conscience du temps, est le
caractère primordial de la conscience d'exister,
à partir de laquelle se
définissent toutes choses. « Lorsque
je cherche à me comprendre, dit-il,
je me projette dans le passé et rebondis sur la contingence
de ma naissance, le
fait d'être-là, jeté au monde. Je me
projette également dans l'avenir et butte
sur l'inéluctabilité de la mort. Le
résultat de ce double renvoi, ou de ce
double rebondissement, donne le sentiment de la temporalité
authentique »
fin de citation. Ainsi, la conscience du temps est liée
à une distance par
rapport à soi, à une conscience de soi. C'est, en
quelque sorte, une activité
humaine, qui peut d'ailleurs, être la connaissance ou
l'action proprement dite.
Rappelons la définition augustinienne du temps : « image
mobile de l'immobile éternité ».
Pour représenter cette notion,
quelle meilleure image que celle de la roue, symbolisant les douze
signes du
zodiaque qui décrivent le cycle de la vie. Gagner
l'immortalité, c'est
s'identifier au pivot de cette roue pour ainsi, avoir une vision
immobile, gage
d'éternité. Cette symbolique rend possible le
mouvement des êtres tout en
s'opposant à celui-ci, comme
l'éternité au temps. C'est une manière
d'occulter
l'éphémère pour n'indiquer que
l'instant présent dans l'espace.
L'homme tente, en vain, de s'échapper hors du temps, mais
sortir du temps c'est
sortir totalement de l'espace cosmique, pour entrer dans un autre
ordre, un
autre univers qui échappe totalement à notre
compréhension.
Il existe pourtant, une possibilité, elle est
donnée par l'Initiation, c'est le
temps sacré, et passer du temps des hommes au temps
sacré, c'est alors
communier avec l'univers.
Le Temple orienté par ses trois dimensions : de l'Orient
à l'Occident, du
Septentrion au Midi et du Zénith au Nadir, ainsi que par la
dimension
temporelle, fait partie de l'univers, il est l'univers.
L'Initié qui, dans cet
espace, élève sa pensée au
delà des contingences matérielles, est lui aussi
l'univers.
Il ne l'est, certes pas constamment puisqu'il n'en est pas moins homme
mais, de
Midi à Minuit le miracle s'opère. Durant ce laps
de temps, il est l'univers
avec ses Frères en communion, ce qui veut dire qu'il a
conscience que son
microcosme s'élargit pour atteindre la dimension cosmique.
Utopie, extase,
crédulité ? Certainement pas, il n'est pas
demandé à l'Initié de croire, mais
de vouloir, et c'est lorsqu'il est l'heure, que nous avons
l'âge, que tout est
conforme au rite et qu'ensemble nous aspirons à nous
dépasser, à nous
transcender, qu'alors le temps des hommes n'a plus cours.
C'est le seul moyen qui soit à notre portée, pour
gagner parfois, une once
d'éternité. Bien sûr, ce n'est pas
facile et les pré-requis sont nombreux, mais
en y réfléchissant, nous conviendrons qu'il ne
peut en être autrement.
Comme Adam, nous sommes glébeux et la boue, l'argile colle
obstinément à nos
pieds pour nous figer dans une temporalité
matérielle qui est partie prenante
de notre condition d'homme.
Parlant du temps sacré, Mircéa Eliade dit qu'il
s'agit d'une rupture effectuée
dans l'univers de l'expérience quotidienne. Il s'agit donc
d'une nouvelle façon
de penser, de sentir, de percevoir et tout acte situé dans
le temps sacré est
réitérable. Je n'ai pas dit réversible
mais, réitérable. Lorsqu'il se produit,
il a le même sens que s'il se produisait pour la
première fois, par opposition
au temps profane, qui lui est bien irréversible.
L'Initié sort du temps,
ce qui le conduit à concevoir la part immortelle de
l'être, « le temps
de ce qui n'est pas l'homme et non le plus long temps des hommes »,
écrit Malraux dans La métamorphose des
dieux. Ainsi nous tentons
de réitérer, lors de chacune de nos
réunions, la perception de la lueur, faible
certes, mais bien présente que nous avons entrevue, lors de
notre Initiation.
Minuit s'approche. Après cette excursion, ou encore cette
incursion dans le
domaine du temps, il est l'heure de se préparer à
regagner l'autre bord du
fleuve, là où le temps c'est de l'argent.
Traverser les grandes eaux est
toujours une entreprise délicate et risquée, nous
enseigne la sagesse chinoise.
Pourtant, chaque fois, nous devons entreprendre ce périple,
avec crainte
peut-être mais certainement avec détermination,
car il y a tant à faire sur cette
autre rive, solidaires de tous nos Frères en
humanité.
P\ Q\
BIBLIOGRAPHIE
- Les
découvreurs de Daniel Boorstin (Seghers).
- Histoire du
temps de Jacques Attali (le livre de poche essais).
- Le temps de
Etienne Klein (Flammarion).
-
Une brève histoire du
temps de Stephan Hawking (Flammarion).
-
Entre le temps et l'éternité de Ilya Prigogine et
Isabelle Stengers
(Fayard).
-
Malicorne de Hubert Reeves (Seuil).
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