"Graves Conflits"
« DANS UNE NATION DECHIREE
EN
SON SEIN PAR DE GRAVES CONFLITS,
A
RECONCILIATION DOIT- ELLE
PRIMER SUR LA JUSTICE ??
»
Une planche telle que celle-ci me touche particulièrement.
Elle me permet
d'aller au plus profond de mes souvenirs, de ceux que l'on
n’aime pas évoquer
sauf à trouver en face de soi celui qui sait et qui peut
comprendre. Mes
différentes expériences professionnelles et
humaines m'ont confronté à la
douleur et à la misère des peuples et des
êtres à des degrés
différents. En
1983 et 84 je me trouvais à BOURAIL et à NOUMEA
dans la tourmente calédonienne
et en 1993 et 1994 j'étais en Bosnie près de
SARAJEVO au milieu de la guerre
des hommes.
La
question qui nous
est posée évoque les graves conflits. Quand une
nation connaît des conflits en
son sein, qui y a-t-il de plus grave ? La question entend-elle que
déjà on doit
se positionner sur une échelle de valeur de la douleur des
peuples et des êtres
pour en estimer la gravité ?
Peut-on
envisager,
nous, démocrates occidentaux, nantis de
sécurité et sûrs de nos
idéaux, une
réconciliation entre des peuples et des êtres qui
se sont plus qu'entre-tués
sans que la Justice avec une grand "J" soit passée par
là pour tout
effacer et redonner les bases de la paix ?
Je
parle, dans ce
début de propos, des peuples et des êtres, car la
guerre, la mort, les crimes
selon d'où on les observe n'ont pas le même
goût et touchent différemment les
peuples ou les êtres. Lorsque je partais enquêter
sur un crime de guerre en
octobre 1993 à STUNI DO près de VARES, (village
qui correspond à OURADOUR SUR
GLANE) dans mon esprit on frappait de nouveau le peuple bosniaque.
D'ailleurs
la première phrase de mon rapport d'enquête,
indique qu'il s'agit d'un village
bosniaque. Après deux jours passés à
travailler, manger et dormir au milieu des
cadavres, après deux jours à manipuler des morts,
à tenir dans mes mains des
morceaux de bébés de 8 mois et moins,
mélangés à de la viande de mouton et
de
chien, je ne pensais plus à STUNI DO village Bosniaque, mais
à chaque être que
je tenais dans mes mains avec l'horrible sentiment qu'à la
fin peu d'entre eux
auraient un nom sur leur tombe. Lorsque j'ai voulu séparer
ce morceau de tronc
humain calciné et collé à un autre
pour savoir d'un homme ou d'une femme de qui
il pouvait s'agir, et comment avait-il trouvé la mort et que
ce cadavre s'est
brisé dans mes mains, j'ai eu le sentiment que je venais de
tuer pour la
deuxième fois cet être.
Ce
jour là j'ai
commencé à comprendre beaucoup de choses sur
l'homme. Beaucoup de choses bien
floues encore et qui le restent aujourd'hui car le chemin que j'ai
entrepris ce
jour là n'est pas près de s'achever.
Mais
j'ai tant appris
en si peu de temps que je suis sûr que vous comprenez tous au
moins un petit
peu ce que je peux ressentir de la guerre.
Oui,
la vision que
vous pouvez vous faire de ce spectacle, car cela en est un, vous est
horrible,
mais imaginez un instant les coups de feu qui passent au-dessus de vos
têtes et
le souffle et le bruit des explosions de mortiers de 81 qui tombent
à quelques
dizaines de mètres de vous pour vous dissuader de poursuivre
votre enquête.
Ajoutez
en plus à ce
bruit et à la peur, ces odeurs infâmes de poudre
noire, de phosphore, et de
chair brûlée.
Vous
trouvez cela
insupportable mes frères, je vous comprends et c'est
heureux. Mais comment
pourrais-je me plaindre, aucun d'entre ces 350 morts
n'étaient de ma famille,
de mes amis, de ma ville, de mon pays, de ma religion. Jamais avant ce
jour je
n'avais croisé le regard de l'un d'entre eux. Pourtant, au
fur et à mesure de
mes trois jours d'enquête, j'ai appris tout d'eux. Leur vie,
leur famille, leur
peur et leur mort. Puis au matin du troisième jour, nous les
avons tous
enterrés. Ceux que nous avions pu identifier, parce que leur
état le
permettait, ont eu droit à une tombe avec leur nom. Les
autres sont allés en
fosse commune. Nous n'avons creusé que 16 tombes.
Cinq
jeunes femmes de
ce village ont été
épargnées par les assaillants. Elles ont
été violées,
frappées, elles ont assisté aux actes les plus
barbares, elles ont vu leurs
parents et leurs enfants mourir sous leurs yeux dans des souffrances
horribles,
elles ont supplié pour que l'on achève leurs
enfants. Puis elles ont été
abandonnées sur les routes pour qu'ensuite elles puissent
témoigner au plus
loin dans d'autres villages de la capacité de l'ennemi
à détruire, à tuer, à
faire souffrir. Leurs témoignages sont effroyables et nul
ici n'aurait
l'imagination assez fertile pour s'approcher de la
vérité.
J'ai
donc dirigé cette
enquête de crime de guerre, avec quatre autres
enquêteurs étrangers (belge-
canadien - hollandais et anglais). Nous avons identifié le
chef de guerre de ce
massacre. Je suis allé à La Haye, au Tribunal
Pénal International pour évoquer
mon dossier. Depuis des jugements ont été rendus,
on entend quelques fois par
les médias, une ou deux sentences, mais qui peut y
prêter attention ?
Je
me demande toujours
quel impact a cette justice là, aussi
éloignée du fait subi. Peut-elle satisfaire
une victime ? Pour autant, je reste convaincu que cette justice
là est garante
de l'avenir des peuples de l'ex-yougoslavie.
Je fais volontairement cette différence entre les peuples et
les êtres.
Qui
pourrait
aujourd'hui se targuer d'être au-dessus des êtres,
des peuples, des nations et
des religions pour dire le droit suprême.
À
l’exception de
l'homme pour l'homme, je ne vois pas. Mais reste la question de
l'universalité.
Elle n'appartient à personne et devrait être
reconnue et s'imposer à tous.
Il
y a bien quelques
normes textuelles qui tentent de légaliser l'acte de guerre
; pour autant le
Droit international n'est évoqué et reconnu que
par certains (et surtout les
plus forts). Seuls les traités ou les pactes sont la source
de ce droit.
Comment une justice peut-elle se baser sur la loi des plus forts ou des
seuls
contractants ?
Qu'apporte
la justice
de l'Europe au drame yougoslave ? Mais sans elle, pourrions-nous
aujourd'hui
espérer une paix durable ?
Les jugements rendus aujourd'hui, seront le ciment des bases
démocratiques de
demain dans le renouveau de ces pays. Les responsables auront
été écartés, et
dénoncés. Les instances internationales les
auront condamnés de sorte que nul
pays ne pourra désormais les reconnaître comme
représentant leur nation ou leur
peuple.
Ce
qui garantit
peut-être de la résurgence de vieux monstres
enfuis dans les mémoires et les
rancœurs. Mais vous Frères à l'Orient
de Tulle, au fond de vos souvenirs, en
êtes vous convaincus ? Et vos pères ? Et vos
enfants ? Ce devoir de mémoire
collective qui est le notre aujourd'hui, pourrait-il s'exercer sans
Nuremberg ?
Ce
qui n'est pas
justiciable et justifié est injuste pour la victime. C'est
donc à la victime de
déclarer valide une norme s'imposant à
l'état et aux hommes en dehors et dessus
des normes internes du pays à condition de se
référer à une entité
transcendante et universelle.
Mais
quelle instance
peut être investie de cette compétence ?
Comment
peut-on
envisager une réconciliation sans explication ? Ce n'est pas
le silence qui
effacera les peines et les douleurs. Ce ne sont pas non plus les
palabres et
autres accords diplomatiques. Cette réconciliation ne
passera que par un
sentiment profond du demandeur que l'accusé a
acquiescé à la sanction équitable
et juste au regard du préjudice subi.
Je parle volontairement de sentiment et non de valeur. Car aucune
échelle de
peine ou de sanction ne vaut en regard d'un crime de guerre. Tout
devient alors
symbolique.
Que
dire des veilles
plaies non refermées comme le génocide
Khmère (2 millions de morts torturés et
affamés) à ce jour non…
vengées ?
Comment
comprendre, au
sortir de la Shoah, et plus de cinquante ans après
Nuremberg, que les auteurs
du génocide attendent toujours leurs juges ? N'est-ce pas la
communauté
internationale qui se dérobe ?
Le
monde a besoin
d'une juridiction permanente et indépendante (et non
inféodée) à des Pouvoirs
pour juger les auteurs de crimes contre l'humanité ou de
guerre.
Je
reste convaincu que
seule une action de justice peut garantir un assainissement des bases
de
réconciliations si tant est que la mémoire
individuelle puisse résorber la
douleur au profit du devenir collectif. Reste à ce que cette
justice soit celle
qui convienne en la circonstance.
En
interne le peuple a
besoin à l'inverse de recouvrer une quiétude, une
paix, un repos. Il a besoin
d'oublier ses douleurs tout en préservant ses cicatrices.
Pour garantir la
survie d'une nation dans la paix, la mémoire est le devoir
des peuples comme
l'oubli est celui des êtres.
Car
nul ne peut se substituer
à la douleur personnelle
Nul ne peut déporter le pouvoir de vengeance.
Nul encore ne peut parler au nom de l'humanité.
Et, comme l'a dit André Froissard : "si tout
était inoubliable, nous
deviendrions complètement fous".
|