Réflexion
sur l’Utopie
Au
sens philosophique pur, l’utopie
est la construction imaginaire et rigoureuse d’une
société qui, aux yeux de
celui qui la conçoit, constitue un idéal absolu.
Plus prosaïquement et plus
couramment, l’utopie est perçue comme un projet
irréalisable, une conception sortie tout droit
d’une imagination fertile, voire
quelque peu fantaisiste ou débridée.
Quel
que soit le
ressenti, on ne peut que constater que, depuis l’aube de la
raison, la pensée
utopiste a germé et prospéré. Elle
s’est développée au fur et à
mesure de
l’expansion des savoirs et de la confrontation des hommes
entre eux à
l’occasion des voyages, par exemple. Comme si le fait
d’acquérir d’avantage de
connaissances et de biens matériels donnait à
l’être humain, non pas un
sentiment de satiété avec le désir
d’en rester à ses acquis du moment, mais, au
contraire, l’impérieuse volonté de
bâtir, avec ces acquis mieux répartis et
mieux utilisés, la cité idéale, la
société parfaite dont tout homme a
rêvé un
jour…
La puissance du rêve utopiste a porté avec force
des courants très divers, des
phalanstères de Charles Fourier aux communautés
soixante-huitardes en passant
par les anarchistes ou les communistes par exemple. Sans oublier , bien
sûr, la
Franc-Maçonnerie dont les revues s’ornent de
dessins utopistes quelque peu
hermétiques.
Les échecs apparents ou avérés de ces
mouvements divers ont souvent dissimulé
de réelles avancées même si
l’utopiste incompris s’est vu
régulièrement
affubler du qualificatif de « doux rêveur
», au point de rentrer dans sa
coquille, honteux d’avoir véhiculé des
chimères.
Il a fallu lui redonner le goût de se battre pour ses
rêves un peu fous en le
réhabilitant, à ses propres yeux au moins, par un
appel péremptoire : «
Utopiste, debout ! ».
Face
à sa condition
sur terre, l’homme s’est toujours plu à
imaginer un monde meilleur. Platon en a
rêvé dans « La République
». Les chrétiens ou les musulmans convaincus
l’espèrent au paradis. Mais c’est
seulement au XVIe siècle que l’humaniste
Anglais Thomas More, dans un court traité sur la meilleure
forme de
gouvernement, a inventé le mot « Utopie
» dont il a baptisé l’île
nouvelle
abritant ce gouvernement idéal. L’origine grecque
du mot, quelque peu troublante,
signifie « sans lieu » c’est à
dire « lieu inexistant » !
Toutefois,
à part
le mot, Thomas More n’inventait pas le concept qui puise
à des racines
anciennes et profondes. L’utopie est, en effet, un
héritage de la mythologie
antique, de la philosophie grecque ou de la doctrine
chrétienne.
Cependant, dans l’ouvrage de More, les Utopiens sont des
hommes, avec les
défauts et les qualités de leur finitude.
L’auteur veut démontrer que l’autre
monde est de ce monde. Ses héros sont à la peine,
sans possibilité de recours à
la divine providence que More a exclu de son monde imaginaire.
C’est donc une
utopie raisonnable, une fiction réaliste qui
s’appuie sur la conviction
profonde de la perfectibilité humaine.
C’est
sans doute
sur ce point que More rejoint la Franc-Maçonnerie. Des 2
sens du mot que j’ai
donnés au début, nous ne sommes
évidemment pas concernés par le projet
irréalisable. Mais chacun d’entre nous sait bien
que nous ne pouvons pas, non
plus, parvenir à la construction d’une
société constituant l’idéal
absolu.
C’est donc entre les 2 que nous devons naviguer.
Comme sur l’île Utopie, notre objectif consiste
plutôt à élargir le champ du
possible et d’abord à l’explorer. A
prendre nos distances par rapport au
présent, à le relativiser et à
imaginer ce qui pourrait être. A critiquer
intelligemment l’ordre existant de manière
à le réformer en profondeur lorsque
c’est nécessaire. Bref, à concevoir
l’utopie comme un projet politique et
social en faisant une relative abstraction des
réalités du moment qui peuvent paraître
insurmontables et en se remémorant ces mots sublimes :
«
Parce
qu’ils ne savaient pas que c’était
impossible, ils l’ont fait… ».
A la
manière de l’étoile,
l’idéal de l’utopiste peut
paraître inaccessible. Mais toute utopie est une
synthèse de rationnel et d’onirique. Elle
n’a pas besoin d’aboutir complètement
pour provoquer des effets car toute utopie forte possède la
puissance
d’irradier la réalité. Si
réalisme et utopie semblent s’exclure mutuellement
à
la manière de 2 contraires, il n’y a pourtant
d’utopie efficace que réaliste et
de réalisme raisonnable qu’utopique. Par essence,
l’utopie porte en elle même
une grande part d’impossible et une part, difficilement
appréciable au départ,
de possible. La limite entre les 2 peut être
déplacée par la seule volonté
humaine. C’est la conscience nette et profonde de cette part
de possible qui
permet d’affronter et d’éroder, petit
à petit, la part perçue comme impossible.
Le
sociologue Edgar
Morin distingue 2 types d’utopies. Celle qu’il
nomme la bonne, c’est celle qui
veut construire une société avec plus de
fraternité, plus de liberté. Une
société qui fait en sorte que ses membres
accèdent plus aisément aux conditions
du bonheur. Cette conception est la nôtre.
La mauvaise utopie, en revanche, prévoit, selon lui,
l’élimination radicale et
définitive des conflits et de la douleur. Elle programme la
réalisation de
l’harmonie parfaite. Celle là est
irréalisable car elle veut changer des choses
sur lesquelles l’être humain n’a pas
prise. Elle ne mérite pas notre attention.
Le
véritable
utopiste, contrairement à l’idéologue
qui légitime le pouvoir établi,
suggère
d’autres formes d’autorité,
d’autres modes de fonctionnement et d’autres mondes
possibles. Il ménage des trouées de
lumière dans le confinement de nos
préjugés
sociaux en prenant garde de ne pas sombrer dans une sorte de terrorisme
de
l’altérité qui le conduirait
à croire que le possible prime toujours le réel,
que le possible est forcément une valeur en soi sur laquelle
les contraintes du
présent n’ont pas de prise.
En revanche, la pensée utopique ne nous condamne pas
à une triste attente de ce
qui ne viendra jamais. Elle nous place, au contraire, au cœur
du présent, au
cœur de la vie. L’utopie n’est pas
à réaliser mais elle est, au contraire, la
condition même de toute réalisation.
La
pensée utopique
est le moteur indispensable à
l’amélioration de la condition humaine.
C’est pour ces
raisons que nous pouvons, que nous devons, nous
francs-maçons, nous considérer
et nous comporter comme des utopistes. Et aujourd’hui plus
qu’hier encore.
Car
s’il fut un temps où les hommes pariaient sur
l’avenir, où le seul mot
d’avenir était un poème à
lui seul, nous traversons aujourd’hui une époque
où
le quotidien est scandé par des préoccupations
sans cesse liées à la survie, à
la peur ou à l’angoisse et cela dès les
premiers moments de socialisation de
nos enfants. Ce règne de l’urgence interdit, trop
souvent, toute projection
vers l’avenir. Nous sommes entourés
d’objets sophistiqués qui semblent donner
un sens à notre existence . En fait, ils nous assignent
à résidence, se
greffent sur nos corps et nos esprits auxquels ils dictent le chemin
dans un
présent individualiste et nous ferment les
frontières de l’avenir.
Même
si, seul dans notre coin, nous pouvons être en contact avec
la planète
entière, cette idéologie du présent
semble rendre obsolètes les leçons du
passé
et le désir d’imaginer l’avenir. Et
c’est sur le terreau de ce désespoir que
surgissent et se déploient des utopies de secours, comme si
nous étions entrés
dans une nouvelle époque , celle de la fin des utopies
sociales et politiques.
La raison, la science et le progrès semblent avoir perdu
leurs attraits traditionnels
et suscitent même une véritable
défiance. L’époque actuelle peut
être perçue
comme celle de la liquidation des utopies.
Ces
utopies de
secours sont constituées de mouvements
s’inscrivant dans l’espace
délaissé ou
reconnu vacant par l’échec des utopies sociales ou
politiques. La progression
fulgurante du mouvement évangéliste, par exemple,
est, au niveau mondial, d’une
ampleur sans précédent. Il influe très
largement sur la politique que conduit
le président des Etats Unis, avec les incidences
néfastes que chacun de nous
connaît.
Fort
heureusement,
le découragement total sied mal aux hommes et aux
francs-maçons en particulier.
La fin des utopies ne signifie en rien la fin des visées
utopistes et
l’espérance renaît parfois où
on l’attend le moins. Si la capacité de
révolte
devient de plus en plus rare dans un monde où
l’homme se sent écrasé par le
rouleau compresseur de la mondialisation, elle couve,
néanmoins, comme un feu
sous la cendre, dans le cœur de la jeunesse (et, je veux le
croire, du Franc
Maçon). Le désir d’utopie qui tenaille
généralement cette dernière la conduit
à
ne pas supporter que le monde reste ce qu’il est et
à se refuser à composer
avec ses imperfections. L’imagination sociale est une
dimension constitutive de
la vie en société. Et tant pis si
l’histoire de l’homme est pleine de promesses
non tenues : il vaut mieux tenter d’imaginer le futur que de
le subir
passivement.
L’œuvre
à accomplir est immense et le travail qui nous attend
l’est encore
d’avantage.
Alors,
pour répondre à cette affirmation à la
lumière des propos la précédant,
je pose la question qui s’insinue souvent dans nos
échanges verbaux, qui reste
tapie au tréfonds de notre conscience et de notre esprit de
Francs Maçons et
qui est en fait l’aboutissement de cette planche : avons nous
le désir, les
moyens, la volonté, le courage de mener a bien cette
tâche ?
Sommes nous réellement en panne d’idées
comme on le prétend si souvent ?
Sommes nous paralysés par ce règne de
l’urgence dont j’ai parlé,
enlisés dans
la gangue d’un monde profondément
matérialiste et individualiste dont nous
serions les premières victimes inconscientes, un monde
où tout s’accélère et
où
toute réflexion devient trop rapidement obsolète,
irrémédiablement condamnée
aux oubliettes de notre cheminement maçonnique ?
Avons nous encore cette capacité de révolte
conduisant d’abord à la perception
puis ensuite au refus de l’inacceptable tout en
générant l’utopie, tous
ingrédients qui constituent des moteurs indispensables au
changement de la
société ?
Avons nous autre chose à proposer que les discours
officiels, autre chose qui
rende crédible l’objectif chargé
d’utopie qui nous est assigné par
l’article
premier de notre constitution et dont nous devrions être en
permanence
imprégnés ? Et, dans l’affirmative, par
quels cheminements concrets pouvons
nous faire en sorte que nos idées ne deviennent des poncifs
dérisoires,
terribles symboles de notre incapacité à changer
le monde ?
Tout l’avenir de la
franc-maçonnerie réside plus que jamais, me
semble t-il, dans sa capacité de
développer une pensée utopiste et dans celle de
la porter jusqu’à l’extrême,
jusqu’au bout du rêve, de pousser de nouvelles
portes pour sentir, enfin, avec
délice et volupté, les parfums d’air
frais d’un nouveau matin.
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