L'Utopie
de Galateo ou la parole creuse
Autrefois, c'était il y
a sept ans ou plus, l'on demandait à une postulante:
« Pourquoi entrez-vous en Franc
Maçonnerie ? »
Et l'on répondit à sa place qu'elle
était libre et
de bonnes mœurs, qu'elle était dans les
ténèbres et cherchait la lumière.
Elle ne savait pas qu'elle était libre et de bonnes
mœurs.
Ni qu'elle était dans les ténèbres.
Mais elle
espérait trouver la lumière.
Qui rentrait dans le Temple. C'était
Penthésilée,
une femme seule ayant choisi pour vertu le courage -
dernière
des vertus selon Platon -. Ce courage représentait une force
qui
ne s'embarrassait point d'ambages et ignorait l'existence de la langue
de bois.
Penthésilée entrait en Maçonnerie. On
lui avait
dit qu'elle ne savait ni lire ni écrire et qu'elle ne devait
pas
parler. Donc elle écouta.
Qu'entendit Penthésilée ? Des rhéteurs
vêtus
de noir qui tentaient de promouvoir une société
consolatrice et légiféraient comme tous
les gens de
loi, au moyen d'un dire codifié.
Penthésilée se grattait la tête en
écoutant
toutes ces figures en bleu, noir et rouge. Ou avait-elle
déjà rencontré ces
stéréotypes
stérilisants ? Mais oui. Ca lui revient :
Elle reconnaissait un archétype qu'elle avait fui en
quittant
les siens. Il s'agissait de Galateo, la parfaite mécanique
sociale imaginée au milieu du 16ème
Siècle par
Monseigneur Della Casa. Dans son traité de bonnes
manières nomme Galateo Monsieur della Casa trace
l'itinéraire d'une utopie, celle de la socialité.
Avec
Galateo Della Casa revisite en respectueux hommage
l'héritage
humaniste pour proposer le modèle d'un homme
médian,
à la personnalité faite d'une aimable
conciliation des
contraires. Le Galateo préconise un idéal de
courtoisie
et de sérénité conduisant à
une pacifique
coexistence sociale. Cette conception de vie
équilibrée
née de l'idéal de mesure
aristotélicien cher
à la Renaissance est assez éloignée de
l'optique
des Lumières d'où est issue la Franc
Maçonnerie.
Galateo représente celui qui abandonne la solitude et la
recherche de son identité pour entrer dans l'enfer de la
bienséance. Se piquant au jeu, il devient la «
conscience
» de la société, le censeur du
discours, le tyran
de la pensée, le stérilisateur de
l'originalité.
Quelle différence entre l'idéal que venait
chercher
Penthésilée et la réalité
des discours
qu'elle entendait dérouler. Tous semblaient issus
d'une
même norme, identiques dans leur ton, sans engagement ni
débordements aucuns. Serait-ce l'emploi de la
pensée
symbolique qui modèle à ce point les esprits ?
pensait
Penthésilée.
Mais non. La convention remplaçait la pensée, et
les
paroles s'égrenaient sans vrai fil conducteur.
L'euphémisme fleurissait, érigé en
code social. Il
s'agissait toujours d'entonner sur le mode mineur. Ainsi nul
n'était plus ennuyeux, mais était taxé
de
surabondance. Toute agitée était « digne
de compassion
». Personne n'était jamais plus
xénophobe mais
chacune risquait d’être aveugle par
l'étroitesse de
son horizon. Plus personne n'avait raison.
Mais l'on partageait son point de vue. L'on ne blâmait pas
non
plus : les points de vue étaient simplement
différents.
S'était-on ennuyé, ou le discours avait-il
été creux. La V.M. suggérait de
revenir à
l'objet du débat. Ou bien l'Oratrice contestait
vigoureusement
les bases d'un raisonnement.
Ce fut quand, ayant eu accès à la parole, elle
eut un
jour le malheur de dire que les propos précédents
étaient faux qu'on la somma de s'excuser sur le champ et de
rectifier ses dires par un sirupeux « j'avais en
tête une autre version des faits ».
Las. Penthésilée n'était pas venue en
Franc
Maçonnerie pour entendre s'y déployer les
mensonges
qu'elle avait fuis dans son milieu d'origine. Comment ? ici aussi la
convention remplaçait la pensée ? Galateo
sévissait donc partout, chez les siens comme en Loge.
Erigeant
en code social l'emploi de l'euphémisme. Même dans
le
Temple l'équivoque imprégnait chaque mot, chaque
geste,
créant une rhétorique parallèle.
Même la symbolique pouvait, manipulée, devenir
hypocrisie.
La double intention, dissolvant les repères tentait de
rendre
chacune perméable à la crainte. Et l'on sait
que la
crainte s'emparant de quiconque achevé de le normaliser.
Penthésilée rêvait. A-t-on le droit de
dire ici ?
Peut-on même nommer ? Elle sut que non le jour ou elle fut
dénoncée aux instances fiscales.
Elle sut encore que non le jour où elle vit
caviardé son travail de secrétaire nationale.
D'ou vient donc ce Galateisme se demandait-elle ?
Dans sa famille et son milieu, elle le savait : la religion et les
alliances avaient tissé un épais
réseau de normes
d'où elle avait du s'enfuir, car elle était
différente et insurgée.
Mais ici où l'on venait chercher la Lumière, pour
travailler au perfectionnement de l'humanité que venaient
donc
faire ces palabres sans substance, pire, ces mensonges ?
Alors Penthésilée se mit à voyager.
Parce qu'il y
avait 300 ou 350 Loges, 300 creusets de réflexion, dont 70
ou 90
sur Paris et ses faubourgs. De quoi se rendre compte si le discours
était bien toujours le même partout.
D'abord Penthésilée fut
étonnée. Elle
arriva dans un Temple ou trois colonnes n'étaient pas
placées comme chez elle à la Loge
numéro 1. Tout
de suite elle alla voir la Maîtresse des
Cérémonies
: Ma Sœur, tu t'es trompée en posant tes Piliers.
On la
regarda sans répondre ni rien changer. Puis elle fut encore
plus
accablée de voir les sœurs circuler dans l'autre
sens que
chez elle... Puis elle entendait des paroles différentes qui
expliquaient ce que faisaient chacune des tenantes des plateaux.
Puis elle entendit parler de politique. Traiter de traîtres
ceux
qui venaient de prendre des mandats municipaux en passant un accord
avec le Front National. Quoi, ici l'on peut parler de ça ?
Un
grand espoir naquit dans son âme.
Puis Penthésilée fut recrutée pour
ouvrir une Loge dans les frimas du Nord.
Elle avait un petit tablier bleu, elle travaillait avec une
épée et un chapeau, comme au XVIIIème
siècle, elle disait les paroles du plus ancien des rituels,
celui de 1778. Au début elle fut grisée de
revenir aux
sources… Très vite là aussi le
discours lui parut
bizarre. D'une rhétorique plus
ésotérique, presque
magique. Et toutes se réclamaient d'un Dieu
éternel et
tout puissant. Las, là aussi ce ne fut pas
éternel. Trois
ans après la Loge fut mise en sommeil car
Penthésilée avait bêtement
alerté les
autorités de la déviance de pensée qui
envahissait
les discours. La Loge reprit ses pérégrinations
un an
plus tard, sans Penthésilée. Galateo avait
frappé.
Cette analyse peut se reporter a ce qui se passe chez nous : pensa
Penthésilée : La encore Galateo pointe son museau
chafouin. La parole des Loges Bleue est encadrée. Peut-on
être sur que le poids de la tradition ne constitue pas
plutôt un étau qu'un lieu
d'épanouissement ? Pas de
vagues, pas de vagues. Et pour penser, faisons penser les autres.
Faisons venir des conférenciers. Ne nous risquons pas sur
des
sujets trop pointus poursuit Galateo.
Penthésilée sait pourtant ce qu'elle doit
à l'Art
Royal, apprentissage de la pensée. Cette méthode
active
lui a permis d'évaluer son chantier, de l'aborder
méthodiquement pour en rendre compte lors de
réunions de
chantier.
Elle fut obligée à mettre
régulièrement en
mots sa perception d'un symbolisme s'appuyant sur des outils dont
l'aspect concret et laïc évitait l'endoctrinement
et la
direction de pensée en mettant l'abstraction à
l'abri de
l'idéologie.
Maintenant Penthésilée s'interroge. Elle est en
colère. Elle sait très bien que ses
colères sont
inutiles et ses paroles mal reçues : les Galateo d'alentour
lui
ont dit de se taire. Comment Galateo et ses sbires ont-ils envahi le
Temple ? Est-ce eux qui y introduisent une telle frilosité
alors
qu'on se vante de travailler sur la parole ?
Pourtant les mots de la maçonne ne sont ni des
épées tranchantes ni des lacets qui
étranglent. La
maîtresse maçonne cherche la parole. Mais ce n'est
pas
parce qu'elle est perdue qu'il faut cesser d'en faire usage.
La Maçonne vient dans le Temple cherche un Dire, une parole
qui
la fasse exister. Mais Galateo guette à chaque point
cardinal.
L'enjeu est grave songeait Penthésilée
: Galateo
confisque notre outil de travail s'il empêche que la parole
devienne vivante, porteuse d'un désir retrouvé
pour
à la place faire triompher de petites ambitions. Lacan
disait
pourtant « Le sacré c'est ce qui met
à distance le politique ».
Penthésilée retourna dans la Loge où
l'on tournait
dans l'autre sens et où l'on parlait de la Cité,
du Loup,
du petit Chaperon Rouge. Dans l'intervalle elle avait appris que cette
Loge travaillait au Rite Français. Là aussi
certaines
tenaient des épées. Le rituel datait de 1782.
Là,
il lui semblait qu'une liberté soufflait dans la parole
comme
dans les sujets…
Mais Penthésilée se souvenait aussi de la
séduction qu'avait exercé sur elle Pierre de Lune
ou elle
avait cru discerner une Parole libre et n'avait finalement
trouvé qu'une parole inféodée
à un leader.
Apres la vassalité requise dans le Nord, voici de quoi
décourager.
Penthésilée est un peu lasse de girovaguer. Elle
aimerait trouver un abri, un havre.
Que cherche donc Penthésilée ? Un lieu de parole
vraie.
Sans Galateo d'aucune sorte. Un lieu d'allocution ou les allocutaires
soient des sœurs et les locutrices d'autres sœurs,
toutes
des sœurs lambda, pas contaminées par la course
aux
cordons. Un lieu qui s'administre seul sans recourir aux grands
lieutenants. Un lieu où les charges se prennent et se
quittent
sans modifier les échanges.
Penthésilée a entendu les Serpentines raconter
gaiement
comment elles ont vécu leur plateau et pourquoi elles en
prennent un autre - ou pas du tout -.
Penthésilée cherche un lieu de bonne humeur et de
bonne
compagnie ou chercher ensemble une pensée pour trouver de la
joie.
J'ai dit
B\ d\ l\ M\
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