Principes
fondateurs
et définition de la laïcité
L'Observatoire
du communautarisme reproduit ici le texte de l'intervention du
philosophe Henri
Pena-Ruiz, avec son autorisation, lors de l'université
d'été du Mouvement
Républicain et Citoyen (MRC) en septembre 2003. Il y expose
la force des
principes de la laïcité : liberté de
conscience, égalité des droits sans
discrimination liée à l'option spirituelle et
universalité de la loi commune.
La laïcité constitue le cadre qui rend possible la
manifestation de la
diversité sans morcellement communautariste de l'espace
civique, préservé à la
fois comme fondement de paix et comme horizon d'universalité.
Le
mot laïcité et le sens du principe qu'il recouvre
La question
primordiale : quel type d'union, fondée en droit, pour des
êtres dont les
convictions spirituelles sont diverses ? L'unité du laos,
selon l'étymologie
grecque est celle d'une population dont nul individu ne se distingue
des autres
par des droits ou des pouvoirs particuliers. Le simple laïc,
dès l'époque
médiévale, est l'homme du peuple, croyant ou non,
distinct du clerc, qui quant
à lui est dépositaire d'une fonction
repérable dans l'administration du sacré.
Le principe laïque d'union du peuple, on le verra, traduit
l'indifférenciation
des simples « laïcs
» en valeurs
fondatrices de la Cité : liberté de conscience,
égalité de tous, indivisibilité
d'un corps politique fondé sur l'identité
universelle des droits détenus par
chacun. Un tel principe n'est donc nullement contradictoire avec la foi
religieuse, puisqu'il construit l'ordre politique en faisant
abstraction des
positions spirituelles des uns et des autres.
Notons que l'idée d'un monde commun à tous, d'une
res publica, s'esquisse
largement dans ce principe d'indivision du peuple, du laos. Certes, les
communautés de foi, ou de représentation du
monde, ne sont pas négligeables. Mais
elles ne concernent que ceux qui s'y reconnaissent librement. Toute la
question
est donc de savoir comment concevoir la diversité dans
l'unité, comment les
articuler d'une part sans que la diversité compromette
l'unité, d'autre part
sans que l'unité opprime la diversité. Il s'agit
de définir des registres
d'affirmation de l'une et de l'autre de façon qu'elles
soient conciliables. On
concevra donc une communauté de droit à partir
d'un souci de justice inspiré
par la référence aux droits fondamentaux de
l'être humain.
On peut bien sûr faire remarquer que les
communautés politiques se sont d'abord
constituées comme des communautés de fait, qui
tendaient à privilégier des
facteurs de référence liés
spontanément à une religion, à une
vision
coutumière, à un particularisme ethnique. Mais un
tel constat n'est opposable à
l'idée d'une réappropriation critique des
fondements du vivre ensemble que si
l'on refuse aux sociétés humaines la
possibilité d'évoluer. De ce point de vue,
on peut comprendre la laïcité non comme un produit
culturel, spontanément surgi
d'une tradition particulière, mais comme une
conquête accomplie par un effort
de distance à soi d'une société
d'abord soumise à l'organisation
théologico-politique traditionnelle.
Sans méconnaître la force récurrente
des communautés de fait et des
particularismes qui les cimentent, il convient de penser le sens de la
construction laïque d'une communauté de droit. Et
ceci pour trois types de
raisons. La première est que la diversité des
convictions spirituelles, religieuses
ou autres, tend à prendre la place, dans les
sociétés modernes, de l'unicité de
référence religieuse. La seconde,
montrée par une triste actualité, est que
même dans le cas d'une
homogénéité religieuse
supposée de la population, la
modalité théocratique ou fondamentaliste du
religieux peut conduire à une
figure théologico-politique oppressive. La
troisième, suggérée par l'histoire,
est que la domination politique et institutionnelle d'une religion sur
une
autre, voire des religions sur la conviction athée ou
agnostique, est
incompatible à des titres divers avec la liberté
de conscience, comme avec
l'égalité des droits.
Les
trois grandes options spirituelles des hommes : réflexion
sur la diversité
Une
enquête
récente CSA-Le Monde-La Vie du 21 mars 2003 fait
apparaître dans la population
française trois types de conviction spirituelle. Les
croyants représentent
environ 58 %, si l'on additionne dans cette catégorie les
hommes qui jugent
l'existence de Dieu certaine (24%) et ceux qui la jugent probable
(34%). Ces
derniers pourraient tout aussi bien s'apparenter aux agnostiques, qui
déclarent
inconnaissables et incertaines les choses de l'au-delà
(agnostos :
inconnaissable). Les athées sont environ 41%, si on
additionne ceux qui
excluent l'existence de Dieu (22%) et ceux qui la disent improbable
(19%). Les
seconds pourraient également être
rattachés à l'agnosticisme, puisqu'ils ne
tranchent pas non plus. Reste 1% de personnes qui ne se prononcent pas
du tout,
et représentent le véritable agnosticisme. On
voit que la troisième catégorie,
celle des agnostiques, est la plus faible d'un certain point de vue, et
la plus
nombreuse d'un autre, si l'on additionne les 34 %, les 19%, et le 1% :
54 %.
Notons enfin qu'on ne peut définir négativement
aucune des options
spirituelles. Un croyant fonde ses valeurs sur la
référence à une transcendance
divine (cf. Augustin, Averroès, ou Levinas). Un
athée ne croit pas en Dieu,
mais il peut fonder ses valeurs sur d'autres principes (cf. Sartre,
Bertrand
Russel ou D'Holbach). Un agnostique suspend son jugement, mais il peut
concevoir une morale naturelle de l'homme (cf. Protagoras, ou Hume).
Bref,
nulle option spirituelle ne peut être définie par
simple privation, et cette
compréhension positive est essentielle pour ne pas esquisser
de discrimination
entre les citoyens. C'est en ce sens que l'on interprétera
l'idée que « la
République respecte toutes les
croyances » (Constitution de la
cinquième République), le terme «
toutes » excluant un quelconque
privilège accordé à l'une d'entre
elles.
L'identification de la nature de la diversité spirituelle
permet donc de cerner
les faits. Mais pour dire le droit, il faut se poser la question du
type
d'organisation qui permettra aux tenants de ces trois options
spirituelles de
vivre ensemble. Pour déduire les principes et la
définition de la laïcité au
regard des données ainsi rappelées, il convient
de prendre en compte la
diversité spirituelle des hommes, et le statut qu'elle peut
avoir dans une
société de droit, soucieuse de se
définir en faisant abstraction de la
distribution des positions de pouvoir et des avantages acquis telle
qu'elle est
héritée du passé. On
reconnaît ici la fameuse image de John Rawls dans Théorie de la Justice : c'est
derrière
un voile d'ignorance que les citoyens se dotant d'une constitution
doivent en
définir les principes. C'est dire qu'ils ne savent pas ni ne
doivent savoir
quelle position ils vont occuper, en l'occurrence quelle conviction
spirituelle
sera la leur, au moment où ils mettent en place les
règles fondamentales de
l'organisation commune. La question essentielle est donc bien :
à quels
principes doit répondre l'organisation politique pour que
les divers croyants,
les athées, et les agnostiques, jouissent exactement des
mêmes droits et
puissent ainsi se reconnaître également dans la
Cité qui les réunit ? Pour
tenter de répondre, on prend donc au sérieux
l'hypothèse du « voile
d'ignorance », qui consiste à
délier la conception proposée de toute
préférence spirituelle personnelle. Pour
mettre à l'épreuve la valeur d'un principe
envisagé comme juste, on se placera
donc du point de vue du tenant d'une autre option spirituelle que celle
que
l'on partage soi-même. Une telle démarche de
méthode est la garante de
l'universalité et de l'acceptabilité finale de la
conception proposée. La
laïcité ne se définit donc pas
à partir d'une position religieuse ou d'une
position athée : elle ne se situe pas sur le même
plan que les diverses options
spirituelles.
Le
droit laïque et ses exigences
La
liberté de
conscience est le premier principe fondateur de la
laïcité. Les tenants de
trois options spirituelles doivent être libres de choisir une
religion, une
conviction athée ou agnostique. Et l'usage de cette
liberté ne doit déboucher
sur aucune stigmatisation. Ni credo obligé ni credo
interdit. La liberté de
conscience est première, comme l'est la liberté
humaine : elle n'est pas un
bien que l'on peut perdre, qui serait accordé ou non, car il
s'inscrit dans
l'être de tout homme, non dans son avoir. C'est en ce sens
qu'après Rousseau
une telle liberté est dite inaliénable Elle est
plus large, plus générale, que
la liberté de religion ou liberté «
religieuse », puisqu'elle se
réfère au libre choix que permet l'ensemble
des options spirituelles. Elle échappe aux
ambiguïtés de la tolérance
politique, dont Condorcet et Mirabeau ont souligné qu'elle
relève d'une
inégalité entre ceux qui tolèrent et
ceux qui sont tolérés. C'est la
liberté de
conscience qu'assure le premier article de la loi du 9
décembre 1905. Une telle
liberté de conscience peut être bafouée
de deux façons. Soit par l'imposition
d'une religion et la persécution des autres ou de
l'athéisme et de
l'agnosticisme. Soit à l'inverse par l'imposition de
l'athéisme et la
persécution des religions. En ce sens, l'Union
Soviétique stalinienne
persécutant les religions au nom d'un athéisme
officiel a autant bafoué la
laïcité que l'Espagne franquiste qui imposait le
catholicisme comme religion
d'État («
national-catolicismo »).
Il est donc clair que la laïcité n'est pas
antireligieuse, et qu'elle ne relève
nullement d'un athéisme implicite ou explicite. Si elle est
devenue
historiquement anticléricale au regard de
prétentions théologico-politiques qui
entendaient dévoyer le libre témoignage spirituel
de la religion en un projet de
domination temporel, ce n'est pas alors à la religion comme
telle qu'elle s'est
opposée. Il est clair également que la
laïcité n'est pas hostile à
l'athéisme
comme tel : elle rejette tout simplement l'athéisme officiel
qui voudrait
s'imposer politiquement. Cette symétrie est importante pour
esquisser le plan
sur lequel se situe la laïcité, et qui n'est pas
celui des options spirituelles
particulières. Le Président de la
République parle à juste titre d'un cadre,
qui en un sens transcende toutes les options spirituelles en
définissant les
conditions de leur libre affirmation, de leur
égalité de statut, et de leur
coexistence sans aliénation de la sphère commune
à la domination de l'une ou de
l'autre.
Quant à la liberté de conscience, elle a pour
condition que l'État ne soit pas
ou plus arbitre des croyances, et qu'il reste à cet
égard neutre. Cette
abstention correspond à une délimitation propre
à l'état de droit. Pas de
police des croyances ou de la pensée. Une telle conception
n'équivaut pas à un
relativisme propre à désarmer les consciences :
elle met en jeu des valeurs
dont la formulation explicite peut recevoir en droit l'assentiment de
tous.
Elle recentre le droit sur les actes, en incluant dans ceux-ci les
propos
racistes ou xénophobes qui incitent à la
discrimination. Quant à la liberté de
conscience, il appartient à l'État de lui donner
les moyens de se fortifier,
notamment par l'instruction publique. Celle-ci doit procurer
à tous, croyants
ou non, l'autonomie de jugement et la culture universelle qui lui
fournit ses
repères. La laïcité n'est pas seulement
neutralité ; elle est, positivement,
promotion du bien commun du fait qu'elle assume un projet
d'émancipation de
tous et de chacun.
L'égalité de droits des tenants des trois options
spirituelles est le second
principe de la laïcité. À la domination
traditionnelle du cléricalisme
religieux il ne s'agit donc pas de substituer un quelconque
athéisme officiel,
car on ne ferait alors qu'intervertir les dominants et les
dominés. La laïcité
consiste à éradiquer le principe même
de toute domination au nom d'une option
spirituelle quelle qu'elle soit. L'égalité de
principe des tenants des trois
options spirituelles exclut tout privilège public des
religions ou de
l'athéisme. La séparation juridique des
Églises et de l'État est à cet
égard
une garantie d'impartialité. Elle constitue d'ailleurs une
libération mutuelle
: la république devient la chose de tous, athées,
agnostiques ou croyants ; la
religion s'affirme comme libre témoignage spirituel en
s'émancipant de ses
compromissions théologico-politiques traditionnelles. Toute
démarche de type
concordataire, en revanche, tend à privilégier
les citoyens croyants par
rapport aux citoyens athées. Sur ce point, la
laïcité n'est pas une simple
sécularisation, assortie bien souvent du maintien de
privilèges institutionnels
ou sociaux des figures religieuses de la conviction spirituelle. Ce
maintien
prend parfois pour alibi la référence
à la culture, entendue en son sens
ethnographique comme continuité d'une tradition. Mais on
peut mesurer les
risques d'une telle acception en observant que des pratiques
oppressives et
discriminatoires se donnent comme «
culturelles » pour jouir d'un label qui les
soustrait à toute critique.
L'égalité des sexes, pour ne citer qu'elle, ne
figure pas dans les traditions «
culturelles » des grandes aires de
civilisation. Elle n'en est pas moins une exigence du droit, qui sur ce
point
doit rompre avec le passé. Ce type de rupture est d'ailleurs
conforme à un
autre sens du mot culture, entendue cette fois ci comme transformation
active
du donné en vue d'un progrès.
La forme tangible de l'égalité est lisible dans
une loi commune et un espace
public dont la seule raison d'être est de promouvoir ce qui
est commun à tous
par-delà les différences. D'où le
souci d'universalité.
Le souci d'universalité de l'espace public s'articule
à la distinction
juridique du privé et du public. Est public ce qui concerne
tous les hommes,
universellement, et dont par conséquent la
communauté de droit de la nation a
la charge. Est privé ce qui concerne certains hommes, en
particulier, ou un
homme, singulièrement. L'assignation des options
spirituelles à la sphère du
droit privé ne signifie pas qu'on en méconnaisse
la dimension sociale et
collective : celle-ci est prise en compte par le droit des
associations. Elle
n'interdit nullement aux religions ou à la
libre-pensée de s'exprimer dans
l'espace public. Mais elle leur dénie toute emprise sur
l'espace public. Victor
Hugo : « Je veux l'État
chez lui et
l'Église chez elle ». La
laïcité retrouve ainsi la distinction du spirituel
et du temporel chère à Comte. Ou si l'on veut
elle radicalise celle du
religieux et du politique. Chaque domaine doit avoir son ordre propre
d'accomplissement, ce qui ne veut pas dire que la vie spirituelle
entendue au
sens large, incluant la philosophie, les sciences, l'art, les
religions, ne
puisse pas contribuer au débat démocratique. Tout
au contraire. Plus cette vie
spirituelle sera indépendante des pouvoirs temporels, et
affranchie de toute
compromission avec eux, mieux elle pourra produire son effet propre
d'émancipation, en faisant vivre la vigilance de la
pensée critique dans ses
dimensions éthique et politique. Une spiritualité
déliée va ainsi de pair avec
l'émancipation laïque. On comprend dès
lors qu'il est essentiel pour la
république laïque de préserver la
sphère publique de tout empiètement des
communautarismes. L'espace public n'est pas une mosaïque de
communautés, mais
un monde de référence des individus citoyens
libres de choisir leurs
appartenances, toujours considérés comme sujets
de droit individuels. Toute
personne doit pouvoir disposer librement de ses
références spirituelles, et non
être d'emblée assujettie à elles au nom
d'une « identité
collective » dont elle ne pourrait se
déprendre. Certes,
il s'agit là davantage d'un idéal
régulateur que d'une réalité
effectivement
accomplie et le retour aujourd'hui des fanatismes politico-religieux
comme des « identités
meurtrières » nous instruit
suffisamment de l'écart entre le donné et
l'idéal. Mais c'est l'honneur et le
devoir de la politique de ne pas se soumettre au monde comme il va.
D'autant
que c'est par un malentendu trop courant que l'on oppose
l'idéal laïque et la
légitime construction des identités
singulières. La laïcité ne requiert
nullement l'effacement des «
différences
», mais un régime d'affirmation des
différences qui reste compatible avec
la loi commune, et soit à même
d'empêcher tout rapport de dépendance
personnelle. Dans une société dite plurielle sur
le plan culturel et spirituel,
il faut bien trouver un principe de coexistence qui ne soit pas un
principe
d'enfermement, et qui fasse droit à tous sans ensevelir
l'espace public sous la
mosaïque de particularismes simplement juxtaposés.
La liberté de la conviction spirituelle - foi religieuse,
conception athée ou
agnostique - est une sorte d'exigence pour celui qui entend la vivre
pleinement
comme telle. Cela est si vrai que toute religion naissante, d'abord
dominée,
comme toute conviction philosophique neuve, d'abord
stigmatisée, aspire pour
vivre à cette liberté. Conversion volontaire au
christianisme, comme celle
d'Augustin - racontée dans les Confessions -, retour
à la religion païenne,
comme celui de Julien - stigmatisé comme apostat alors que
l'abandon d'une religion
pour une autre est une liberté essentielle -, passage de la
religion
protestante à l'athéisme, comme dans le cas de
Feuerbach, passage à
l'agnosticisme, comme dans le cas de Hume, sont autant d'exemples de
liberté
spirituelle en acte. Les tenants des trois grandes options
spirituelles, dès
lors qu'ils entendent délivrer la spiritualité de
toute forme de contrainte ou
de privilèges temporels, militent en fait pour la
laïcité : c'est que leur
engagement spirituel est d'autant plus profond qu'il est si l'on peut
dire sans
mélange, et ne revendique pour lui même que la
forme libre de l'affirmation.
C'est notamment ce que soulignent les croyants Hegel dans ses Leçons sur la philosophie de la religion
et Félicité de Lamennais dans Paroles
d'un croyant mais aussi l'athée Bertrand Russel
dans Pourquoi je ne suis pas
chrétien.
La
question de l'école laïque
L'école
n'est
pas un lieu comme un autre. Elle accueille des enfants, dont elle fait
des
élèves. Elle les accueille tous, sans distinction
d'origine, de religion ou de
conviction spirituelle. Elle prépare à la
citoyenneté, sans épouser l'illusion
d'une citoyenneté spontanée, qui
préexisterait au processus de sa formation.
C'est dire que la laïcité , comme dit la lettre de
mission du Président de la
république, n'est pas seulement un droit : elle est aussi
une exigence. Les
enfants-élèves n'appartiennent plus tout
à fait à leur famille ; mais ils ne
s'appartiennent pas encore tout à fait à
eux-mêmes, en fait, même si en droit
ils sont là pour apprendre à se passer de
maître. D'où la tâche
délicate de
l'école laïque, qui en un sens est une institution
organique de la République,
et ne saurait être réduite à un simple
prestataire de service, tributaire de la
demande sociale du jour. La logique de l'école est celle
d'une offre de
culture, et d'une offre qui doit toujours déborder la
demande, afin de
s'affranchir de ses limites. D'où la
nécessité d'une ouverture grand angle du
champ de la connaissance, incluant les religions, les mythologies, les
humanismes rationalistes, tout ce que jadis on appelait fort bien les
Humanités.
L'école laïque accueille tous les enfants : il n'y
a pas d'étranger dans
l'école de la République. Elle doit de ce fait
respecter une déontologie
laïque, et faire valoir une exigence de retenue propre
à assurer la coexistence
de tous et surtout à permettre l'accomplissement serein de
l'instruction. Et ce
dans l'intérêt de tous. Il n'y a donc place en
elle ni pour le prosélytisme
religieux, ni pour la propagande athée. Un professeur pourra
évoquer la Bible
ou le Coran en classe, ou encore étudier un texte de
Voltaire ou de Feuerbach,
mais en se souvenant toujours que ses élèves
proviennent des trois grandes
options spirituelles évoquées. D'où
une exigence stricte de ne blesser personne
en valorisant ou en disqualifiant une croyance, tout en cherchant
à faire
connaître ce qu'elle est. Pour cela, faire la part de ce qui
relève du régime
de la croyance et de ce qui relève de celui du savoir est
essentiel. La laïcité
scolaire ne requiert nullement la critique des croyances, mais la
lucidité qui
fait qu'un élève doit faire en lui la distinction
entre croire et savoir.
Exigence régulatrice là encore, mais
décisive pour éviter les fanatismes et
l'intolérance.
À la déontologie du maître doit
correspondre une culture de l'exigence chez
l'élève. En ce sens la dissymétrie
créée par l'encouragement prodigué aux
élèves pour qu'ils affirment d'emblée
ce qu'ils sont ou croient être est
néfaste. Sous l'apparence de la
spontanéité ainsi prisée peuvent se
dissimuler
des sujétions très réelles, que l'on
entérine en laissant croire que l'opinion
première a une valeur suffisante. En revanche, une culture
de l'exigence, voire
de l'effort et de la distance à soi a au moins le
mérite de donner sa chance à
l'émancipation personnelle. Entendons-nous bien. Il ne
s'agit pas ainsi de
disqualifier les cultures ou les traditions d'origine, ni de reproduire
une
posture néo-colonialiste ou stigmatisante. Il s'agit
simplement de promouvoir
un rapport éclairé, distancié, aux
facteurs de construction de l'identité, et
de les inscrire dans un horizon de culture universelle vers lequel se
porte le
travail de la pensée quand il s'affranchit des
représentations immédiates.
Ces remarques conduisent à considérer l'enjeu
propre de la laïcité scolaire
comme projet d'émancipation. Là encore, on ne
peut se satisfaire d'une
conception qui privilégierait unilatéralement le
droit de manifestation des
opinions ou des croyances, sans poser la question de la construction du
sujet
autonome, de l'égalité des sexes, de
l'indépendance de l'école par rapport aux
divers groupes de pression. C'est ce souci qui doit régler
la réflexion sur le
dispositif juridique propre à mieux faire appliquer la
laïcité dans le contexte
actuel. Le rappel effectué par le discours
préliminaire du président de la
République donne à cet égard les
orientations essentielles : respecter la
diversité sans lui aliéner l'espace civique et
l'ensemble des services publics
ou des institutions qui font vivre la République ; mettre en
rapport la laïcité
comme exigence et la laïcité comme droit ; rendre
lisible le projet
d'émancipation qui découle de la
laïcité, notamment en ce qui concerne
l'égalité des sexes mais aussi les valeurs du
triptyque républicain.
Implications
concrètes au regard des menaces actuelles sur la
laïcité
Les points de
controverses recensés ci-dessous tiennent à des
déficits de laïcité dont il
faut prendre la mesure. Ces déficits advenus en France
posent de graves
problèmes dans la mesure où ils ôtent
toute crédibilité aux exigences qu'il
convient de rappeler aujourd'hui pour éviter les
dérives communautaristes et à
terme la mise en cause du principe d'indivisibilité de la
République. Ils
mettent en évidence des points de controverse concernant les
trois principes
fondamentaux qui définissent l'idéal
laïque : liberté de conscience impliquant
l'autonomie de jugement et d'action, égalité des
droits sans discrimination
d'option spirituelle, finalisation de la loi commune par le seul bien
commun à
tous. C'est à partir de ces trois types de manquements qu'il
convient donc de
faire des propositions concrètes afin que l'application de
la laïcité soit à
nouveau conforme aux exigences qui la définissent.
a) Au regard du principe de
liberté
de conscience
Le statut des cours de religion dans les
écoles privées sous contrat
d'association doit rendre lisible et crédible leur
caractère rigoureusement
facultatif, sauf à bafouer la liberté de
conscience des élèves..
L'obligation faite aux familles qui ne veulent pas de cours de
religion, dans
les écoles publiques d'Alsace Moselle, de le
déclarer par une demande de
dérogation, est attentatoire au droit de garder pour soi son
option
spirituelle. La soumission silencieuse des jeunes filles, au nom des « droits culturels »,
à la loi du groupe
particulier, telle que la font valoir les chefs religieux qui parlent
en son
nom est un aspect essentiel, entre autres , de la question du voile. On
ne peut
le méconnaître, nui en réduire a priori
la portée dans un problème par ailleurs
complexe. L'idéal d'émancipation des personnes
est ici directement en cause, de
même que celui de l'égalité des sexes.
b) Au regard du principe de
l'égalité
des droits sans discrimination liée à l'option
spirituelle
Les aumôneries n'ont de
légitimité que dans les internats (où
par nécessité
la sphère privée et la sphère publique
ont même lieu de séjour).
La présence de cours de religion alors qu'il n'y a pas de
cours d'humanisme athée,
dans les écoles d'Alsace-Moselle, est un déni
d'égalité. La laïcité
requiert
que ces cours ne fassent pas partie de l'horaire normal
proposé à tous, et ne
soient dispensés qu'à ceux qui en font la
demande.
L'absence d'écoles publiques dans certaines villes de France
où en revanche
existent des écoles privées sous contrat bafoue
la liberté de choix des
parents, et contrevient au principe selon lequel l'État doit
organiser partout
un enseignement laïque, rappelé dans divers textes
de droit.
c) Au regard du principe
d'universalité de la loi commune
La fiscalité ne doit reconnaître
comme don d'intérêt commun que ce qui
l'est effectivement. Ainsi du don au Secours Catholique ou au Secours
Populaire, eu égard à leur action humanitaire.
Dans ce cas, ce n'est pas la
nature de l'inspiration spirituelle (religieuse ou non) qui est
consacrée, mais
celle de l'action accomplie. Le financement indirect des religions par
l'exonération fiscale des dons au denier du culte porte
atteinte au principe de
séparation. L'hypothèse d'un «
don
spiritualité » déductible des
impôts (Rapport Barouin) est une
réintroduction détournée du
financement des cultes abandonné en 1905, sauf à
entendre spiritualité au sens large, incluant tous les
groupes de pensée
philosophiques, religieux ou non.
Le financement des lieux de culte doit rester une affaire
privée. L'exemple de
la Cathédrale d'Evry et du musée d'art
chrétien est une infraction à ce
principe, et il ne saurait faire jurisprudence. À cet
égard la distinction
entre activité culturelle et activité cultuelle
doit être maintenue avec
rigueur. Les glissements trop fréquents de culturel
à cultuel ressortissent à
une conception communautariste : ils font d'un particularisme religieux
un
critère d'identification culturel, comme si le cultuel et le
culturel étaient
consubstantiels. Conception dangereuse de la culture, car elle en
dénie le
caractère libre et délié. Du religieux
comme essence de la culture au fanatisme
politico-religieux au nom de l'identité culturelle, il n'y a
pas loin. Quid du
libre-arbitre individuel dès lors que l'individu est
rivé à sa communauté
supposée, celle-ci à une culture
particulière, et cette culture à un credo
obligé ?
La décentralisation ne peut donner lieu à un
transfert de charges sociales des
écoles privées à l'État.
Le plafonnement des fonds versés aux écoles
privées, tel qu'il était prévu par
la Loi Falloux, ne saurait être remis en question, sauf
provocation à l'égard
des défenseurs de la laïcité. Le
précédent de 1995 ne doit pas être
oublié.
Quant aux cérémonies officielles, elles doivent
rester neutres sur le plan
spirituel. C'est la condition pour que tous les citoyens, sans
discrimination
d'option spirituelle, se sentent également
représentés par ceux qu'ils ont
élus. Les divers manquements à ce principe, par
le passé, ne peuvent faire
jurisprudence, sauf si on décide, là encore, de
consacrer une inégalité des
tenants des différentes options spirituelles.
Essai
de synthèse : définition raisonnée de
la laïcité
La
laïcité est à la fois un
idéal politique et
le dispositif juridique qui le réalise. L'idéal
vise à la fondation d'une
communauté de droit mettant en jeu les principes de
liberté de conscience,
d'égalité, de priorité absolue au bien
commun. Le dispositif juridique assure
et garantit la mise en œuvre de ces principes en
séparant l'Etat et les
institutions publiques des Églises et plus
généralement des associations
constituées pour promouvoir des particularismes. La
distinction juridique du
public et du privé est essentielle, car elle permet de
concilier sans les
confondre le sens de l'universel qui vivifie la sphère
publique et la légitime
expression individuelle ou collective des particularités qui
se déploie à
partir de la sphère privée. La
laïcité est un idéal de concorde : elle
recouvre
l'union de tout le peuple (le laos) sur la base de trois principes
indissociables inscrits dans le triptyque républicain,
qu'elle explicite et
spécifie au regard de la diversité spirituelle
des citoyens : la liberté de
conscience, que l'école publique entend asseoir sur
l'autonomie de jugement,
l'égalité de tous sans distinction d'options
spirituelles ou de particularismes
et sans discrimination liée au sexe ou à
l'origine, l'universalité d'une loi
affectée exclusivement à la promotion du bien
commun. Ainsi comprise, la
laïcité, c'est le souci de promouvoir ce qui peut
unir tous les hommes. Elle
vise par conséquent à exclure tout
privilège mais aussi tout facteur de
dépendance ou de mise en tutelle. La
laïcité constitue le cadre qui rend
possible la manifestation de la diversité sans morcellement
communautariste de
l'espace civique, préservé à la fois
comme fondement de paix et comme horizon
d'universalité. Attentive à
l'émancipation de la personne humaine sur les plans
intellectuel, éthique, et social, la
laïcité l'est par là même
à la justice de
l'organisation politique comme fondement d'un monde commun à
tous par-delà les
différences.
Quelques
implications pratiques des trois
principes de la laïcité. (liberté de
conscience, égalité des droits,
priorité
assurée par la loi au seul bien commun à tous)
N.B. : Notre
mission, telle qu'elle est définie par le
Président de la République, n'est pas
de redéfinir la laïcité, qui ne le
requiert pas, mais de veiller à son
application et de la rendre plus présente en
suggérant des propositions
destinées à la conforter. À cet
égard, il convient d'être circonspect à
l'égard
des références à ce qui est
appelé le «
droit européen »,
trop souvent destinées à relativiser le principe
de
laïcité à partir de
références
à des pays non laïques. Ni les pays assurant
à
une religion un statut officiel, ni ceux qui vivent sous
régime
concordataire
ne respectent la laïcité, puisqu'ils
méconnaissent
l'égalité de droits des
croyants, des athées et des agnostiques. À cet
égard, il est difficile
d'admettre que la discrimination positive en faveur de la croyance
religieuse
puisse faire norme, sauf à contester la
laïcité
elle-même, et notamment le
principe de stricte égalité des hommes quelles
que soient
leurs options
spirituelles. Il est également difficile de figer les
choses,
lorsqu'on sait
qu'en Europe la situation n'est guère vécue comme
satisfaisante du fait même de
l'inégalité de statut des options spirituelles.
Les points de controverses recensés ci-dessous tiennent
à des déficits de laïcité
dont il faut prendre la mesure. Ces déficits de
laïcité advenus en France
posent de graves problèmes dans la mesure où ils
ôtent toute crédibilité aux
exigences qu'il convient de rappeler aujourd'hui pour éviter
les dérives
communautaristes et à terme la mise en cause du principe
d'indivisibilité de la
république. Ils mettent en évidence des
déficits de laïcité concernant les
trois principes fondamentaux qui définissent
l'idéal laïque. C'est à partir de
ces trois types de manquements qu'il convient donc de faire des
propositions
concrètes afin que l'application de la
laïcité soit à nouveau conforme aux
exigences qui la définissent.
1- Le principe de la
liberté de
conscience
Le statut des cours de religion dans les
écoles privées sous contrat
d'association.
L'obligation faite aux familles qui ne veulent pas de cours de
religion, dans
les écoles publiques d'Alsace Moselle, de le
déclarer par une demande de
dérogation, attentatoire au droit de garder pour soi son
option spirituelle.
2- Le principe de
l'égalité des
droits sans discrimination liée à l'option
spirituelle.
Les aumôneries n'ont de
légitimité que dans les internats.
La présence de cours de religion alors qu'il n'y a pas de
cours d'humanisme
athée, dans les écoles d'Alsace-Moselle, est un
déni d'égalité.
3- Le principe
d'universalité de la
loi commune
La fiscalité ne doit reconnaître
que ce qui est d'intérêt commun. Le
financement indirect des religions par l'exonération fiscale
des dons au denier
du culte porte atteinte au principe de séparation.
L'hypothèse d'un « don
spiritualité » déductible des
impôts (Rapport Barouin) est une réintroduction
détournée du financement des
cultes abandonné en 1905.
Le financement des lieux de culte doit rester une affaire
privée. L'exemple de
la Cathédrale d'Evry et du musée d'art
chrétien est une infraction à ce
principe, et il ne saurait faire jurisprudence.
La décentralisation ne peut donner lieu à un
transfert de charges sociales des
écoles privées à l'État.
Le plafonnement des fonds versés aux écoles
privés, tel qu'il était prévu par
la Loi Falloux, ne saurait être remis en question, sauf
provocation à l'égard
des défenseurs de la laïcité.
Les glissements trop fréquents de culturel à
cultuel ressortissent à une
conception communautariste : ils font d'un particularisme religieux un
critère
d'identification culturel, comme si le cultuel et le culturel
étaient
consubstantiels. Conception dangereuse de la culture, car elle en
dénie le
caractère libre et délié. Du religieux
comme essence de la culture au fanatisme
politico-religieux au nom de l'identité culturel, il n'y a
pas loin. Quid du
libre arbitre individuel dès lors que l'individu est
rivé à sa communauté
supposée, celle-ci à une culture
particulière, et cette culture à un credo
obligé ?
Henri Pena-Ruiz,
philosophe, maître de
conférences à l’Institut
d’études politiques de Paris, membre de la
commission
Stasi
Bibliographie
Henri Pena-Ruiz
est l'auteur de nombreux ouvrages, en
particulier :
-La laïcité
(anthologie de textes
commentés), éditions Garnier Flammarion
(collection Corpus), 2003
-Qu'est-ce que la laïcité ?,
éditions
Gallimard (collection Folio Actuel), 2003
A lire aussi : "Laïcité et
égalité, leviers de
l’émancipation", Henri
Pena-Ruiz, Le Monde diplomatique,
février 2004 : lire en ligne
Voir aussi le dossier de l'Observatoire du
communautarisme sur la laïcité
et Contre la révision de la loi de 1905,
Henri Pena-Ruiz, article paru dans Regards
sur l'actualité n°208, février
2004
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