GODF Loge : Liberté de Conscience - Orient de Guéret 06/09/2004


Principes fondateurs

et définition de la laïcité

L'Observatoire du communautarisme reproduit ici le texte de l'intervention du philosophe Henri Pena-Ruiz, avec son autorisation, lors de l'université d'été du Mouvement Républicain et Citoyen (MRC) en septembre 2003. Il y expose la force des principes de la laïcité : liberté de conscience, égalité des droits sans discrimination liée à l'option spirituelle et universalité de la loi commune. La laïcité constitue le cadre qui rend possible la manifestation de la diversité sans morcellement communautariste de l'espace civique, préservé à la fois comme fondement de paix et comme horizon d'universalité.

Le mot laïcité et le sens du principe qu'il recouvre

La question primordiale : quel type d'union, fondée en droit, pour des êtres dont les convictions spirituelles sont diverses ? L'unité du laos, selon l'étymologie grecque est celle d'une population dont nul individu ne se distingue des autres par des droits ou des pouvoirs particuliers. Le simple laïc, dès l'époque médiévale, est l'homme du peuple, croyant ou non, distinct du clerc, qui quant à lui est dépositaire d'une fonction repérable dans l'administration du sacré. Le principe laïque d'union du peuple, on le verra, traduit l'indifférenciation des simples « laïcs » en valeurs fondatrices de la Cité : liberté de conscience, égalité de tous, indivisibilité d'un corps politique fondé sur l'identité universelle des droits détenus par chacun. Un tel principe n'est donc nullement contradictoire avec la foi religieuse, puisqu'il construit l'ordre politique en faisant abstraction des positions spirituelles des uns et des autres.
Notons que l'idée d'un monde commun à tous, d'une res publica, s'esquisse largement dans ce principe d'indivision du peuple, du laos. Certes, les communautés de foi, ou de représentation du monde, ne sont pas négligeables. Mais elles ne concernent que ceux qui s'y reconnaissent librement. Toute la question est donc de savoir comment concevoir la diversité dans l'unité, comment les articuler d'une part sans que la diversité compromette l'unité, d'autre part sans que l'unité opprime la diversité. Il s'agit de définir des registres d'affirmation de l'une et de l'autre de façon qu'elles soient conciliables. On concevra donc une communauté de droit à partir d'un souci de justice inspiré par la référence aux droits fondamentaux de l'être humain.
On peut bien sûr faire remarquer que les communautés politiques se sont d'abord constituées comme des communautés de fait, qui tendaient à privilégier des facteurs de référence liés spontanément à une religion, à une vision coutumière, à un particularisme ethnique. Mais un tel constat n'est opposable à l'idée d'une réappropriation critique des fondements du vivre ensemble que si l'on refuse aux sociétés humaines la possibilité d'évoluer. De ce point de vue, on peut comprendre la laïcité non comme un produit culturel, spontanément surgi d'une tradition particulière, mais comme une conquête accomplie par un effort de distance à soi d'une société d'abord soumise à l'organisation théologico-politique traditionnelle.
Sans méconnaître la force récurrente des communautés de fait et des particularismes qui les cimentent, il convient de penser le sens de la construction laïque d'une communauté de droit. Et ceci pour trois types de raisons. La première est que la diversité des convictions spirituelles, religieuses ou autres, tend à prendre la place, dans les sociétés modernes, de l'unicité de référence religieuse. La seconde, montrée par une triste actualité, est que même dans le cas d'une homogénéité religieuse supposée de la population, la modalité théocratique ou fondamentaliste du religieux peut conduire à une figure théologico-politique oppressive. La troisième, suggérée par l'histoire, est que la domination politique et institutionnelle d'une religion sur une autre, voire des religions sur la conviction athée ou agnostique, est incompatible à des titres divers avec la liberté de conscience, comme avec l'égalité des droits.

Les trois grandes options spirituelles des hommes : réflexion sur la diversité

Une enquête récente CSA-Le Monde-La Vie du 21 mars 2003 fait apparaître dans la population française trois types de conviction spirituelle. Les croyants représentent environ 58 %, si l'on additionne dans cette catégorie les hommes qui jugent l'existence de Dieu certaine (24%) et ceux qui la jugent probable (34%). Ces derniers pourraient tout aussi bien s'apparenter aux agnostiques, qui déclarent inconnaissables et incertaines les choses de l'au-delà (agnostos : inconnaissable). Les athées sont environ 41%, si on additionne ceux qui excluent l'existence de Dieu (22%) et ceux qui la disent improbable (19%). Les seconds pourraient également être rattachés à l'agnosticisme, puisqu'ils ne tranchent pas non plus. Reste 1% de personnes qui ne se prononcent pas du tout, et représentent le véritable agnosticisme. On voit que la troisième catégorie, celle des agnostiques, est la plus faible d'un certain point de vue, et la plus nombreuse d'un autre, si l'on additionne les 34 %, les 19%, et le 1% : 54 %. Notons enfin qu'on ne peut définir négativement aucune des options spirituelles. Un croyant fonde ses valeurs sur la référence à une transcendance divine (cf. Augustin, Averroès, ou Levinas). Un athée ne croit pas en Dieu, mais il peut fonder ses valeurs sur d'autres principes (cf. Sartre, Bertrand Russel ou D'Holbach). Un agnostique suspend son jugement, mais il peut concevoir une morale naturelle de l'homme (cf. Protagoras, ou Hume). Bref, nulle option spirituelle ne peut être définie par simple privation, et cette compréhension positive est essentielle pour ne pas esquisser de discrimination entre les citoyens. C'est en ce sens que l'on interprétera l'idée que « la République respecte toutes les croyances » (Constitution de la cinquième République), le terme « toutes » excluant un quelconque privilège accordé à l'une d'entre elles.
L'identification de la nature de la diversité spirituelle permet donc de cerner les faits. Mais pour dire le droit, il faut se poser la question du type d'organisation qui permettra aux tenants de ces trois options spirituelles de vivre ensemble. Pour déduire les principes et la définition de la laïcité au regard des données ainsi rappelées, il convient de prendre en compte la diversité spirituelle des hommes, et le statut qu'elle peut avoir dans une société de droit, soucieuse de se définir en faisant abstraction de la distribution des positions de pouvoir et des avantages acquis telle qu'elle est héritée du passé. On reconnaît ici la fameuse image de John Rawls dans Théorie de la Justice : c'est derrière un voile d'ignorance que les citoyens se dotant d'une constitution doivent en définir les principes. C'est dire qu'ils ne savent pas ni ne doivent savoir quelle position ils vont occuper, en l'occurrence quelle conviction spirituelle sera la leur, au moment où ils mettent en place les règles fondamentales de l'organisation commune. La question essentielle est donc bien : à quels principes doit répondre l'organisation politique pour que les divers croyants, les athées, et les agnostiques, jouissent exactement des mêmes droits et puissent ainsi se reconnaître également dans la Cité qui les réunit ? Pour tenter de répondre, on prend donc au sérieux l'hypothèse du « voile d'ignorance », qui consiste à délier la conception proposée de toute préférence spirituelle personnelle. Pour mettre à l'épreuve la valeur d'un principe envisagé comme juste, on se placera donc du point de vue du tenant d'une autre option spirituelle que celle que l'on partage soi-même. Une telle démarche de méthode est la garante de l'universalité et de l'acceptabilité finale de la conception proposée. La laïcité ne se définit donc pas à partir d'une position religieuse ou d'une position athée : elle ne se situe pas sur le même plan que les diverses options spirituelles.

Le droit laïque et ses exigences

La liberté de conscience est le premier principe fondateur de la laïcité. Les tenants de trois options spirituelles doivent être libres de choisir une religion, une conviction athée ou agnostique. Et l'usage de cette liberté ne doit déboucher sur aucune stigmatisation. Ni credo obligé ni credo interdit. La liberté de conscience est première, comme l'est la liberté humaine : elle n'est pas un bien que l'on peut perdre, qui serait accordé ou non, car il s'inscrit dans l'être de tout homme, non dans son avoir. C'est en ce sens qu'après Rousseau une telle liberté est dite inaliénable Elle est plus large, plus générale, que la liberté de religion ou liberté « religieuse », puisqu'elle se réfère au libre choix que permet l'ensemble des options spirituelles. Elle échappe aux ambiguïtés de la tolérance politique, dont Condorcet et Mirabeau ont souligné qu'elle relève d'une inégalité entre ceux qui tolèrent et ceux qui sont tolérés. C'est la liberté de conscience qu'assure le premier article de la loi du 9 décembre 1905. Une telle liberté de conscience peut être bafouée de deux façons. Soit par l'imposition d'une religion et la persécution des autres ou de l'athéisme et de l'agnosticisme. Soit à l'inverse par l'imposition de l'athéisme et la persécution des religions. En ce sens, l'Union Soviétique stalinienne persécutant les religions au nom d'un athéisme officiel a autant bafoué la laïcité que l'Espagne franquiste qui imposait le catholicisme comme religion d'État (« national-catolicismo »).
Il est donc clair que la laïcité n'est pas antireligieuse, et qu'elle ne relève nullement d'un athéisme implicite ou explicite. Si elle est devenue historiquement anticléricale au regard de prétentions théologico-politiques qui entendaient dévoyer le libre témoignage spirituel de la religion en un projet de domination temporel, ce n'est pas alors à la religion comme telle qu'elle s'est opposée. Il est clair également que la laïcité n'est pas hostile à l'athéisme comme tel : elle rejette tout simplement l'athéisme officiel qui voudrait s'imposer politiquement. Cette symétrie est importante pour esquisser le plan sur lequel se situe la laïcité, et qui n'est pas celui des options spirituelles particulières. Le Président de la République parle à juste titre d'un cadre, qui en un sens transcende toutes les options spirituelles en définissant les conditions de leur libre affirmation, de leur égalité de statut, et de leur coexistence sans aliénation de la sphère commune à la domination de l'une ou de l'autre.
Quant à la liberté de conscience, elle a pour condition que l'État ne soit pas ou plus arbitre des croyances, et qu'il reste à cet égard neutre. Cette abstention correspond à une délimitation propre à l'état de droit. Pas de police des croyances ou de la pensée. Une telle conception n'équivaut pas à un relativisme propre à désarmer les consciences : elle met en jeu des valeurs dont la formulation explicite peut recevoir en droit l'assentiment de tous. Elle recentre le droit sur les actes, en incluant dans ceux-ci les propos racistes ou xénophobes qui incitent à la discrimination. Quant à la liberté de conscience, il appartient à l'État de lui donner les moyens de se fortifier, notamment par l'instruction publique. Celle-ci doit procurer à tous, croyants ou non, l'autonomie de jugement et la culture universelle qui lui fournit ses repères. La laïcité n'est pas seulement neutralité ; elle est, positivement, promotion du bien commun du fait qu'elle assume un projet d'émancipation de tous et de chacun.

L'égalité de droits des tenants des trois options spirituelles est le second principe de la laïcité. À la domination traditionnelle du cléricalisme religieux il ne s'agit donc pas de substituer un quelconque athéisme officiel, car on ne ferait alors qu'intervertir les dominants et les dominés. La laïcité consiste à éradiquer le principe même de toute domination au nom d'une option spirituelle quelle qu'elle soit. L'égalité de principe des tenants des trois options spirituelles exclut tout privilège public des religions ou de l'athéisme. La séparation juridique des Églises et de l'État est à cet égard une garantie d'impartialité. Elle constitue d'ailleurs une libération mutuelle : la république devient la chose de tous, athées, agnostiques ou croyants ; la religion s'affirme comme libre témoignage spirituel en s'émancipant de ses compromissions théologico-politiques traditionnelles. Toute démarche de type concordataire, en revanche, tend à privilégier les citoyens croyants par rapport aux citoyens athées. Sur ce point, la laïcité n'est pas une simple sécularisation, assortie bien souvent du maintien de privilèges institutionnels ou sociaux des figures religieuses de la conviction spirituelle. Ce maintien prend parfois pour alibi la référence à la culture, entendue en son sens ethnographique comme continuité d'une tradition. Mais on peut mesurer les risques d'une telle acception en observant que des pratiques oppressives et discriminatoires se donnent comme « culturelles » pour jouir d'un label qui les soustrait à toute critique. L'égalité des sexes, pour ne citer qu'elle, ne figure pas dans les traditions « culturelles » des grandes aires de civilisation. Elle n'en est pas moins une exigence du droit, qui sur ce point doit rompre avec le passé. Ce type de rupture est d'ailleurs conforme à un autre sens du mot culture, entendue cette fois ci comme transformation active du donné en vue d'un progrès.
La forme tangible de l'égalité est lisible dans une loi commune et un espace public dont la seule raison d'être est de promouvoir ce qui est commun à tous par-delà les différences. D'où le souci d'universalité.

Le souci d'universalité de l'espace public s'articule à la distinction juridique du privé et du public. Est public ce qui concerne tous les hommes, universellement, et dont par conséquent la communauté de droit de la nation a la charge. Est privé ce qui concerne certains hommes, en particulier, ou un homme, singulièrement. L'assignation des options spirituelles à la sphère du droit privé ne signifie pas qu'on en méconnaisse la dimension sociale et collective : celle-ci est prise en compte par le droit des associations. Elle n'interdit nullement aux religions ou à la libre-pensée de s'exprimer dans l'espace public. Mais elle leur dénie toute emprise sur l'espace public. Victor Hugo : « Je veux l'État chez lui et l'Église chez elle ». La laïcité retrouve ainsi la distinction du spirituel et du temporel chère à Comte. Ou si l'on veut elle radicalise celle du religieux et du politique. Chaque domaine doit avoir son ordre propre d'accomplissement, ce qui ne veut pas dire que la vie spirituelle entendue au sens large, incluant la philosophie, les sciences, l'art, les religions, ne puisse pas contribuer au débat démocratique. Tout au contraire. Plus cette vie spirituelle sera indépendante des pouvoirs temporels, et affranchie de toute compromission avec eux, mieux elle pourra produire son effet propre d'émancipation, en faisant vivre la vigilance de la pensée critique dans ses dimensions éthique et politique. Une spiritualité déliée va ainsi de pair avec l'émancipation laïque. On comprend dès lors qu'il est essentiel pour la république laïque de préserver la sphère publique de tout empiètement des communautarismes. L'espace public n'est pas une mosaïque de communautés, mais un monde de référence des individus citoyens libres de choisir leurs appartenances, toujours considérés comme sujets de droit individuels. Toute personne doit pouvoir disposer librement de ses références spirituelles, et non être d'emblée assujettie à elles au nom d'une « identité collective » dont elle ne pourrait se déprendre. Certes, il s'agit là davantage d'un idéal régulateur que d'une réalité effectivement accomplie et le retour aujourd'hui des fanatismes politico-religieux comme des « identités meurtrières » nous instruit suffisamment de l'écart entre le donné et l'idéal. Mais c'est l'honneur et le devoir de la politique de ne pas se soumettre au monde comme il va. D'autant que c'est par un malentendu trop courant que l'on oppose l'idéal laïque et la légitime construction des identités singulières. La laïcité ne requiert nullement l'effacement des « différences », mais un régime d'affirmation des différences qui reste compatible avec la loi commune, et soit à même d'empêcher tout rapport de dépendance personnelle. Dans une société dite plurielle sur le plan culturel et spirituel, il faut bien trouver un principe de coexistence qui ne soit pas un principe d'enfermement, et qui fasse droit à tous sans ensevelir l'espace public sous la mosaïque de particularismes simplement juxtaposés.
La liberté de la conviction spirituelle - foi religieuse, conception athée ou agnostique - est une sorte d'exigence pour celui qui entend la vivre pleinement comme telle. Cela est si vrai que toute religion naissante, d'abord dominée, comme toute conviction philosophique neuve, d'abord stigmatisée, aspire pour vivre à cette liberté. Conversion volontaire au christianisme, comme celle d'Augustin - racontée dans les Confessions -, retour à la religion païenne, comme celui de Julien - stigmatisé comme apostat alors que l'abandon d'une religion pour une autre est une liberté essentielle -, passage de la religion protestante à l'athéisme, comme dans le cas de Feuerbach, passage à l'agnosticisme, comme dans le cas de Hume, sont autant d'exemples de liberté spirituelle en acte. Les tenants des trois grandes options spirituelles, dès lors qu'ils entendent délivrer la spiritualité de toute forme de contrainte ou de privilèges temporels, militent en fait pour la laïcité : c'est que leur engagement spirituel est d'autant plus profond qu'il est si l'on peut dire sans mélange, et ne revendique pour lui même que la forme libre de l'affirmation. C'est notamment ce que soulignent les croyants Hegel dans ses Leçons sur la philosophie de la religion et Félicité de Lamennais dans Paroles d'un croyant mais aussi l'athée Bertrand Russel dans Pourquoi je ne suis pas chrétien.

La question de l'école laïque

L'école n'est pas un lieu comme un autre. Elle accueille des enfants, dont elle fait des élèves. Elle les accueille tous, sans distinction d'origine, de religion ou de conviction spirituelle. Elle prépare à la citoyenneté, sans épouser l'illusion d'une citoyenneté spontanée, qui préexisterait au processus de sa formation. C'est dire que la laïcité , comme dit la lettre de mission du Président de la république, n'est pas seulement un droit : elle est aussi une exigence. Les enfants-élèves n'appartiennent plus tout à fait à leur famille ; mais ils ne s'appartiennent pas encore tout à fait à eux-mêmes, en fait, même si en droit ils sont là pour apprendre à se passer de maître. D'où la tâche délicate de l'école laïque, qui en un sens est une institution organique de la République, et ne saurait être réduite à un simple prestataire de service, tributaire de la demande sociale du jour. La logique de l'école est celle d'une offre de culture, et d'une offre qui doit toujours déborder la demande, afin de s'affranchir de ses limites. D'où la nécessité d'une ouverture grand angle du champ de la connaissance, incluant les religions, les mythologies, les humanismes rationalistes, tout ce que jadis on appelait fort bien les Humanités.
L'école laïque accueille tous les enfants : il n'y a pas d'étranger dans l'école de la République. Elle doit de ce fait respecter une déontologie laïque, et faire valoir une exigence de retenue propre à assurer la coexistence de tous et surtout à permettre l'accomplissement serein de l'instruction. Et ce dans l'intérêt de tous. Il n'y a donc place en elle ni pour le prosélytisme religieux, ni pour la propagande athée. Un professeur pourra évoquer la Bible ou le Coran en classe, ou encore étudier un texte de Voltaire ou de Feuerbach, mais en se souvenant toujours que ses élèves proviennent des trois grandes options spirituelles évoquées. D'où une exigence stricte de ne blesser personne en valorisant ou en disqualifiant une croyance, tout en cherchant à faire connaître ce qu'elle est. Pour cela, faire la part de ce qui relève du régime de la croyance et de ce qui relève de celui du savoir est essentiel. La laïcité scolaire ne requiert nullement la critique des croyances, mais la lucidité qui fait qu'un élève doit faire en lui la distinction entre croire et savoir. Exigence régulatrice là encore, mais décisive pour éviter les fanatismes et l'intolérance.
À la déontologie du maître doit correspondre une culture de l'exigence chez l'élève. En ce sens la dissymétrie créée par l'encouragement prodigué aux élèves pour qu'ils affirment d'emblée ce qu'ils sont ou croient être est néfaste. Sous l'apparence de la spontanéité ainsi prisée peuvent se dissimuler des sujétions très réelles, que l'on entérine en laissant croire que l'opinion première a une valeur suffisante. En revanche, une culture de l'exigence, voire de l'effort et de la distance à soi a au moins le mérite de donner sa chance à l'émancipation personnelle. Entendons-nous bien. Il ne s'agit pas ainsi de disqualifier les cultures ou les traditions d'origine, ni de reproduire une posture néo-colonialiste ou stigmatisante. Il s'agit simplement de promouvoir un rapport éclairé, distancié, aux facteurs de construction de l'identité, et de les inscrire dans un horizon de culture universelle vers lequel se porte le travail de la pensée quand il s'affranchit des représentations immédiates.
Ces remarques conduisent à considérer l'enjeu propre de la laïcité scolaire comme projet d'émancipation. Là encore, on ne peut se satisfaire d'une conception qui privilégierait unilatéralement le droit de manifestation des opinions ou des croyances, sans poser la question de la construction du sujet autonome, de l'égalité des sexes, de l'indépendance de l'école par rapport aux divers groupes de pression. C'est ce souci qui doit régler la réflexion sur le dispositif juridique propre à mieux faire appliquer la laïcité dans le contexte actuel. Le rappel effectué par le discours préliminaire du président de la République donne à cet égard les orientations essentielles : respecter la diversité sans lui aliéner l'espace civique et l'ensemble des services publics ou des institutions qui font vivre la République ; mettre en rapport la laïcité comme exigence et la laïcité comme droit ; rendre lisible le projet d'émancipation qui découle de la laïcité, notamment en ce qui concerne l'égalité des sexes mais aussi les valeurs du triptyque républicain.

Implications concrètes au regard des menaces actuelles sur la laïcité

Les points de controverses recensés ci-dessous tiennent à des déficits de laïcité dont il faut prendre la mesure. Ces déficits advenus en France posent de graves problèmes dans la mesure où ils ôtent toute crédibilité aux exigences qu'il convient de rappeler aujourd'hui pour éviter les dérives communautaristes et à terme la mise en cause du principe d'indivisibilité de la République. Ils mettent en évidence des points de controverse concernant les trois principes fondamentaux qui définissent l'idéal laïque : liberté de conscience impliquant l'autonomie de jugement et d'action, égalité des droits sans discrimination d'option spirituelle, finalisation de la loi commune par le seul bien commun à tous. C'est à partir de ces trois types de manquements qu'il convient donc de faire des propositions concrètes afin que l'application de la laïcité soit à nouveau conforme aux exigences qui la définissent.

a) Au regard du principe de liberté de conscience
Le statut des cours de religion dans les écoles privées sous contrat d'association doit rendre lisible et crédible leur caractère rigoureusement facultatif, sauf à bafouer la liberté de conscience des élèves..
L'obligation faite aux familles qui ne veulent pas de cours de religion, dans les écoles publiques d'Alsace Moselle, de le déclarer par une demande de dérogation, est attentatoire au droit de garder pour soi son option spirituelle. La soumission silencieuse des jeunes filles, au nom des « droits culturels », à la loi du groupe particulier, telle que la font valoir les chefs religieux qui parlent en son nom est un aspect essentiel, entre autres , de la question du voile. On ne peut le méconnaître, nui en réduire a priori la portée dans un problème par ailleurs complexe. L'idéal d'émancipation des personnes est ici directement en cause, de même que celui de l'égalité des sexes.

b) Au regard du principe de l'égalité des droits sans discrimination liée à l'option spirituelle
Les aumôneries n'ont de légitimité que dans les internats (où par nécessité la sphère privée et la sphère publique ont même lieu de séjour).
La présence de cours de religion alors qu'il n'y a pas de cours d'humanisme athée, dans les écoles d'Alsace-Moselle, est un déni d'égalité. La laïcité requiert que ces cours ne fassent pas partie de l'horaire normal proposé à tous, et ne soient dispensés qu'à ceux qui en font la demande.
L'absence d'écoles publiques dans certaines villes de France où en revanche existent des écoles privées sous contrat bafoue la liberté de choix des parents, et contrevient au principe selon lequel l'État doit organiser partout un enseignement laïque, rappelé dans divers textes de droit.

c) Au regard du principe d'universalité de la loi commune
La fiscalité ne doit reconnaître comme don d'intérêt commun que ce qui l'est effectivement. Ainsi du don au Secours Catholique ou au Secours Populaire, eu égard à leur action humanitaire. Dans ce cas, ce n'est pas la nature de l'inspiration spirituelle (religieuse ou non) qui est consacrée, mais celle de l'action accomplie. Le financement indirect des religions par l'exonération fiscale des dons au denier du culte porte atteinte au principe de séparation. L'hypothèse d'un « don spiritualité » déductible des impôts (Rapport Barouin) est une réintroduction détournée du financement des cultes abandonné en 1905, sauf à entendre spiritualité au sens large, incluant tous les groupes de pensée philosophiques, religieux ou non.
Le financement des lieux de culte doit rester une affaire privée. L'exemple de la Cathédrale d'Evry et du musée d'art chrétien est une infraction à ce principe, et il ne saurait faire jurisprudence. À cet égard la distinction entre activité culturelle et activité cultuelle doit être maintenue avec rigueur. Les glissements trop fréquents de culturel à cultuel ressortissent à une conception communautariste : ils font d'un particularisme religieux un critère d'identification culturel, comme si le cultuel et le culturel étaient consubstantiels. Conception dangereuse de la culture, car elle en dénie le caractère libre et délié. Du religieux comme essence de la culture au fanatisme politico-religieux au nom de l'identité culturelle, il n'y a pas loin. Quid du libre-arbitre individuel dès lors que l'individu est rivé à sa communauté supposée, celle-ci à une culture particulière, et cette culture à un credo obligé ?
La décentralisation ne peut donner lieu à un transfert de charges sociales des écoles privées à l'État.
Le plafonnement des fonds versés aux écoles privées, tel qu'il était prévu par la Loi Falloux, ne saurait être remis en question, sauf provocation à l'égard des défenseurs de la laïcité. Le précédent de 1995 ne doit pas être oublié.
Quant aux cérémonies officielles, elles doivent rester neutres sur le plan spirituel. C'est la condition pour que tous les citoyens, sans discrimination d'option spirituelle, se sentent également représentés par ceux qu'ils ont élus. Les divers manquements à ce principe, par le passé, ne peuvent faire jurisprudence, sauf si on décide, là encore, de consacrer une inégalité des tenants des différentes options spirituelles.

Essai de synthèse : définition raisonnée de la laïcité

La laïcité est à la fois un idéal politique et le dispositif juridique qui le réalise. L'idéal vise à la fondation d'une communauté de droit mettant en jeu les principes de liberté de conscience, d'égalité, de priorité absolue au bien commun. Le dispositif juridique assure et garantit la mise en œuvre de ces principes en séparant l'Etat et les institutions publiques des Églises et plus généralement des associations constituées pour promouvoir des particularismes. La distinction juridique du public et du privé est essentielle, car elle permet de concilier sans les confondre le sens de l'universel qui vivifie la sphère publique et la légitime expression individuelle ou collective des particularités qui se déploie à partir de la sphère privée. La laïcité est un idéal de concorde : elle recouvre l'union de tout le peuple (le laos) sur la base de trois principes indissociables inscrits dans le triptyque républicain, qu'elle explicite et spécifie au regard de la diversité spirituelle des citoyens : la liberté de conscience, que l'école publique entend asseoir sur l'autonomie de jugement, l'égalité de tous sans distinction d'options spirituelles ou de particularismes et sans discrimination liée au sexe ou à l'origine, l'universalité d'une loi affectée exclusivement à la promotion du bien commun. Ainsi comprise, la laïcité, c'est le souci de promouvoir ce qui peut unir tous les hommes. Elle vise par conséquent à exclure tout privilège mais aussi tout facteur de dépendance ou de mise en tutelle. La laïcité constitue le cadre qui rend possible la manifestation de la diversité sans morcellement communautariste de l'espace civique, préservé à la fois comme fondement de paix et comme horizon d'universalité. Attentive à l'émancipation de la personne humaine sur les plans intellectuel, éthique, et social, la laïcité l'est par là même à la justice de l'organisation politique comme fondement d'un monde commun à tous par-delà les différences.

Quelques implications pratiques des trois principes de la laïcité. (liberté de conscience, égalité des droits, priorité assurée par la loi au seul bien commun à tous)

N.B. : Notre mission, telle qu'elle est définie par le Président de la République, n'est pas de redéfinir la laïcité, qui ne le requiert pas, mais de veiller à son application et de la rendre plus présente en suggérant des propositions destinées à la conforter. À cet égard, il convient d'être circonspect à l'égard des références à ce qui est appelé le « droit européen », trop souvent destinées à relativiser le principe de laïcité à partir de références à des pays non laïques. Ni les pays assurant à une religion un statut officiel, ni ceux qui vivent sous régime concordataire ne respectent la laïcité, puisqu'ils méconnaissent l'égalité de droits des croyants, des athées et des agnostiques. À cet égard, il est difficile d'admettre que la discrimination positive en faveur de la croyance religieuse puisse faire norme, sauf à contester la laïcité elle-même, et notamment le principe de stricte égalité des hommes quelles que soient leurs options spirituelles. Il est également difficile de figer les choses, lorsqu'on sait qu'en Europe la situation n'est guère vécue comme satisfaisante du fait même de l'inégalité de statut des options spirituelles.

Les points de controverses recensés ci-dessous tiennent à des déficits de laïcité dont il faut prendre la mesure. Ces déficits de laïcité advenus en France posent de graves problèmes dans la mesure où ils ôtent toute crédibilité aux exigences qu'il convient de rappeler aujourd'hui pour éviter les dérives communautaristes et à terme la mise en cause du principe d'indivisibilité de la république. Ils mettent en évidence des déficits de laïcité concernant les trois principes fondamentaux qui définissent l'idéal laïque. C'est à partir de ces trois types de manquements qu'il convient donc de faire des propositions concrètes afin que l'application de la laïcité soit à nouveau conforme aux exigences qui la définissent.

1- Le principe de la liberté de conscience
Le statut des cours de religion dans les écoles privées sous contrat d'association.
L'obligation faite aux familles qui ne veulent pas de cours de religion, dans les écoles publiques d'Alsace Moselle, de le déclarer par une demande de dérogation, attentatoire au droit de garder pour soi son option spirituelle.

2- Le principe de l'égalité des droits sans discrimination liée à l'option spirituelle.
Les aumôneries n'ont de légitimité que dans les internats.
La présence de cours de religion alors qu'il n'y a pas de cours d'humanisme athée, dans les écoles d'Alsace-Moselle, est un déni d'égalité.

3- Le principe d'universalité de la loi commune
La fiscalité ne doit reconnaître que ce qui est d'intérêt commun. Le financement indirect des religions par l'exonération fiscale des dons au denier du culte porte atteinte au principe de séparation. L'hypothèse d'un « don spiritualité » déductible des impôts (Rapport Barouin) est une réintroduction détournée du financement des cultes abandonné en 1905.
Le financement des lieux de culte doit rester une affaire privée. L'exemple de la Cathédrale d'Evry et du musée d'art chrétien est une infraction à ce principe, et il ne saurait faire jurisprudence.
La décentralisation ne peut donner lieu à un transfert de charges sociales des écoles privées à l'État.
Le plafonnement des fonds versés aux écoles privés, tel qu'il était prévu par la Loi Falloux, ne saurait être remis en question, sauf provocation à l'égard des défenseurs de la laïcité.
Les glissements trop fréquents de culturel à cultuel ressortissent à une conception communautariste : ils font d'un particularisme religieux un critère d'identification culturel, comme si le cultuel et le culturel étaient consubstantiels. Conception dangereuse de la culture, car elle en dénie le caractère libre et délié. Du religieux comme essence de la culture au fanatisme politico-religieux au nom de l'identité culturel, il n'y a pas loin. Quid du libre arbitre individuel dès lors que l'individu est rivé à sa communauté supposée, celle-ci à une culture particulière, et cette culture à un credo obligé ?

Henri Pena-Ruiz, philosophe, maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris, membre de la commission Stasi


Bibliographie

Henri Pena-Ruiz est l'auteur de nombreux ouvrages, en particulier :
-La laïcité (anthologie de textes commentés), éditions Garnier Flammarion (collection Corpus), 2003
-Qu'est-ce que la laïcité ?, éditions Gallimard (collection Folio Actuel), 2003

A lire aussi : "Laïcité et égalité, leviers de l’émancipation", Henri Pena-Ruiz, Le Monde diplomatique, février 2004 : lire en ligne

Voir aussi le dossier de l'Observatoire du communautarisme sur la laïcité et Contre la révision de la loi de 1905, Henri Pena-Ruiz, article paru dans Regards sur l'actualité n°208, février 2004


7049-5 L'EDIFICE  -  contact@ledifice.net \