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La mort d'Hiram : le mythe fondateur de la franc-maçonnerie Toute association humaine a besoin d'un mythe fondateur pour se développer comme l'a brillamment démontré le penseur roumain Mircea Eliade. Le mythe fondateur de la franc-maçonnerie est l'assassinat d'Hiram par trois mauvais compagnons. Hiram Abi est brièvement mentionné dans la Bible au premier « livre des rois » : Le roi Salomon fit venir de Tyr Hiram qui travaillait sur l'airain. Hiram était rempli de sagesse, d'intelligence et de savoir. Il arriva auprès du roi Salomon et il exécuta tous ses ouvrages. (I Rois, VII, 13-14). La base biblique est, on le voit, très succincte. Les rituels maçonniques ont considérablement développé le texte initial en créant la légende de l'assassinat d'Hiram. L'une des versions les plus anciennes de ce récit apparaît dans L'ordre des francs-maçons trahi et leur secret révélé (1744) : Adoniram, Adoram ou Hiram, à qui Salomon avait donné l'intendance des travaux de son Temple, avoit un si grand nombre d'Ouvriers à payer qu'il ne peut les connaitre tous ; il convint avec chacun d'eux de Mots, de Signes et d'Attouchements différents, pour les distinguer... La toute première
édition de la légende d'Hiram se trouvait dans
Masonry dissected (1730) de Samuel Pritchard. Mais la plus belle
version de la légende d'Hiram reste celle
qu'écrivit Gérard de Nerval en 1850 dans son
Voyage en orient. Nerval a donné à la
franc-maçonnerie francophone l'un de ses plus beaux textes.
Sans dévoiler la cérémonie de
l'exaltation à la maîtrise, il est permis de
signaler que l'assassinat d'Hiram en constitue le principal
élément. Nerval a su transcrire avec un
réel talent tout ce qui caractérise
l'humanité : amour, passion, fanatisme, envie, jalousie,
amour propre, orgueil et lâcheté. Ce
condensé des sentiments humains constitue la trame du
récit nervalien mais aussi le mythe fondateur de la
franc-maçonnerie. La franc-maçonnerie
révèle, par le mythe d'Hiram, qu'elle souhaite
rassembler les êtres humains quelles que soient leurs forces
et leurs faiblesses. Par la méditation et la remise en cause
perpétuelle, elle apprend aux Hommes à dominer
leur nature. Hiram reçu dans la franc-maçonnerie. Bijou en or et émail. Angleterre, vers 1780. Voyage en Orient. Histoire de la Reine du matin et de Soliman, Prince des Génies. XII. Macbénach. (...) Le temps était bas, et le soleil, en pâlissant, avait vu la nuit sur la terre. Au bruit des manteaux sonnant l'appel sur les timbres d'airain, Adoniram, s'arrachant à ses pensées, traversa la foule des ouvriers rassemblés ; et pour présider à la paye il pénétra dans le temple, dont il entrouvrit la porte orientale, se plaçant lui-même au pied de la colonne Jakin. Des torches allumées sous le péristyle pétillaient en recevant quelques gouttes d'une pluie tiède, aux caresses de laquelle les ouvriers haletants offraient gaiement leur poitrine. La foule était nombreuse ; et Adoniram, outre les comptables, avait à sa disposition des distributeurs préposés aux divers ordres. La séparation des trois degrés hiérarchiques s'opérait par la vertu d'un mot d'ordre qui remplaçait, en cette circonstance, les signes manuels dont l'échange aurait pris trop de temps. Puis le salaire était livré sur l'énoncé du mot de passe. Le mot d'ordre des apprentis avait été précédemment JAKIN, nom d'une des colonnes de bronze ; le mot d'ordre des autres compagnons, BOOZ, nom de l'autre pilier ; le mot des maîtres JÉOVAH. Classés par catégories et rangés à la file, les ouvriers se présentaient aux comptoirs, devant les intendants, présidés par Adoniram qui leur touchait la main, et à l'oreille de qui ils disaient un mot à voix basse. Pour ce dernier jour, le mot de passe avait été changé. L'apprenti disait TUBALKAÏN ; le compagnon, SCHIBBOLETH ; et le maître, GIBLIM. Peu à peu la foule s'éclaircit, l'enceinte devint déserte, et les derniers solliciteurs s'étant retirés, l'on reconnut que tout le monde ne s'était pas présenté, car il restait encore de l'argent dans la caisse. « Demain, dit Adoniram, vous ferez des appels afin de savoir s'il y a des ouvriers malades, ou si la mort en a visité quelques-uns ». Dès que chacun fut éloigné, Adoniram vigilant et zélé jusqu'au dernier jour, prit, suivant sa coutume, une lampe pour aller faire la ronde dans les ateliers déserts et dans les divers quartiers du temple, afin de s'assurer de l'exécution de ses ordres et de l'extinction des feux. Ses pas résonnaient tristement sur les dalles : une fois encore il contempla ses oeuvres, et s'arrêta longtemps devant un groupe de chérubins ailés, dernier travail du jeune Benoni. « Cher enfant ! » murmura-t-il avec un soupir. Ce pèlerinage accompli, Adoniram se retrouva dans la grande salle du temple. Les ténèbres épaissies autour de sa lampe se déroulaient en volutes rougeâtres, marquant les hautes nervures des voûtes, et les parois de la salle, d'où l'on sortait par trois portes regardant le septentrion, le couchant et l'orient. La première, celle du nord, était réservée au peuple ; la seconde livrait passage au roi et à ses guerriers ; la porte de l'Orient était celle des lévites ; les colonnes d'airain, Jakin et Booz, se distinguaient à l'extérieur de la troisième. Avant de sortir par la porte de l'occident, la plus rapprochée de lui, Adoniram jeta la vue sur le fond ténébreux de la salle, et son imagination frappée des statues nombreuses qu'il venait de contempler évoque dans les ombres le fantôme de Tubal-Kaïn. Son oeil fixe essaya de percer les ténèbres ; mais la chimère grandit en s'effaçant, atteignit les combles du temple et s'évanouit dans les profondeurs des murs, comme l'ombre portée d'un homme éclairé par un flambeau qui s'éloigne. Un cri plaintif sembla résonner sous les voûtes. Alors Adoniram se détourna s'apprêtant à sortir. Soudain une forme humaine se détacha du pilastre, et d'un ton farouche lui dit : « Si tu veux sortir, livre-moi le mot de passe des maîtres ». Adoniram était sans armes ; objet du respect de tous, habitué à commander d'un signe, il ne songeait pas même à défendre sa personne sacrée. « Malheureux ! répond-il en reconnaissant le compagnon Méthousaël, éloigne-toi ! Tu seras reçu parmi les maîtres quand la trahison et le crime seront honorés ! Fuis avec tes complices avant que la justice de Soliman atteigne vos têtes ». Méthousaël l'entend, et lève d'un bras vigoureux son marteau, qui retombe avec fracas sur le crâne d'Adoniram. L'artiste chancelle étourdi, par un mouvement instinctif, il cherche une issue à la seconde porte, celle du Septentrion. Là se trouvait le Syrien Phanor, qui lui dit : « Si tu veux sortir, livre-moi le mot de passe des maîtres !- Tu n'as pas sept années de campagne ! répliqua d'une voix éteinte Adonirm ; - Le mot de passe ! - Jamais ! » Phanor, le maçon, lui enfonça son ciseau dans le flanc ; mais il ne put redoubler, car l'architecte du temple, réveillé par la douleur, vola comme un trait jusqu'à la porte d'Orient, pour échapper à ses assassins. C'est là qu'Amrou le Phénicien, compagnon parmi les charpentiers, l'attendait pour lui crier à son tour : « Si tu veux passer, livre-moi le mot de passe des maîtres. - Ce n'est pas ainsi que je l'ai gagné, articula avec peine Adoniram épuisé ; demande-le à celui qui t'envoie ». Comme il s'efforçait de s'ouvrir un passage, Amrou lui plongea la pointe de son compas dans le cœur. C'est en ce moment que l'orage éclata, signalé par un grand coup de tonnerre. Adoniram était gisant sur le pavé, et son corps couvrait trois dalles. A ses pieds s'étaient réunis les meurtriers, se tenant par la main. « Cet homme était grand, murmura Phanor. -Il n'occupera pas dans la tombe un plus vaste espace que toi, dit Amrou. - Que son sang retombe sur Soliman Ben-Daoud ! - Gémissons sur nous-mêmes, répliqua Méthousaël, nous possédons le secret du roi. Anéantissons la preuve du meurtre ; la pluie tombe ; la nuit est sans clarté ; Éblis nous protège. Entraînons ces restes loin de la ville, et confions-les à la terre ». Ils enveloppèrent donc le corps dans un long tablier de peau blanche, et, le soulevant dans leurs bras, ils descendirent sans bruit au bord du Cédron, se dirigeant vers un tertre solitaire situé au-delà du chemin de Béthanie. Comme ils y arrivaient, troublés et le frisson dans le cœur, ils se virent tout à coup en présence d'une escorte de cavaliers. Le crime est craintif, ils s'arrêtèrent ; les gens qui fuient sont timides...et c'est alors que la reine de Saba passa en silence devant des assassins épouvantés qui traînaient les restes de son époux Adoniram. Ceux-ci allèrent plus loin et creusèrent un trou dans la terre qui recouvrit le corps de l'artiste. Après quoi Méthousaël, arrachant une jeune tige d'acacia, la planta dans le sol fraîchement labouré sous lequel reposait la victime. Pendant ce temps-là, Balkis fuyait à travers les vallées ; la foudre déchirait les cieux, et Soliman dormait. Sa plaie était plus cruelle, car il devait se réveiller. (...) Le bruit du meurtre d'Adoniram s'étant répandu, le peuple soulevé demanda justice, et le roi ordonna que neuf maîtres justifiassent de la mort de l'artiste, en retrouvant son corps. Il s'était passé dix-sept jours : les perquisitions aux alentours du temple avaient été stériles, et les maîtres parcouraient en vain les campagnes. L'un d'eux, accablé par la chaleur, ayant voulu, pour gravir plus aisément, s'accrocher à un rameau d'acacia d'où venait de s'envoler un oiseau brillant et inconnu, fut surpris de s'apercevoir que l'arbuste entier cédait sous sa main, et ne tenait point à la terre. Elle était récemment fouillée, et le maître étonné appela ses compagnons. Aussitôt les neuf creusèrent avec leurs ongles et constatèrent la forme d'une fosse. Alors l'un d'eux dit à ses frères : « Les coupables sont peut-être des félons qui auront voulu arracher à Adoniram le mot de passe des maîtres. De crainte qu'ils n'y soient parvenus, ne serait-il pas prudent de le changer? - Quel mot adopterons-nous ? Objecta un autre. - Si nous retrouvons là notre maître, repartit un troisième, la première parole qui sera prononcée par l'un de nous servira de mot de passe ; elle éternisera le souvenir de crime et du serment que nous faisons ici de le venger, nous et nos enfants, sur ses meurtriers, et leur postérité la plus reculée ». Le serment fut juré ; leurs mains s'unirent sur la fosse, et ils se reprirent à fouiller avec ardeur. Le cadavre ayant été reconnu, un des maîtres le prit par un doigt, et la peau lui resta à la main ; il en fut de même pour un second ; un troisième le saisit par le poignet de la manière dont les maîtres en usent envers le compagnon, et la peau se sépara encore ; sur quoi il s'écria : MAKBÉNACH, qui signifie : LA CHAIR QUITTE LES OS. Sur-le-champ ils convinrent que ce mot serait dorénavant le mot de maître et le cri de ralliement des vengeurs d'Adoniram, et la justice de Dieu a voulu que ce mot ait, durant des siècles, ameuté les peuples contre la lignée des rois. Phanor, Amrou et
Méthousaël avaient pris la fuite ; mais reconnus
pour de faux frères, ils périrent de la main des
ouvriers, dans les États de Maaca, roi du pays de Geth,
où ils se cachaient sous les noms de Sterkin, d'Oterfut et
de Hoben. Néanmoins, les corporations, par une inspiration
secrète, continuèrent toujours à
poursuivre leur vengeance déçue, sur Abiram,
ou le meurtrier... Et la postérité d'Adoniram
resta sacrée pour eux ; car longtemps après ils
juraient encore par les fils de la veuve, ainsi
désignaient-ils les descendants d'Adoniram et de la reine de
Saba. Gerard de
Nerval
GÉRARD DE NERVAL ET LA FRANC-MAçONNERIE. Le Mercure de France (1er mai 1955) par G\ H\ L\. LeVoyage en Orientcontient de nombreuses allusions à la Franc-Maçonnerie, et l'Histoire de la Reine du matin évoque, par le titre de son premier chapitre Adoniram, l'architecte du temple de Salomon, ancêtre légendaire des Francs-Maçons. On est ainsi amené à rechercher ce que Gérard de Nerval a pu emprunter à la Maçonnerie. Etait-il Franc-maçon ? Il a d'abord écrit, non qu'il ne le fût pas, mais qu'il avait déclaré ne pas l'être, ce qui n'est pas la même chose. Plus tard, il a affirmé qu'il l'était. Examinons successivement ces deux déclarations. Dans Une nuit à Londres, parue dans L'Artiste du 20 septembre 1846 (4è série, tome VII, p. 189), il raconte qu'entré dans une maison portant l'inscription « Chambers to let » (Chambres à louer), et voulant louer une chambre pour la nuit, il n'arriva pas, parlant mal l'anglais, à se faire comprendre d'un monsieur qui était censé parler français. Ennuyé sans doute de ce dialogue à bâtons rompus, il me dit : « Etes-vous Franc-maçon ? - Non, lui répondis-je en riant, et il fit claquer sa langue avec quelque impatience ». Cette histoire manque de vraisemblance. Si le monsieur demande à Gérard s'il est Franc-Maçon, c'est probablement qu'il l'était lui-même, ce que paraît confirmer l'impatience qu'il manifeste quand Gérard lui a déclaré ne pas l'être. Or, s'il avait appartenu à la Maçonnerie, il eût naturellement recouru en l'occurrence à son langage secret, précisément destiné à permettre à des Maçons de n'importe quelle langue de se reconnaître pour Maçons. De son côté, Gérard, s'il avait été Franc-Maçon, aurait connu tout au moins l'existence de ce langage et n'aurait pas manqué d'y faire allusion, sous une forme ou sous une autre, dans son récit. Il est donc fort douteux qu'il fût Franc-Maçon à cette date. Mais rien n'empêche que, ne l'étant pas en 1846, il le soit devenu plus tard. Il convient donc d'examiner les textes postérieurs où il se dit Franc-Maçon. Son témoignage est sujet à caution. En différents cas où il parle de sa vie, il est fortement suspect, d'avoir fardé la vérité. Sans insister sur ce qu'il dit de la bibliothèque de son oncle dans la préface des Illuminés, on ne saurait ajouter foi à sa déclaration d'avoir entendu raconter l'histoire de Balkis par un conteur professionnel dans un café de Stamboul. Même sans tenir compte d'autres arguments, son voyage effectif en Orient est de 1843, et il avait déjà établi au moins les grandes lignes de l'histoire de la reine de Saba dans un projet d'opéra qu'il devait soumettre à Meyerbeer le 29 novembre 1835, dans l'intention d'en faire confier le principal rôle à Jenny Colon. Il est normal que chez un romancier l'imagination tienne une place plus ou moins importante, même lorsqu'il parle de lui. Mais elle a pris chez Gérard à divers moments un caractère nettement pathologique. Il sera donc instructif de mettre en parallèle chronologique ses déclarations sur sa qualité de Franc-Maçon et ses périodes de folie. Le voyage de Gérard en orient (1843) et la première publication du Voyage en Orient en feuilleton dans Le National (23 mars-25 avril 1850) se situent à une période où les amis de Gérard pouvaient l'espérer guéri de ses troubles mentaux, malgré des symptômes inquiétants qui avaient motivé les soins du Dr Aussandou (avril 1849). Dans un passage du Voyage en Orient, que l'édition Charpentier (1851), t. II, reproduit dans un chapitre intitulé : Correspondance-Fragments, Gérard écrit : « Tu sais que je suis moi-même l'un des enfants de la veuve, un louveteau (fils de maître) (...) Bref, je ne suis plus pour les Druses un infidèle, je suis un muta-darassin, un étudiant. Dans la maçonnerie, cela correspondrait au grade d'apprenti ; il faut ensuite devenir compagnon (refik), puis maître (day) (...) J'ai produit mes titres, ayant heureusement dans mes papiers de ces beaux diplômes pleins de signes cabalistiques familiers aux Orientaux ». (V. P. 57) (Les références au Voyage en Orient, indiqués par l'initiale V., renvoient à l'édition de Gilbert Rouger dans la collection Richelieu, Paris, Imprimerie nationale de France, 1950, tome III. L'initiale O. renvoie à l'Ordre des Francs-Maçons trahi et le secret des Mopses révélé, édition d'Amsterdam 1745. L'initiale R. renvoie au Recueil précieux de la Maçonnerie adonhiramite, édition de 1736.). La signification de Louveteau comme fils de maître (ou plus généralement de Maçon, sans distinction de grade) est maçonniquement exacte. Mais il est fort problématique que les Druses aient fait correspondre la qualité de Louveteau au grade maçonnique d'Apprenti, et il est faux que dans la Maçonnerie, la qualité de Louveteau constituât un grade maçonnique quelconque, même celui d'Apprenti ; elle conférait uniquement le privilège d'être reçu le premier (R., p. 95). Par suite, la déclaration de Gérard d'avoir produit aux Druses ses titres maçonniques est une invention pure et simple. Il renouvelle l'affirmation d'être Louveteau dans une lettre à son père du 22 octobre 1853. Comme celui-ci devait le savoir, cette affirmation peut-être exacte, bien que la même lettre, écrite de la maison de santé du Dr Emile Blanche, présente des caractères nettement démentiels. Voici comment il s'exprime : « La prolongation de mon séjour (dans : la maison de santé) est due surtout à certaines bizarreries qu'on avait cru remarquer dans ma conduite. Fils de maçon et simple louveteau, je m'amusais à couvrir les murs de figures cabalistiques et à prononcer ou à chanter des choses interdites aux profanes : mais on ignore ici que je suis compagnon-égyptien (refik) » (Jules Marsan, Gérard de Nerval, Correspondance, Paris 1911, p. 209-210). L'épithète « égyptien », ajouté à compagnon, pourrait être un souvenir du Recueil précieux, d'après lequel « la Maçonnerie tire son origine des Égyptiens » (R. I, p. 67). Refik est un mot druse que déjà, dans le passage précité du Voyage en Orient, il faisait correspondre au grade de Compagnon. Mais ici, il s'attribue la possession de ce grade. Les bizarreries qu'on a cru remarquer dans sa conduite consistent en ce que les gens de la maison de santé, ignorant qu'il soit Compagnon, le prennent pour un simple Louveteau, c'est-à-dire un profane, et lui font grief d'avoir prononcé ou chanté des choses interdites aux profanes. On veut donc, à son dire, le retenir en punition d'un délit maçonnique. Cette interprétation du diagnostic porté sur son état mental ne fait que confirmer ce diagnostic. Comme Gérard déclare à la fois n'être qu'un profane et posséder le grade maçonnique de Compagnon, ce qui est logiquement inconciliable, on en doit conclure qu'il ne possédait pas plus le grade de Compagnon que celui d'Apprenti. Sa montée en grade s'accentue en même temps que sa folie. Dans sa lettre au Dr Blanche du 17 octobre 1854 (Marsan, op. cit. p. 251), sur laquelle nous aurons à revenir longuement, il s'attribue le grade de maître (O. p. 118, R. I, p. 81, 84). Mais cette lettre témoigne, par sa teneur même, d'un état délirant. En conséquence, le grade de Maître dont il s'y décore peut-être tenu pour une pure rêverie. Or c'est seulement au grade de Maître qu'un Franc-Maçon est instruit régulièrement de la légende de l'architecte du Temple de Salomon. Par suite, même à supposer, contre toute vraisemblance, que Gérard eût été Compagnon, il ne pouvait être documenté sur cette légende par des instructions reçues en Loge, mais uniquement, au même titre qu'un profane, par des lectures d'ouvrages maçonniques. Cette conclusion est confirmée par l'examen même de son récit. En premier lieu, le principal ouvrier du Temple de Salomon n'y est jamais appelé qu'Adoniram. Or, les Francs-Maçons français s'étaient, depuis 1744 jusqu'à la fin du XVIIIè siècle, divisés sur son nom. Les uns lui conservaient le nom d'Hiram, qu'il avait dans la Franc-Maçonnerie d'Angleterre, les autres le tenaient pour un personnage biblique différent, Adoniram. Le premier nom est le seul employé dans Les plus secrets mystères des hauts grades de la Maçonnerie dévoilés, dont la première édition, de 1766, fut suivie de plusieurs autres ; le second nom est celui dont fait usage le Recueil précieux de la Maçonnerie adonhiramite. Or, dès le début du XIXè siècle, le nom d'Adoniram avait disparu, et celui d'Hiram (ou Hiram-Abif) demeurait seul en usage pour l'architecte du temple de Salomon, aussi bien dans le rite français que dans le rite écossais ancien et accepté. De même, Gérard (V. p. 332) donne au principal assassin d'Adoniram, c'est-à-dire celui qui porte le coup mortel, le nom d'Abiram. Or, au XIXè siècle, ce meurtrier est appelé Abibalk (avec les variantes orthographiques Abibalc et Abibale), et uniquement dans les rituels du XVIIIè siècle qu'il est appelé Abiram. Les deux noms étaient d'ailleurs synonymes, Abiram signifiant selon les Maçons le meurtrier du père, et Abibalk celui qui abat le père. En résumé, pour la légende d'Adoniram, Gérard a dû s'inspirer d'ouvrages maçonniques du XVIIIè siècle, spécialement du type adonhiramite. Deux de ces ouvrages peuvent être identifiés, grâce aux passages de Gérard qui manifestent avec eux une ressemblance trop étroite pour n'en point provenir. Ce sont d'une part L'ordre des Francs-Maçons trahi et le secret des Mopses révélé, d'autre part le Recueil précieux de la Maçonnerie adonhiramite.Gérard pouvait consulter ces ouvrages à la Bibliothèque royale (aujourd'hui Bibliothèque nationale), non seulement sur place, mais aussi en les empruntant, en vertu d'une autorisation du 26 juin 1833, renouvelée le 7 février 1844. Il n'est certes pas exclu qu'il ait connu d'autres ouvrages qui concordent avec eux sur tel ou tel point ; mais nous n'avons aucune preuve, car tous les matériaux maçonniques qu'il utilise sont contenus dans les deux ouvrages précédents. La plupart des passages que Gérard leur a empruntés, notamment ceux qui se rapportent à la légende d'Adoniram, concordent dans les deux ouvrages, de sorte que rien ne permet de reconnaître si ces passages proviennent de l'un ou de l'autre. Toutefois certains détails y sont présentés différemment ou même ne se trouvent que dans l'un, ce qui permet de discerner la source, où Gérard les a puisés. Examinons d'abord ceux qui proviennent du Recueil précieux. Dans leur controverse sur le nom de l'architecte du temple de Salomon, Hiramites comme Adoniramites faisaient appel à la Bible. Elle donnait tort à la fois aux uns et aux autres, car Hiram pas plus qu'Adoniram n'y est qualifié d'architecte. Hiram était un ouvrier remarquable en toute sorte de décoration, et particulièrement pour la fabrication d'objets en airain, autrement dit un fondeur (II Chr., II, 13-14) ; Adoniram était le chef de la corvée qui débitait les cèdres dans les forêts du mont Liban pour la construction du Temple (I notation de l'hébreu, III dans la Vulgate) (Reg.; V, 27). En dépit de la Bible, L'Ordre trahi (O. p. 136) et le Recueil précieux (R., I, 78), tous deux adoniramites, étaient d'accord pour faire d'Adoniram un architecte et l'opposer à Hiram, ouvrier en métaux. Le Recueil précieux alléguait même (R., p. 76, note 7 et p. 78) une référence (III Reg., V, 14), malheureusement fausse. De plus, tandis que dans L'Ordre trahi, Adoniram n'est cité que comme architecte, le Recueil précieux, inconséquent avec lui-même, lui transfère la qualité de l'Hiram biblique et en fait à la fois un architecte et un fondeur : « Adoniram, grand Architecte du Temple, dessinait tous les ornements qui devaient embellir ce monument magnifique » (R. I, p. 94). C'est le même double rôle que lui attribue Gérard : « Le Maître Adoniram passait les nuits à combiner des plans, et les jours à modeler les figures colossales destinées à orner l'édifice » (V. p. 180). Dans une note de l'Histoire
de la Reine du matin (V., p.234, note), Gérard
s'exprime en ces termes : « Adoniram
s'appelle autrement Hiram, nom qui lui a été
conservé par la tradition des associations mystiques
(c'est-à-dire des Francs-Maçons). Adoni n'est
qu'un terme d'excellence qui veut dire maître ou seigneur. Il
ne faut pas confondre cet Hiram avec le roi de Tyr qui portait par
hasard le même nom ».
Gérard peut avoir trouvé
indifféremment dans L'Ordre trahi (O.,
p. 134-136) ou dans le Recueil précieux (R., I, p. 74) la
dualité des noms Hiram et Adoniram pour désigner
l'architecte du Temple, et la confusion commise par certains
Maçons entre Hiram l'ouvrier et Hiram roi de Tyr. Mais le
Recueil précieux présente une
particularité. D'accord avec L'Ordre trahi pour voir dans
Hiram et Adoniram deux personnages différents, il ajoute que
selon certains Maçons, dont il ne rapporte d'ailleurs
l'opinion que pour la combattre, le nom Adoniram était un
mot composé dans lequel le préfixe Adon, qui
signifie seigneur, avait été ajouté au
nom d'Hiram (R., I, p. 76 et p. 86, note 6). Autrement dit, Adoniram
n'était pas un personnage différent d'Hiram, mais
un autre nom de celui-ci. C'est donc de là, et non de
L'Ordre trahi, que Gérard a tiré la note
citée ci-dessus. Après les passages de Gérard qui ont comme source le Recueil précieux, voyons ceux qui proviennent de L'Ordre trahi. Comme nous l'avons vu, Gérard prétend être Louveteau. Or ce mot n'est donné dans le Recueil précieux (R., I, 95) que sous sa forme anglaise Lawton : L'Ordre trahi (O., p. 167) déclare en outre qu'il doit se prononcer Loufton et que cette prononciation est cause que certains, et surtout les Français, disent et écrivent Louveteau. Le mot employé par Gérard doit donc lui venir de L'Ordre trahi. Gérard emploie indifféremment les expressions : enfants de la veuve (V., p. 57) et fils de la veuve (V., p. 332). Il est donc impossible de discerner s'il s'inspire de L'Ordre trahi, qui donne expressément ces expressions comme synonymes (O., p. 167-168), plutôt que du Recueil précieux, où l'on ne trouve que les enfants de la veuve (R., I, p. 96). Mais l'incertitude cesse si l'on envisage, après la lettre de cette formule, la signification que, selon Gérard, elle avait pour les Francs-Maçons. Il les appelle, il est vrai, « les corporations » (V., p. 331), mais son expression même montre que c'est à eux qu'il songeait, car elle est grammaticalement incorrecte : après avoir commencé par le substantif féminin les corporations, il continue par les pronoms masculins eux et ils. Le même passage contient en outre un terme impropre, qui témoigne d'un certain déséquilibre dans la pensée de Gérard. « Les corporations, écrit-il, continuèrent toujours à poursuivre leur vengeance déçue sur Abiram ou le meurtrier » (V. p. 332). Cette vengeance n'avait nullement été déçue, puisqu'il a déclaré lui-même, immédiatement auparavant, que les meurtriers d'Adoniram, y compris Hoben, autre nom d'Abiram, avaient péri de la main des ouvriers. Abstraction faite de ces complications, qui n'ont ici qu'un intérêt secondaire, les textes de Gérard ne laissent place à aucun doute sur la signification qu'avait pour lui l'expression : les fils ou les enfants de la veuve. Il écrit : « La reine de Saba passa en silence devant des assassins épouvantés qui traînaient les restes de son époux Adoniram » (V., p. 327) et : « Les fils de la veuve ; ainsi (les Francs-Maçons) désignaient-ils les descendants d'Adoniram et de la reine de Saba » (V., p. 332). Il s'agit donc incontestablement des descendants de la veuve d'Adoniram. L'identification de cette veuve avec la reine de Saba, cela va sans dire, est absolument étrangère à la Franc-Maçonnerie ; elle n'a d'autre source que l'imagination de Gérard et fait partie des éléments purement romanesques de son récit. Que signifiait pour les Francs-Maçons l'expression les enfants de la veuve ? Ils en donnaient deux explications. D'après l'une, ils considéraient par métaphore le Maître assassiné comme leur père, et, étant ses enfants, ils l'étaient du même coup de sa veuve. Que l'architecte du Temple fût Hiram ou Adoniram, cette interprétation était également valable pour l'un ou pour l'autre. Mais à côté de cette interprétation, il y en avait une autre, qui ne pouvait s'appliquer qu'à Hiram, et qui, pour cette raison, était vraisemblablement la plus ancienne. Les Francs-Maçons avaient trouvé dans la Bible (I de l'hébreu, III dans la Vulgate) (Reg., VII, 14) que Hiram était fils d'une veuve. Par suite, tandis que pour les Adoniramites, les Francs-Maçons, enfants de la veuve, n'étaient les descendants que de la veuve d'Adoniram, pour les Hiramites ils descendaient à la fois de deux veuves, la femme d'Hiram et sa mère. Il faut d'ailleurs noter que le Recueil précieux, dont le titre même signale le caractère adoniramite, présente les Francs-Maçons comme les enfants de la mère d'Adoniram, en précisant que celui-ci les considérait comme ses frères, alors que cette interprétation n'est valable que pour Hiram. Quoi qu'il en soit, la veuve désigne dans le Recueil précieux (R., I, p. 96) la mère d'Adoniram, dans L'Ordre trahi (O., p. 167-168) sa femme. Cette interprétation étant celle qu'adopte Gérard, c'est dans ce dernier ouvrage qu'il a dû la puiser. Un autre passage de Gérard pourrait à la rigueur provenir de L'Ordre trahi. Celui-ci déclare : « Les Francs-Maçons prétendent que (l'histoire du meurtre d'Adoniram)... a été puisé dans le Talmud » (O., p. 136). Gérard écrit (V., p. 330) : « Ainsi que l'enseigne le Talmud (...), le roi (Salomon) ordonna que neuf Maîtres justifiassent de la mort de l'artiste, en retrouvant son corps ». Toutefois il est également possible que la référence au Talmud soit un apport personnel de Gérard : il lui arrive en plusieurs autres occasions de l'invoquer (et, à ce qu'il semble, arbitrairement) à l'appui de passages empruntés à ses auteurs. Jusqu'à présent, c'est le Voyage en Orient qui nous a fourni des passages provenant de L'Ordre trahi. D'autres se trouvent dans la lettre au Dr Blanche dont nous avons déjà parlé. Il pourra sembler surprenant qu'après avoir argué de son caractère démentiel pour écarter comme non recevable l'affirmation de Gérard sur son grade maçonnique, nous en fassions maintenant état pour en tirer des conclusions positives. C'est qu'elle contient, à côté d'éléments fictifs qui n'ont comme source que l'imagination déréglée de Gérard, d'autres éléments, authentiquement maçonniques, qu'il n'a pas pu inventer. Il suffira de dissocier ces deux sortes d'élément, étroitement amalgamés dans la lettre, pour en apprécier la valeur respective. Cette lettre, dont le début ne présente rien d'anormal, devient dans la suite purement délirante. Gérard semble même s'en être aperçu, car il termine en affectant de n'y voir qu'une plaisanterie : « Mais je vois que nous ne faisons que rire ». Commençons par dégager son intention. Il a comme point de départ deux faits réels. Le premier est qu'interné depuis le 8 août 1854 dans la maison de santé du Dr Blanche, celui-ci, à juste titre, comme médecin et comme ami, s'opposait à sa sortie : le second, que lui-même, le 23 septembre, avait écrit au comité de la Société des gens de lettres pour lui demander d'intervenir en sa faveur. Au moment où il écrivait au Dr Blanche, il ignorait que l'intervention sollicitée allait se produire et que deux jours plus tard, le 19 octobre, ce dernier serait obligé, bien à contrecœur, de lui rendre sa liberté. Mais il pouvait, sans déraison, escompter la protection de la Société des gens de lettres. Voici où intervient le délire, Gérard imagine que le Dr Blanche agit avec l'appui et même l'instigation des Francs-Maçons : « Si vous avez pour vous même le Gr\ O\ (le Grand Orient) », « dites-le à vos chefs » ; et, avec cette logique dans l'absurde qui décèle la folie, il prétend lui opposer des arguments maçonniques. Après lui avoir déclaré : « J'ai peut-être plus de protections à faire mouvoir que vous n'en rencontrerez contre moi », il ajoute : « J'ai des métaux cachés dans Paris » (la maison du Dr Blanche était à Passy). Cette protection est des plus inattendues. L'expression « les métaux » est bien maçonnique, mais elle n'a aucun rapport avec l'usage qui en fait ici. En style maçonnique, elle désignait les objets précieux, notamment l'argent, dont le récipiendaire était dépouillé avant d'être introduit en Loge (O., p. 56, 116, 153, 154 ; R., I, p. 17) ; ils symbolisaient les possessions auxquelles les profanes attachent du prix et qui en sont dépourvues pour un bon Maçon, qui n'accorde de la valeur qu'à la vertu. On n'aperçoit donc pas de relation raisonnable entre les métaux au sens maçonnique et les protections que Gérard s'attribue, et il est fort aventureux de rechercher les voies qu'à suivies son délire. Voici du moins une hypothèse plausible. Le Dr Blanche ne dispose que des protections naturelles. Combien plus puissantes seraient des protections surnaturelles, des influences occultes, du genre ce celles qu'avaient rendues familières à Gérard ses lectures d'ouvrages cabalistiques. Or il devait savoir par une connaissance même superficielle de la Bible, ne l'eût-il pas trouvé dans le Recueil précieux (R., I, p. 22), que Tubalcaïn est le premier qui eut l'art de mettre en oeuvre les métaux. Les métaux se trouvaient ainsi associés dans son esprit à Tubalcaïn est le premier qui eut l'art de mettre en oeuvre les métaux. Les métaux se trouvaient ainsi associés dans son esprit à Tubalcaïn. D'autre part, celui-ci est longuement présenté dans deux chapitres successifs de L'Histoire de la Reine du matin, L'apparition et Le monde souterrain (V., p. 250-274), comme le maître du monde souterrain, étendant sa protection sur les descendants de Caïn, tels qu'Adoniram, au nombre desquels Gérard semble s'être compté. On conçoit de la sorte qu'il ait pu considérer les métaux qu'il possédait, croyait-il, cachés (vraisemblablement enfouis, donc dans le monde souterrain) comme lui procurant l'assistance de Tubalcaïn contre le Dr Blanche. En sus de ses protections, il s'attribue à l'égard de celui-ci une autre supériorité, celle du « rang », c'est-à-dire du grade maçonnique. Il énonce cette supériorité sous deux formes, celle de l'âge maçonnique et celle du mot de grade. Nous retrouverons l'âge p\, et les mots distinctifs des différents grades, p\. Aucun doute n'est possible sur ce que veut dire Gérard : il ignore le grade du Dr Blanche, mais lui-même est Maître, et bien plus Très respectable, c'est-à-dire président d'une Loge en tenue de Maître. Il est en outre le Frère terrible. Il a probablement jugé ce titre de nature à terrifier son adversaire. Mais le Frère terrible existait bien dans la Maçonnerie du XVIIIè siècle, où du reste il n'avait guère de terrible que le nom, car son rôle se bornait à introduire en Loge le récipiendaire. Gérard n'a pas songé que cet office était incompatible avec celui de Très respectable, qu'il s'attribue également. Une fois dissociée de leur contexte délirant les éléments maçonniques de la lettre au Dr Blanche, il devient possible de déterminer ceux qui, absents du Recueil précieux et contenus dans L'Ordre trahi, doivent provenir de celui-ci. C'est à lui (O., p. 117, 121) que Gérard doit avoir emprunté l'expression de Frère terrible. En effet, elle ne se trouve pas dans le Recueil précieux, où le Frère chargé d'introduire en Loge le récipiendaire n'est pas désigné par ce titre précis, mais par le terme plus vague : un Expert (R., I, p. 4, 17, 18). Enumérant au Dr Blanche les dignités maçonniques qu'il s'attribue, Gérard écrit : « Appartenant en secret à l'Ordre des Mopses, qui est d'Allemagne... » Assurément, il ne pouvait appartenir à cet Ordre (en réalité des Mopses), alors éteint. N'empêche que cet Ordre n'a pas été inventé par Gérard; il a effectivement existé. C'était une société mondaine instituée en 1739 à Vienne (Autriche) pour remplacer les assemblées maçonniques proscrites par la bulle In éminent du pape Clément XII (4 mai 1738) et il est indiqué, de même que par Gérard, comme créé en Allemagne dans L'Ordre trahi (O., p. 202). D'après le même ouvrage, l'Ordre des Mopses, à la différence de celui des Francs-Maçons, comprenait à la fois des hommes et des femmes (O., passim, notamment p. 205-207). C'est sans doute pour cette raison qu'après s'être intitulé Frère terrible, Gérard ajoute : « Je serai même la sœur terrible au besoin », bien qu'il n'y eût pas de sœur terrible dans l'Ordre des Mopses, ni même dans la Maçonnerie d'adoption, dont nous n'avons aucune preuve qu'elle fût connue de Gérard. Au surplus, il ne lui vient pas à l'esprit que, même en tenant cet office pour réel, il en était exclu par son sexe. Dans un cas au moins, Gérard combine des données empruntées les unes à L'Ordre trahi, les autres auRecueil précieux. Il s'agit du passage de la lettre au Dr Blanche où il oppose leurs âges maçonniques respectifs. « Je ne sais, écrit-il, si vous avez trois ans ou cinq ans ; mais j'en ai plus de sept ». Ces expressions maçonniques signifient : je ne sais si vous êtes Apprenti ou Compagnon, mais moi, je suis Maître. Sept ans et plus comme âge du Maître provient de L'Ordre trahi (O., p. 165), tandis que le Recueil précieux (R., I, p. 82, 84, 96) dit simplement sept ans. Par contre, L'Ordre trahi (O., P. 164) donne simplement moins de sept ans. Par contre, L'Ordre trahi (O., p. 164) donne simplement moins de sept ans comme âge symbolique du Compagnon, sans parler de l'Apprenti : le Recueil précieux précise : trois ans pour l'Apprenti (R., I, p. 12, 25, 84), cinq ans pour le Compagnon (R., I, p. 53, 64, 84). Parfois, Gérard a apporté à ses emprunts à ses auteurs maçonniques des modifications ou des additions dont la source n'apparaît pas et que, selon toute probabilité, il a simplement inventées. Nous en trouvons un premier exemple dans le passage relatif au sort des meurtriers d'Adoniram après leur crime (V., p. 331). Comme nous l'avons vu, Gérard a emprunté à l'Élu des quinze qu'ils s'étaient réfugiés dans les États de Maaca. Mais les noms dont il les dote ne se rencontrent ni dans le rituel d'Élu des quinze, ni dans aucun autre. Dans les rituels de Maître du XVIIIè siècle, ils restent anonymes et sont désignés uniquement par un nom collectif : les mauvais compagnons, les scélérats ou les traîtres. Les rituels des grades supérieurs, en particulier des grades d'Élus, leur donnent des noms variés, mais tous différents de ceux qu'à employés Gérard. J'ignore où il a trouvé celui de Phanor. Mais, pour les deux autres, il se les est, pourrait-on dire, empruntés à lui-même, car il en avait déjà usé dans le Voyage en Orient. Amrou est le nom par lequel il désigne (V., II, p. 13, 314 et IV, p. 87) le général musulman Amr ibn Al-Asi qui conquit l'Égypte pour le calife Omar. Methousaël, qui est dans la Bible (Gen., IV, 18) fils de Maviael, descendant de Caïn, est cité en cette qualité par Gérard (V., p. 264). Après avoir donné ces noms comme les noms véritables des criminels, il rapporte que ceux-ci se cachaient dans les États de Maaca sous les noms (donc faux noms) de Sterkin, Oterfut étaient de faux noms ou les noms véritables de deux des scélérats, mais il déclare expressément (R., II, p. 32, 35, 42) que le troisième, le meurtrier au sens propre, s'appelait de son vrai nom Hoben, et il renvoie à l'Élu des neuf, où il est dit (R., II, p. 19) qu'Abiram n'était qu'un emblème signifiant meurtrier ou assassin. Ainsi, tandis que chez Gérard Hoben est un faux nom pris par l'assassin pour se dissimuler, dans l'Élu des quinze Hoben est son vrai nom et Abiram un surnom qui lui avait été donné par les ouvriers du Temple après son crime. D'autre part, selon Gérard, les trois meurtriers ont été tués par les ouvriers (envoyés par Salomon à leur recherche) dans les États de Maaca. Ici encore, il s'écarte de la version de l'Élu des quinze. Dans celle-ci, seuls Sterkin et Oterfut ont été, non pas tués, mais capturés dans les États de Maaca : le troisième (Hoben-Abiram) avait été tué six mois auparavant, au cours d'une autre expédition (R., II, p. 35-37 et 40, avec renvoi à l'Élu des neuf, où il est dit (p. 16 et 20) que l'un des Maîtres envoyés à la recherche d'Abiram par Salomon, étant entré dans la caverne où il se cachait, le tue d'un coup de poignard et lui coupa la tête. La réunion de l'épisode relatif à Abiram à l'épisode concernant les deux autres meurtriers a peut-être été suggérée à Gérard par une source différente. Dans le Régulateur des ChevaliersMaçons, imprimé par le Grand Orient de France, sans date (1805), les différents grades d'Élus antérieurement en vigueur ont été condensés en un seul, appelé Élu ou Élu secret. D'après le rituel de ce grade (cahier du Très Sage, p. 9-10 et 13-14 ; cahier de l'Orateur, p. 6-7), Salomon, informé par un inconnu que les assassins se cachaient dans une caverne, avait envoyé neuf Maîtres à leur recherche. Arrivés au voisinage de cette caverne, ils aperçurent deux des meurtriers, qui, à leur vue, prirent la fuite et se tuèrent en tombant dans une fondrière. Le chef de la troupe, poursuivant son chemin, entra dans la caverne, où il trouva le principal meurtrier qui venait d'y rentrer. Celui-ci, reconnaissant un Maître, se fit justice lui-même en s'enfonçant un poignard dans le cœur. Les neuf Maîtres, ayant coupé les têtes des trois assassins, les apportèrent à Salomon, qui lest fit exposer, pendant trois jours, après quoi elles furent brûlées et leurs cendres jetées au vent. Ici, comme dans le récit de Gérard, les trois meurtriers ont été surpris ensemble. Mais les différences l'emportent sur les ressemblances. Chez Gérard, les assassins ont « péri de la main des ouvriers ». Dans l'Élu secret, deux d'entre eux se sont tués accidentellement et le troisième s'est suicidé : le rôle des vengeurs s'est borné à décapiter leurs cadavres. En outre, comme on l'a vu plus haut, le Maître assassiné est appelé Hiram dans le Régulateur, Adoniram par Gérard, et le principal assassin, auquel il donne comme nom Hoben dans un passage et Abiram dans un autre, est appelé Abibalk dans le Régulateur. Il nous semble donc que la réunion en un épisode unique des deux épisodes distincts dans l'Élu des quinze appartient en propre à Gérard et ne lui a pas été suggérée par le Régulateur des Chevaliers Maçons, même s'il le connaissait. Un autre passage où Gérard s'écarte de ses sources maçonniques est celui qui concerne la paie des ouvriers (V., p. 323). Commençons par rappeler les données concordantes de L'Ordre trahi et du Recueil précieux. Ils contenaient, étroitement emmêlés, des informations de deux sortes, correspondant, si l'on peut dire, à deux étages chronologiques différents. Les unes se rapportaient aux Francs-Maçons de leur époque, que nous appelleront simplement les Francs-Maçons, les autres aux ouvriers du Temple de Salomon. D'après ces dernières, ces ouvriers avaient des mots distinctifs permettant de reconnaître la catégorie à laquelle ils appartenaient, autrement dit leur grade, pour leur payer, en échange du mot prononcé à voix basse, le salaire afférent à ce grade. Le mot était pour les Apprentis Jakin ou Jachin (O., p. 138, 150 ; R., I, p. 21), pour les Compagnons Boaz ou Booz (O., p. 138, 150; R., I, p. 55-56). Pour les maîtres, c'était Jéovah avant le meurtre d'Adoniram (O., p. 139; R., I, p. 90) ; mais, après cet événement, de peur qu'il n'eût été surpris par les criminels, il avait été remplacé par Mac-Benac (O., p. 131, 143, 184, 191 ; R., I, p. 91). Chez les Francs-Maçons, il n'en allait plus de même. Chaque grade avait, non plus une seul mot, mais deux, le mot de passe ou mot de guet, et le mot sacré, appelé encore simplement le mot, ou la parole. Le mot de passe devait être donné en dehors de la Loge pour en obtenir l'entrée, comme preuve du grade que l'on possédait; il n'y avait par suite aucun rapport avec les ouvriers du Temple. Celui des Apprentis était Tubalcaïn (O., p. 168, 182; R., I, p. 22), celui des Compagnons Schibboleth (O., p. 168, 184; R., I, p. 63), celui des Maîtres Giblim (O., p. 168, 184; R., I, p. 91). Quant au mot sacré des Francs-Maçons, c'était pour les Apprentis Jakin, pour les Compagnons Booz, pour les Maîtres, non plus Jéovah, aboli après le meurtre d'Hiram ou Adoniram, mais Mac-Benac. Autrement dit, il reproduisait celui qui distinguait les trois grades correspondants des ouvriers du Temple, dont les Francs-Maçons se considéraient comme les descendants. C'est pour cette raison qu'il était qualifié de sacré et ne devait se prononcer qu'en Loge, et encore avec de grandes précautions. Quelles seront maintenant les modifications apportées par Gérard à ses documents maçonniques ? Il ne s'agit, bien entendu, que de leurs indications relatives aux ouvriers du Temple, car celles qui concernaient les Francs-Maçons étaient sans intérêt pour l'époque de Salomon, où est située l'Histoire de la Reine du matin. Si les mots caractéristiques du grade, Jakin pour les Apprentis, Booz pour les Compagnons, Jéovah pour les Maîtres, sont conservés par Gérard, il ajoute que c'était les mots habituels, mais que, pour le jour qui devait se terminer par le meurtre d'Adoniram, ils avaient exceptionnellement été remplacés par ceux de Tubalcaïn pour les Apprentis, de Schibboleth pour les Compagnons, de Giblim pour les Maîtres, c'est-à-dire par ce qui, pour les Francs-Maçons était les mots de passe respectifs de ces grades. Il n'y a pas lieu d'attacher grande importance que fait que Gérard applique indistinctement à ces mots tant habituels qu'exceptionnels la dénomination de mot de passe qu'il trouvait, bien qu'avec une signification différente, dans ses auteurs maçonniques. Les mots des ouvriers du Temple n'avaient pour ceux-ci aucun caractère sacré ; c'était simplement des mots distinctifs de grade, et Gérard pouvait sans grande impropriété les appeler mots de passe, sans d'ailleurs attribuer d'importance à cette expression, car il emploie comme synonyme celle de mot d'ordre. En résumé, la seule différence essentielle entre la version de Gérard et ses sources maçonniques est qu'il attribue aux ouvriers du Temple deux sortes de mots, les mots habituels, qui étaient bien selon la tradition maçonnique leurs mots distinctifs, et les mots exceptionnels, qui étaient en réalité les mots de passe des Francs-Maçons. Les textes dont la comparaison établit d'une façon certaine la réalité de cette modification ne fournissent aucune lumière sur les opérations mentales qui l'ont produite : nous en voyons le résultat, mais leur processus interne nous reste impénétrable, enfermé dans l'esprit de Gérard, qui n'en avait peut-être pas lui-même une conscience claire. Nous devons donc nous contenter, faute de mieux, d'une reconstruction hypothétique qui déborde aussi peu que possible les constatations de fait. La modification en question ne semble pas avoir été dictée par une intention d'ordre littéraire, car on n'aperçoit pas en quoi elle pouvait accroître l'intérêt romanesque du récit. Il en faut donc chercher une autre explication. Gérard reproduit fidèlement (V., p. 330-331) ce que ses sources maçonniques rapportent sur la substitution de Mac-Benac à Jéovah; par conséquent, il en avait forcément retenu que le mot de Maître avait reçu successivement deux énoncés différents. De là à inventer qu'une substitution analogue avait été appliquée aux mots d'Apprenti et de Compagnon, il n'y avait pas loin pour l'imagination exubérante de Gérard. D'autre part, il trouvait chez ses auteurs maçonniques, pour chacun de ces deux grades, deux mots différents, le mot de passe et le mot sacré, dont la différence, de même que la distinction entre Francs-Maçons actuels et ouvriers du Temple, si elle était nette dans leur esprit, l'était beaucoup moins dans l'expression et pouvait échapper à une lecture insuffisamment attentive. Gérard a pu être amené de la sorte à transformer les mots de passe des Francs-Maçons en mots exceptionnels pour les ouvriers du Temple. Assurément, un peu de réflexion critique aurait suffi pour jeter bas cette construction imaginative. Le motif déterminant du changement du mot de Maître après le meurtre d'Adoniram, à savoir la crainte que ce mot n'eût été surpris par ses assassins, n'existait pas pour les mots d'Apprenti et de Compagnon. Gérard semble l'avoir lui-même entrevu, car en même temps qu'il place, conformément à la tradition maçonnique, le changement du mot de Maître après l'assassinat d'Adoniram, il situe avant ce meurtre le changement imaginé par lui des mots d'Apprenti et de Compagnon. Mais il n'a point aperçu que ce changement, dont il ne donne d'ailleurs aucune explication, n'avait pas plus de raison d'être avant le meurtre qu'après. Pour un esprit logique, la modification apportée par Gérard à ses auteurs maçonniques ne tient pas debout, mais nous ne pouvons rien contre le fait qu'il l'a réellement effectuée, et la part d'hypothèse de notre explication se réduit à admettre que son imagination faisait bon marché de la logique, ce qui semble bien être également un fait. Nous venons de voir Gérard broder avec son imagination sur un fond de connaissances livresques. Ce procédé, dont il est coutumier, comme de placer dans la bouche de personnages fictifs le fruit de ses lectures et de sa fantaisie, se retrouve dans le récit de Benoni à Salomon, où les mots Vehmahmiah et Eliael sont présentés comme la demande et la réponse d'un mot de passe des trois compagnons conjurés contre Adoniram (V., p. 246-247). Les ouvrages maçonniques utilisés ici par Gérard sont des Tuileurs du premier tiers du XIXè siècle, par conséquent antérieurs à la composition de l'Histoire de la Reine du matin. Dans le langage maçonnique, les Tuileurs diffèrent des rituels ou cahiers de grades en ce qu'ils sont à la portée des profanes. En conséquence, ils suppriment des rituels la partie relative à l'initiation, contenant les secrets des grades envisagés. Le premier de ces Tuileurs, Thuileur (...) de l'Ecossisme (...), par le l'Aulnaye (1813, p. 124), inique comme mot de passe d'un des points ou parties du grade de Kadosch Eliel (Consolatio Dei) et comme réponse Nemehaniak, lequel ajoute-t-il, est une déformation du mot hébreu Nechemiah (Fortitudo Dei ). Un second Tuileur, Manuel maçonnique (...), par Vuillaume (2è édition, 1830, p. 215), reproduit textuellement les mêmes indications. La ressemblance entre les mots eux-mêmes et plus encore leur association chez Gérard comme dans les Tuileurs est trop étroite pour pouvoir être regardée comme une coïncidence fortuite. De plus, les Tuileurs étaient répandus dans le public et accessibles aux profanes. Par suite, Gérard à fort bien pu en avoir connaissance ne fût-ce qu'en les consultants à la Bibliothèque royale, qui les possédait. Il est d'autant plus probable que c'est à ces Tuileurs que Gérard a emprunté le mot des compagnons conjurés contre Adoniram que ce mot consiste à la fois dans une demande et dans une réponse. Comme nous l'avons vu, il avait trouvé dans ses auteurs maçonniques du XVIIè siècle que des ouvriers du temple de Salomon avaient des mots distinctifs de chaque grade, qui permettaient de reconnaître à quel salaire ils avaient droit. Ces mots ne requéraient point de réponse celle-ci consistant dans le salaire qui leur était remis en échange (V., p. 323). Ce n'est donc pas là que Gérard a pu trouver l'idée du mot double qu'il prête aux conjurés. Mais ceux-ci avaient besoin d'un mot double pour se reconnaître dans l'obscurité. Pour remplir son rôle, ce mot devait différer de celui de tous les ouvriers du Temple qui n'étaient pas de leur complot, c'est-à-dire n'être celui ni des Apprentis, ni des Compagnons, ni des Maîtres. Il était en outre indispensable qu'il comportât à la fois une demande et une réponse. En effet, non seulement le premier des conjurés arrivé au lieu de rendez-vous avait besoin d'être assuré que le survenant était un des leurs, mais il fallait de plus que celui-ci eût la même certitude au sujet de celui qui l'accueillait. Le mot trouvé dans les Tuileurs satisfaisait à toutes ces conditions. On ne risque donc guère de ce tromper en voyant dans les Tuileurs une des sources du mot prêté par Gérard aux conjurés. Ce n'est pas tout. Ce mot des Tuileurs avait une origine plus ancienne. On lit en effet dans Le comte de Gabalis : « Quand Sylphe a appris de nous à prononcer cabalistiquement le nom puissant Nehmahmiah, et à le combiner dans les formes avec le nom précieux Eliael, toutes les puissances des ténèbres prennent la fuite, et le Sylphe jouit paisiblement de ce qu'il aime » (p. 152 de l'édition d'Amsterdam 1742). Je renvoie comme référence à cette édition parce que c'est celle que Gérard a dû utiliser. En effet, dans une citation, il accompagne le titre du nom de l'auteur, l'abbé de Villars, qui n'est donné que dans cette édition, alors que toutes les autres sont anonymes, à commencer par la première, de Paris 1670. Quoi qu'il en soit de l'édition, Gérard connaissait certainement l'ouvrage. La citation qu'il fait du titre et du nom de l'auteur (V., p. 267, note) ne suffirait pas à prouver qu'il l'ait lu, mais il l'accompagne d'une allusion assez précise et exacte à un passage qui s'y trouve effectivement, p. 108-115. Il l'avait donc lu au moins d'assez prêt pour remarquer les mots insolites Nehmahmiah et Eliael et les retenir. Le comte de Gabalis était une satire des cabalistes; pour cette raison même, les doctrines, pratiques, formules qu'il leur attribue devaient être objectivement exactes. En fait, certains grades maçonniques du XVIIIè siècle étaient des grades hermétiques ou cabalistiques, dont les rituels reproduisaient textuellement les mêmes formules que Le comte de Gabalis. C'est par l'intermédiaire de ces rituels que les mots cabalistiques du Comte de Gabalis sont passés, sous la forme de mots de passe dans les rituels de Kadosch que résument les Tuileurs. Gérard ayant imaginé que les conjurés avait un mot de reconnaissance double et trouvé dans les Tuileurs un mot de passe analogue, celui-ci s'est combiné dans son esprit avec les mots du Comte de Gabalis, qui composaient à eux deux une formule cabalistique, et il a fait de cette formule le mot de reconnaissance des conjurés. Comme Le comte de Gabalis ne précisait pas l'ordre de succession des mots Eliael et Nehahmiah, rien n'interdisait à Gérard d'intervertir la demande et la réponse des Tuileurs, et si l'initiale N\ du mot Nehahmiah, tant dans Le comte de Gabalis que dans les Tuileurs est devenue chez lui un V\, cela s'explique sans difficulté, un V n'étant qu'un N amputé de son premier jambage. Nous croyons avoir dégagé les matériaux maçonniques mis en oeuvre par Gérard et en avoir précisé l'origine. Il va sans dire que tout n'est pas maçonnique dans l'Histoire de la Reine du matin : c'est avant tout un roman exposant une intrigue, à laquelle sont subordonnées toutes les parties du développement. Certes, les éléments maçonniques que Gérard y a incorporés y tiennent une place importante (lors de la publication primitive en feuilleton dans le National, l'Histoire de la Reine du matin portait comme sous-titre : Légende orientale du compagnonnage), mais ils n'y sont ni exclusifs ni même prépondérants : ils se surajoutent à des éléments entièrement étrangers à la Maçonnerie et qui ne relèvent que de la fantaisie de Gérard. Tels sont notamment le personnage essentiel de Balkis, la reine de Saba, y compris ses amours fécondes avec Adoniram (V., p. 312), la jalousie de Salomon (que Gérard appelle Soliman par souci romantique de couleur locale), d'où résulte son assentiment tacite, sinon son encouragement au meurtre d'Adoniram, le personnage de Benoni, dont le rôle est, en révélant le nom des trois compagnons conjurés contre Adoniram à Salomon, de lui inspirer, bien involontairement, le dessein d'en faire les instruments de sa vengeance, enfin l'ascendance caïnite d'Adoniram. L'esprit de Gérard était depuis longtemps hanté par la reine de Saba. Il connaissait sa visite à Salomon par des traditions d'origine biblique (I Reg., X, 1-10, 13; II Chron., IX, 1-9, 12) et il avait trouvé dans ses auteurs maçonniques interprétant la Bible qu'Adoniram avait joué un rôle prépondérant dans la construction du Temple de Salomon. L'association Balkis-Salomon-Adoniram lui a fourni le thème fondamental sur lequel il a brodé ses variations littéraires. Pour conclure, abstraction faite d'éléments purement imaginés et des modifications apportées par Gérard à ses documents maçonniques, il subsiste dans l'Histoire de la Reine du matin une quantité notable d'éléments authentiquement maçonniques, provenant de L'Ordre trahi et du Recueil précieux. Ni l'un ni l'autre de ces deux ouvrages ne suffit à en rendre pleinement compte, mais à eux deux, en y ajoutant, pour ne rien négliger, les Tuileurs et Le comte de Gabalis, ils en fournissent l'explication totale. GÉRARD DE NERVAL. Expérience vécue et création ésotérique. Maçonnisme et mystère d'Isis (Jean Richer). Il est possible que l'intérêt de Nerval pour les sociétés secrètes et pour les illuminés se soit trouvé renforcé par l'affiliation de son père à la Maçonnerie, qu'on trouve affirmée dans le Voyage en Orient : « ...tu sais que je suis moi-même l'un des enfants de la veuve, un louveteau (fils de maître), que j'ai été nourri dans l'horreur du meurtre d'Adoniram et dans l'admiration du saint Temple, dont les colonnes ont été des cèdres du mont Liban ». (Oeuvres-La Pléiade-II, p. 429) Une affirmation analogue se retrouve dans une lettre de 1853 ; elle est adressée à son père, qui devait savoir penser ! « Fils de maçon et simple louveteau, je m'amusais à couvrir les murs de figures cabalistiques et à prononcer ou à chanter des choses interdites aux profanes ; mais on ignore ici que je suis compagnon-égyptien (refik) ». (Oeuvres-La Pléiade-I, p. 1093). Mais il est imprudent de vouloir tirer en quelconque conclusion de la lettre semi-délirante où Nerval revendique le titre de Maître. Toutes les recherches effectuées par les uns et par les autres sont demeurées sans résultat, et on n'a pas pu établir avec certitude le rattachement du docteur Labrunie à une loge. Toutefois, J\ Suffel a signalé qu'il servit sous les ordres d'un maçon incontestable, le baron Larrey, chirurgien en chef de la Grande Armée, qui fit partie de la loge des Enfants de Mars, qui recrutait ses membres parmi les officiers. Le même doute subsiste en ce qui concerne Nerval, qui, dans ce cas, équivaut, en fait à une certitude négative. (...) Tout ce maçonnisme littéraire et philosophique, culminant dans l'adaptation littéraire de la légende d'Hiram, est bien connu à présent. Il convient cependant de s'arrêter sur certains de ses aspects mineurs. On a fait remarquer que, dans l'Histoire de Salomon et de la reine du Matin, Nerval ne s'est pas conformé au rituel maçonnique du grade de Maître, auquel correspond la légende de la construction du Temple. Il a mélangé des éléments authentiquement maçonniques à d'autres empruntés à des légendes arabes ou sortis de son imagination. La même remarque vaut pour divers symboles maçonniques dont la mention revient avec insistance sous la plume du poète : Isis, l'Étoile, la lettre G. Pour lui, ils conservent leur signification générale, mais il y superpose un sens personnel. (...) Nerval a bien vu que, comme le dit R. Le forestier, les hauts grades de la maçonnerie représentent comme une protestation contre la sécheresse des doctrines rationalistes et que l'intérêt historique de la maçonnerie écossaise vient de ce qu'elle accueillit dans son sein l'occultisme occidental en quête d'un asile. Il est bien évident que Gérard, même s'il n'a jamais été maçon ou bien si, l'étant, il n'a pas accédé aux grades supérieurs, s'est estimé, non sans quelque raison, l'égal au moins quant aux connaissances ésotériques des initiés des plus hauts grades. Par G\ de N\ |
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