Evolution
des sciences et Immuabilité initiatique
La science moderne est née à la
fois de l’exploration du monde sensible par
l’expérience physique et de
l’explication de l’expérience physique
par le monde intelligible des mathématiques.
Ainsi, en dernière analyse, c’est sur les
principes mêmes des mathématiques,
c’est-à-dire sur les premiers principes de la
logique que repose tout l’édifice des sciences
contemporaines.
Essayons d’abstraire encore et demandons-nous quel est le
premier principe des principes de la logique. Nous constaterons que
c’est le principe d’identité que Leibniz
a exprimé sous une forme simple : A est A.
Avant le développement de la science
expérimentale moderne on s'accordait
généralement à reconnaître
une distinction entre le monde sensible, celui de la science, et le
monde intelligible celui de la métaphysique.
Pourquoi ? Parce que dans le premier, le savant juge, raisonne
à partir d'expériences sensibles ou bien
vérifie par des expériences sensibles la
validité de ses théories et de ses raisonnements.
Ainsi est-il parfaitement clair que le
critère, c’est-à-dire le moyen de
distinguer le vrai du faux dans les sciences appartient au sensible, et
ne peut appartenir dans un état
déterminé du développement de la
pensée scientifique à aucun autre ordre
qu’à l’ordre du sensible.
Le point de départ et le point
d’arrivée de la science ne peuvent pas
être hétérogènes. Dans cette
perspective, l’ordre métaphysique est distinct de
l’ordre sensible, car la métaphysique
étudie l’être en tant
qu’être, l'affirmation en tant
qu’affirmation.
Elle repose donc sur des principes d’évidence
intelligible, des principes de raison suffisante, de
causalité, de finalité, etc...
Selon les bases de cette structure, c’est à la
philosophie et non pas à la science qu'appartient la
connaissance des lois universellement valables, pour tout
être, du fondement de la pensée et de
l’action. En d’autres termes, il appartient
à la philosophie de se prononcer en dernière
instance sur l’interprétation scientifique du
réel.
Il n’est pas douteux que dans le monde moderne le domaine de
l’intelligible sur lequel a régné de
façon incontestée la métaphysique
jusqu'à une époque récente a
été envahi peu à peu par la
mathématique.
Ce sont maintenant des mathématiciens et non
des métaphysiciens qui étudient la
causalité, le déterminisme,
l’objectivité. Dans ces conditions, il
était inévitable que la philosophie de
l’Église catholique
présentée comme éternelle et immuable,
« philosophia perennis »
se heurta à de profondes contradictions
théoriques et expérimentales.
Mais d’où vient cette situation ? Tout simplement
du fait que cette philosophie présentée comme
« catholique »,
c’est-à-dire
« universelle », n'est
qu’une adaptation des thèses
particulières de l’Antiquité grecque
sur l’intelligible et notamment des philosophies
aristotélicienne et platonicienne auxquelles la science
contemporaine tend, de plus en plus à opposer la philosophie
d’Héraclite.
La religion chrétienne est une chose ; la
philosophie catholique est une autre chose. Ne les confondons pas entre
elles.
Or la philosophie catholique est nécessairement
fondée sur la valeur objective de
l’autorité de l’Église.
C’est pourquoi par une logique inéluctable, la
philosophie traditionnelle qu’admet encore
l’Église dépend de la valeur
authentiquement objective de la connaissance humaine.
Ce qui engage une certaine philosophie des sciences,
mais aussi une certaine conception des structures mêmes de
l’Église.
Et pour appuyer cette position, le père Isaye, de la
Compagnie de Jésus, auteur d’une étude
sur les sciences sous le pontificat de Pie XII, ajoute, je cite :
« Si toute la connaissance humaine
était caduque, la connaissance scientifique le serait aussi.
S’il n’y avait aucune vérité
certaine, il n’y aurait aucune certitude scientifique. Si
tous les principes universels étaient douteux, il
n’y aurait aucun raisonnement ».
(fin de la citation).
Mais ces arguments sont plus spécieux que
solides. Il ne s’agit pas de savoir si toute la connaissance
humaine est caduque, il convient de savoir si les principes
prétendument universels défendus par une certaine
philosophie historiquement repérable, et dont on
connaît fort bien les sources et les thèses, sont
douteux ou vrais par rapport aux expériences scientifiques
et mathématiques actuelles. Or, la réponse est
évidente ; elle est si claire qu’il faut ne pas
vouloir voir l’évidence pour la nier : cette
philosophie a fait son temps; elle est mortelle comme les
civilisations, simplement parce que c’est une philosophie et
non pas la philosophie tout entière.
En réalité, le sacré ne repose ni sur
l'intelligible, ni sur le sensible, ni sur la science, ni sur la
métaphysique.
Le monde du sacré est fondé
éternellement sur l’incarnation du
mystère, c’est-à-dire sur l'ordre de
l’inconnu et de l’inconcevable, sur
l’ordre du divin et non pas sur la seule raison humaine.
Et s’il n’y avait pas de transcendance divine
à la base même des mystères, alors il
n’y aurait pas non plus de mystères et toutes les
sociétés secrètes traditionnelles ne
seraient que des écoles de philosophie et des
systèmes de morale qui passeraient comme tous les
systèmes et comme toutes les écoles. Mais si
elles sont fondées sur la transcendance, alors les
mystères initiatiques sont réels et non seulement
réels mais éternels comme leur principe.
D’autre part, la voie traditionnelle vers le
divin se propose de changer l'homme tout entier et non pas de
développer des pouvoirs humains particuliers.
Le processus de cette lente métamorphose, c’est
l’initiation, et ses méthodes ne
présentent aucun rapport avec celles de
l’enseignement et de la pratique des sciences.
Revenons en effet à la base même de la
métaphysique et des sciences, c'est-à-dire au
principe d’identité posé par Leibniz :
A est A, et demandons-nous, d’abord, ce que c’est
que la connaissance. Nous constaterons que son objet le plus
général englobe le connu et l’inconnu,
car s’il n’y avait pas d’inconnu dans le
connu, il n’y aurait pas non plus de connaissance possible.
Or si son objet participe toujours du connu ou de l’inconnu,
la connaissance est divisible perpétuellement dans ses
existants finis, c'est-à-dire dans les relations connues
qu’elle établit entre les idées
intelligibles et entre les faits vérifiables.
Par conséquent, la relation est, dans son
essence, plus générale que tout principe logique,
et le principe d’identité lui-même
n’est qu’une relation entre A et A telle que toute
valeur donnée à A vérifie sa relation
avec A. Ce n’est donc pas un principe, mais une approximation
d’identité et qui présuppose
l’existence de la relation.
Ni la science ni la philosophie ne peuvent atteindre à la
certitude parce qu’elles ont l’une et l'autre un
point de départ qui est un miroir où A
reflète A, qui, étant lui-même
approché, mais jamais atteint, est une approximation finie
de similitude, mais non pas une équivalence totale
d’identité.
La table que nous voyons maintenant n’est pas
la table que nous verrons tout à l’heure,
simplement parce que nous la séparons du tout en tant
qu’objet de connaissance distincte, et que, l’ayant
une fois séparée, nous ne la connaissons que
selon les degrés sans fin qui mesurent cette rupture
initiale entre la différence et
l’identité.
Mais si nous nous appuyons sur une autre base que le principe
d’identité, si au lieu de nous laisser emporter
par le vertige du multiple qui court sans fin après
l’unité sans la rejoindre jamais, si hardiment
nous nous élevons vers l’infini et vers
l’inconnu en affirmant avec toute l'énergie
obscure de notre propre unité vivante : UN EST LE TOUT,
alors d’un trait nous relions l’un à
l’infini et, au même instant, à la
fascination de l’analyse, l’esprit se
délivre à la fois du sensible et de
l’intelligible.
Car si nous affirmons : UN EST LE TOUT, nous le faisons au nom du
principe le plus profond de notre unité vivante et nous
dépassons alors les antinomies de la raison et les erreurs
des sens.
Nous ne disons pas UN EST UN, ni LE TOUT EST LE TOUT, ni
A EST A, ni B EST B, nous affirmons : A EST DANS B et B EST DANS A, et
nous fondons ainsi l’analogie : A COMME B,
B COMME A et nous constatons alors que l’infini, le
possible, le tout sont reliés au fini, à
l’être, à l’un.
Au lieu d’édifier une science et une philosophie
qui par leur structure logique doivent nécessairement
conduire la connaissance à un travail parcellaire de plus en
plus divisé en fragments de plus en plus
éloignés les uns des autres,
l’initiation édifie un savoir immuable circulaire,
revenant sans cesse sur soi-même, le savoir unitaire de
l’analogie, le haut savoir de 1'UNITE SUPREME.
Mais où en trouverons-nous le fondement
assuré ? Nous le chercherons ni dans le sensible, ni dans
l’intelligible, ni dans nos sens, ni dans notre cerveau;
alors nous pourrons le trouver au centre même de notre propre
coeur. Centre aveugle mais qui voit, centre sourd mais qui entend,
centre silencieux mais qui parle, centre ignorant mais qui sait.
Pourquoi ? Parce qu’il est l’unité
même autour de laquelle gravitent
l’universalité des êtres et la
totalité des choses.
L’enseignement initiatique est ce long, ce douloureux
processus de la renaissance de chacun à partir du centre
seul situé dans son propre coeur. Cet enseignement
mystérieux évoque LA VRAIE MÉMOIRE qui
est GNOSE DE SOI et non pas gnose du moi ni du monde.
Les sens nous égarent, la raison nous trompe,
mais non pas le savoir inné de notre propre coeur. Car il ne
bat pas seulement dans le temps ; il est stable aussi dans
l’éternité de son principe, et
c’est en lui seul que coexistent l’apparence du
mouvement et la réalité du repos,
l’apparence de la guerre et la réalité
de la paix profonde.
Ainsi, comment les vérités scientifiques, comment
les vérités philosophiques pourraient-elles
opposer leurs critères
éphémères et
perpétuellement inachevés aux
vérités initiatiques qui n'ont ni commencement ni
fin et qui, par conséquent, n’évoluent
jamais ?
C’est donc du coeur du mystère, de la sagesse
initiatique de tous les temps qu’émane la vraie
lumière qui peut éclairer l’esprit
humain et, de ce point de vue, il est assez superficiel, quoique
nécessaire parfois, de parler de l’histoire des
sociétés secrètes traditionnelles. En
réalité, elles n’ont pas
d’histoire et c’est pourquoi elles ont
exercé et elles exerceront encore une influence essentielle
sur l’Histoire.
Il faut en effet reconstituer en un seul corps
l’unité traditionnelle des mystères
afin de proposer à la science, à la philosophie,
à l’art et à la religion
elle-même, un œcuménisme
fondée sur un ordre, l’ordre des
mystères, et non pas sur une Église.
C’est là véritablement la clef non pas
d’une révolution économique et sociale
qui doit, de toute façon, intervenir afin de restituer le
monde à l’homme et au plus grand nombre possible
d’êtres humains; c’est aussi la clef
d’une révélation morale et spirituelle
qui peut restituer l’homme au monde du sacré et
sans laquelle toute révolution seulement
matérielle n'est qu’un leurre.
Nous l’affirmons ; c’est tout
l’homme et non pas l’homme social et
économique seulement qu'il faut changer, et c’est
le coeur de l’homme et non pas seulement son corps qui doit
être le centre et le but de tous nos efforts.
Par ce travail obstiné, inlassable, alors quelque chose
d’entièrement nouveau pourra un jour
apparaître, UNE NOUVELLE CONSCIENCE qui peut seule
réaliser l’équilibre que nous cherchons
douloureusement encore entre la connaissance et
l’évolution spirituelle; la conscience
d’un état que pour le mieux distinguer du
rêve et de l’état de veille nous
nommerons 1’ETAT D’ÉVEIL,
état dont la possession totale est le but même de
l'initiation.
L’évolution harmonieuse du monde
profane dépend de la stabilité du monde
sacré.
En effet, la réalité ne consiste pas seulement
dans le mouvement, mais dans la coexistence du mouvement apparent et du
repos profond. D’un certain point de vue, le temps et le
mouvement n’existent point. Ils ne sont que des
conséquences de l’extrême limitation de
notre champ de conscience.
Afin de mieux faire comprendre ce que nous voulons dire ainsi, nous
prendrons un exemple très simple : supposons que nous
plongions dans un liquide parfaitement immobile une bouteille vide, au
goulot très étroit, muni d’une mince
membrane. Si un observateur se trouve à
l’intérieur de la bouteille, il verra se former de
ce côté de la membrane des gouttes successives. Si
dans ces gouttes se trouvent des éléments
vibrants en raison du fait qu’ils ont traversé la
membrane, cet observateur constatera à la fois la
succession, c’est-à-dire le temps et le mouvement,
c’est-à-dire la vibration.
Il pourra mesurer la position relative des
éléments vibrants, leurs formes, leurs positions,
leurs grandeurs. Par là il constatera le mouvement, mais il
n’aura aucun étalon de mesure temporel en dehors
du mouvement, même dans le cas du mouvement local uniforme,
comme l’a très bien vu Henri Poincaré.
Chaque phénomène nous
apparaît ainsi entouré d’une goutte de
durée qui associe le mouvement à la limitation
spatiale et temporelle, mais nous ne pouvons pas du tout prouver que le
temps existe en dehors de la forme qui le limite
nécessairement.
Maintenant supposons que l’observateur se détourne
de l’évidence de la membrane,
c'est-à-dire du monde sensible des
phénomènes, et qu’il descende peu
à peu vers le tond de la bouteille.
Il atteindra d’abord la surface de l’eau. Il y
verra des reflets, des images relativement fixes par rapport aux
phénomènes sensibles. Or,
L’IDÉE étymologiquement est UNE IMAGE,
et le monde de l’intelligible représente un monde
de reflets relativement soustraits à la succession des
phénomènes bien que dépendant encore
du sensible.
Supposons que cet observateur se détourne même de
ces reflets et qu’il plonge au-dessous de la surface des
eaux, AU-DESSOUS DU MONDE DES IDÉES, qu’il
descende plus profondément encore en lui-même et
dans la réalité mystérieuse de sa
condition. D’abord, il ne verra plus rien, il ne comprendra
plus rien, il étouffera et puis, peu à peu, il
s’apercevra qu’il voit confusément sans
voir et surtout qu’il repose maintenant sur quelque
chose de tout à fait stable : le fond de la bouteille, le
fond de son propre coeur.
Et là, c’est réellement UN AUTRE MONDE
que découvre sa conscience, car la succession semble avoir
disparu ; le temps s’étale en nappes ; il ne se
succède plus en gouttes précipitées.
Tous les âges sont là et tous les
êtres de tous les âges dans ce
« monde des eaux », dans ce monde
des mystères, qu’est le monde du sacré,
le monde DU FOND DE LA CONSCIENCE, le monde du fond de la DIVE
BOUTEILLE.
L’histoire est vue, alors, à. travers
l’éternité. Chaque goutte de la
durée tombe sans troubler « la paix des
profondeurs ». Et c’est à
partir de cette paix profonde du coeur que commence LE RITE qui est
exactement l’inverse de l’expérience
scientifique du sensible, l’inverse de
l’expérience du temps et qui, par là,
remet tout être et toute chose à.
l’endroit et à sa juste place, à cette
place d’ailleurs que chacun de nous n’a jamais
quitté et qu’il ne quittera jamais et qui est ce
par quoi NOUS SOMMES RÉELLEMENT PLONGES DANS
L'ÉTERNITÉ.
Or, ce que l’on découvre dans cette
eau-là, ce ne sont plus des êtres ni des choses,
ce sont DES TEMPLES ET DES SYMBOLES PLONGES DANS UNE MÊME
LUMIÈRE VENUE « DU CIEL QUI
N’EST JAMAIS COUVERT ».
Et c’est par là que tout rite est un RAPPEL aux
apparences de l’histoire et du temps, de l’infini
et de l’éternité.
Si donc le monde du sacré est stable et si, en lui,
l’homme est profondément plongé, alors
l’évolution du monde profane se fait dans un seul
sens ; elle va de la superficie, c’est-à-dire des
phénomènes, à la profondeur,
c’est-à-dire à l’esprit.
Si, en revanche, l’homme n’est plus justement
situé par le rite, alors il s'identifie aux gouttes qui
perlent de la membrane. Il reste du côté du
puéril revers des choses et dans l’angoisse de la
durée.
Cet engloutissement de la condition humaine par le temps
est une illusion, mais c’est cette illusion qui domine toute
notre époque et qui, réellement, nous
réduit en esclavage, nous enchaîne à
l’idolâtrie de l'histoire, du mouvement et
de la quantité.
Contre cette idolâtrie, il faut lutter de toutes nos forces,
car c’est un processus « diabolique »
au sens de « diaballein »,
« jeter de part et d'autre »,
« disperser ».
La condition humaine actuelle est DISPERSION de l’homme,
dispersion dans le temps, dispersion dans l’espace,
dispersion dans les désirs, dispersion dans la connaissance,
dispersion dans l’action.
L’HUMANITÉ MODERNE EST UNE
HUMANITÉ DISPERSÉE en une multitude de fragments
et de mondes logiques autonomes et sans communication mutuelle.
OR TOUTE DISPERSION A POUR RÉSULTAT LA DIMINUTION DE LA
CONSCIENCE.
L’humanité actuelle est en train de perdre
conscience et cela est plus grave encore que les dangers atomiques et
bactériologiques.
Il faut dont lui rendre le sens du sacré et lui restituer
ainsi à la fois sa vraie mémoire et la
dignité de sa vocation primordiale.
G\ K\
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