Dialogue
aux
enfers entre Machiavel et Montesquieu
1 à 13
Pamphlet de Maurice Joly (1829-1878) paru en 1864 à Bruxelles chez A. Mertens et fils
Ce texte a servi de Base pour la rédaction : Les
Protocole des Sages de Sion
Avertissement
Ce dialogue a
des
traits qui peuvent
s'appliquer à tous les gouvernements, mais il a un but plus
précis : il personnifie en particulier un
système politique qui n'a pas varié un seul jour
dans ses applications, depuis la date néfaste et
déjà
trop lointaine, hélas ! de son intronisation.
Il ne s'agit
ici ni d'un libelle,
ni d'un pamphlet ; le sens des peuples modernes est trop
policé pour accepter des
vérités violentes
sur la politique contemporaine. La durée surnaturelle de
certains succès
est d'ailleurs
faite pour
corrompre l'honnêteté elle-même ; mais
la conscience publique vit encore et le
ciel finira
bien quelque jour par
se mêler de la partie qui se joue contre lui.
On juge mieux
de certains faits
et de certains principes quand on les voit en dehors du cadre
où ils se meuvent habituellement sous nos
yeux ; le changement du point d'optique terrifie parfois le regard !
Ici, tout se
présente sous la
forme d'une fiction ; il serait superflu d'en donner, par anticipation,
la clef. Si ce livre a une
portée,
s'il renferme un enseignement, il faut que le lecteur le comprenne et
non qu'on le lui commente. Cette
lecture, d'ailleurs, ne manquera pas d'assez vives distractions ; il
faut y procéder lentement
toutefois,
comme il convient aux écrits qui ne sont pas des choses
frivoles.
On ne demandera
pas quelle est la
main qui a tracé ces pages : une oeuvre comme celle-ci est en
quelque sorte
impersonnelle. Elle
répond à un appel de la conscience ; tout le
monde l'a conçue, elle
est
exécutée, l'auteur s'efface,
car il n'est que le rédacteur d'une pensée qui
est dans le sens général, il
n'est qu'un
complice plus ou
moins obscur de la coalition du bien.
GENÈVE,
le 15 octobre 1864.
Premier dialogue
1re PARTIE.
MACHIAVEL.
Sur les bords de cette
plage déserte, on m'a dit que je
rencontrerais l'ombre du grand Montesquieu. Est-ce elle même
qui est devant moi ?
MONTESQUIEU.
Le nom de Grand
n'appartient ici à personne, ô Machiavel !
Mais je suis celui que vous cherchez.
MACHIAVEL.
Parmi les personnages
illustres dont les ombres peuplent le
séjour des ténèbres, il n'en est point
que j'aie plus souhaité de rencontrer que
Montesquieu. Refoulé dans ces
espaces inconnus par la migration des âmes, je rends
grâces au
hasard qui me met enfin en présence de l'auteur
de l'Esprit des lois.
MONTESQUIEU.
L'ancien
secrétaire d'État de la République
florentine n'a
point encore oublié le langage des cours. Mais que
peuvent avoir
à échanger ceux qui ont franchi ces sombres
rivages, si ce n'est des angoisses et des regrets ?
MACHIAVEL.
Est-ce le philosophe,
est-ce l'homme d'État qui parle ainsi
? Qu'importe la mort pour ceux qui ont vécu par la
pensée,
puisque la pensée ne meurt pas ? Je ne connais pas,
quant à moi, de condition plus tolérable que
celle qui nous est faite ici jusqu'au jour du
jugement dernier. Être
délivré des soins et des soucis de la vie
matérielle, vivre dans le domaine de la raison pure,
pouvoir s'entretenir
avec les grands hommes qui ont rempli l'univers du bruit
de leur nom ; suivre de
loin les révolutions des États, la
chute et la transformation des empires, méditer sur leurs
constitutions nouvelles,
sur les changements apportés dans
les mœurs et dans les idées des
peuples de l'Europe, sur les
progrès de leur civilisation, dans la politique,
dans les arts, dans l'industrie, comme dans la sphère des
idées
philosophiques, quel théâtre pour la
pensée ! Que de
sujets d'étonnement ! que de points de vue nouveaux !
Que de
révélations inouïes ! Que de merveilles,
s'il faut
en croire les ombres qui descendent ici ! La mort est
pour nous comme une
retraite profonde où nous achevons de
recueillir les leçons de l'histoire et les titres de
l'humanité.
Le néant lui-même n'a pu briser tous les liens
qui nous rattachent à la terre, car la
postérité s'entretient encore de ceux qui, comme
vous, ont imprimé de
grands mouvements à l'esprit humain. Vos
principes politiques
règnent, à l'heure qu'il est, sur près
de la moitié de l'Europe ; et si quelqu'un peut
être affranchi de la crainte en effectuant
le sombre passage qui
conduit à l'enfer ou au ciel, qui le peut mieux que
celui qui se
présente avec des titres de gloire si purs
devant la justice éternelle ?
MONTESQUIEU.
Vous ne parlez point de
vous, Machiavel ; c'est trop de
modestie, quand on laisse après soi l'immense
renommée de l'auteur du Traité du
Prince.
MACHIAVEL.
Je crois comprendre
l'ironie qui se cache sous vos paroles.
Le grand publiciste français me jugerait-il donc
comme la foule qui ne
connaît de moi que mon nom et un
aveugle préjugé ? Ce livre m'a fait une
renommée fatale, je le sais : il m'a rendu
responsable de toutes les
tyrannies ; il m'a attiré la malédiction des
peuples qui ont personnifié en moi leur
haine pour le despotisme ; il a
empoisonné mes derniers jours, et la réprobation
de la
postérité
semble m'avoir suivi jusqu'ici. Qu'ai-je fait
pourtant ? Pendant quinze ans j'ai servi ma patrie qui était
une
République ; j'ai conspiré pour son
indépendance, et je
l'ai défendue sans relâche contre Louis XII,
contre les Espagnols, contre Jules II, contre
Borgia lui-même qui,
sans moi, l'eût étouffée. Je l'ai
protégée contre les
intrigues sanglantes qui
se croisaient dans tous les sens
autour d'elle, combattant par la diplomatie comme un
autre eût
combattu par l'épée ; traitant,
négociant, nouant
ou rompant les fils suivant les intérêts de la
République,
qui se trouvait alors écrasée entre les grandes
puissances, et que la guerre ballottait comme un
esquif. Et ce
n'était pas un gouvernement oppresseur ou
autocratique que nous soutenions à Florence ;
c'étaient des institutions populaires.
Étais-je de ceux que l'on a
vus changer avec la fortune ? Les bourreaux des Médicis
ont su me trouver
après la chute de Soderini. Élevé avec
la
liberté, j'ai succombé avec elle ; j'ai
vécu dans la proscription sans que le regard d'un
prince daignât se
tourner vers moi. Je suis mort pauvre et oublié.
Voilà ma vie, et voilà les crimes
qui m'ont valu l'ingratitude de ma
patrie, la haine de la postérité. Le ciel,
peut-être, sera plus juste envers moi.
MONTESQUIEU.
Je savais tout cela,
Machiavel, et c'est pour cette raison
que je n'ai jamais pu comprendre comment le patriote
florentin, comment le
serviteur d'une République s'était
fait le fondateur de cette sombre école qui vous a
donné pour disciples toutes les
têtes couronnées, mais qui est
propre à justifier les plus grands forfaits de la tyrannie.
MACHIAVEL.
Et si je vous disais que
ce livre n'a été qu'une fantaisie
de diplomate ; qu'il n'était point destiné
à l'impression ; qu'il a reçu une
publicité à laquelle l'auteur est
resté
étranger ; qu'il a été
conçu sous l'influence d'idées qui
étaient alors communes à toutes les
principautés italiennes avides
de s'agrandir aux dépens l'une de l'autre, et
dirigées par une politique astucieuse dans
laquelle le plus perfide
était réputé le plus habile ...
MONTESQUIEU.
Est-ce vraiment
là votre pensée ? Puisque vous me parlez
avec cette franchise, je puis vous avouer que c'était la
mienne, et que je
partageais à cet égard l'opinion de
plusieurs de ceux qui connaissaient votre vie et avaient lu
attentivement vos
ouvrages. Oui, oui, Machiavel, et cet
aveu vous honore, vous n'avez pas dit alors ce que vous
pensiez, ou vous ne
l'avez dit que sous l'empire de
sentiments personnels qui ont troublé pour un moment votre
haute raison.
MACHIAVEL.
C'est ce qui vous
trompe, Montesquieu, à l'exemple de ceux
qui en ont jugé comme vous. Mon seul crime a
été de dire la
vérité aux peuples comme aux rois ; non pas la
vérité morale, mais la
vérité politique ; non pas la
vérité telle qu'elle devrait être,
mais telle qu'elle est, telle
qu'elle sera toujours. Ce n'est pas moi qui suis le fondateur de
la doctrine dont on
m'attribue la paternité ; c'est le
coeur humain. Le Machiavélisme est antérieur
à Machiavel.
Moïse,
Sésostris, Salomon, Lysandre, Philippe et Alexandre
de Macédoine, Agathocle, Romulus, Tarquin, Jules
César,
Auguste et même Néron, Charlemagne,
Théodoric,
Clovis, Hugues Capet, Louis XI, Gonzalve de
Cordoue,
César Borgia, voilà les ancêtres de mes
doctrines.
J'en passe, et des meilleurs, sans parler, bien
entendu, de ceux qui
sont venus après moi, dont la liste
serait longue, et auxquels le Traité du Prince n'a rien
appris que ce qu'ils
savaient déjà, par la pratique du
pouvoir. Qui m'a rendu dans votre temps un plus éclatant
hommage que
Frédéric II ? Il me réfutait la plume
à la main
dans l'intérêt de sa popularité et en
politique il appliquait rigoureusement mes
doctrines.
Par quel inexplicable
travers de l'esprit humain m'a-t-on
fait un grief de ce que j'ai écrit dans cet ouvrage ?
Autant vaudrait
reprocher au savant de rechercher les
causes physiques qui amènent la chute des corps qui nous
blessent en tombant ; au
médecin de décrire les maladies,
au chimiste de faire l'histoire des poisons, au moraliste
de peindre les vices,
à l'historien d'écrire l'histoire.
MONTESQUIEU.
Oh ! Machiavel, que
Socrate n'est-il ici pour démêler le
sophisme qui se cache dans vos paroles ! Si peu apte que
la nature m'ait fait
à la discussion, il ne m'est guère
difficile de vous répondre : vous comparez au poison et
à la maladie les maux engendrés
par l'esprit de domination,
d'astuce et de violence ; et ce sont ces maladies que vos
écrits
enseignent le moyen de communiquer aux États, ce
sont ces poisons que vous apprenez à distiller. Quand
le savant, quand le
médecin, quand le moraliste,
recherchent le mal, ce n'est pas pour enseigner à le
propager ; c'est pour le guérir. Or,
c'est ce que votre livre ne fait
pas ; mais peu m'importe, et je n'en suis pas moins
désarmé.
Du moment où vous n'érigez pas le despotisme en
principe, du moment où vous le considérez
vous-même comme un mal, il me semble que par
cela seul vous le
condamnez, et sur ce point tout au moins nous
pouvons être
d'accord.
MACHIAVEL.
Nous ne le sommes point,
Montesquieu, car vous n'avez pas
compris toute ma pensée ; je vous ai
prêté le flanc
par une comparaison dont
il était trop facile de triompher.
L'ironie de Socrate, elle-même, ne m'inquiéterait
pas, car
ce n'était qu'un sophiste qui se servait, plus
habilement que les autres, d'un instrument faux, la logomachie.
Ce n'est pas votre
école et ce n'est pas la mienne :
laissons donc les mots et les comparaisons pour nous en tenir
aux idées.
Voici comment je formule mon système, et je
doute que vous l'ébranliez, car il ne se compose que de
déductions de
faits moraux et politiques d'une vérité
éternelle : L'instinct mauvais chez l'homme est plus puissant
que le bon. L'homme a
plus d'entraînement vers le mal que
vers le bien ; la crainte et la force ont sur lui plus
d'empire que la raison.
Je ne m'arrête point à démontrer de
telles vérités ; il n'y a eu chez vous que la
coterie écervelée du
baron d'Holbach, dont J.-J. Rousseau fut le
grand prêtre et Diderot l'apôtre, pour avoir pu les
contredire. Les hommes
aspirent tous à la domination, et il
n'en est point qui ne fût oppresseur, s'il le pouvait ;
tous ou presque tous
sont prêts à sacrifier les droits
d'autrui à leurs intérêts.
Qui contient entre eux
ces animaux dévorants qu'on appelle
les hommes ? A l'origine des sociétés, c'est la
force brutale et sans frein ; plus tard,
c'est la loi,
c'est-à-dire encore la force, réglée
par des formes. Vous avez consulté
toutes les sources de
l'histoire ; partout la force
apparaît avant le droit.
La liberté
politique n'est qu'une idée relative ; la
nécessité de vivre est ce qui domine les
États comme les individus.
Sous certaines latitudes
de l'Europe, il y a des peuples
incapables de modération dans l'exercice de la
liberté. Si la liberté s'y prolonge,
elle se transforme en licence ; la
guerre civile ou sociale arrive, et l'État est perdu, soit
qu'il se fractionne et
se démembre par l'effet de ses
propres convulsions, soit que ses divisions le rendent la proie
de
l'étranger. Dans des conditions pareilles, les peuples
préfèrent le despotisme à l'anarchie ;
ont-ils tort ?
Les États une
fois constitués ont deux sortes d'ennemis :
les ennemis du dedans et les ennemis du dehors. Quelles
armes emploieront-ils en
guerre contre les étrangers ? Les
deux généraux ennemis se communiqueront-ils
réciproquement
leurs plans de campagne pour se mettre
mutuellement en état de se défendre ?
S'interdiront-ils les attaques nocturnes, les
pièges, les embuscades, les
batailles en nombre de troupes inégal ? Non, sans doute,
n'est-ce pas ? et de
pareils combattants apprêteraient à
rire. Et ces pièges, ces artifices, toute cette
stratégie indispensable à la guerre,
vous ne voulez pas qu'on
l'emploie contre les ennemis du dedans, contre les factieux ?
Sans doute, on y mettra
moins de rigueur ; mais, au fond,
les règles seront les mêmes. Est-il possible de
conduire par la raison pure des masses
violentes qui ne se meuvent
que par des sentiments, des passions et des
préjugés ?
Que la direction des
affaires soit confiée à un autocrate,
à une oligarchie ou au peuple lui-même, aucune
guerre, aucune négociation, aucune
réforme intérieure, ne pourra
réussir, sans le secours de ces combinaisons que vous
paraissez
réprouver, mais que vous auriez été
obligé
d'employer vous-même si le roi de France vous eût
chargé de la moindre affaire
d'État.
Réprobation
puérile que celle qui a frappé le
Traité du
Prince ! Est-ce que la politique a rien à
démêler avec la
morale ? Avez-vous
jamais vu un seul État se conduire
d'après les principes qui régissent la morale
privée ? Mais toute guerre serait un crime,
même quand elle aurait une
cause juste ; toute conquête n'ayant d'autre mobile que
la gloire, serait un
forfait ; tout traité dans lequel une
puissance aurait fait pencher la balance de son
côté, serait une indigne tromperie ; toute
usurpation du pouvoir
souverain serait un acte qui mériterait la mort. Rien ne
serait légitime que ce qui serait
fondé sur le droit ! mais, je
vous l'ai dit tout à l'heure, et je le maintiens,
même en présence de l'histoire
contemporaine : tous les pouvoirs
souverains ont eu la force pour origine, ou, ce qui est la
même chose, la
négation du droit. Est-ce à dire que je le
proscris ? Non ; mais je le regarde comme d'une
application
extrêmement limitée, tant dans les rapports des
nations entre elles que dans les rapports des
gouvernants avec les
gouvernés.
Ce mot de droit
lui-même, d'ailleurs, ne voyez-vous pas
qu'il est d'un vague infini ? Où commence-t-il,
où finit-il ? Quand le droit existera-t-il, et
quand n'existera-t-il
pas ? Je prends des exemples. Voici un État : la mauvaise
organisation des
pouvoirs publics, la turbulence de la
démocratie, l'impuissance des lois contre les factieux, le
désordre qui
règne partout, vont le précipiter dans la
ruine. Un homme hardi s'élance des rangs de l'aristocratie
ou du sein du peuple ;
il brise tous les pouvoirs
constitués ; il met la main sur les lois, il remanie toutes
les institutions,
et il donne vingt ans de paix à son pays.
Avait-il le droit de faire ce qu'il a fait ?
Pisistrate s'empare de
la citadelle par un coup de main, et
prépare le siècle de
Périclès. Brutus viole la
Constitution monarchique
de Rome, expulse les Tarquins, et
fonde à coups de poignard une république dont la
grandeur est le plus
imposant spectacle qui ait été donné
à
l'univers. Mais la lutte entre le patriciat et la plèbe,
qui, tant qu'elle a
été contenue, a fait la vitalité de la
République,
en amène la dissolution, et tout va périr.
César
et Auguste apparaissent
; ce sont encore des violateurs ;
mais l'empire romain qui a succédé à
la République, grâce à eux, dure
autant qu'elle, et ne succombe qu'en
couvrant le monde entier de ses débris. Eh bien, le droit
était-il avec
ces hommes audacieux ? Non, selon vous. Et
cependant la postérité les a couverts de gloire ;
en réalité,
ils ont servi et sauvé leur pays ; ils en ont
prolongé l'existence à travers les
siècles. Vous voyez bien que
dans les
États le principe du droit est dominé par celui
de
l'intérêt, et ce qui se dégage de ces
considérations, c'est que le bien peut sortir du mal ; qu'on
arrive au bien par
le mal, comme on guérit par le poison, comme on sauve
la vie par le tranchant
du fer. Je me suis moins préoccupé
de ce qui est bon et moral que de ce qui est utile et
nécessaire ;
j'ai pris les sociétés telles qu'elles sont,
et j'ai donné des règles en
conséquence.
Abstraitement parlant,
la violence et l'astuce sont-elles
un mal ? Oui ; mais il faudra bien les employer pour
gouverner les hommes,
tant que les hommes ne seront pas des
anges.
Tout est bon ou mauvais,
suivant l'usage qu'on en fait et
le fruit que l'on en tire ; la fin justifie les moyens : et
maintenant si vous me
demandez pourquoi, moi républicain,
je donne partout la préférence au gouvernement
absolu, je vous dirai
que, témoin dans ma patrie de
l'inconstance et de la lâcheté de la populace, de
son goût inné pour la servitude, de son
incapacité à concevoir et à
respecter les conditions de la vie libre ; c'est à mes yeux
une force
aveugle qui se dissout tôt ou tard, si elle n'est
dans la main d'un seul homme ; je réponds que le peuple,
livré
à lui-même, ne saura que se détruire ;
qu'il ne saura
jamais administrer, ni juger, ni faire la guerre. Je vous
dirai que la
Grèce n'a brillé que dans les éclipses
de la
liberté ; que sans le despotisme de l'aristocratie romaine,
et que, plus tard, sans
le despotisme des empereurs,
l'éclatante civilisation de l'Europe ne se fût
jamais développée.
Chercherai-je mes
exemples dans les États modernes ? Ils
sont si frappants et si nombreux que je prendrai les
premiers venus.
Sous quelles
institutions et sous quels hommes les
républiques italiennes ont-elles brillé ? Avec
quels souverains l'Espagne, la France, l'Allemagne,
ont-elles constitué leur
puissance ? Sous les Léon X, les Jules II, les Philippe
II, les Barberousse, les
Louis XIV, les Napoléon, tous
hommes à la main terrible, et posée plus souvent
sur la garde de leurs
épées que sur la charte de leurs États.
Mais je
m'étonne d'avoir parlé si longtemps pour
convaincre
l'illustre écrivain qui m'écoute. Une partie de
ces idées
n'est-elle pas, si je suis bien informé, dans
l'Esprit des lois ? Ce discours a-t-il blessé l'homme grave
et froid
qui a médité, sans passion, sur les
problèmes de la
politique ? Les encyclopédistes n'étaient pas des
Catons : l'auteur des Lettres Persanes
n'était pas un saint, ni
même un dévot bien fervent. Notre
école, qu'on dit
immorale,
était peut-être plus attachée au vrai
Dieu que
les philosophes du XVIIIe siècle.
MONTESQUIEU.
Vos dernières
paroles me trouvent sans colère, Machiavel,
et je vous ai écouté avec attention. Voulez-vous
m'entendre, et me
laisserez-vous en user à votre égard avec
la même liberté ?
MACHIAVEL.
Je me tiens pour muet,
et j'écoute dans un respectueux
silence celui que l'on a appelé le législateur
des nations.
Deuxième
dialogue
MONTESQUIEU.
Vos doctrines n'ont rien
de nouveau pour moi, Machiavel ;
et, si j'éprouve quelque embarras à les
réfuter, c'est bien moins parce
qu'elles inquiètent ma raison que parce
que, fausses ou vraies, elles n'ont point de base
philosophique. J'entends
bien que vous êtes, avant tout, un
homme politique, et que les faits vous touchent de
plus près que
les idées. Mais vous conviendrez cependant
que, quand il s'agit de gouvernement, il faut aboutir à
des principes. Vous ne
faites aucune place, dans votre
politique, ni à la morale, ni à la religion, ni
au droit ; vous n'avez à la
bouche que deux mots : la force et l'astuce. Si
votre système se réduit à dire que la
force joue un grand rôle
dans les affaires humaines, que l'habileté est
une qualité nécessaire à l'homme
d'État, vous comprenez bien que c'est
là une vérité qui n'a pas besoin de
démonstration ; mais ; si vous érigez la violence
en principe,
l'astuce en maxime de
gouvernement ; si vous ne tenez
compte dans vos calculs d'aucune des lois de l'humanité,
le code de la tyrannie
n'est plus que le code de la brute,
car les animaux aussi sont adroits et forts, et il n'y a, en
effet, parmi eux d'autre
droit que celui de la force
brutale. Mais je ne crois pas que votre fatalisme lui-même
aille jusque-là,
car vous reconnaissez l'existence du bien et du
mal.
Votre principe, c'est
que le bien peut sortir du mal, et
qu'il est permis de faire le mal quand il en peut résulter un
bien. Ainsi, vous ne
dites pas : Il est bien en soi de
trahir sa parole ; il est bien d'user de la corruption, de la
violence et du meurtre.
Mais vous dites : On peut trahir
quand cela est utile, tuer quand cela est nécessaire,
prendre le bien d'autrui
quand cela est avantageux. Je me
hâte d'ajouter que, dans votre système, ces
maximes ne
s'appliquent qu'aux
princes, et quand il s'agit de leurs
intérêts ou de ceux de l'État. En
conséquence, le prince a le
droit de violer ses
serments ; il peut verser le sang à
flots pour s'emparer du pouvoir ou pour s'y maintenir ; il
peut
dépouiller ceux qu'il a proscrits, renverser toutes
les lois, en donner de nouvelles et les violer encore ;
dilapider les finances,
corrompre, comprimer, punir et
frapper sans cesse.
MACHIAVEL.
Mais n'est-ce pas
vous-même qui avez dit que, dans les
États despotiques la crainte était
nécessaire, la vertu inutile, l'honneur
dangereux ; qu'il fallait une obéissance
aveugle, et que le prince était perdu s'il cessait de lever
le bras un instant [Esp.
des lois, p. 24 et 25, chap. IX,
livre III.]
MONTESQUIEU.
Oui, je l'ai dit ; mais
quand je constatais, comme vous,
les conditions affreuses auxquelles se maintient le
pouvoir tyrannique,
c'était pour le flétrir et non pour lui
élever des autels ; c'était pour en inspirer
l'horreur à ma patrie qui jamais,
heureusement pour elle, n'a courbé la
tête sous un pareil joug. Comment ne voyez-vous pas
que la force n'est qu'un
accident dans la marche des sociétés
régulières, et que les pouvoirs les plus
arbitraires
sont obligés
de chercher leur sanction dans des
considérations étrangères aux
théories de la force. Ce n'est pas
seulement au nom de
l'intérêt, c'est au nom du devoir
qu'agissent tous les oppresseurs. Ils le violent, mais ils
l'invoquent ; la
doctrine de l'intérêt est donc aussi
impuissante à elle seule que les moyens qu'elle emploie.
MACHIAVEL.
Ici, je vous
arrête ; vous faites une part à
l'intérêt,
cela suffit pour justifier toutes les nécessités
politiques qui ne sont pas d'accord avec
le droit.
MONTESQUIEU.
C'est la raison
d'État que vous invoquez. Remarquez donc
que je ne puis pas donner pour base aux sociétés
précisément
ce qui les détruit. Au nom de
l'intérêt, les
princes et les peuples, comme les citoyens, ne
commettront que des
crimes. L'intérêt de l'État, dites-vous
! Mais comment reconnaîtrai-je s'il lui est
réellement profitable de commettre
telle ou telle iniquité ? Ne
savons-nous pas que l'intérêt de
l'État, c'est le plus souvent
l'intérêt
du prince en particulier, ou celui des favoris
corrompus qui l'entourent ? Je ne suis pas exposé
à des conséquences
pareilles en donnant le droit pour base à
l'existence des sociétés, parce que la notion du
droit trace des limites que
l'intérêt ne doit pas franchir.
Que si vous me demandez
quel est le fondement du droit, je
vous dirai que c'est la morale dont les préceptes
n'ont rien de douteux ni
d'obscur ; parce qu'ils sont
écrits dans toutes les religions, et qu'ils sont
imprimés en caractères
lumineux dans la conscience de l'homme. C'est de
cette source pure que doivent découler toutes les
lois civiles,
politiques, économiques, internationales.
Ex eodem jure,
sive ex eodem fonte, sive ex eodem,
principio.
Mais c'est ici
qu'éclate votre inconséquence ; vous
êtes
catholique, vous êtes chrétien ; nous adorons le
même Dieu, vous admettez ses
commandements, vous admettez la
morale, vous admettez le droit dans les rapports des
hommes entre eux, et
vous foulez aux pieds toutes ces
règles quand il s'agit de l'État ou du prince. En
un mot, la politique n'a rien
à démêler, selon vous, avec la morale.
Vous permettez au monarque ce que vous défendez au
sujet. Suivant que les
mêmes actions sont accomplies par le
faible ou par le fort, vous les glorifiez ou vous les
blâmez ; elles
sont des crimes ou des vertus, suivant le
rang de celui qui les accomplit. Vous louez le prince de
les avoir faites, et
vous envoyez le sujet aux galères.
Vous ne songez donc pas qu'avec des maximes pareilles, il
n'y a pas de
société qui puisse vivre ; vous croyez que le
sujet tiendra longtemps ses serments quand il verra le
souverain les trahir ;
qu'il respectera les lois quand il
saura que celui qui les lui a données les a
violées, et qu'il les viole tous les jours
; vous croyez qu'il hésitera dans
la voie de la violence, de la corruption et de la fraude,
quand il y verra marcher
sans cesse ceux qui sont chargés
de le conduire ? Détrompez-vous ; sachez que chaque
usurpation du prince
dans le domaine de la chose publique
autorise une infraction semblable dans la sphère du
sujet ; que chaque
perfidie politique engendre une perfidie
sociale ; que chaque violence en haut légitime une
violence en bas.
Voilà pour ce qui regarde les citoyens
entre eux.
Pour ce qui les regarde
dans leurs rapports avec les
gouvernants, je n'ai pas besoin de vous dire que c'est la
guerre civile introduite
à l'état de ferment, au sein de la
société. Le silence du peuple n'est que la
trêve du vaincu, pour qui la plainte est
un crime. Attendez qu'il se
réveille : vous avez inventé la
théorie de la force ; soyez sûr
qu'il l'a retenue. Au
premier jour, il rompra ses chaînes ;
il les rompra sous le prétexte le plus futile
peut-être, et il reprendra par la force
ce que la force lui a arraché.
La maxime du despotisme,
c'est le perinde ac cadaver des
jésuites ; tuer ou être tué :
voilà sa loi ; c'est l'abrutissement
aujourd'hui, la guerre civile demain. C'est
ainsi, du moins, que les choses se passent sous les
climats d'Europe : dans
l'Orient, les peuples sommeillent
en paix dans l'avilissement de la servitude.
Les princes ne peuvent
donc pas se permettre ce que la
morale privée ne permet pas : c'est là ma
conclusion ; elle est formelle. Vous avez
cru m'embarrasser en me proposant
l'exemple de beaucoup de grands hommes qui, par
des actes hardis
accomplis en violation des lois, avaient
donné la paix à leur pays, quelquefois la gloire
; et c'est de là que
vous tirez votre grand argument : le bien sort du
mal. J'en suis peu touché ; il ne m'est pas
démontré que ces hommes audacieux
ont fait plus de bien que de mal ;
il n'est nullement établi pour moi que les
sociétés ne se fussent pas
sauvées et soutenues sans eux. Les moyens
de salut qu'ils apportent ne compensent pas les
germes de dissolution
qu'ils introduisent dans les États.
Quelques années d'anarchie sont souvent bien moins
funestes pour un royaume
que plusieurs années de despotisme
silencieux.
Vous admirez les grands
hommes ; je n'admire que les
grandes institutions. Je crois que, pour être heureux, les
peuples ont moins besoin
d'hommes de génie que d'hommes
intègres ; mais je vous accorde, si vous le voulez,
que quelques-unes des
entreprises violentes dont vous
faites l'apologie, ont pu tourner à l'avantage de certains
États. Ces
actes pouvaient se justifier dans les sociétés
antiques où régnaient l'esclavage et le dogme de
la
fatalité. On
les retrouve dans le moyen-âge et même dans
les temps modernes ; mais au fur et à mesure que les
moeurs se sont adoucies,
que les lumières se sont propagées
chez les divers peuples de l'Europe ; à mesure,
surtout, que les
principes de la science politique ont été
mieux connus, le droit s'est trouvé substitué
à la force dans les principes comme
dans les faits. Sans doute, les
orages de la liberté existeront toujours, et il se
commettra encore bien
des crimes en son nom : mais le
fatalisme politique n'existe plus. Si vous avez pu dire,
dans votre temps, que le
despotisme était un mal
nécessaire, vous ne le pourriez pas aujourd'hui, car, dans
l'état actuel des moeurs et des
institutions politiques chez les
principaux peuples de l'Europe, le despotisme est devenu
impossible.
MACHIAVEL.
Impossible ?... Si vous
parvenez à me prouver cela, je
consens à faire un pas dans le sens de vos idées.
MONTESQUIEU.
Je vais vous le prouver
très facilement, si vous voulez
bien me suivre encore.
MACHIAVEL.
Très
volontiers, mais prenez garde ; je crois que vous vous
engagez beaucoup.
Troisième
dialogue
MONTESQUIEU.
Une masse
épaisse d'ombres se dirige vers cette plage ; la
région où nous sommes sera bientôt
envahie. Venez de ce
côté ; sans cela, nous ne tarderions pas
à être séparés.
MACHIAVEL.
Je n'ai point
trouvé dans vos dernières paroles la
précision qui caractérisait votre langage au
commencement de notre entretien. Je
trouve que vous avez exagéré les
conséquences des principes qui sont renfermés
dans l'Esprit des lois.
MONTESQUIEU.
J'ai
évité à dessein, dans cet ouvrage, de
faire de longues
théories. Si vous le connaissiez autrement que par ce
qui vous en a
été rapporté, vous verriez que les
développements particuliers que je vous donne ici
découlent sans effort des principes que
j'ai posés. Au surplus, je ne fais
pas difficulté d'avouer que la connaissance que j'ai
acquise des temps
nouveaux n'ait modifié ou complété
quelques-unes de mes idées.
MACHIAVEL.
Comptez-vous
sérieusement soutenir que le despotisme est
incompatible avec l'état politique des peuples de
l'Europe ?
MONTESQUIEU.
Je n'ai pas dit tous les
peuples ; mais je vous citerai, si
vous voulez, ceux chez qui le développement de la
science politique a
amené ce grand résultat.
MACHIAVEL.
Quels sont ces peuples ?
MONTESQUIEU.
L'Angleterre, la France,
la Belgique, une portion de
l'Italie, la Prusse, la Suisse, la Confédération
germanique, la Hollande, l'Autriche
même, c'est-à-dire, comme vous le
voyez, presque toute la partie de l'Europe sur laquelle
s'étendait
autrefois le monde romain.
MACHIAVEL.
Je connais un peu ce qui
s'est passé en Europe depuis 1527
jusqu'au temps actuel, et je vous avoue que je suis
fort curieux de vous
entendre justifier votre proposition.
MONTESQUIEU.
Eh bien,
écoutez-moi, et je parviendrai peut-être
à vous
convaincre. Ce ne sont pas les hommes, ce sont les
institutions qui
assurent le règne de la liberté et des
bonnes moeurs dans les États. De la perfection ou de
l'imperfection des
institutions dépend tout le bien, mais
dépendra nécessairement aussi tout le mal qui peut
résulter pour
les hommes de leur réunion en société
; et,
quand je demande les meilleures institutions, vous
comprenez bien que,
suivant le mot si beau de Solon,
j'entends les institutions les plus parfaites que les peuples
puissent supporter.
C'est vous dire que je ne conçois pas
pour eux des conditions d'existence impossibles, et que
par là je me
sépare de ces déplorables réformateurs
qui
prétendent construire les sociétés sur
de pures hypothèses rationnelles sans tenir
compte du climat, des habitudes,
des moeurs et même des préjugés.
A l'origine des nations,
les institutions sont ce qu'elles
peuvent. L'antiquité nous a montré des
civilisations merveilleuses, des
États dans lesquels les conditions du
gouvernement libre étaient admirablement comprises.
Les peuples de
l'ère chrétienne ont eu plus de
difficulté à
mettre leurs constitutions en harmonie avec le
mouvement de la vie
politique ; mais ils ont profité des
enseignements de l'antiquité, et avec des civilisations
infiniment plus
compliquées, ils sont cependant arrivés
à
des résultats plus parfaits.
Une des causes
premières de l'anarchie, comme du
despotisme, a été l'ignorance
théorique et pratique dans
laquelle les
États de l'Europe ont été pendant si
longtemps
sur les principes qui président à l'organisation
des pouvoirs.
Comment,
lorsque le principe de la souveraineté
résidait uniquement dans la personne du prince, le
droit de la nation
pouvait-il être affirmé ? Comment, lorsque
celui qui était chargé de faire
exécuter les lois, était
en même temps
le législateur, sa puissance n'eût-elle pas
été tyrannique ? Comment les citoyens
pouvaient-ils être garantis
contre l'arbitraire, lorsque, le pouvoir
législatif et le pouvoir exécutif
étant déjà confondus, le
pouvoir judiciaire
venait encore se réunir dans la même
main[2] ?
Je sais bien que
certaines libertés, que certains droits
publics qui s'introduisent tôt ou tard dans les moeurs
politiques les moins
avancées, ne laissaient pas que
d'apporter des obstacles à l'exercice illimité de
la royauté absolue ; que, d'un
autre côté, la crainte de faire crier
le peuple, l'esprit de douceur de certains rois, les portaient
à user avec
modération des pouvoirs excessifs dont ils
étaient investis ; mais il n'en est pas moins vrai que ces
garanties si
précaires étaient à la merci du
monarque qui
possédait en principe les biens, les droits et la personne
des sujets. La division
des pouvoirs a réalisé en Europe le
problème des sociétés libres, et si
quelque chose peut adoucir pour moi
l'anxiété des heures qui
précèdent le
jugement dernier, c'est la pensée que mon passage sur la
terre n'a point
été étranger à cette grande
émancipation.
Vous êtes
né, Machiavel, sur les limites du moyen-âge, et
vous avez vu, avec la renaissance des arts, s'ouvrir
l'aurore des temps
modernes ; mais la société au milieu de
laquelle vous avez vécu, était, permettez-moi de
le dire,
encore tout
empreinte des errements de la barbarie ;
l'Europe était un tournoi. Les idées de guerre, de
domination et de
conquête remplissaient la tête des hommes
d'État et des princes. La force était tout alors,
le
droit fort peu de chose,
j'en conviens ; les royaumes
étaient comme la proie des conquérants ;
à l'intérieur des
États, les
souverains luttaient contre les grands vassaux ;
les grands vassaux écrasaient les cités. Au
milieu de l'anarchie
féodale qui mettait toute l'Europe en armes, les
peuples foulés aux pieds s'étaient
habitués à regarder
les princes et les
grands comme des divinités fatales,
auxquelles le genre humain était livré. Vous
êtes venu dans ces temps pleins de
tumulte, mais aussi pleins de grandeur.
Vous avez vu des capitaines intrépides, des hommes
de fer, des
génies audacieux ; et ce monde, rempli de
sombres beautés dans son désordre, vous est
apparu comme il
apparaîtrait à un artiste dont l'imagination
serait plus
frappée que le sens moral ; c'est là ce qui,
à mes yeux, explique le
Traité du Prince, et vous n'étiez pas si loin
de la vérité que vous voulez bien le dire,
lorsque tout à l'heure, par une feinte
italienne, il vous plaisait, pour
me sonder, de l'attribuer à un caprice de diplomate. Mais,
depuis vous, le monde a
marché ; les peuples se regardent
aujourd'hui comme les arbitres de leurs destinées : ils
ont, en fait comme en
droit, détruit les privilèges,
détruit l'aristocratie ; ils ont établi un
principe qui serait bien nouveau pour vous,
descendant du marquis Hugo : ils ont
établi le principe de l'égalité ; ils
ne voient plus dans ceux qui les gouvernent
que des mandataires ; ils ont
réalisé le principe de
l'égalité par des lois civiles que rien
ne pourrait leur
arracher. Ils tiennent à ces lois comme à
leur sang, parce qu'elles ont coûté, en effet,
bien du sang à leurs
ancêtres.
Je vous parlais des
guerres tout à l'heure : elles
sévissent toujours, je le sais ; mais, le premier
progrès, c'est qu'elles ne donnent plus
aujourd'hui aux vainqueurs la
propriété des États vaincus. Un droit
que vous avez à peine connu, le droit
international, régit aujourd'hui les
rapports des nations entre elles, comme le droit civil régit
les rapports des sujets
dans chaque nation.
Après avoir
assuré leurs droits privés par des lois
civiles, leurs droits publics par des traités, les peuples
ont voulu
se mettre en
règle avec leurs princes, et ils ont
assuré leurs droits politiques par des constitutions.
Longtemps
livrés à l'arbitraire par la confusion des
pouvoirs, qui permettait aux princes de faire des lois
tyranniques pour les
exercer tyranniquement, ils ont séparé
les trois pouvoirs, législatif, exécutif et
judiciaire, par des lignes
constitutionnelles qui ne peuvent être franchies
sans que l'alarme soit donnée à tout le corps
politique.
Par cette seule
réforme, qui est un fait immense, le droit
public intérieur a été
créé, et les principes supérieurs qui
le constituent se
trouvent dégagés. La personne du prince
cesse d'être confondue avec celle de l'État ; la
souveraineté
apparaît comme ayant en partie sa source au
sein même de la nation, qui fait la distribution des
pouvoirs entre le prince
et des corps politiques
indépendants les uns des autres. Je ne veux point faire,
devant
l'illustre homme
d'État qui m'entend, une théorie
développée du régime qui s'appelle, en
Angleterre et en France, le régime
constitutionnel ; il est passé aujourd'hui dans
les moeurs des principaux États de l'Europe, nonseulement
parce qu'il est
l'expression de la plus haute science
politique, mais surtout parce qu'il est le seul mode
pratique de gouvernement
en présence des idées de la
civilisation moderne.
Dans tous les temps,
sous le règne de la liberté comme sous
celui de la tyrannie, on n'a pu gouverner que par des
lois. C'est donc sur la
manière dont les lois sont faites,
que sont fondées toutes les garanties des citoyens. Si c'est
le prince qui est le
législateur unique, il ne fera que des
lois tyranniques, heureux s'il ne bouleverse pas la
constitution de
l'État en quelques années ; mais, en tout
cas, on est en plein absolutisme ; si c'est un sénat, on a
constitué
l'oligarchie, régime odieux au peuple, parce
qu'il lui donne autant de tyrans que de maîtres ; si c'est le
peuple, on court
à l'anarchie, ce qui est une autre manière
d'aboutir au despotisme ; si c'est une assemblée
élue par le peuple, la
première partie du problème se trouve
déjà résolue ; car c'est là
la base même du gouvernement
représentatif,
aujourd'hui en vigueur dans toute la partie
méridionale de l'Europe.
Mais une
assemblée de représentants du peuple qui
posséderait à elle seule toute la
souveraineté législative, ne
tarderait pas
à abuser de sa puissance, et à faire courir
à
l'État les plus grands périls. Le
régime qui s'est définitivement
constitué, heureuse transaction entre
l'aristocratie, la démocratie et l'établissement
monarchique, participe à
la fois de ces trois formes de gouvernement, au
moyen d'une pondération de pouvoirs qui semble être
le chef-d'oeuvre de
l'esprit humain. La personne du
souverain reste sacrée, inviolable ; mais, tout en conservant
une masse d'attributions
capitales qui, pour le bien de
l'État, doivent demeurer en sa puissance, son rôle
essentiel n'est plus que
d'être le procurateur de l'exécution des
lois. N'ayant plus dans sa main la plénitude des pouvoirs, sa
responsabilité
s'efface et passe sur la tête des ministres
qu'il associe à son gouvernement. La loi, dont il a la
proposition exclusive,
ou concurremment avec un autre corps
de l'État, est préparée par un conseil
composé d'hommes mûris
dans l'expérience des affaires, soumise à
une Chambre haute, héréditaire ou
viagère, qui examine si ses
dispositions n'ont rien de contraire à
la constitution, votée par un Corps
législatif émané du
suffrage de la nation,
appliquée par une magistrature
indépendante. Si la loi est vicieuse, elle est
rejetée ou amendée par
le Corps législatif : la Chambre haute s'oppose
à son adoption, si elle est contraire aux principes sur
lesquels repose la
constitution.
Le triomphe de ce
système si profondément conçu, et dont
le
mécanisme, vous le comprenez, peut se combiner
de mille
manières, suivant le tempérament des peuples
auxquels il s'applique, a été de concilier
l'ordre avec la liberté, la
stabilité avec le mouvement, de faire
participer l'universalité des citoyens à la vie
politique, en supprimant les
agitations de la place publique. C'est le
pays se gouvernant lui-même, par le déplacement
alternatif des
majorités, qui influent dans les chambres
sur la nomination des ministres dirigeants.
Les rapports entre le
prince et les sujets reposent, comme
vous le voyez, sur un vaste système de garanties dont
les bases
inébranlables sont dans l'ordre civil. Nul ne
peut être atteint dans sa personne ou dans ses biens par un
acte de
l'autorité administrative ; la liberté
individuelle
est sous la protection des magistrats ; en matière
criminelle, les
accusés sont jugés par leurs pairs ;
au-dessus de toutes les juridictions, il y a une juridiction
suprême
chargée de casser les arrêts qui seraient rendus
en
violation des lois. Les citoyens eux-mêmes sont
armés, pour
la défense de leurs droits, par l'institution
de milices bourgeoises qui concourent à la police des
cités ; le plus simple
particulier peut, par voie de pétition,
faire monter sa plainte jusqu'aux pieds des assemblées
souveraines qui
représentent la nation. Les communes sont
administrées par des officiers publics nommés
à
l'élection.
Chaque année, de grandes assemblées
provinciales, également issues du suffrage, se
réunissent pour exprimer les besoins et
les voeux des populations qui les
entourent.
Telle est l'image trop
affaiblie, ô Machiavel, de
quelques-unes des institutions qui fleurissent aujourd'hui dans les
États
modernes, et notamment dans ma belle patrie ; mais
comme la publicité est de l'essence des pays libres,
toutes ces institutions
ne pourraient vivre longtemps si
elles ne fonctionnaient au grand jour. Une puissance
encore inconnue dans
votre siècle, et qui ne faisait que
naître de mon temps, est venu leur donner le dernier
souffle de la vie. C'est
la presse longtemps proscrite,
encore décriée par l'ignorance, mais à
laquelle on pourrait le beau mot qu'a dit
Adam Smith, en parlant du crédit :
C'est une voie publique. C'est par cette voie, en effet, que
se manifeste tout le
mouvement des idées chez les peuples
modernes. La presse exerce dans l'État comme des
fonctions de police :
elle exprime les besoins, traduit les
plaintes, dénonce les abus, les actes arbitraires ; elle
contraint à
la moralité tous les dépositaires du pouvoir ;
il lui suffit, pour cela, de les mettre en face de l'opinion.
Dans des
sociétés ainsi réglées,
ô Machiavel, quelle part
pourriez-vous faire à l'ambition des princes et aux
entreprises de la
tyrannie ? Je n'ignore point par quelles
convulsions douloureuses ces progrès ont
triomphé. En France, la
liberté noyée dans le sang pendant la
période
révolutionnaire, ne s'est relevée qu'avec la
Restauration.
Là, de
nouvelles commotions se préparaient encore ; mais
déjà tous les principes, toutes les institutions
dont je vous ai
parlé, étaient passés dans les moeurs
de la France
et des peuples qui gravitent dans la sphère de sa
civilisation. J'en ai
fini, Machiavel. Les États, comme les
souverains, ne se gouvernent plus aujourd'hui que par
les règles de
la justice. Le ministre moderne qui
s'inspirerait de vos leçons ne resterait pas un an au
pouvoir ; le
monarque qui mettrait en
pratique les maximes du Traité du
Prince soulèverait contre lui la réprobation de
ses sujets
; il serait mis
au ban de l'Europe.
[2] Esp. des lois, p.
129, liv. XI,
ch. VI.
MACHIAVEL.
Vous croyez ?
MONTESQUIEU.
Me pardonnerez-vous ma
franchise ?
MACHIAVEL.
Pourquoi non ?
MONTESQUIEU.
Dois-je penser que vos
idées se sont quelque peu modifiées
?
MACHIAVEL.
Je me propose de
démolir, pièce à pièce,
toutes les belles
choses que vous venez de dire, et de vous démontrer
que ce sont mes
doctrines seules qui l'emportent même
aujourd'hui, malgré les nouvelles idées,
malgré les nouvelles moeurs,
malgré vos prétendus principes de droit
public, malgré toutes les institutions dont vous venez
de me parler ; mais
permettez-moi, auparavant, de vous
adresser une question : Où en êtes-vous
resté de l'histoire contemporaine ?
MONTESQUIEU.
Les notions que j'ai
acquises sur les divers États de
l'Europe vont jusqu'aux derniers jours de l'année 1847. Les
hasards de ma marche
errante à travers ces espaces infinis
et la multitude confuse des âmes qui les remplissent,
ne m'en ont fait
rencontrer aucune qui ait pu me renseigner
au delà de l'époque que je viens de vous dire.
Depuis que je suis descendu
dans le séjour des ténèbres, j'ai
passé un demi-siècle environ parmi les peuples de
l'ancien monde, et ce n'est
guère que depuis un quart de siècle que
j'ai rencontré les légions des peuples modernes ;
encore faut-il dire que
la plupart arrivaient des coins les
plus reculés de l'univers. Je ne sais pas même au
juste à quelle année
du monde nous en sommes.
MACHIAVEL.
Ici, les derniers sont
donc les premiers, ô Montesquieu !
L'homme d'État du moyen-âge, le politique des temps
barbares, se trouve en
savoir plus que le philosophe du
dix-huitième siècle sur l'histoire des temps
modernes. Les peuples sont en l'an de
grâce 1864.
MONTESQUIEU.
Veuillez donc me faire
savoir, Machiavel, je vous en prie
instamment, ce qui s'est passé en Europe depuis
l'année 1847.
MACHIAVEL.
Non pas, si vous le
permettez, avant que je me sois donné
le plaisir de porter la déroute au sein de vos
théories.
MONTESQUIEU.
Comme il vous plaira ;
mais croyez bien que je ne conçois
nulle inquiétude à cet égard. Il faut
des siècles pour changer les principes et
la forme des gouvernements sous
lesquels les peuples ont pris l'habitude de vivre. Nul
enseignement politique
nouveau ne saurait résulter des
quinze années qui viennent de s'écouler ; et,
dans tous les cas, s'il en
était ainsi, ce ne seraient pas les doctrines
de Machiavel qui jamais auraient triomphé.
MACHIAVEL.
Vous le pensez ainsi :
écoutez-moi donc à votre tour.
Quatrième
dialogue
MACHIAVEL.
En écoutant
vos théories sur la division des pouvoirs et
sur les bienfaits que lui doivent les peuples de l'Europe,
je ne pouvais
m'empêcher d'admirer, Montesquieu, à quel
point l'illusion des systèmes peut s'emparer des plus
grands esprits.
Séduit par
les institutions de l'Angleterre, vous avez cru
pouvoir faire du régime constitutionnel la panacée
universelle des
États ; mais vous avez compté sans le
mouvement irrésistible qui arrache aujourd'hui les
sociétés à leurs
traditions de la veille. Il ne se passera pas deux
siècles avant que cette forme de gouvernement, que vous
admirez, ne soit plus en
Europe qu'un souvenir historique,
quelque chose de suranné et de caduc comme la
règle des trois
unités d'Aristote.
Permettez-moi d'abord
d'examiner en elle-même votre
mécanique politique : vous balancez les trois pouvoirs, et
vous les confinez chacun
dans leur département ; celui-ci
fera les lois, cet autre les appliquera, un troisième les
exécutera :
le prince régnera, les ministres gouverneront.
Merveilleuse chose que cette bascule constitutionnelle !
Vous avez tout
prévu, tout réglé, sauf le mouvement :
le
triomphe d'un tel système, ce ne serait pas l'action ; ce
serait
l'immobilité si le mécanisme fonctionnait avec
précision ; mais, en réalité, les
choses ne se passeront pas ainsi. A la
première occasion, le mouvement se produira par
la rupture d'un des ressorts que vous avez si
soigneusement
forgés. Croyez-vous que les pouvoirs
resteront longtemps dans les limites constitutionnelles que
vous leur avez
assignées, et qu'ils ne parviendront pas à
les franchir ? Quelle est l'assemblée législative
indépendante
qui n'aspirera pas à la souveraineté ? Quelle
est la magistrature qui ne fléchira pas au gré de
l'opinion ? Quel est le
prince, surtout, souverain d'un
royaume ou chef d'une république, qui acceptera sans
réserve le
rôle passif auquel vous l'aurez condamné ; qui,
dans le secret de sa pensée, ne méditera pas le
renversement des
pouvoirs rivaux qui gênent son action ? En
réalité, vous aurez mis aux prises toutes les
forces contraires,
suscité toutes les entreprises, donné des armes
à tous les partis. Vous aurez livré le pouvoir
à l'assaut de toutes les ambitions,
et fait de l'État une arène où se
déchaîneront les factions. Dans peu de temps, ce
sera le désordre
partout ; d'intarissables rhéteurs transformeront
en joutes oratoires les assemblées
délibérantes ;
d'audacieux
journalistes, d'effrénés pamphlétaires
attaqueront tous les jours la personne du souverain,
discréditeront
le gouvernement, les ministres, les hommes
en place....
MONTESQUIEU.
Je connais depuis
longtemps ces reproches adressés aux
gouvernements libres. Ils n'ont pas de valeur à mes yeux
: les abus ne condamnent
point les institutions. Je sais de
nombreux États qui vivent en paix, et depuis longtemps
sous de telles lois : je
plains ceux qui ne peuvent y
vivre.
MACHIAVEL.
Attendez : Dans vos
calculs, vous n'avez compté qu'avec des
minorités sociales. Il y a des populations
gigantesques
rivées au travail par la pauvreté, comme elles
l'étaient autrefois par l'esclavage. Qu'importent, je
vous le demande,
à leur bonheur toutes vos fictions
parlementaires ? Votre grand mouvement politique n'a
abouti, en
définitive, qu'au triomphe d'une minorité
privilégiée par le hasard comme l'ancienne
noblesse l'était par la naissance.
Qu'importe au prolétaire courbé sur son
labeur, accablé sous le poids de sa destinée, que
quelques orateurs aient
le droit de parler, que quelques
journalistes aient le droit d'écrire ? Vous avez
créé des droits qui resteront
éternellement pour la masse du peuple
à l'état de pure faculté, puisqu'il ne
saurait s'en servir.
Ces droits, dont la loi
lui reconnaît la jouissance idéale
et dont la nécessité lui refuse l'exercice
réel, ne sont pour lui qu'une ironie
amère de sa destinée. Je vous réponds
qu'un jour il les prendra en haine, et qu'il les détruira de
sa main pour se confier
au despotisme.
MONTESQUIEU.
Quel mépris
Machiavel a-t-il donc pour l'humanité, et
quelle idée se fait-il de la bassesse des peuples modernes ?
Dieu puissant, je ne
croirai pas que tu les aies créés si
vils. Machiavel, quoi qu'il en dise, ignore les principes et
les conditions
d'existence de la civilisation actuelle. Le
travail aujourd'hui est la loi commune, comme il est la loi
divine ; et, loin qu'il
soit un signe de servitude parmi
les hommes, il est le lien de leur association, l'instrument de
leur
égalité.
Les droits politiques
n'ont rien d'illusoire pour le peuple
dans les États où la loi ne reconnaît
point de privilèges et où toutes
les carrières sont ouvertes à
l'activité
individuelle. Sans doute, et dans aucune société
il n'en saurait être
autrement, l'inégalité des intelligences et des
fortunes entraîne pour les individus d'inévitables
inégalités dans l'exercice de leurs
droits ; mais ne suffit-il pas que
ces droits existent pour que le voeu d'une philosophie
éclairée
soit rempli, pour que l'émancipation des hommes
soit assurée dans la mesure où elle peut
l'être ? Pour ceux-là
mêmes que le hasard a fait naître dans les
conditions les plus humbles, n'est-ce rien que de vivre dans le
sentiment de leur
indépendance et dans leur dignité de
citoyens ? Mais ce n'est là qu'un côté
de la question ; car si la grandeur morale
des peuples est liée à la liberté,
ils n'y sont pas rattachés moins étroitement par
leurs intérêts
matériels.
MACHIAVEL.
C'est ici que je vous
attendais. L'école à laquelle vous
appartenez a posé des principes dont elle ne
paraît pas apercevoir les
dernières conséquences : vous croyez qu'ils
conduisent au règne de la raison ; je vais vous montrer
qu'ils
ramènent au règne de la force. Votre
système
politique, pris dans sa pureté originelle, consiste
à donner une part d'action
à peu près égale aux divers groupes de
forces dont les sociétés se composent,
à faire concourir dans une juste
proportion les activités sociales ; vous ne
voulez pas que l'élément aristocratique prime
l'élément
démocratique.
Cependant, le tempérament de vos institutions
est de donner plus de force à l'aristocratie qu'au
peuple, plus de force au
prince qu'à l'aristocratie,
proportionnant ainsi les pouvoirs à la capacité
politique de ceux qui doivent les exercer.
MONTESQUIEU.
Vous dites vrai.
MACHIAVEL.
Vous faites participer
les différentes classes de la
société aux fonctions publiques suivant le
degré de leur aptitude et de leurs
lumières ; vous émancipez la
bourgeoisie par le vote, vous contenez le peuple par le cens ; les
libertés
populaires créent la puissance de l'opinion,
l'aristocratie donne le prestige des grandes manières, le
trône jette sur la nation
l'éclat du rang suprême ; vous gardez
toutes les traditions, tous les grands souvenirs, le culte de
toutes les grandes
choses. A la surface on voit une société
monarchique, mais tout est démocratique au fond ;
car, en
réalité, il n'y a point de barrières
entre les
classes, et le travail est l'instrument de toutes les fortunes.
N'est-ce pas
à peu près cela ?
MONTESQUIEU.
Oui, Machiavel ; et vous
savez du moins comprendre les
opinions que vous ne partagez pas.
MACHIAVEL.
Eh bien, toutes ces
belles choses sont passées ou passeront
comme un rêve ; car vous avez un nouveau principe
avec lequel toutes les
institutions se décomposent avec une
rapidité foudroyante.
MONTESQUIEU.
Quel est donc ce
principe ?
MACHIAVEL.
C'est celui de la
souveraineté populaire. On trouvera, n'en
doutez pas, la quadrature du cercle avant d'arriver à
concilier
l'équilibre des pouvoirs avec l'existence d'un
pareil principe chez les nations où il est admis. Le peuple,
par une
conséquence absolument inévitable, s'emparera, un
jour ou l'autre, de tous les pouvoirs dont on a
reconnu que le principe
était en lui. Sera-ce pour les
garder ? Non. Après quelques jours de folie, il les jettera,
par lassitude, au
premier soldat de fortune qui se trouvera
sur son chemin. Dans votre pays, vous avez vu, en
1793, comment les
coupe-têtes français ont traité la
monarchie représentative : le peuple souverain s'est
affirmé par le supplice de son
roi, puis il a fait litière de tous
ses droits ; il s'est donné à Robespierre,
à Barras, à Bonaparte.
Vous êtes un
grand penseur, mais vous ne connaissez pas
l'inépuisable lâcheté des peuples ; je
ne dis pas de ceux de mon temps, mais de
ceux du vôtre ; rampants devant la
force, sans pitié devant la faiblesse, implacables pour
des fautes, indulgents
pour des crimes, incapables de
supporter les contrariétés d'un régime
libre, et patients jusqu'au martyre pour
toutes les violences du despotisme
audacieux, brisant les trônes dans des moments de
colère, et se
donnant des maîtres à qui ils pardonnent des
attentats pour le moindre desquels ils auraient
décapité vingt rois
constitutionnels.
Cherchez donc la justice
; cherchez le droit, la stabilité,
l'ordre, le respect des formes si compliquées de votre
mécanisme
parlementaire avec des masses violentes,
indisciplinées, incultes, auxquelles vous avez dit : Vous
êtes le droit,
vous êtes les maîtres, vous êtes les
arbitres de l'État ! Oh ! je sais bien que le prudent
Montesquieu, le politique
circonspect, qui posait les principes et
réservait les conséquences, n'a point
écrit dans l'Esprit des lois
le dogme de la
souveraineté populaire ; mais, comme vous le
disiez tout à l'heure, les conséquences
découlent d'elles-mêmes
des principes que vous avez posés. L'affinité
de vos doctrines avec celles du Contrat social se fait
assez sentir. Aussi,
depuis le jour où les révolutionnaires
français, jurant in verba magistri, ont écrit :
« Une constitution ne peut
être que l'ouvrage libre d'une
convention entre associés, » le gouvernement
monarchique et parlementaire a
été condamné à mort dans
votre patrie.
Vainement on a essayé de restaurer les principes,
vainement votre roi,
Louis XVIII, en rentrant en France,
a-t-il tenté de faire remonter les pouvoirs à
leur source en promulguant les
déclarations de 89 comme procédant de
l'octroi royal, cette pieuse fiction de la monarchie
aristocratique
était en contradiction trop flagrante avec
le passé : elle devait s'évanouir au bruit de la
révolution de 1830, comme le
gouvernement de 1830, à son tour....
MONTESQUIEU.
Achevez.
MACHIAVEL.
N'anticipons pas. Ce que
vous savez, ainsi que moi, du
passé, m'autorise, dès à
présent, à dire que le principe de
la
souveraineté populaire est destructif de toute
stabilité, qu'il consacre indéfiniment le droit
des révolutions. Il met les
sociétés en guerre ouverte contre tous les
pouvoirs
humains et même contre Dieu ; il est l'incarnation
même de la
force. Il fait du peuple une brute féroce qui
s'endort quand elle est repue de sang, et qu'on enchaîne ;
et voici la marche
invariable que suivent alors les
sociétés dont le mouvement est
réglé sur ce principe : la
souveraineté
populaire engendre la démagogie, la démagogie
engendre l'anarchie, l'anarchie ramène au
despotisme. Le
despotisme, pour vous, c'est la barbarie. Eh
bien, vous voyez que les peuples retournent à la
barbarie par le chemin
de la civilisation.
Mais ce n'est pas tout,
et je prétends qu'à d'autres points
de vue encore le despotisme est la seule forme de
gouvernement qui soit
réellement appropriée à
l'état social
des peuples modernes. Vous m'avez dit que leurs
intérêts
matériels les rattachaient à la
liberté ; ici,
vous me faites trop beau jeu. Quels sont, en
général, les États
qui ont besoin de la
liberté ? Ce sont ceux qui vivent par
de grands sentiments, par de grandes passions, par
l'héroïsme,
par la foi, même par l'honneur, ainsi que vous
le disiez de votre temps en parlant de la monarchie
française. Le
stoïcisme peut faire un peuple libre ; le
christianisme, dans de certaines conditions, pourrait avoir le
même
privilège. Je comprends les nécessités
de la liberté à
Athènes, à Rome, chez des nations qui ne
respiraient que par la gloire des
armes, dont la guerre satisfaisait
toutes les expansions, qui avaient besoin d'ailleurs de
toutes les
énergies du patriotisme, de tous les
enthousiasmes civiques pour triompher de leurs ennemis.
Les libertés
publiques étaient le patrimoine naturel des
États dans lesquels les fonctions serviles et industrielles
étaient
délaissées aux esclaves, où l'homme
était inutile
s'il n'était un citoyen. Je conçois encore la
liberté à certaines
époques de l'ère chrétienne, et
notamment dans
les petits États reliés entre eux par des
systèmes de confédération
analogues à ceux des républiques
helléniques,
comme en Italie et en Allemagne. Je retrouve là une
partie des causes
naturelles qui rendaient la liberté
nécessaire. Elle eût été
presque inoffensive dans des temps où
le principe de
l'autorité n'était pas mis en question,
où
la religion avait un empire absolu sur les esprits, où le
peuple, placé
sous le régime tutélaire des corporations,
marchait docilement sous la main de ses pasteurs. Si son
émancipation
politique eût été entreprise alors,
elle eût
pu l'être sans danger ; car elle se fût accomplie en
conformité
des principes sur lesquels repose l'existence de
toutes les sociétés. Mais, avec vos grands
États, qui ne vivent plus que par
l'industrie ; avec vos populations sans
Dieu et sans foi, dans des temps où les peuples ne se
satisfont plus par la
guerre, et où leur activité violente
se reporte nécessairement au dedans, la liberté,
avec les principes qui lui
servent de fondement, ne peut être qu'une
cause de dissolution et de ruine. J'ajoute qu'elle n'est
pas plus
nécessaire aux besoins moraux des individus
qu'elle ne l'est aux États.
De la lassitude des
idées et du choc des révolutions sont
sorties des sociétés froides et
désabusées qui sont
arrivées
à l'indifférence en politique comme en religion,
qui n'ont plus d'autre stimulant que les jouissances
matérielles,
qui ne vivent plus que par l'intérêt, qui
n'ont d'autre culte que l'or, dont les moeurs mercantiles le
disputent à
celles des juifs qu'ils ont pris pour modèles.
Croyez-vous que ce soit par amour de la liberté en elle
même
que les classes
inférieures essayent de monter à l'assaut
du pouvoir ? C'est par haine de ceux qui possèdent
; au fond, c'est pour
leur arracher leurs richesses,
instrument des jouissances qu'ils envient.
Ceux qui
possèdent implorent de tous les côtés
un bras
énergique, un pouvoir fort ; ils ne lui demandent qu'une
chose, c'est de
protéger l'État contre des agitations auxquelles
sa constitution débile ne pourrait résister, de
leur donner
à
eux-mêmes la sécurité
nécessaire pour qu'ils
puissent jouir et faire leurs affaires. Quelles formes de
gouvernement voulez vous
appliquer à des sociétés où
la
corruption s'est glissée partout, où la fortune ne
s'acquiert que par les
surprises de la fraude, où la morale
n'a plus de garantie que dans les lois répressives,
où le sentiment de la patrie
lui-même s'est éteint dans je ne
sais quel cosmopolitisme universel ?
Je ne vois de salut pour
ces sociétés, véritables colosses
aux pieds d'argile, que dans l'institution d'une
centralisation
à outrance, qui mette toute la force
publique à la disposition de ceux qui gouvernent ; dans une
administration
hiérarchique semblable à celle de l'empire
romain,
qui règle mécaniquement tous les mouvements
des individus ; dans un
vaste système de législation qui
reprenne en détail toutes les libertés qui ont
été
imprudemment
données ; dans un despotisme gigantesque,
enfin, qui puisse frapper immédiatement et à toute
heure, tout ce qui
résiste, tout ce qui se plaint. Le
Césarisme du Bas-Empire me paraît
réaliser assez bien ce que
je souhaite pour le
bien-être des sociétés modernes.
Grâce
à ces vastes appareils qui fonctionnent
déjà, m'a-t-on
dit, en plus d'un pays
de l'Europe, elles peuvent vivre en
paix, comme en Chine, comme au Japon, comme dans
l'Inde. Il ne faut pas
qu'un vulgaire préjugé nous fasse
mépriser ces civilisations orientales, dont on
apprend chaque
jour à mieux apprécier les institutions. Le
peuple
chinois, par exemple, est très commerçant et
très bien administré.
Cinquième
dialogue
MONTESQUIEU.
J'hésite
à vous répondre, Machiavel, car il y a dans vos
dernières paroles je ne sais quelle raillerie satanique, qui
me laisse
intérieurement le soupçon que vos discours ne
sont pas complètement d'accord avec vos secrètes
pensées. Oui,
vous avez la fatale éloquence qui fait perdre
la trace de la vérité, et vous êtes
bien le sombre génie dont le nom est encore
l'effroi des générations présentes.
Je reconnais de bonne grâce, toutefois, qu'avec un aussi
puissant esprit on
perdrait trop à se taire ; je veux vous
écouter jusqu'au bout, et je veux même vous
répondre quoique, dès
à présent, j'aie peu d'espoir de vous
convaincre. Vous venez de faire de la société
moderne un tableau vraiment
sinistre ; je ne puis savoir s'il est
fidèle, mais il est au moins incomplet, car en toute chose,
à côté
du mal il y a le bien, et vous ne m'avez montré que le
mal ; vous ne m'avez, d'ailleurs, pas donné le moyen
de vérifier
jusqu'à quel point vous êtes dans le vrai, car
je ne sais ni de quels peuples ni de quels États vous avez
voulu parler, quand vous
m'avez fait cette noire peinture
des moeurs contemporaines.
MACHIAVEL.
Eh bien, admettons que
j'aie pris pour exemple celle de toutes
les nations de l'Europe qui est le plus avancée en
civilisation, et
à qui, je m'empresse de le dire, pourrait
le moins s'appliquer le portrait que je viens de faire....
MONTESQUIEU.
C'est donc de la France
que vous voulez parler ?
MACHIAVEL.
Eh bien, oui.
MONTESQUIEU.
Vous avez raison, car
c'est là qu'ont le moins
pénétré les
sombres doctrines du matérialisme. C'est la France qui
est restée le
foyer des grandes idées et des grandes
passions dont vous croyez la source tarie, et c'est de là que
sont partis ces grands
principes du droit public, auxquels
vous ne faites point de place dans le gouvernement des
États.
MACHIAVEL.
Vous pouvez ajouter que
c'est le champ d'expérience
consacré des théories politiques.
MONTESQUIEU.
Je ne connais point
d'expérience qui ait encore profité,
d'une manière durable, à
l'établissement du despotisme,
en France pas plus
qu'ailleurs, chez les nations
contemporaines ; et c'est ce qui tout d'abord me fait trouver bien
peu conformes
à la réalité des choses, vos
théories sur la nécessité
du pouvoir absolu. Je ne connais, jusqu'à
présent, que
deux États en Europe complètement
privés des
institutions libérales, qui ont modifié de toutes
parts l'élément
monarchique pur : ce sont la Turquie et la
Russie, et encore si vous regardiez de près aux mouvements
intérieurs
qui s'opèrent au sein de cette dernière
puissance, peut-être y trouveriez-vous les
symptômes d'une transformation
prochaine. Vous m'annoncez, il est vrai,
que, dans un avenir plus ou moins rapproché, les
peuples,
menacés d'une dissolution inévitable, reviendront
au despotisme comme à l'arche de salut ; qu'ils se
constitueront sous la
forme de grandes monarchies absolues,
analogues à celles de l'Asie ; ce n'est là qu'une
prédiction :
dans combien de temps s'accomplira-t-elle ?
MACHIAVEL.
Avant un
siècle.
MONTESQUIEU.
Vous êtes
devin ; un siècle, c'est toujours autant de gagné
; mais laissez-moi vous dire maintenant pourquoi votre
prédiction ne
s'accomplira pas. Les sociétés modernes ne
doivent plus être envisagées aujourd'hui avec les
yeux du
passé.
Leurs moeurs, leurs habitudes, leurs besoins,
tout a changé. Il ne faut donc pas se fier sans
réserve aux inductions de l'analogie
historique, quand il s'agit de
juger de leurs destinées. Il faut se garder surtout de
prendre pour des lois
universelles des faits qui ne sont que des
accidents, et de transformer en règles
générales les
nécessités
de telles situations ou de tels temps. De ce que
le despotisme est arrivé plusieurs fois dans l'histoire,
comme
conséquence des perturbations sociales, s'ensuit-il
qu'il doit être pris pour règle de gouvernement ?
De ce qu'il a pu servir de
transition dans le passé, en
conclurai-je qu'il soit propre à résoudre les
crises des époques modernes ? N'est-il pas
plus rationnel de dire que d'autres
maux appellent d'autres remèdes, d'autres
problèmes
d'autres solutions,
d'autres moeurs sociales d'autres
moeurs politiques ? Une loi invariable des
sociétés, c'est
qu'elles tendent au
perfectionnement, au progrès ;
l'éternelle sagesse les y a, si je puis le dire,
condamnées ; elle leur a refusé
le mouvement en sens contraire. Ce progrès,
il faut qu'elles l'atteignent.
MACHIAVEL.
Ou qu'elles meurent.
MONTESQUIEU.
Ne nous
plaçons pas dans les extrêmes ; les
sociétés ne
meurent jamais quand elles sont en voie d'enfantement.
Lorsqu'elles se sont
constituées sous le mode qui leur
convient, leurs institutions peuvent s'altérer, tomber en
décadence et
périr ; mais elles ont duré plusieurs
siècles.
C'est ainsi que les divers peuples de l'Europe ont passé,
par des transformations
successives, du système féodal au
système monarchique, et du système monarchique pur
au régime
constitutionnel. Ce développement progressif,
dont l'unité est si imposante, n'a rien de fortuit ; il est
arrivé comme
la conséquence nécessaire du mouvement qui
s'est opéré dans les idées avant de se
traduire dans
les faits.
Les
sociétés ne peuvent avoir d'autres formes de
gouvernement que celles qui sont en rapport avec leurs
principes, et c'est
contre cette loi absolue que vous vous
inscrivez, quand vous croyez le despotisme compatible
avec la civilisation
moderne. Tant que les peuples ont
regardé la souveraineté comme une
émanation pure de la volonté
divine, ils se sont soumis sans murmure au pouvoir
absolu ; tant que leurs institutions ont été
insuffisantes pour
assurer leur marche, ils ont accepté
l'arbitraire. Mais, du jour où leurs droits ont
été reconnus et solennellement
déclarés ; du jour où des institutions
plus fécondes ont pu résoudre par la
liberté toutes les fonctions du corps
social, la politique à l'usage des
princes est tombée de son haut ; le pouvoir est devenu comme
une
dépendance du domaine public ; l'art du gouvernement
s'est changé en une affaire d'administration.
Aujourd'hui les choses
sont ordonnées de telle sorte, dans
les États, que la puissance dirigeante n'y paraît
plus que
comme le moteur des
forces organisées.
A coup sûr, si
vous supposez ces sociétés infectées
de
toutes les corruptions, de tous les vices dont vous me
parliez il n'y a qu'un
instant, elles marcheront d'un pas
rapide vers la décomposition ; mais comment ne voyez vous
pas que l'argument que
vous en tirez est une véritable
pétition de principe ? Depuis quand la liberté
abaisset-elle les âmes et
dégrade-t-elle les caractères ? Ce ne sont
pas là les enseignements de l'histoire ; car elle atteste
partout en traits de feu
que les peuples les plus grands
ont été les peuples les plus libres. Si les
moeurs se sont avilies, comme vous le
dites, dans quelque partie de
l'Europe que j'ignore, c'est que le despotisme y aurait
passé ; c'est que la
liberté s'y serait éteinte ; il faut donc la
maintenir là où elle est, et la
rétablir là où elle n'est plus.
Nous sommes, en ce
moment, ne l'oubliez pas, sur le terrain
des principes ; et si les vôtres différent des
miens, je leur demande
d'être invariables ; or, je ne sais plus où
j'en suis quand je vous entends vanter la liberté dans
l'antiquité,
et la proscrire dans les temps modernes, la
repousser ou l'admettre suivant les temps ou les lieux. Ces
distinctions, en les
supposant justifiées, n'en laissent
pas moins le principe intact, et c'est au principe seul que je
m'attache.
MACHIAVEL.
Comme un habile pilote,
je vois que vous évitez les
écueils, en vous tenant dans la haute mer. Les
généralités
sont d'un grand secours
dans la discussion ; mais j'avoue
que je suis très impatient de savoir comment le grave
Montesquieu s'en tirera
avec le principe de la souveraineté
populaire. Je n'ai pu savoir, jusqu'à ce moment, s'il
faisait, ou non, partie
de votre système. L'admettez-vous,
ou ne l'admettez-vous pas ?
MONTESQUIEU.
Je ne puis
répondre à une question qui se pose dans ces
termes.
MACHIAVEL.
Je savais bien que votre
raison elle-même se troublerait
devant ce fantôme.
MONTESQUIEU.
Vous vous trompez,
Machiavel ; mais, avant de vous
répondre, je devais vous rappeler ce qu'ont
été mes écrits et
le caractère
de la mission qu'ils ont pu remplir. Vous avez
rendu mon nom solidaire des iniquités de la
Révolution
française : c'est un jugement bien
sévère pour
le philosophe qui a marché d'un pas si prudent dans la
recherche de la
vérité. Né dans un siècle
d'effervescence
intellectuelle, à la veille d'une révolution qui
devait
emporter dans ma patrie
les anciennes formes du
gouvernement monarchique, je puis dire qu'aucune des
conséquences
prochaines du mouvement qui se faisait dans
les idées n'échappa dès lors
à ma vue. Je ne pus méconnaître
que le système de la division des pouvoirs
déplacerait nécessairement un jour le
siége de la souveraineté.
Ce principe, mal connu,
mal défini, mal appliqué surtout, pouvait
engendrer des équivoques terribles, et
bouleverser la
société française de fond en comble.
Le
sentiment de ces périls devint la règle de mes
ouvrages.
Aussi tandis que
d'imprudents novateurs, s'attaquant
immédiatement à la source du pouvoir,
préparaient, à leur
insu, une catastrophe
formidable, je m'appliquais
uniquement à étudier les formes des gouvernements
libres, à dégager les
principes proprement dits qui président à leur
établissement. Homme d'État plutôt que
philosophe, jurisconsulte plus que
théologien, législateur pratique, si
la hardiesse d'un tel mot m'est permise, plutôt que
théoricien,
je croyais faire plus pour mon pays en lui
apprenant à se gouverner, qu'en mettant en question le
principe même
de l'autorité. A Dieu ne plaise pourtant que
j'essaye de me faire un mérite plus pur aux
dépens de ceux qui, comme moi, ont
cherché de bonne foi la vérité !
Nous avons tous commis des fautes, mais à chacun la
responsabilité
de ses oeuvres.
Oui, Machiavel, et c'est
une concession que je n'hésite point
à vous faire, vous aviez raison tout à l'heure
quand vous disiez qu'il
eût fallu que l'émancipation du peuple
français se fît en conformité des
principes supérieurs qui
président
à l'existence des sociétés humaines,
et cette
réserve vous laisse prévoir le jugement que je
vais porter sur le principe de la
souveraineté populaire.
D'abord, je n'admets
point une désignation qui semble
exclure de la souveraineté les classes les plus
éclairées de la
société. Cette distinction est fondamentale,
parce
qu'elle fera d'un État une démocratie pure ou un
État représentatif.
Si la souveraineté réside quelque part, elle
réside dans la nation tout entière ; je
l'appellerai donc tout d'abord la
souveraineté nationale. Mais l'idée de
cette souveraineté n'est pas une
vérité absolue, elle n'est que
relative. La
souveraineté du pouvoir humain correspond à
une idée profondément subversive, la
souveraineté du droit humain ; c'est
cette doctrine matérialiste et athée,
qui a précipité la Révolution
française dans le sang, et lui
a infligé
l'opprobre du despotisme après le délire de
l'indépendance. Il n'est pas exact de dire que les nations
sont maîtresses
absolues de leurs destinées, car leur souverain
maître c'est Dieu lui-même, et elles ne seront
jamais hors de sa puissance. Si
elles possédaient la souveraineté
absolue, elles pourraient tout, même contre la justice
éternelle,
même contre Dieu ; qui oserait aller jusque-là ?
Mais le principe du droit divin, avec la signification
qui s'y trouve
communément attachée, n'est pas un principe
moins funeste, car il voue les peuples à
l'obscurantisme,
à l'arbitraire, au néant, il reconstitue
logiquement le régime des castes, il fait des peuples un
troupeau d'esclaves,
conduits, comme dans l'Inde, par la
main des prêtres, et tremblant sous la verge du
maître.
Comment en serait-il
autrement ? Si le souverain est
l'envoyé de Dieu, s'il est le représentant
même de la Divinité sur
la terre, il a tout pouvoir sur les créatures
humaines soumises à son empire, et ce pouvoir n'aura de
frein que dans des
règles générales
d'équité, dont il sera
toujours facile de s'affranchir.
C'est dans le champ qui
sépare ces deux opinions extrêmes,
que se sont livrées les furieuses batailles de l'esprit
de parti ; les uns
s'écrient : Point d'autorité divine !
les autres : Point d'autorité humaine ! O Providence
suprême, ma raison se refuse
à accepter l'une ou l'autre de ces
alternatives ; elles me paraissent toutes deux un égal
blasphème
contre ta sagesse ! Entre le droit divin qui
exclut l'homme et le droit humain qui exclut Dieu, il y a la
vérité,
Machiavel ; les nations comme les individus sont
libres entre les mains de Dieu. Elles ont tous les droits,
tous les pouvoirs,
à la charge d'en user suivant les règles
de la justice éternelle. La souveraineté est
humaine en ce sens qu'elle est
donnée par les hommes, et que ce sont
les hommes qui l'exercent ; elle est divine en ce sens qu'elle
est instituée par
Dieu, et qu'elle ne peut s'exercer que suivant les préceptes
qu'il a établis.
Sixième
dialogue
MACHIAVEL.
Je désirerais
arriver à des conséquences précises.
Jusqu'où
la main de Dieu s'étend-elle sur l'humanité ? Qui
est-ce qui fait les souverains ?
MONTESQUIEU.
Ce sont les peuples.
MACHIAVEL.
Il est écrit
: Per me reges regnant. Ce qui signifie
au pied de la lettre : Dieu fait les rois.
MONTESQUIEU.
C'est une traduction
à l'usage du Prince, ô Machiavel, et
elle vous a été empruntée dans ce
siècle par un de vos plus illustres
partisans[3], mais ce n'est pas celle de
l'Écriture sainte. Dieu a institué la
souveraineté, il n'institue
pas les souverains. Sa
main toute-puissante s'est arrêtée
là, parce que c'est là que commence le libre
arbitre humain. Les rois
règnent selon mes commandements, ils
doivent régner suivant ma loi, tel est le sens du livre
divin. S'il en
était autrement, il faudrait dire que les
bons comme les mauvais princes sont établis par la
Providence ; il faudrait
s'incliner devant Néron comme
devant Titus, devant Caligula comme devant Vespasien.
Non, Dieu n'a pas voulu
que les dominations les plus
sacrilèges pussent invoquer sa protection, que les tyrannies
les plus viles pussent
se réclamer de son investiture. Aux
peuples comme aux rois il a laissé la
responsabilité de leurs actes.
[3] Machiavel fait
évidemment ici allusion à Joseph de
Maistre, dont le nom se retrouve d'ailleurs plus loin.
(Note de
l'Éditeur.)
MACHIAVEL.
Je doute fort que tout
cela soit orthodoxe. Quoi qu'il en
soit, suivant vous, ce sont les peuples qui disposent de
l'autorité
souveraine ?
MONTESQUIEU.
Prenez garde, en le
contestant, de vous élever contre une
vérité de pur sens commun. Ce n'est pas
là une nouveauté
dans l'histoire. Dans les temps anciens, au moyen
âge, partout où la domination s'est
établie en dehors de l'invasion ou de la
conquête, le pouvoir souverain a
pris naissance par la volonté libre des peuples, sous la
forme originelle de
l'élection. Pour n'en citer qu'un
exemple, c'est ainsi qu'en France le chef de la race
carlovingienne a
succédé aux descendants de Clovis, et la
dynastie de Hugues Capet à celle de Charlemagne[4].
Sans doute
l'hérédité est venue se substituer
à l'élection.
L'éclat des services rendus, la reconnaissance publique,
les traditions ont
fixé la souveraineté dans les
principales familles de l'Europe, et rien n'était plus
légitime. Mais le principe de la
toute-puissance nationale s'est
constamment retrouvé au fond des révolutions, il
a toujours été
appelé pour
la consécration des pouvoirs nouveaux. C'est un
principe antérieur et préexistant qui n'a fait
que se réaliser plus
étroitement dans les diverses constitutions
des États modernes.
[4] Esp. des lois, p.
543, 544, liv. XXXI, ch. IV.
MACHIAVEL.
Mais si ce sont les
peuples qui choisissent leurs maîtres,
ils peuvent donc aussi les renverser ? S'ils ont le droit
d'établir la
forme de gouvernement qui leur convient, qui
les empêchera d'en changer au gré de leur caprice
? Ce ne
sera pas le
régime de l'ordre et de la liberté qui
sortira de vos doctrines, ce sera l'ère indéfinie
des révolutions.
MONTESQUIEU.
Vous confondez le droit
avec l'abus qui peut résulter de son
exercice, les principes avec leur application ; ce sont
là des
distinctions fondamentales, sans lesquelles on ne
peut s'entendre.
MACHIAVEL.
N'espérez pas
m'échapper, je vous demande des conséquences
logiques ; refusez-les-moi si vous le voulez. Je
désire savoir
si, d'après vos principes, les peuples ont le
droit de renverser leurs souverains ?
MONTESQUIEU.
Oui, dans des cas
extrêmes et pour des causes justes.
MACHIAVEL.
Qui sera juge de ces cas
extrêmes et de la justice de ces
extrémités ?
MONTESQUIEU.
Et qui voulez-vous qui
le soit, sinon les peuples eux-mêmes
? Les choses se sont-elles passées autrement depuis
le commencement du monde
? C'est là une sanction redoutable
sans doute, mais salutaire, mais inévitable.
Comment ne voyez-vous
pas que la doctrine contraire, celle
qui commanderait aux hommes le respect des
gouvernements les plus
odieux, les ferait retomber sous le
joug du fatalisme monarchique ?
MACHIAVEL.
Votre système
n'a qu'un inconvénient, c'est qu'il suppose
l'infaillibilité de la raison chez les peuples ; mais n'ont
ils pas,
comme les hommes,
leurs passions, leurs erreurs, leurs
injustices ?
MONTESQUIEU.
Quand les peuples feront
des fautes, ils en seront punis
comme des hommes qui ont péché contre la loi
morale.
MACHIAVEL.
Et comment ?
MONTESQUIEU.
Ils en seront punis par
les fléaux de la discorde, par
l'anarchie, par le despotisme même. Il n'y a pas d'autre
justice sur la terre, en
attendant celle de Dieu.
MACHIAVEL.
Vous venez de prononcer
le mot de despotisme, vous voyez
qu'on y revient.
MONTESQUIEU.
Cette objection n'est
pas digne de votre grand esprit,
Machiavel ; je me suis prêté aux
conséquences les plus extrêmes des
principes que vous combattez, cela suffisait
pour que la notion du vrai fût faussée. Dieu n'a
accordé aux peuples ni le
pouvoir, ni la volonté de changer ainsi
les formes de gouvernement qui sont le mode essentiel
de leur existence. Dans
les sociétés politiques comme dans
les êtres organisés, la nature des choses limite
d'ellemême l'expansion des forces
libres. Il faut que la portée de
votre argument se restreigne à ce qui est acceptable
pour la raison.
Vous croyez que, sous
l'influence des idées modernes, les
révolutions seront plus fréquentes ; elles ne le
seront pas davantage, il est
possible qu'elles le soient moins.
Les nations, en effet, comme vous le disiez tout à l'heure,
vivent actuellement par
l'industrie, et ce qui vous paraît
une cause de servitude est tout à la fois un principe
d'ordre et de
liberté. Les civilisations industrielles ont
des plaies que je n'ignore point, mais il ne faut pas nier
leurs bienfaits, ni
dénaturer leurs tendances. Des
sociétés
qui vivent par le travail, par l'échange, par le
crédit sont des
sociétés essentiellement chrétiennes,
quoi qu'on dise,
car toutes ces formes si puissantes et si variées de
l'industrie ne sont au
fond que l'application de quelques
grandes idées morales empruntées au christianisme,
source de toute force
comme de toute vérité.
L'industrie joue un
rôle si considérable dans le mouvement
des sociétés modernes, que l'on ne peut faire, au
point de vue où
vous vous placez, aucun calcul exact sans tenir
compte de son influence ; et cette influence n'est pas
du tout celle que vous
avez cru pouvoir lui assigner. La
science qui cherche les rapports de la vie industrielle et
les maximes qui s'en
dégagent, sont tout ce qu'il y a de
plus contraire au principe de la concentration des
pouvoirs. La tendance de
l'économie politique est de ne
voir dans l'organisme politique qu'un mécanisme
nécessaire,
mais très coûteux, dont il faut simplifier les
ressorts, et elle réduit le rôle du gouvernement
à des fonctions tellement
élémentaires, que son plus grand
inconvénient est peut-être d'en
détruire le prestige.
L'industrie est
l'ennemie-née des révolutions, car sans
l'ordre social elle périt et avec elle s'arrête le
mouvement vital des peuples
modernes. Elle ne peut se passer de
liberté, car elle ne vit que par des manifestations de la
liberté ; et,
remarquez-le bien, les libertés en matière
d'industrie engendrent nécessairement les libertés
politiques, si bien que
l'on a pu dire que les peuples les
plus avancés en industrie sont aussi les plus
avancés en
liberté.
Laissez là l'Inde et laissez la Chine qui vivent
sous le destin aveugle de la monarchie absolue, jetez les
yeux en Europe, et vous
verrez.
Vous venez de prononcer
de nouveau le mot de despotisme, eh
bien, Machiavel, vous dont le sombre génie s'est
si
profondément assimilé toutes les voies
souterraines,
toutes les combinaisons occultes, tous les artifices de lois
et de gouvernement
à l'aide desquels on peut enchaîner le
mouvement des bras et de la pensée chez les peuples ;
vous qui
méprisez les hommes, vous qui rêvez pour eux les
dominations terribles de l'Orient, vous dont les
doctrines politiques
sont empruntées aux théories
effrayantes de la mythologie indienne, veuillez me dire, je
vous en conjure, comment
vous vous y prendriez pour
organiser le despotisme chez les peuples dont le droit
public repose
essentiellement sur la liberté, dont la
morale et la religion développent tous les mouvements dans
le même sens,
chez des nations chrétiennes qui vivent par
le commerce et par l'industrie, dans des États dont les
corps politiques sont en
présence de la publicité de la
presse qui jette des flots de lumière dans les coins les plus
obscurs du pouvoir ;
faites appel à toutes les ressources
de votre puissante imagination, cherchez, inventez, et si
vous résolvez
ce problème, je déclarerai avec vous que
l'esprit moderne est vaincu.
MACHIAVEL.
Prenez garde, vous me
donnez beau jeu, je pourrais vous prendre
au mot.
MONTESQUIEU.
Faites-le, je vous en
conjure.
MACHIAVEL.
Je compte bien n'y pas
manquer.
MONTESQUIEU.
Dans quelques heures
nous serons peut-être séparés. Ces
parages ne vous sont point connus, suivez-moi dans les
détours que
je vais faire avec vous le long de ce sombre
sentier, nous pourrons éviter encore quelques heures le
reflux des ombres que
vous voyez là-bas.
Septième
dialogue
MACHIAVEL.
Nous pouvons nous
arrêter ici.
MONTESQUIEU.
Je vous
écoute.
MACHIAVEL.
Je dois vous dire
d'abord que vous vous êtes trompé du tout
au tout sur l'application de mes principes. Le
despotisme se
présente toujours à vos yeux avec les formes
caduques du monarchisme oriental, mais ce n'est pas
ainsi que je l'entends ;
avec des sociétés nouvelles, il
faut employer des procédés nouveaux. Il ne s'agit
pas aujourd'hui,
pour
gouverner, de commettre des iniquités
violentes, de décapiter ses ennemis, de
dépouiller ses
sujets de leurs biens,
de prodiguer les supplices ; non, la
mort, la spoliation et les tourments physiques ne
peuvent jouer qu'un
rôle assez secondaire dans la politique
intérieure des États modernes.
MONTESQUIEU.
C'est heureux.
MACHIAVEL.
Sans doute j'ai peu
d'admiration, je l'avoue, pour vos
civilisations à cylindres et à tuyaux ; mais je
marche, croyez-le bien, avec le
siècle ; la puissance des doctrines
auxquelles est attaché mon nom, c'est qu'elles
s'accommodent
à tous les temps et à toutes les situations.
Machiavel aujourd'hui a des petits-fils qui savent le
prix de ses
leçons. On me croit bien vieux, et tous les
jours je rajeunis sur la terre.
MONTESQUIEU.
Vous raillez-vous ?
MACHIAVEL.
Écoutez-moi
et vous en jugerez. Il s'agit moins aujourd'hui
de violenter les hommes que de les désarmer, de
comprimer leurs passions
politiques que de les effacer, de
combattre leurs instincts que de les tromper, de
proscrire leurs
idées que de leur donner le change en se
les appropriant.
MONTESQUIEU.
Et comment cela ? Car je
n'entends pas ce langage.
MACHIAVEL.
Permettez ; c'est
là la partie morale de la politique, nous
arriverons tout à l'heure aux applications. Le principal
secret du gouvernement
consiste à affaiblir l'esprit
public, au point de le désintéresser
complètement des idées et
des principes avec
lesquels on fait aujourd'hui les
révolutions. Dans tous les temps, les peuples comme les
hommes se sont
payés de mots. Les apparences leur suffisent
presque toujours ; ils n'en demandent pas plus. On
peut donc
établir des institutions factices qui répondent
à
un langage et à des idées également
factices ; il faut avoir le talent de ravir
aux partis cette phraséologie
libérale, dont ils s'arment contre le gouvernement. Il faut
en saturer
les peuples
jusqu'à la lassitude, jusqu'au dégoût.
On parle souvent aujourd'hui de la puissance de
l'opinion, je vous
montrerai qu'on lui fait exprimer ce
qu'on veut quand on connaît bien les ressorts
cachés du
pouvoir. Mais avant de
songer à la diriger, il faut
l'étourdir, la frapper d'incertitude par
d'étonnantes contradictions,
opérer sur elle d'incessantes diversions,
l'éblouir par toutes sortes de mouvements divers,
l'égarer insensiblement dans ses
voies. Un des grands secrets du
jour est de savoir s'emparer des préjugés et des
passions populaires, de
manière à introduire une confusion de
principes qui rend toute entente impossible entre ceux qui
parlent la
même langue et ont les mêmes
intérêts.
MONTESQUIEU.
Où allez-vous
avec ces paroles dont l'obscurité a quelque
chose de sinistre ?
MACHIAVEL.
Si le sage Montesquieu
entend mettre du sentiment à la
place de la politique, je dois peut-être m'arrêter
ici ; je n'ai pas
prétendu me placer sur le terrain de la morale.
Vous m'avez défié d'arrêter le
mouvement dans vos sociétés
sans cesse tourmentées par l'esprit d'anarchie et
de révolte. Voulez-vous me laisser dire comment je
résoudrais le
problème ? Vous pouvez mettre à l'abri vos
scrupules en acceptant cette thèse comme une question
de curiosité
pure.
MONTESQUIEU.
Soit.
MACHIAVEL.
Je conçois
d'ailleurs que vous me demandiez des indications
plus précises, j'y arriverai ; mais laissez-moi vous
dire d'abord
à quelles conditions essentielles le prince
peut espérer aujourd'hui de consolider son pouvoir. Il
devra s'attacher avant
tout à détruire les partis, à
dissoudre les forces collectives partout où elles existent,
à paralyser dans toutes
ses manifestations l'initiative
individuelle ; ensuite le niveau des caractères descendra de
lui-même, et
tous les bras molliront bientôt contre la
servitude. Le pouvoir absolu ne sera plus un accident, il
deviendra un besoin. Ces
préceptes politiques ne sont pas
entièrement nouveaux, mais, comme je vous le disais,
ce sont les
procédés qui doivent l'être. Un grand
nombre de
ces résultats peut s'obtenir par de simples
règlements de police et
d'administration. Dans vos sociétés si belles,
si bien ordonnées, à la place des monarques
absolus, vous avez mis un monstre
qui s'appelle l'État, nouveau
Briarée dont les bras s'étendent partout,
organisme colossal de tyrannie
à l'ombre duquel le despotisme
renaîtra toujours. Eh bien, sous l'invocation de
l'État, rien ne sera plus facile que de
consommer l'oeuvre occulte dont je
vous parlais tout à l'heure, et les moyens d'action les
plus puissants
peut-être seront précisément ceux que
l'on
aura le talent d'emprunter à ce même
régime industriel qui fait votre
admiration.
A l'aide du seul pouvoir
réglementaire, j'instituerais, par
exemple, d'immenses monopoles financiers, réservoirs
de la fortune publique,
dont dépendrait si étroitement le
sort de toutes les fortunes privées, qu'elles
s'engloutiraient avec le
crédit de l'État le lendemain de
toute catastrophe politique. Vous êtes un
économiste, Montesquieu, pesez la
valeur de cette combinaison.
Chef du gouvernement,
tous mes édits, toutes mes
ordonnances tendraient constamment au même but : annihiler
les forces collectives
et individuelles ; développer
démesurément la
prépondérance de l'État, en faire le
souverain protecteur, promoteur et
rémunérateur.
Voici une autre
combinaison empruntée a l'ordre industriel
: Dans le temps actuel, l'aristocratie, en tant que force
politique, a disparu ;
mais la bourgeoisie territoriale est
encore un élément de résistance
dangereux pour les gouvernements, parce
qu'elle est d'elle-même, indépendante
; il peut être nécessaire de l'appauvrir ou
même de la ruiner
complètement. Il suffit, pour cela, d'aggraver les
charges qui pèsent sur la propriété
foncière, de maintenir l'agriculture dans un
état d'infériorité relative, de
favoriser à outrance le commerce et l'industrie, mais
principalement la
spéculation ; car la trop grande
prospérité de l'industrie peut
elle-même devenir un danger, en
créant un
nombre trop considérable de fortunes
indépendantes.
On réagira
utilement contre les grands industriels, contre
les fabricants, par l'excitation à un luxe
disproportionné,
par l'élévation du taux des salaires, par
des atteintes profondes habilement portées aux sources
de la production. Je
n'ai pas besoin de développer ces
idées, vous sentez à merveille dans quelles
circonstances et sous quels
prétextes tout cela peut se faire.
L'intérêt du
peuple, et même une sorte de zèle pour la
liberté, pour les
grands principes
économiques, couvriront aisément, si on le
veut, le véritable but. Il est inutile d'ajouter que
l'entretien
perpétuel d'une armée formidable sans cesse
exercée par des guerres extérieures doit
être le complément
indispensable de ce système ; il faut arriver à
ce qu'il n'y ait plus, dans l'État, que des
prolétaires, quelques millionnaires
et des soldats.
MONTESQUIEU.
Continuez.
MACHIAVEL.
Voilà pour la
politique intérieure de l'État. A
l'extérieur
il faut exciter, d'un bout de l'Europe à l'autre, la
fermentation
révolutionnaire que l'on comprime chez soi. Il
en résulte deux avantages considérables :
l'agitation libérale au
dehors fait passer sur la compression du
dedans. De plus, on tient par là en respect Doutes les
puissances, chez
lesquelles on peut à son gré faire de
l'ordre ou du désordre. Le grand point est
d'enchevêtrer par
des intrigues de cabinet
tous les fils de la politique
européenne de façon à jouer tour
à tour les puissances avec
qui l'on traite. Ne
croyez pas que cette duplicité, si elle
est bien soutenue, puisse tourner au détriment d'un
souverain. Alexandre VI
ne fit jamais que tromper dans ses
négociations diplomatiques et cependant, il
réussit toujours, tant il avait
la science de l'astuce[5]. Mais
dans ce que vous appelez aujourd'hui le langage officiel, il
faut un contraste
frappant, et là on ne saurait affecter
trop d'esprit de loyauté et conciliation ; les peuples qui ne
voient que l'apparence
des choses, feront une réputation de
sagesse au souverain qui saura se conduire ainsi.
A toute agitation
intérieure, il doit pouvoir répondre par
une guerre extérieure ; à toute
révolution imminente, par
une guerre
générale ; mais comme, en politique, les paroles
ne doivent jamais être d'accord avec les actes, il faut
que, dans ces diverses
conjonctures, le prince soit assez
habile pour déguiser ses véritables desseins sous
des desseins
contraires ; il
doit toujours avoir l'air de céder
à la pression de l'opinion quand il exécute ce
que sa main a secrètement
préparé.
Pour résumer d'un mot tout
le système, la révolution se
trouve contenue dans l'État, d'un côté,
par la terreur de l'anarchie, de l'autre,
par la banqueroute, et, à tout
prendre, par la guerre générale.
Vous avez pu voir
déjà, par les indications rapides que je
viens de vous donner, quel rôle important l'art de la
parole est
appelé à jouer dans la politique moderne. Je
suis loin, comme vous le verrez, de dédaigner la presse, et
je saurais au besoin me
servir de la tribune ; l'essentiel
est d'employer contre ses adversaires toutes les armes
qu'ils pourraient
employer contre vous. Non content de
m'appuyer sur la force violente de la démocratie, je
voudrais emprunter aux
subtilités du droit leurs ressources
les plus savantes. Quand on prend des décisions qui
peuvent
paraître injustes ou téméraires, il est
essentiel
de savoir les énoncer en de bons termes, de les appuyer
des raisons les plus
élevées de la morale et du droit.
Le pouvoir que je
rêve, bien loin, comme vous le voyez,
d'avoir des moeurs barbares, doit attirer à lui toutes les
forces et tous les
talents de la civilisation au sein de
laquelle il vit. Il devra s'entourer de publicistes, d'avocats, de
jurisconsultes, d'hommes
de pratique et d'administration,
de gens qui connaissent à fond tous les secrets, tous les
ressorts de la vie
sociale, qui parlent tous les langages,
qui aient étudié l'homme dans tous les milieux.
Il faut les prendre partout,
n'importe où, car ces gens-là rendent des
services étonnants par les procédés
ingénieux qu'ils appliquent à
la politique. Il faut, avec cela, tout un
monde d'économistes, de banquiers, d'industriels, de
capitalistes, d'hommes
à projets, d'hommes à millions, car
tout au fond se résoudra par une question de chiffres.
Quant aux principales
dignités, aux principaux
démembrements du pouvoir, on doit s'arranger pour les donner
à des hommes dont les
antécédents et le caractère mettent un
abîme
entre eux et les autres hommes, dont chacun
n'ait à
attendre que la mort ou l'exil en cas de changement
de gouvernement et soit dans la nécessité de
défendre jusqu'au dernier souffle
tout ce qui est.
Supposez pour un instant
que j'aie à ma disposition les
différentes ressources morales et matérielles que
je viens de vous indiquer, et
donnez-moi maintenant une nation
quelconque, entendez-vous ! Vous regardez comme un
point capital, dans
l'ESPRIT DES LOIS, de ne pas changer le
caractère d'une nation[6] quand on veut lui
conserver sa vigueur
originelle, eh bien, je ne vous
demanderais pas vingt ans pour transformer de la manière la
plus complète
le caractère européen le plus indomptable et
pour le rendre aussi docile à la tyrannie que celui du
plus petit peuple de
l'Asie.
[5] Traité du
Prince, p. 114, ch. XVII.
[6] Esp. des lois, p.
252 et s., liv. XIX, ch. V.
MONTESQUIEU.
Vous venez d'ajouter, en
vous jouant, un chapitre au traité
du Prince. Quelles que soient vos doctrines, je ne les
discute pas ; je ne vous
fais qu'une observation. Il est
évident que vous n'avez nullement tenu l'engagement que
vous aviez pris ;
l'emploi de tous ces moyens suppose
l'existence du pouvoir absolu, et je vous ai demandé
précisément
comment vous pourriez l'établir dans des
sociétés
politiques qui reposent sur des institutions
libérales.
MACHIAVEL.
Votre observation est
parfaitement juste et je n'entends
pas y échapper. Ce début n'était
qu'une préface.
MONTESQUIEU.
Je vous mets en
présence d'un État fondé sur des
institutions représentatives, monarchie ou
république ; je vous parle d'une nation
familiarisée de longue main avec la
liberté, et je vous demande, comment, de là, vous
pourrez retourner au pouvoir
absolu.
MACHIAVEL.
Rien n'est plus facile.
MONTESQUIEU.
Voyons
?
Seconde
Partie
Huitième
dialogue
MACHIAVEL.
Je
prends l'hypothèse qui m'est le plus
contraire, je prends un État constitué en
république. Avec une monarchie,
le
rôle que je me propose de jouer serait
trop facile. Je prends une République, parce qu'avec une
semblable forme
de gouvernement, je vais rencontrer
une résistance, presque insurmontable en apparence, dans les
idées, dans
les moeurs, dans les lois. Cette
hypothèse vous contrarie t-elle ? J'accepte de vos mains un
État quelle que soit sa
forme, grand ou petit, je le
suppose doté de toutes les institutions qui garantissent la
liberté, et je vous adresse
cette seule question : Croyez-vous
le pouvoir à l'abri d'un coup de main ou de ce que l'on
appelle aujourd'hui
un coup d'État ?
MONTESQUIEU.
Non,
cela est vrai ; mais vous
m'accorderez du moins qu'une telle entreprise sera
singulièrement difficile
dans les sociétés
politiques contemporaines, telles
qu'elles sont organisées.
MACHIAVEL.
Et
pourquoi ? Ces sociétés ne sont-elles
pas, comme de tout temps, en proie à des factions ? N'y
a-t-il pas partout des
éléments de guerre civile, des partis,
des prétendants ?
MONTESQUIEU.
C'est
possible ; mais je crois pouvoir
vous faire sentir d'un mot où est votre erreur. Ces
usurpations, nécessairement
très rares parce qu'elles
sont pleines de périls et qu'elles répugnent aux
moeurs modernes, en supposant
qu'elles réussissent, n'auraient
nullement l'importance que vous paraissez leur attribuer. Un
changement
de pouvoir n'amènerait par un
changement d'institutions. Un prétendant troublera
l'État, soit ; son parti
triomphera, je l'admets ; le pouvoir
est en d'autres mains, voilà tout ; mais le droit public et
le fond même des
institutions restent d'aplomb. C'est
là ce qui me touche.
MACHIAVEL.
Est-il
vrai que vous ayez une telle
illusion ?
MONTESQUIEU.
Établissez
le contraire.
MACHIAVEL.
Vous
m'accordez donc, pour un moment, le
succès d'une entreprise armée contre le pouvoir
établi ?
MONTESQUIEU.
Oui.
MACHIAVEL.
Remarquez
bien alors dans quelle situation
je me trouve placé. J'ai supprimé
momentanément tout pouvoir autre
que le
mien. Si les institutions encore
debout peuvent élever devant moi quelque obstacle, c'est de
pure forme ; en
fait, les actes de ma volonté ne
peuvent rencontrer aucune résistance réelle ;
enfin je suis dans cette
condition extralégale,
que les Romains appelaient
d'un mot si beau et si puissamment énergique : la dictature.
C'est-à-dire que je
puis tout ce que je veux à l'heure
présente, que je suis législateur,
exécuteur, justicier, et à cheval comme
chef
d'armée.
Retenez
ceci. Maintenant j'ai triomphé par
l'appui d'une faction, c'est-à-dire que cet
événement n'a pu s'accomplir
qu'au
milieu d'une profonde dissension
intérieure. On peut dire au hasard, mais sans se tromper,
quelles en sont les
causes. Ce sera un antagonisme entre
l'aristocratie et le peuple ou entre le peuple et la bourgeoisie. Pour
le fond
des choses, ce ne peut être que cela
; à la surface, ce sera un pêle-mêle
d'idées, d'opinions, d'influences et de
courants
contraires, comme dans tous les
États où la liberté aura
été un moment
déchaînée. Il y aura là des
éléments
politiques de toute espèce, des
tronçons de partis autrefois victorieux, aujourd'hui
vaincus, des ambitions
effrénées, des convoitises
ardentes, des haines implacables, des terreurs partout, des hommes de
toute opinion
et de toute doctrine, des
restaurateurs d'anciens régimes, des démagogues,
des anarchistes, des
utopistes, tous
à l'oeuvre, tous travaillant
également de leur côté au renversement
de l'ordre établi. Que faut-il conclure
d'une
telle situation ? Deux choses : la
première, c'est que le pays a un grand besoin de repos et
qu'il ne refusera rien
à qui pourra le lui donner ; la
seconde, c'est qu'au milieu de cette division des partis, il n'y a
point de
force réelle
ou plutôt qu'il n'y en a qu'une, le
peuple.
Je
suis, moi, un prétendant victorieux ;
je porte, je suppose, un grand nom historique propre à agir
sur l'imagination
des masses. Comme
Pisistrate, comme César, comme Néron
même ; je m'appuierai sur le peuple ;
c'est
l'a b c de tout usurpateur. C'est là
la puissance aveugle qui donnera le moyen de tout faire
impunément, c'est là
l'autorité, c'est là le nom qui
couvrira tout. Le peuple en effet se soucie bien de vos fictions
légales et de
vos
garanties
constitutionnelles !
J'ai
fait le silence au milieu des
factions, et maintenant vous allez voir comme je vais marcher.
Peut-être
vous rappelez-vous les règles
que j'ai établies dans le traité du Prince pour
conserver les provinces conquises.
L'usurpateur d'un État est dans
une situation analogue à celle d'un conquérant.
Il est condamné à tout
renouveler,
à dissoudre l'État, à
détruire
la cité, à changer la face des moeurs.
C'est
là le but, mais dans les temps
actuels il n'y faut tendre que par des voies obliques, des moyens
détournés, des
combinaisons habiles, et, autant que
possible, exemptes de violence. Je ne détruirai donc pas
directement les institutions,
mais je les toucherai une à
une par un trait de main inaperçu qui en
dérangera le mécanisme. Ainsi je
toucherai
tour à tour à l'organisation
judiciaire, au suffrage, à la presse, à la
liberté individuelle, à
l'enseignement.
Par-dessus
les lois primitives je ferai
passer toute une législation nouvelle qui, sans abroger
expressément l'ancienne,
la masquera d'abord, puis
bientôt l'effacera complètement. Telles sont mes
conceptions générales,
maintenant
vous allez voir les détails
d'exécution.
MONTESQUIEU.
Que
n'êtes-vous encore dans les jardins de
Ruccellaï, ô Machiavel, pour professer ces belles
leçons, et combien il est
regrettable que la postérité ne puisse
pas vous entendre !
MACHIAVEL.
Rassurez-vous
; pour qui sait lire, tout
cela est dans le traité du Prince.
MONTESQUIEU.
Eh
bien, vous êtes au lendemain de votre
coup d'État, qu'allez-vous faire ?
MACHIAVEL.
Une
grande chose, puis une très petite.
MONTESQUIEU.
Voyons
d'abord la grande ?
MACHIAVEL.
Après
le succès d'un coup de force contre
le pouvoir établi, tout n'est pas fini, et les partis ne se
tiennent généralement
pas pour battus. On ne sait
pas encore au juste ce que vaut l'énergie de l'usurpateur,
on va l'essayer, on va
se lever contre lui les armes à la
main. Le moment est venu d'imprimer une terreur qui frappe la
cité entière et
fasse défaillir les âmes les plus
intrépides.
MONTESQUIEU.
Qu'allez-vous
faire ? Vous m'aviez dit que
vous aviez répudié le sang.
MACHIAVEL.
Il ne
s'agit pas ici de fausse humanité.
La société est menacée, elle est en
état de légitime défense ;
l'excès des rigueurs
et même de la cruauté préviendra
pour l'avenir de nouvelles effusions de sang. Ne me demandez pas ce
que
l'on fera ; il faut que les âmes
soient terrifiées une fois pour toutes et que la peur les
détrempe.
MONTESQUIEU.
Oui, je
me rappelle ; c'est là ce que vous
enseignez dans le traité du Prince en racontant la sinistre
exécution de Borgia
dans Césène[7]. Vous êtes bien le
même.
[7]
Traité du Prince, p. 47, ch. VII.
MACHIAVEL.
Non,
non, vous le verrez plus tard ; je
n'agis ainsi que par nécessité, et j'en souffre.
MONTESQUIEU.
Mais
qui donc le versera, ce sang ?
MACHIAVEL.
L'armée
! cette grande justicière des
États ; elle dont la main ne déshonore jamais ses
victimes. Deux résultats de
la plus
grande importance seront atteints
par l'intervention de l'armée dans la répression.
A partir de ce moment, d'une
part elle se trouvera pour toujours
en hostilité avec la population civile qu'elle aura
châtiée sans ménagement,
de l'autre elle se rattachera
d'une manière indissoluble au sort de son chef.
MONTESQUIEU.
Et vous
croyez que ce sang ne retombera
pas sur vous ?
MACHIAVEL.
Non,
car aux yeux du peuple, le souverain,
en définitive, est étranger aux excès
d'une soldatesque qu'il n'est pas toujours
facile de contenir. Ceux qui
pourront en être responsables, ce seront les
généraux, les ministres qui
auront
exécuté mes ordres. Ceux-là, je
vous l'affirme, me seront dévoués
jusqu'à leur dernier soupir, car ils
savent
bien ce qui les attendrait après
moi.
MONTESQUIEU.
C'est
donc là votre premier acte de
souveraineté ! Voyons maintenant le second ?
MACHIAVEL.
Je ne
sais si vous avez remarqué quelle
est, en politique, la puissance des petits moyens. Après ce
que je viens de vous
dire, je ferai frapper à mon effigie
toute la nouvelle monnaie, dont j'émettrai une
quantité considérable.
MONTESQUIEU.
Mais au
milieu des premiers soucis de
l'État, ce serait une mesure puérile.
MACHIAVEL.
Vous
croyez cela ? Vous n'avez pas
pratiqué le pouvoir. L'effigie humaine imprimée
sur la monnaie, c'est le signe
même de la puissance. Au premier
abord il y aura des esprits orgueilleux qui en tressailliront de
colère, mais on
s'y habituera ; les ennemis mêmes
de mon pouvoir seront obligés d'avoir mon portrait dans leur
escarcelle.
Il est bien certain que l'on
s'habitue peu à peu à regarder avec des yeux plus
doux les traits qui sont partout
imprimés sur le signe matériel de
nos jouissances. Du jour où mon effigie est sur la monnaie,
je suis roi.
MONTESQUIEU.
J'avoue
que cet aperçu est nouveau pour
moi ; mais passons. Vous n'avez pas oublié que les peuples
nouveaux ont la
faiblesse de se donner des
constitutions qui sont les garanties de leurs droits ? Avec votre
pouvoir issu
de la
force, avec les projets que vous me révélez,
vous allez peut-être vous trouver embarrassé en
présence d'une charte
fondamentale dont tous les
principes, toutes les règles, toutes les dispositions sont
contraires à vos maximes
de gouvernement.
MACHIAVEL.
Je
ferai une autre constitution, voilà
tout.
MONTESQUIEU.
Et vous
pensez que cela ne sera pas
autrement difficile ?
MACHIAVEL.
Où
serait la difficulté ? Il n'y a pas,
pour le moment, d'autre volonté, d'autre force que la mienne
et j'ai pour base d'action
l'élément populaire.
MONTESQUIEU.
C'est
vrai. J'ai pourtant un scrupule :
d'après ce que vous venez de me dire, j'imagine que votre
constitution ne sera
pas un monument de liberté. Vous
pensez qu'il suffira d'une seule crise de la force, d'une seule violence
heureuse
pour ravir à une nation tous ses
droits, toutes ses conquêtes, toutes ses institutions, tous
les principes avec
lesquels elle a pris l'habitude de
vivre ?
MACHIAVEL.
Permettez
! Je ne vais pas si vite. Je
vous disais, il y a peu d'instants, que les peuples étaient
comme les hommes, qu'ils
tenaient plus aux apparences qu'à
la réalité des choses ; c'est là, en
politique, une règle dont je suivrais
scrupuleusement
les indications ; veuillez
me rappeler les principes auxquels vous tenez le plus et vous verrez
que je
n'en suis pas aussi embarrassé que
vous paraissez le croire.
MONTESQUIEU.
Qu'allez-vous
en faire, ô Machiavel ?
MACHIAVEL.
Ne
craignez rien, nommez-les-moi.
MONTESQUIEU.
Je ne
m'y fie point, je vous l'avoue.
MACHIAVEL.
Eh
bien, je vous les rappellerai moi-même.
Vous ne manqueriez sans doute pas de me parler du principe de la
séparation
des pouvoirs, de la liberté de
la parole et de la presse, de la liberté religieuse, de la
liberté
individuelle, du
droit d'association, de l'égalité
devant la loi, de l'inviolabilité de la
propriété et du domicile, du droit de
pétition,
du libre consentement de
l'impôt, de la proportionnalité des peines, de la
non rétroactivité des lois ;
en
est-ce
assez et en souhaitez-vous encore ?
MONTESQUIEU.
Je
crois que c'est beaucoup plus qu'il
n'en faut, Machiavel, pour mettre votre gouvernement mal à
l'aise.
MACHIAVEL.
C'est
là ce qui vous trompe, et cela est
si vrai, que je ne vois nul inconvénient à
proclamer ces principes ; j'en ferai
même, si vous le voulez, le
préambule de ma constitution.
MONTESQUIEU.
Vous
m'avez déjà prouvé que vous
étiez un
grand magicien.
MACHIAVEL.
Il n'y
a point de magie là dedans, il n'y
a que du savoir-faire politique.
MONTESQUIEU.
Mais
comment, ayant inscrit ces principes
en tête de votre constitution, vous y prendrez-vous pour ne
pas les appliquer
?
MACHIAVEL.
Ah !
prenez garde, je vous ai dit que je
proclamerais ces principes, mais je ne vous ai pas dit que je les
inscrirais ni
même que je les désignerais
expressément.
MONTESQUIEU.
Comment
l'entendez-vous ?
MACHIAVEL.
Je
n'entrerais dans aucune récapitulation
; je me bornerais à déclarer au peuple que je
reconnais et que je confirme
les grands principes du droit
moderne.
MONTESQUIEU.
La
portée de cette réticence m'échappe.
MACHIAVEL.
Vous
allez reconnaître combien elle est
importante. Si j'énumérais
expressément ces droits, ma liberté d'action
serait
enchaînée vis-à-vis de ceux que
j'aurais déclarés ; c'est ce que je ne veux pas.
En ne les nommant point, je parais
les accorder tous et je n'en
accorde spécialement aucun ; cela me permettra plus tard
d'écarter, par voie d'exception,
ceux que je jugerai
dangereux.
MONTESQUIEU.
Je
comprends.
MACHIAVEL.
Parmi
ces principes, d'ailleurs, les uns
appartiennent au droit politique et constitutionnel proprement dit, les
autres
au droit civil. C'est là une
distinction qui doit toujours servir de règle dans
l'exercice du pouvoir
absolu.
C'est
à leurs droits civils que les
peuples tiennent le plus ; je n'y toucherai pas, si je puis, et, de
cette
manière, une partie
de mon programme au moins se
trouvera remplie.
MONTESQUIEU.
Et
quant aux droits politiques... ?
MACHIAVEL.
J'ai
écrit dans le traité du Prince la
maxime que voici, et qui n'a pas cessé d'être
vraie : « Les gouvernés seront
toujours
contents du prince, lorsqu'il ne
touchera ni à leurs biens, ni à leur honneur, et
dès lors il n'a plus à
combattre
que les prétentions d'un petit
nombre de mécontents, dont il vient facilement à
bout. » Ma réponse à
votre
question est là.
MONTESQUIEU.
On
pourrait, à la rigueur, ne pas la
trouver suffisante ; on pourrait vous répondre que les
droits politiques aussi sont
des biens ; qu'il importe aussi à
l'honneur des peuples de les maintenir, et qu'en y touchant vous portez
en réalité
atteinte à leurs biens comme à
leur honneur. On pourrait ajouter encore que le maintien des droits
civils est
lié au maintien des droits politiques
par une étroite solidarité. Qui garantira les
citoyens que si vous les
dépouillez
aujourd'hui de la liberté
politique, vous ne les dépouillerez pas demain de la
liberté individuelle ; que
si vous
attentez aujourd'hui à leur
liberté, vous n'attenterez pas demain à leur
fortune ?
MACHIAVEL.
Il est
certain que l'argument est présenté
avec beaucoup de vivacité, mais je crois que vous en
comprenez parfaitement
aussi l'exagération. Vous
semblez toujours croire que les peuples modernes sont
affamés de liberté.
Avez-vous
prévu le cas où ils n'en veulent
plus, et pouvez-vous demander aux princes d'avoir pour elle plus de
passion
que n'en ont les peuples ? Or,
dans vos sociétés si profondément
relâchées, où l'individu ne vit plus que
dans la
sphère de son égoïsme et de ses
intérêts matériels, interrogez le plus
grand nombre, et vous verrez si, de
tous
côtés, on ne vous répond pas : Que me
fait la politique ? que m'importe la liberté ? Est-ce que
tous les gouvernements
ne sont pas les mêmes ?
est-ce qu'un gouvernement ne doit pas se défendre ?
Remarquez-le
bien, d'ailleurs, ce n'est même
pas le peuple qui tiendra ce langage ; ce seront les bourgeois, les
industriels,
les gens instruits, les
riches, les lettrés, tous ceux qui sont en état
d'apprécier vos belles
doctrines de droit
public. Ils me béniront, ils
s'écrieront que je les ai sauvés, qu'ils sont en
état de minorité, qu'ils sont
incapables
de se conduire. Tenez, les
nations ont je ne sais quel secret amour pour les vigoureux
génies de la
force.
A tous les actes violents marqués
du talent de l'artifice, vous entendrez dire avec une admiration qui
surmontera
le blâme : Ce n'est pas bien,
soit, mais c'est habile, c'est bien joué, c'est fort !
MONTESQUIEU.
Vous
allez donc rentrer dans la partie
professionnelle de vos doctrines ?
MACHIAVEL.
Non
pas, nous en sommes à l'exécution.
J'aurais certainement fait quelques pas de plus si vous ne m'aviez
obligé à
une digression. Reprenons.
Neuvième
dialogue
MONTESQUIEU.
Vous en étiez
au lendemain d'une constitution faite par
vous sans l'assentiment de la nation.
MACHIAVEL.
Ici je vous
arrête ; je n'ai jamais prétendu froisser
à ce
point des idées reçues dont je connais l'empire.
MONTESQUIEU.
Vraiment !
MACHIAVEL.
Je parle très
sérieusement.
MONTESQUIEU.
Vous comptez donc
associer la nation au nouvel oeuvre
fondamental que vous préparez ?
MACHIAVEL.
Oui, sans doute. Cela vous
étonne ? Je ferai bien mieux :
je ferai d'abord ratifier par le vote populaire le coup de
force que j'ai accompli
contre l'État ; je dirai au peuple,
dans les termes qui conviendront : Tout marchait mal ;
j'ai tout
brisé, je vous ai sauvé, voulez-vous de moi ?
vous êtes libre de me condamner ou de m'absoudre par
votre vote.
MONTESQUIEU.
Libre sous le poids de
la terreur et de la force armée.
MACHIAVEL.
On m'acclamera.
MONTESQUIEU.
Je le crois.
MACHIAVEL.
Et le vote populaire,
dont j'ai fait l'instrument de mon
pouvoir, deviendra la base même de mon gouvernement.
J'établirai
un suffrage sans distinction de classe ni de
cens, avec lequel l'absolutisme sera organisé d'un seul
coup.
MONTESQUIEU.
Oui, car d'un seul coup
vous brisez en même temps l'unité
de la famille, vous dépréciez le suffrage, vous
annulez la
prépondérance des lumières et vous
faites du nombre une
puissance aveugle qui se dirige à votre gré.
MACHIAVEL.
Je réalise un
progrès auquel aspirent ardemment aujourd'hui
tous les peuples de l'Europe : J'organise le suffrage
universel comme
Washington aux États-Unis, et le premier
usage que j'en fais est de lui soumettre ma
constitution.
MONTESQUIEU.
Quoi ! vous allez la
faire discuter dans des assemblées
primaires ou secondaires ?
MACHIAVEL.
Oh ! laissons
là, je vous prie, vos idées du XVIIIe
siècle
; elles ne sont déjà plus du temps
présent.
MONTESQUIEU.
Eh bien, de quelle
manière alors ferez-vous délibérer sur
l'acceptation de votre constitution ? comment les
articles organiques en
seront-ils discutés ?
MACHIAVEL.
Mais je n'entends pas
qu'ils soient discutés du tout, je
croyais vous l'avoir dit.
MONTESQUIEU.
Je n'ai fait que vous
suivre sur le terrain des principes
qu'il vous a plu de choisir. Vous m'avez parlé des
États-Unis d'Amérique ; je ne
sais pas si vous êtes un nouveau
Washington, mais ce qu'il y a de certain, c'est que la
constitution actuelle
des États-Unis a été
discutée,
délibérée et votée par les
représentants de la nation.
MACHIAVEL.
De grâce, ne
confondons pas les temps, les lieux et les
peuples : nous sommes en Europe ; ma constitution est
présentée
en bloc, elle est acceptée en bloc.
MONTESQUIEU.
Mais en agissant ainsi
vous ne déguisez rien pour personne.
Comment, en votant dans ces conditions, le peuple
peut-il savoir ce qu'il
fait et jusqu'à quel point il
s'engage ?
MACHIAVEL.
Et où
avez-vous jamais vu qu'une constitution vraiment
digne de ce nom, vraiment durable, ait jamais été
le résultat
d'une délibération populaire ? Une constitution
doit sortir tout armée de la tête d'un seul homme
ou ce n'est qu'une oeuvre
condamnée au néant. Sans
homogénéité,
sans liaison dans ses parties, sans force pratique, elle
portera
nécessairement l'empreinte de toutes les faiblesses
de vues qui ont présidé à sa
rédaction.
Une constitution, encore une fois, ne
peut être que
l'oeuvre d'un seul ; jamais les choses ne se sont passées
autrement, j'en atteste
l'histoire de tous les fondateurs
d'empire, l'exemple des Sésostris, des Solon, des
Lycurgue, des
Charlemagne, des Frédéric II, des Pierre Ier.
MONTESQUIEU.
C'est un chapitre d'un
de vos disciples que vous allez me
développer là.
MACHIAVEL.
Et de qui donc ?
MONTESQUIEU.
De Joseph de Maistre. Il
y a là des considérations
générales qui ne sont pas sans
vérité, mais que je trouve sans
application. On dirait,
à vous entendre, que vous allez
tirer un peuple du chaos ou de la nuit profonde de ses
premières
origines. Vous ne paraissez pas vous souvenir
que, dans l'hypothèse où nous nous
plaçons, la nation a atteint
l'apogée de sa civilisation, que son droit public
est fondé, et qu'elle est en possession d'institutions
régulières.
MACHIAVEL.
Je ne dis pas non ;
aussi vous allez voir que je n'ai pas
besoin de détruire de fond en comble vos institutions pour
arriver à mon
but. Il me suffira d'en modifier l'économie
et d'en changer les combinaisons.
MONTESQUIEU.
Expliquez-vous.
MACHIAVEL.
Vous m'avez fait tout
à l'heure un cours de politique
constitutionnelle, je compte le mettre à profit. Je ne suis,
d'ailleurs, pas aussi
étranger qu'on le croit généralement
en Europe, à toutes ces idées de bascule
politique ; vous avez pu vous en
apercevoir par mes discours sur Tite-Live.
Mais revenons au fait. Vous remarquiez avec raison,
il y a un instant, que
dans les États parlementaires de
l'Europe les pouvoirs publics étaient distribués
à peu près partout de la
même manière entre un certain nombre de corps
politiques dont le jeu régulier constituait le
gouvernement.
Ainsi on retrouve
partout, sous des noms divers, mais avec
des attributions à peu près uniformes, une
organisation
ministérielle, un sénat, un corps
législatif,
un conseil d'État, une cour de cassation ; je dois vous
faire grâce de
tout développement inutile sur le mécanisme
respectif de ces pouvoirs, dont vous connaissez
mieux que moi le secret
; il est évident que chacun d'eux
répond à une fonction essentielle du gouvernement.
Vous remarquerez bien
que c'est la fonction que j'appelle
essentielle, ce n'est pas l'institution. Ainsi il faut qu'il y
ait un pouvoir
dirigeant, un pouvoir modérateur, un pouvoir
législatif, un pouvoir réglementaire, cela ne
fait pas de doute.
MONTESQUIEU.
Mais, si je vous
comprends bien, ces divers pouvoirs n'en
font qu'un à vos yeux et vous allez donner tout cela
à un seul homme en
supprimant les institutions.
MACHIAVEL.
Encore une fois, c'est
ce qui vous trompe. On ne pourrait
pas agir ainsi sans danger. On ne le pourrait pas chez
vous surtout, avec le
fanatisme qui y règne pour ce que
vous appelez les principes de 89 ; mais veuillez bien
m'écouter :
En statique le déplacement d'un point d'appui
fait changer la direction de la force, en mécanique le
déplacement
d'un ressort fait changer le mouvement. En apparence
pourtant c'est le même appareil, c'est le même
mécanisme. De
même encore en physiologie le tempérament
dépend de l'état des organes. Si les organes sont
modifiés, le
tempérament change. Eh bien, les diverses
institutions dont nous venons de parler fonctionnent dans
l'économie
gouvernementale comme de véritables organes dans
le corps humain. Je toucherai aux organes, les
organes resteront, mais
la complexion politique de l'État
sera changée. Concevez-vous ?
MONTESQUIEU.
Ce n'est pas difficile,
et il ne fallait point de
périphrases. Vous gardez les noms, vous ôtez les
choses. C'est ce qu'Auguste fit
à Rome quand il détruisit la
République. Il
y avait toujours un consulat, une préture, une censure,
un tribunat ; mais il
n'y avait plus ni consuls, ni préteurs,
ni censeurs, ni tribuns.
MACHIAVEL.
Avouez qu'on peut
choisir de plus mauvais modèles. Tout se
peut faire en politique, à la condition de flatter les
préjugés
publics et de garder du respect pour les
apparences.
MONTESQUIEU.
Ne rentrez pas dans les
généralités ; vous voilà
à
l'oeuvre, je vous suis.
MACHIAVEL.
N'oubliez pas
à quelles convictions personnelles chacun de
mes actes va prendre sa source. A mes yeux vos
gouvernements
parlementaires ne sont que des écoles de
dispute, que des foyers d'agitations stériles au milieu
desquels
s'épuise l'activité féconde des
nations que la
tribune et la presse condamnent à l'impuissance. En
conséquence
je n'ai pas de remords ; je pars d'un point de
vue élevé et mon but justifie mes actes.
A des
théories abstraites je substitue la raison pratique,
l'expérience des siècles, l'exemple des hommes de
génie qui ont fait de grandes
choses par les mêmes moyens ; je
commence par rendre au pouvoir ses conditions vitales.
Ma première
réforme s'appesantit immédiatement sur votre
prétendue responsabilité
ministérielle. Dans les pays
de centralisation, comme
le vôtre, par exemple, où
l'opinion, par un sentiment instinctif, rapporte tout au chef de
l'État, le
bien comme le mal, inscrire en tête d'une charte
que le souverain est irresponsable, c'est mentir au
sentiment public, c'est
établir une fiction qui s'évanouira
toujours au bruit des révolutions.
Je commence donc par
rayer de ma constitution le principe
de la responsabilité ministérielle ; le souverain
que j'institue
sera seul
responsable devant le peuple.
MONTESQUIEU.
A la bonne heure, il n'y
a pas là d'ambages.
MACHIAVEL.
Dans votre
système parlementaire, les représentants de la
nation ont, comme vous me l'expliquiez, l'initiative des
projets de loi seuls ou
concurremment avec le pouvoir
exécutif ; eh bien, c'est la source des plus graves abus, car
dans un pareil ordre de
choses, chaque député peut, à tout
propos, se substituer au gouvernement en présentant
les projets de lois les
moins étudiés, les moins
approfondis ; que dis-je ? avec l'initiative parlementaire, la
Chambre renversera,
quand elle voudra, le gouvernement. Je
raye l'initiative parlementaire. La proposition des
lois n'appartiendra
qu'au souverain.
MONTESQUIEU.
Je vois que vous entrez
par la meilleure voie dans la
carrière du pouvoir absolu ; car dans un État
où l'initiative des lois n'appartient
qu'au souverain, c'est à peu près le
souverain qui est le seul législateur ; mais avant que vous
n'alliez plus loin, je
désirerais vous faire une objection.
Vous voulez vous affermir sur le roc, et je vous trouve
assis sur le sable.
MACHIAVEL.
Comment ?
MONTESQUIEU.
N'avez-vous pas pris le
suffrage populaire pour base de
votre pouvoir ?
MACHIAVEL.
Sans doute.
MONTESQUIEU.
Eh bien, vous
n'êtes qu'un mandataire révocable au
gré du
peuple, en qui seul réside la véritable
souveraineté.
Vous avez cru pouvoir
faire servir ce principe au maintien
de votre autorité, vous ne vous apercevez donc pas
qu'on vous renversera
quand on voudra ? D'autre part, vous
vous êtes déclaré seul responsable ;
vous comptez donc être un
ange ? Mais soyez-le si vous voulez, on ne
s'en prendra pas moins à vous de tout le mal qui pourra
arriver, et vous
périrez à la première crise.
MACHIAVEL.
Vous anticipez :
l'objection vient trop tôt, mais j'y
réponds de suite, puisque vous m'y forcez. Vous vous trompez
étrangement
si vous croyez que je n'ai pas prévu
l'argument. Si mon pouvoir était troublé, ce ne
pourrait être que par des factions. Je
suis gardé contre elles par deux
droits essentiels que j'ai mis dans ma constitution.
MONTESQUIEU.
Quels sont donc ces
droits ?
MACHIAVEL.
L'appel au peuple, le
droit de mettre le pays en état de
siége ; je suis chef d'armée, j'ai toute la force
publique entre les mains ;
à la première insurrection contre mon
pouvoir, les baïonnettes me feraient raison de la
résistance et
je retrouverais dans l'urne populaire une
nouvelle consécration de mon autorité.
MONTESQUIEU.
Vous avez des arguments
sans réplique ; mais revenons, je
vous prie, au Corps législatif que vous avez
installé ; sur ce point, je ne vous
vois pas hors d'embarras ; vous
avez privé cette assemblée de l'initiative
parlementaire, mais il lui reste le
droit de voter les lois que vous
présenterez à son adoption. Vous ne comptez sans
doute pas le lui laisser exercer ?
MACHIAVEL.
Vous êtes plus
ombrageux que moi, car je vous avoue que je
ne vois à cela aucun inconvénient. Nul autre que
moi-même ne
pouvant présenter la loi, je n'ai pas à
craindre qu'il s'en fasse aucune contre mon pouvoir. J'ai la
clef du tabernacle.
Ainsi que je vous l'ai dit d'ailleurs,
il entre dans mes plans de laisser subsister en apparence
les institutions.
Seulement je dois vous déclarer que je
n'entends pas laisser à la Chambre ce que vous appelez le
droit d'amendement. Il
est évident qu'avec l'exercice d'une
telle faculté, il n'est pas de loi qui ne pourrait
être déviée
de son but primitif et dont l'économie ne fût
susceptible d'être changée. La loi est
acceptée ou rejetée, il
n'y a pas d'autre
alternative.
MONTESQUIEU.
Mais il n'en faudrait
pas davantage pour vous renverser :
il suffirait pour cela que l'assemblée législative
repoussât
systématiquement tous vos projets de loi ou
seulement qu'elle refusât de voter l'impôt.
MACHIAVEL.
Vous savez parfaitement
que les choses ne peuvent se passer
ainsi. Une chambre, quelle qu'elle soit, qui
entraverait par un tel
acte de témérité le mouvement des
affaires publiques se suiciderait elle-même. J'aurais
mille moyens d'ailleurs
de neutraliser le pouvoir d'une
telle assemblée. Je réduirais de
moitié le nombre des représentants
et j'aurais, par suite, moitié moins de
passions politiques à combattre. Je me
réserverais la
nomination des
présidents et des vice-présidents qui
dirigent les délibérations. Au lieu de sessions
permanentes, je réduirais
à quelques mois la tenue de l'assemblée. Je
ferais surtout une chose qui est d'une très grande
importance, et dont la
pratique commence déjà à
s'introduire, m'a-t-on dit : j'abolirais la gratuité du
mandat législatif ;
je voudrais que les députés reçussent
un
émolument, que leurs fonctions fussent, en quelque sorte,
salariées. Je
regarde cette innovation comme le moyen le
plus sûr de rattacher au pouvoir les représentants
de la nation ; je n'ai pas
besoin de vous développer cela,
l'efficacité du moyen se comprend assez. J'ajoute que, comme
chef du pouvoir
exécutif, j'ai le droit de convoquer, de
dissoudre le Corps législatif, et qu'en cas de dissolution,
je me
réserverais les plus longs délais pour convoquer
une
nouvelle représentation. Je comprends parfaitement que
l'assemblée
législative ne pourrait, sans danger, rester
indépendante de mon pouvoir, mais rassurez-vous : nous
rencontrerons
bientôt d'autres moyens pratiques de l'y
rattacher. Ces détails constitutionnels vous suffisent-ils ?
en voulez-vous davantage
?
MONTESQUIEU.
Cela n'est nullement
nécessaire et vous pouvez passer
maintenant à l'organisation du Sénat.
MACHIAVEL.
Je vois que vous avez
très bien compris que c'était là la
partie capitale de mon oeuvre, la clef de voûte de ma
constitution.
MONTESQUIEU.
Je ne sais vraiment ce
que vous pouvez faire encore, car,
dès à présent, je vous regarde comme
complètement maître de
l'État.
MACHIAVEL.
Cela vous
plaît à dire ; mais, en
réalité, la souveraineté
ne pourrait s'établir sur des bases aussi superficielles. A
côté
du souverain, il faut des corps imposants par l'éclat
des titres, des dignités et par l'illustration personnelle de
ceux qui le composent.
Il n'est pas bon que la personne du
souverain soit constamment en jeu, que sa main
s'aperçoive
toujours ; il faut que son action puisse au
besoin se couvrir sous l'autorité des grandes magistratures
qui environnent le
trône.
MONTESQUIEU.
Il est aisé
de voir que c'est à ce rôle que vous destinez
le Sénat et le Conseil d'État.
MACHIAVEL.
On ne peut rien vous
cacher.
MONTESQUIEU.
Vous parlez du
trône : je vois que vous êtes roi et nous
étions tout à l'heure en république.
La transition n'est guère
ménagée.
MACHIAVEL.
L'illustre publiciste
français ne peut pas me demander de
m'arrêter à de semblables détails
d'exécution : du moment que j'ai la
toute-puissance en main, l'heure où je
me ferai proclamer roi n'est plus qu'une affaire
d'opportunité.
Je le serai avant ou après avoir promulgué
ma constitution, peu importe.
MONTESQUIEU.
C'est vrai. Revenons
à l'organisation du Sénat.
Dixième
dialogue
MACHIAVEL.
Dans les hautes
études que vous avez dû faire pour la
composition de votre mémorable ouvrage sur les Causes de
la grandeur et de la
décadence des Romains, il n'est pas
que vous n'ayez remarqué le rôle que jouait le
Sénat auprès des
Empereurs à partir du règne d'Auguste.
MONTESQUIEU.
C'est là, si
vous me permettez de vous le dire, un point
que les recherches historiques ne me paraissent pas avoir
encore
complètement éclairci. Ce qu'il y a de certain,
c'est que jusqu'aux derniers temps de la République, le
Sénat Romain
avait été une institution autonome, investie
d'immenses privilèges, ayant des pouvoirs propres ; ce
fut là le
secret de sa puissance, de la profondeur de ses
traditions politiques et de la grandeur qu'il imprima à la
République. A
partir d'Auguste, le Sénat n'est plus qu'un
instrument dans la main des empereurs, mais on ne voit
pas bien par quelle
succession d'actes ils parvinrent à le
dépouiller de sa puissance.
MACHIAVEL.
Ce n'est pas
précisément pour élucider ce point
d'histoire
que je vous prie de vous reporter à cette période
de l'Empire.
Cette
question, pour le moment, ne me préoccupe
pas ; tout ce que je voulais vous dire, c'est que le
Sénat que je
conçois devrait remplir, à
côté du prince, un
rôle politique analogue à celui du
Sénat Romain dans les temps qui ont suivi
la chute de la République.
MONTESQUIEU.
Eh bien, mais
à cette époque la loi n'était plus
votée dans
les comices populaires, elle se faisait à coups de
sénatus-consultes
; est-ce cela que vous voulez ?
MACHIAVEL.
Non pas : cela ne serait
point conforme aux principes
modernes du droit constitutionnel.
MONTESQUIEU.
Quels remerciements ne
vous doit-on pas pour un semblable
scrupule !
MACHIAVEL.
Je n'ai d'ailleurs pas
besoin de cela pour édicter ce qui
me paraît nécessaire. Nulle disposition
législative, vous le savez, ne peut
émaner que de ma proposition, et je fais
d'ailleurs des décrets qui ont force de lois.
MONTESQUIEU.
Il est vrai, vous aviez
oublié ce point, qui n'est
cependant pas mince ; mais alors je ne vois pas à quelles
fins vous réservez le
Sénat.
MACHIAVEL.
Placé dans
les plus hautes sphères constitutionnelles, son
intervention directe ne doit apparaître que dans des
circonstances
solennelles ; s'il était nécessaire, par
exemple, de toucher au pacte fondamental, ou que la
souveraineté
fût mise en péril.
MONTESQUIEU.
Ce langage est encore très
divinatoire. Vous aimez à
préparer vos effets.
MACHIAVEL.
L'idée fixe
de vos modernes constituants a été,
jusqu'à
présent, de vouloir tout prévoir, tout
régler dans les chartes qu'ils donnent
aux peuples. Je ne tomberais pas
dans une telle faute ; je ne voudrais pas m'enfermer dans
un cercle
infranchissable ; je ne fixerais que ce qu'il est
impossible de laisser incertain ; je laisserais aux
changements une assez
large voie pour qu'il y ait, dans les
grandes crises, d'autres moyens de salut que
l'expédient
désastreux des révolutions.
MONTESQUIEU.
Vous parlez en sage.
MACHIAVEL.
Et en ce qui concerne le
Sénat, j'inscrirais dans ma
constitution : « Que le Sénat règle,
par un sénatus-consulte,
tout ce qui n'a pas
été prévu par la constitution et qui
est nécessaire à sa marche ; qu'il fixe le sens
des articles de la constitution qui
donneraient lieu à différentes
interprétations ; qu'il maintient ou annule tous les actes
qui lui sont
déférés comme inconstitutionnels par
le gouvernement
ou dénoncés par les pétitions des
citoyens ; qu'il peut poser les bases de
projets de lois d'un grand intérêt
national ; qu'il peut proposer des modifications à la
constitution et qu'il y
sera statué par un
sénatus-consulte. »
MONTESQUIEU.
Tout cela est fort beau
et c'est véritablement là un Sénat
Romain. Je fais seulement quelques remarques sur votre
constitution : elle sera
donc rédigée dans des termes bien
vagues et bien ambigus pour que vous jugiez à l'avance
que les articles qu'elle
renferme pourront être susceptibles
de différentes interprétations.
MACHIAVEL.
Non, mais il faut tout
prévoir.
MONTESQUIEU.
Je croyais que, au
contraire, votre principe, en pareille
matière, était d'éviter de tout
prévoir et de tout régler.
MACHIAVEL.
L'illustre
président n'a pas hanté sans profit le palais de
Thémis, ni porté inutilement le bonnet
à mortier. Mes paroles n'ont pas eu
d'autre portée que celle-ci : Il faut
prévoir ce qui est essentiel.
MONTESQUIEU.
Dites-moi, je vous prie
: votre Sénat, interprète et
gardien du pacte fondamental, a-t-il donc un pouvoir propre ?
MACHIAVEL.
Indubitablement non.
MONTESQUIEU.
Tout ce que fera le
Sénat, ce sera donc vous qui le ferez ?
MACHIAVEL.
Je ne vous dis pas le
contraire.
MONTESQUIEU.
Ce qu'il
interprétera, ce sera donc vous qui
l'interpréterez
; ce qu'il modifiera, ce sera vous qui le modifierez ; ce
qu'il annulera, ce sera
vous qui l'annulerez ?
MACHIAVEL.
Je ne
prétends pas m'en défendre.
MONTESQUIEU.
C'est donc à
dire que vous vous réservez le droit de
défaire ce que vous avez fait, d'ôter ce que vous
avez donné, de changer votre
constitution, soit en bien, soit en mal,
ou même de la faire disparaître
complètement si vous le jugez
nécessaire. Je ne préjuge rien de vos intentions
ni
des mobiles qui pourraient vous faire agir dans telles ou
telles circonstances
données ; je vous demande seulement où
se trouverait la plus faible garantie pour les
citoyens au milieu d'un
si vaste arbitraire, et comment
surtout ils pourraient jamais se résoudre à le
subir ?
MACHIAVEL.
Je m'aperçois
que la sensibilité philosophique vous
revient. Rassurez-vous, je n'apporterais aucune modification
aux bases fondamentales
de ma Constitution sans soumettre
ces modifications à l'acceptation du peuple par la
voie du suffrage
universel.
MONTESQUIEU.
Mais ce serait encore
vous qui seriez juge de la question
de savoir si la modification que vous projetez porte en
elle le
caractère fondamental qui doit la soumettre à la
sanction du peuple. Je veux admettre toutefois que vous
ne ferez pas par un
décret ou par un sénatus-consulte ce
qui doit être fait par un plébiscite.
Livrerez-vous à la discussion vos
amendements constitutionnels ? les
ferez-vous délibérer dans des comices populaires ?
MACHIAVEL.
Incontestablement non ;
si jamais le débat sur des articles
constitutionnels se trouvait engagé devant des
assemblées
populaires, rien ne pourrait empêcher le peuple
de se saisir de l'examen du tout en vertu de son droit
d'évocation,
et le lendemain ce serait la Révolution dans
la rue.
MONTESQUIEU.
Vous êtes
logique du moins : alors les amendements
constitutionnels sont présentés en bloc,
acceptés en bloc ?
MACHIAVEL.
Pas autrement, en effet.
MONTESQUIEU.
Eh bien, je crois que
nous pouvons passer à l'organisation
du Conseil d'État.
MACHIAVEL.
Vous dirigez vraiment
les débats avec la précision
consommée d'un Président de cour souveraine. J'ai
oublié de vous dire que
j'appointerais le Sénat comme j'ai appointé
le Corps législatif.
MONTESQUIEU.
C'est entendu.
MACHIAVEL.
Je n'ai pas besoin
d'ajouter d'ailleurs que je me
réserverais également la nomination des
Présidents et des Vice-Présidents de cette haute
assemblée. En ce qui touche le
Conseil d'État, je serai plus bref. Vos institutions
modernes sont des
instruments de centralisation si
puissants, qu'il est presque impossible de s'en servir sans
exercer
l'autorité souveraine.
Qu'est-ce, en effet,
d'après vos propres principes, que le
Conseil d'État ? C'est un simulacre de corps politique
destiné
à faire passer entre les mains du Prince un pouvoir
considérable, le pouvoir règlementaire qui est une
sorte de pouvoir
discrétionnaire, qui peut servir, quand on
veut, à faire de véritables lois.
Le Conseil
d'État est de plus investi chez vous, m'a-t-on
dit, d'une attribution spéciale peut-être plus
exorbitante encore. En
matière contentieuse, il peut, m'assure-t-on,
revendiquer par droit d'évocation, ressaisir de sa propre
autorité,
devant les tribunaux ordinaires, la connaissance
de tous les litiges qui lui paraissent avoir un caractère
administratif. Ainsi, et
pour caractériser en un mot ce
qu'il y a de tout à fait exceptionnel dans cette
dernière attribution, les
tribunaux doivent refuser de juger quand
ils se trouvent en présence d'un acte de
l'autorité administrative, et
l'autorité administrative peut, dans le
même cas, dessaisir les tribunaux pour s'en
référer à la
décision du
Conseil d'État.
Or, encore une fois,
qu'est-ce que le Conseil d'État ?
A-t-il un pouvoir propre ? est-il indépendant du souverain ?
Pas du tout. Ce n'est
qu'un Comité de Rédaction. Quand le
Conseil d'État fait un règlement, c'est le
souverain qui le fait ; quand il rend
un jugement, c'est le souverain qui
le rend, ou, comme vous dites aujourd'hui, c'est
l'administration,
l'administration juge et partie dans sa propre
cause. Connaissez-vous quelque chose de plus fort
que cela et croyez-vous
qu'il y ait beaucoup à faire pour
fonder le pouvoir absolu dans des États où l'on
trouve tout
organisées de pareilles institutions ?
MONTESQUIEU.
Votre critique tombe
assez juste, j'en conviens ; mais,
comme le Conseil d'État est une institution excellente en
soi, rien n'est plus
facile que de lui donner
l'indépendance nécessaire en l'isolant, dans un
certaine mesure, du pouvoir. Ce n'est pas ce
que vous ferez sans doute.
MACHIAVEL.
En effet, je maintiendrai le type de
l'unité dans
l'institution là où je le trouverai, je le
ramènerai là où il n'est pas,
en resserrant les liens
d'une solidarité que je regarde
comme indispensable. Nous ne sommes pas
restés en chemin, vous le voyez, car
voilà ma constitution faite.
MONTESQUIEU.
Déjà
?
MACHIAVEL.
Un petit nombre de
combinaisons savamment ordonnées suffit
pour changer complètement la marche des
pouvoirs. Cette partie
de mon programme est remplie.
MONTESQUIEU.
Je croyais que vous
aviez encore à me parler de la cour de
cassation.
MACHIAVEL.
Ce que j'ai à
vous en dire trouvera mieux sa place
ailleurs.
MONTESQUIEU.
Il est vrai que si nous
évaluons la somme des pouvoirs qui
sont entre vos mains, vous devez commencer à être
satisfait.
Récapitulons :
Vous faites la loi :
1° sous la forme de propositions au
Corps législatif ; vous la faites, 2°, sous forme de
décrets ; 3° sous forme de
sénatus-consultes ; 4° sous forme de
règlements généraux ; 5° sous
forme d'arrêtés au Conseil
d'État ;
6° sous forme de règlements ministériels
; 7°
enfin sous forme de coups d'État.
MACHIAVEL.
Vous ne paraissez pas
soupçonner que ce qui me reste à
accomplir est précisément le plus difficile.
MONTESQUIEU.
En effet, je ne m'en
doutais pas.
MACHIAVEL.
Vous n'avez pas assez
remarqué alors que ma constitution
était muette sur une foule de droits acquis qui seraient
incompatibles avec le
nouvel ordre de choses que je viens
d'établir. Il en est ainsi, par exemple, de la
liberté de la presse, du droit
d'association, de l'indépendance de la
magistrature, du droit de suffrage, de l'élection, par les
communes, de leurs
officiers municipaux, de l'institution
des gardes civiques et de beaucoup d'autres choses
encore qui devront
disparaître ou être profondément
modifiées.
MONTESQUIEU.
Mais n'avez-vous pas
reconnu implicitement tous ces droits,
puisque vous avez reconnu solennellement les
principes dont ils ne
sont que l'application ?
MACHIAVEL.
Je vous l'ai dit, je
n'ai reconnu aucun principe ni aucun
droit en particulier ; au surplus, les mesures que je vais
prendre ne sont que des
exceptions à la règle.
MONTESQUIEU.
Et des exceptions qui la
confirment, c'est juste.
MACHIAVEL.
Mais, pour cela, je dois
bien choisir mon moment, car une
erreur d'opportunité peut tout perdre. J'ai écrit
dans le traité du
Prince une maxime qui doit servir de règle de
conduite en pareil cas : « Il faut que l'usurpateur d'un
État y commette une seule
fois toutes les rigueurs que sa sûreté
nécessite pour n'avoir plus à y revenir ; car
plus tard il ne pourra plus varier
avec ses sujets ni en bien ni en mal
; si c'est en mal que vous avez à agir, vous
n'êtes plus à temps, du moment
où la fortune vous est contraire ; si
c'est en bien, vos sujets ne vous sauront aucun gré d'un
changement qu'ils
jugeront être forcé. »
Au lendemain
même de la promulgation de ma constitution, je
rendrai une succession de décrets ayant force de
loi, qui supprimeront
d'un seul coup les libertés et les
droits dont l'exercice serait dangereux.
MONTESQUIEU.
Le moment est bien
choisi en effet. Le pays est encore sous
la terreur de votre coup d'État. Pour votre
constitution on ne vous
a rien refusé, puisque vous pouviez
tout prendre ; pour vos décrets on n'a rien à vous
permettre, puisque vous
ne demandez rien et que vous prenez
tout.
MACHIAVEL.
Vous avez le mot vif.
MONTESQUIEU.
Un peu moins cependant
que vous n'avez l'action,
convenez-en. Malgré votre vigueur de main et votre coup
d'oeil, je vous avoue
que j'ai peine à croire que le pays
ne se soulèvera pas en présence de ce second coup
d'État tenu en
réserve derrière la coulisse.
MACHIAVEL.
Le pays fermera
volontairement les yeux ; car, dans
l'hypothèse où je me suis placé, il
est las d'agitations, il aspire au repos comme le
sable du désert après l'ondée qui
suit la tempête.
MONTESQUIEU.
Vous faites avec cela de
belles figures de rhétorique ;
c'est trop.
MACHIAVEL.
Je m'empresse d'ailleurs
de vous dire que les libertés que je
supprime, je promettrai solennellement de les rendre
après
l'apaisement des partis.
MONTESQUIEU.
Je crois qu'on attendra
toujours.
MACHIAVEL.
C'est possible.
MONTESQUIEU.
C'est certain, car vos
maximes permettent au prince de ne
pas tenir sa parole quand il y trouve son intérêt.
MACHIAVEL.
Ne vous hâtez
pas de prononcer ; vous verrez l'usage que je
saurai faire de cette promesse ; je me charge bientôt
de passer pour l'homme
le plus libéral de mon royaume.
MONTESQUIEU.
Voilà un
étonnement auquel je ne suis pas
préparé ; en
attendant, vous supprimez directement toutes les libertés.
MACHIAVEL.
Directement n'est pas le
mot d'un homme d'État ; je ne
supprime rien directement ; c'est ici que la peau du renard
doit se coudre
à la peau du lion. A quoi servirait la
politique, si l'on ne pouvait gagner par des voies obliques le
but qui ne peut
s'atteindre par la ligne droite ? Les bases
de mon établissement sont posées, les forces sont
prêtes, il n'y a plus
qu'à les mettre en mouvement. Je le ferai
avec tous les ménagements que comportent les nouvelles
moeurs
constitutionnelles. C'est ici que doivent se placer
naturellement les artifices de gouvernement et de
législation
que la prudence recommande au prince.
MONTESQUIEU.
Je vois que nous entrons
dans une nouvelle phase ; je me
dispose à vous écouter.
Onzième dialogue
MACHIAVEL.
Vous remarquez avec
beaucoup de raison, dans l'Esprit des
lois, que le mot de liberté est un mot auquel on
attache des sens fort
divers. On lit, dit-on, dans votre
ouvrage, la proposition que voici :
« La
liberté est le droit de faire ce que les lois
permettent [8]. »
Je m'accommode très bien de
cette définition que je trouve
juste, et je puis vous assurer que mes lois ne
permettront que ce qu'il
faudra. Vous allez voir quel en
est l'esprit. Par quoi vous plaît-il que nous
commencions ?
[8] Esp. des lois, p.
123, livre XI, chap. III.
MONTESQUIEU.
Je ne serais pas
fâché de voir d'abord comment vous vous
mettrez en défense vis-à-vis de la presse.
MACHIAVEL.
Vous mettez le doigt, en
effet, sur la partie la plus
délicate de ma tâche. Le système que je
conçois à cet égard est
aussi vaste que
multiplié dans ses applications.
Heureusement, ici, j'ai mes coudées franches ; je puis
tailler et trancher en pleine
sécurité et presque sans soulever aucune
récrimination.
MONTESQUIEU.
Pourquoi donc, s'il vous
plaît ?
MACHIAVEL.
Parce que, dans la
plupart des pays parlementaires, la
presse a le talent de se rendre haïssable, parce qu'elle n'est
jamais au service que de
passions violentes, égoïstes,
exclusives ; parce qu'elle dénigre de parti pris, parce
qu'elle est vénale,
parce qu'elle est injuste, parce qu'elle est
sans générosité et sans patriotisme ;
enfin et surtout, parce que vous ne ferez jamais
comprendre à la grande masse d'un
pays à quoi elle peut servir.
MONTESQUIEU.
Oh ! si vous cherchez
des griefs contre la presse, il vous
sera facile d'en accumuler. Si vous demandez à quoi elle
peut servir, c'est autre
chose. Elle empêche tout
simplement l'arbitraire dans l'exercice du pouvoir ; elle force
à gouverner
constitutionnellement ; elle contraint ; à
l'honnêteté, à la pudeur, au respect
d'eux-mêmes et d'autrui les
dépositaires de l'autorité publique. Enfin, pour
tout
dire en un mot, elle donne à quiconque est
opprimé le moyen de se plaindre et
d'être entendu. On peut pardonner
beaucoup à une institution qui, à travers tant
d'abus,
rend
nécessairement tant de services.
MACHIAVEL.
Oui, je connais ce
plaidoyer, mais faites-le comprendre, si
vous le pouvez, au plus grand nombre ; comptez ceux
qui
s'intéresseront au sort de la presse, et vous verrez.
MONTESQUIEU.
C'est pour cela qu'il
vaut mieux que vous passiez de suite
aux moyens pratiques de la museler ; je crois que c'est
le mot.
MACHIAVEL.
C'est le mot, en effet ;
au surplus, ce n'est pas seulement
le journalisme que j'entends refréner.
MONTESQUIEU.
C'est l'imprimerie
elle-même.
MACHIAVEL.
Vous commencez
à user de l'ironie.
MONTESQUIEU.
Dans un moment vous
allez me l'ôter puisque sous toutes les
formes vous allez enchaîner la presse.
MACHIAVEL.
On ne trouve point
d'armes contre un enjouement dont le
trait est si spirituel ; mais vous comprendrez à
merveille que ce ne
serait pas la peine d'échapper aux
attaques du journalisme s'il fallait rester en butte à celles
du livre.
MONTESQUIEU.
Eh bien,
commençons par le journalisme.
MACHIAVEL.
Si je m'avisais de supprimer purement
et simplement les
journaux, je heurterais très imprudemment la
susceptibilité
publique, qu'il est toujours dangereux de
braver ouvertement ; je vais procéder par une
série de dispositions qui
paraîtront de simples mesures de
prévoyance et de police.
Je
décrète qu'à l'avenir aucun journal ne
pourra se fonder
qu'avec l'autorisation du gouvernement ; voilà
déjà le mal
arrêté dans son développement ; car
vous vous imaginez
sans peine que les journaux qui seront autorisés à
l'avenir ne pourront
être que des organes dévoués au
gouvernement.
MONTESQUIEU.
Mais, puisque vous
entrez dans tous ces détails, permettez
: l'esprit d'un journal change avec le personnel de sa
rédaction ;
comment pourrez-vous écarter une rédaction
hostile à votre pouvoir ?
MACHIAVEL.
L'objection est bien
faible, car, en fin de compte, je
n'autoriserai, si je le veux, la publication d'aucune feuille
nouvelle ; mais j'ai
d'autres plans, comme vous le verrez.
Vous me demandez comment je neutraliserai une
rédaction
hostile ? De la façon la plus simple, en
vérité ;
j'ajouterai que l'autorisation du gouvernement est
nécessaire
à raison de tous changements opérés
dans le
personnel des rédacteurs en chef ou gérants du
journal.
MONTESQUIEU.
Mais les anciens
journaux, restés ennemis de votre
gouvernement et dont la rédaction n'aura pas
changé, parleront.
MACHIAVEL.
Oh ! attendez :
j'atteins tous les journaux présents ou
futurs par des mesures fiscales qui enrayeront comme il
convient les entreprises
de publicité ; je soumettrai les
feuilles politiques à ce que vous appelez aujourd'hui le
timbre et le
cautionnement. L'industrie de la presse sera
bientôt si peu lucrative, grâce à
l'élévation de ces impôts,
que l'on ne s'y livrera
qu'à bon escient.
MONTESQUIEU.
Le remède est
insuffisant, car les partis politiques ne
regardent pas à l'argent.
MACHIAVEL.
Soyez tranquille, j'ai
de quoi leur fermer la bouche, car
voici venir les mesures répressives. Il y a des
États en Europe où
l'on a déféré au jury la connaissance
des délits
de presse. Je ne connais pas de mesure plus déplorable
que celle-là,
car c'est agiter l'opinion à propos de la
moindre billevesée de journaliste. Les délits de
presse ont un caractère
tellement élastique, l'écrivain peut
déguiser ses
attaques sous des formes si variées et si subtiles, qu'il
n'est même pas
possible de déférer aux tribunaux la
connaissance de ces délits. Les tribunaux resteront toujours
armés, cela
va sans dire, mais l'arme répressive de tous
les jours doit être aux mains de l'administration.
MONTESQUIEU.
Il y aura donc des
délits qui ne seront pas justiciables
des tribunaux, ou plutôt vous frapperez donc de deux
mains : de la main de la
justice et de celle de
l'administration ?
MACHIAVEL.
Le grand mal !
Voilà bien de la sollicitude pour quelques
mauvais et méchants journalistes qui font état de
tout attaquer,
de tout
dénigrer ; qui se comportent avec les gouvernements
comme ces bandits que les voyageurs
rencontrent l'escopette
au poing sur leur route. Ils se
mettent constamment hors la loi ; quand bien même on les y
mettrait un peu !
MONTESQUIEU.
C'est donc sur eux seuls
que vont tomber vos rigueurs ?
MACHIAVEL.
Je ne puis pas m'engager
à cela, car ces gens-là sont comme
les têtes de l'hydre de Lerne ; quand on en coupe
dix, il en repousse
cinquante. C'est principalement aux
journaux, en tant qu'entreprises de publicité, que je m'en
prendrais. Je leur
tiendrais simplement le langage que
voici : J'ai pu vous supprimer tous, je ne l'ai pas fait ; je le
puis encore, je vous
laisse vivre, mais il va de soi que
c'est à une condition, c'est que vous ne viendrez pas
embarrasser ma marche et
déconsidérer mon pouvoir. Je ne
veux pas avoir tous les jours à vous faire des
procès, ni avoir sans cesse
à commenter la loi pour réprimer vos
infractions ; je ne puis pas davantage avoir une armée
de censeurs
chargés d'examiner la veille ce que vous
éditerez le lendemain. Vous avez des plumes,
écrivez ; mais retenez bien ceci ; je
me réserve, pour moi-même et pour
mes agents, le droit de juger quand je serai attaqué.
Point de
subtilités. Quand vous m'attaquerez, je le
sentirai bien et vous le sentirez bien vous-mêmes ; dans ce
cas-là, je me ferai justice
de mes propres mains, non pas
de suite, car je veux y mettre des ménagements ; je vous
avertirai une fois, deux
fois ; à la troisième fois je vous
supprimerai.
MONTESQUIEU.
Je vois avec
étonnement que ce n'est pas
précisément le
journaliste qui est frappé dans ce système, c'est
le journal,
dont la ruine
entraîne celle des intérêts qui se
sont groupés autour de lui.
MACHIAVEL.
Qu'ils aillent se
grouper ailleurs ; on ne fait pas de
commerce sur ces choses-là. Mon administration frapperait
donc, ainsi que je viens
de vous le dire, sans préjudice
bien entendu des condamnations prononcées par les
tribunaux. Deux
condamnations dans l'année entraîneraient
de plein droit la suppression du journal. Je ne m'en
tiendrais pas
là, je dirais encore aux journaux, dans un
décret ou dans une loi s'entend : Réduits
à la plus étroite
circonspection en ce qui
vous concerne, n'espérez pas
agiter l'opinion par des commentaires sur les débats de
mes chambres ; je vous
en défends le compte rendu, je vous
défends même le compte rendu des débats
judiciaires en
matière de presse. Ne comptez pas davantage
impressionner l'esprit public par de prétendues
nouvelles venues du
dehors ; je punirais les fausses nouvelles
de peines corporelles, qu'elles soient publiées de
bonne ou de mauvaise foi.
MONTESQUIEU.
Cela me paraît
un peu dur, car enfin les journaux ne
pouvant plus, sans les plus grands périls, se livrer
à des appréciations
politiques, ne vivront plus guère que par des
nouvelles. Or, quand un journal publie une nouvelle,
il me paraît
bien difficile de lui en imposer la véracité,
car, le plus souvent, il n'en pourra répondre d'une
manière certaine, et quand il
sera moralement sûr de la vérité, la
preuve matérielle lui manquera.
MACHIAVEL.
On y regardera
à deux fois avant de troubler l'opinion,
c'est ce qu'il faut.
MONTESQUIEU.
Mais je vois autre
chose. Si l'on ne peut plus vous
combattre par les journaux du dedans, on vous combattra par
les journaux du dehors.
Tous les mécontentements, toutes
les haines écriront aux portes de votre Royaume ; on
jettera par-dessus la
frontière des journaux et des écrits
enflammés.
MACHIAVEL.
Oh ! vous touchez ici
à un point que je compte réglementer
de la manière la plus rigoureuse, parce que la presse
du dehors est en effet
très dangereuse. D'abord toute
introduction ou circulation dans le Royaume, de journaux
ou d'écrits
non autorisés, sera punie d'un emprisonnement,
et la peine sera suffisamment sévère pour en
ôter l'envie. Ensuite ceux de
mes sujets convaincus d'avoir
écrit, à l'étranger, contre le
gouvernement, seront, à leur
retour dans le royaume,
recherchés et punis. C'est une
indignité véritable que d'écrire,
à l'étranger, contre son
gouvernement.
MONTESQUIEU.
Cela dépend.
Mais la presse étrangère des États
frontières
parlera.
MACHIAVEL.
Vous croyez ? Nous
supposons que je règne dans un grand
royaume. Les petits États qui borderont ma
frontière seront bien tremblants,
je vous le jure. Je leur ferai
rendre des lois qui poursuivront leurs propres nationaux, en
cas d'attaque contre mon
gouvernement, par la voie de la
presse ou autrement.
MONTESQUIEU.
Je vois que j'ai eu
raison de dire, dans l'Esprit des lois,
que les frontières d'un despote devaient être
ravagées.
Il faut
que la civilisation
n'y pénètre pas. Vos sujets, j'en
suis sûr, ne connaîtront pas leur histoire. Selon
le mot de Benjamin Constant, vous
ferez du Royaume une île où l'on
ignorera ce qui se passe en Europe, et de la capitale
une autre île
où l'on ignorera ce qui se passe dans les
provinces.
MACHIAVEL.
Je ne veux pas que mon
royaume puisse être agité par les
bruits venus du dehors. Comment les nouvelles
extérieures
arrivent-elles ? Par un petit nombre d'agences
qui centralisent les renseignements qui leur sont
transmis des quatre
parties du monde. Eh bien, on doit
pouvoir soudoyer ces agences, et dès lors elles ne
donneront de nouvelles
que sous le contrôle du
gouvernement.
MONTESQUIEU.
Voilà qui est
bien ; vous pouvez passer maintenant à la
police des livres.
MACHIAVEL.
Ceci me
préoccupe moins, car dans un temps où le
journalisme a pris une si prodigieuse extension, on ne lit
presque plus de livres.
Je n'entends nullement toutefois
leur laisser la porte ouverte. En premier lieu, j'obligerai
ceux qui voudront
exercer la profession d'imprimeur,
d'éditeur ou de libraire à se munir d'un brevet,
c'est-à-dire d'une autorisation que
le gouvernement pourra toujours leur
retirer, soit directement, soit par des décisions de
justice.
MONTESQUIEU.
Mais alors, ces
industriels seront des espèces de
fonctionnaires publics. Les instruments de la pensée
deviendront les instruments du
pouvoir !
MACHIAVEL.
Vous ne vous en
plaindrez pas, j'imagine, car les choses
étaient ainsi de votre temps, sous les parlements ; il faut
conserver les anciens
usages quand ils sont bons. Je
retournerai aux mesures fiscales ; j'étendrai aux livres, le
timbre qui frappe les
journaux, ou plutôt j'imposerai le
poids du timbre aux livres qui n'auront pas un certain
nombre de pages. Un
livre, par exemple, qui n'aura pas deux
cents pages, trois cents pages, ne sera pas un livre,
ce ne sera qu'une
brochure. Je crois que vous saisissez
parfaitement l'avantage de cette combinaison ; d'un
côté je raréfie par
l'impôt cette nuée de petits écrits qui
sont
comme des annexes du journalisme ; de l'autre, je force
ceux qui veulent
échapper au timbre à se jeter dans des
compositions longues et dispendieuses qui ne se vendront
presque pas ou se liront
à peine sous cette forme. Il n'y a
plus guère que les pauvres diables, aujourd'hui, qui ont
la conscience de faire
des livres ; ils y renonceront. Le
fisc découragera la vanité littéraire
et la loi pénale désarmera
l'imprimerie elle-même, car je rends l'éditeur et
l'imprimeur responsables, criminellement, de ce que
les livres renferment.
Il faut que, s'il est des écrivains
assez osés pour écrire des ouvrages contre le
gouvernement, ils ne
puissent trouver personne pour les
éditer. Les effets de cette intimidation salutaire
rétabliront
indirectement une censure que le gouvernement
ne pourrait exercer lui-même, à cause du
discrédit dans lequel cette mesure
préventive est tombée. Avant de
donner le jour à des ouvrages nouveaux, les
imprimeurs, les
éditeurs consulteront, ils viendront
s'informer, ils produiront les livres dont on leur demande
l'impression, et de
cette manière le gouvernement sera
toujours informé utilement des publications qui se
préparent
contre lui ; il en fera opérer la saisie
préalable quand il le jugera à propos et en
déférera les auteurs aux
tribunaux.
MONTESQUIEU.
Vous m'aviez dit que
vous ne toucheriez pas aux droits
civils. Vous ne paraissez par vous douter que c'est la
liberté de
l'industrie que vous venez de frapper par cette
législation ; le droit de propriété
s'y trouve lui-même engagé, il y
passera à son tour.
MACHIAVEL.
Ce sont des mots.
MONTESQUIEU.
Alors vous en avez, je
pense, fini avec la presse.
MACHIAVEL.
Oh ! que non pas.
MONTESQUIEU.
Que reste-t-il donc ?
MACHIAVEL.
L'autre
moitié de la tâche.
Douzième
dialogue
MACHIAVEL.
Je ne vous ai
montré encore que la partie en quelque sorte
défensive du régime organique que j'imposerais
à la presse ; j'ai maintenant
à vous faire voir comment je
saurais employer cette institution au profit de mon pouvoir.
J'ose dire que nul
gouvernement n'a eu, jusqu'à ce jour,
une conception plus hardie que celle dont je vais vous
parler. Dans les pays
parlementaires, c'est presque
toujours par la presse que périssent les gouvernements, eh
bien, j'entrevois la
possibilité de neutraliser la presse
par la presse elle-même. Puisque c'est une si grande force
que le journalisme, savez-vous ce que
ferait mon
gouvernement ? Il se ferait journaliste, ce serait le journalisme
incarné.
MONTESQUIEU.
Vraiment, vous me faites
passer par d'étranges surprises !
C'est un panorama perpétuellement varié que vous
déployez
devant moi ; je suis assez curieux, je vous
l'avoue, de voir comment vous vous y prendrez pour réaliser
ce nouveau programme.
MACHIAVEL.
Il faudra beaucoup moins
de frais d'imagination que vous ne
le pensez. Je compterai le nombre de journaux qui
représenteront
ce que vous appelez l'opposition. S'il y en
a dix pour l'opposition, j'en aurai vingt pour le
gouvernement ; s'il y en
a vingt, j'en aurai quarante ;
s'il y en a quarante, j'en aurai quatre-vingts. Voilà
à quoi me servira, vous le
comprenez à merveille maintenant, la
faculté que je me suis réservée
d'autoriser la création de
nouvelles feuilles
politiques.
MONTESQUIEU.
En effet, cela est
très simple.
MACHIAVEL.
Pas tant que vous le
croyez cependant, car il ne faut pas
que la masse du public puisse soupçonner cette tactique ;
la combinaison serait
manquée et l'opinion se détacherait
d'elle-même des journaux qui défendraient
ouvertement ma politique.
Je diviserai en trois ou
quatre catégories les feuilles
dévouées à mon pouvoir. Au premier
rang je mettrai un certain nombre de
journaux dont la nuance sera franchement
officielle, et qui, en toutes rencontres, défendront
mes actes à
outrance. Ce ne sont pas ceux-là, je commence
par vous le dire, qui auront le plus d'ascendant sur
l'opinion. Au second
rang je placerai une autre phalange de
journaux dont le caractère ne sera
déjà plus
qu'officieux et dont la
mission sera de rallier à mon
pouvoir cette masse d'hommes tièdes et
indifférents qui acceptent sans scrupule
ce qui est constitué, mais ne vont
pas au delà dans leur religion politique.
C'est dans les
catégories de journaux qui vont suivre que
se trouveront les leviers les plus puissants de mon
pouvoir. Ici, la nuance
officielle ou officieuse se dégrade
complètement, en apparence, bien entendu, car les
journaux dont je vais
vous parler seront tous rattachés par
la même chaîne à mon gouvernement,
chaîne visible pour les uns, invisible
à l'égard des autres. Je
n'entreprends point de vous dire quel en sera le nombre, car je
compterai un organe
dévoué dans chaque opinion, dans chaque
parti ; j'aurai un organe aristocratique dans le
parti aristocratique, un
organe républicain dans le parti
républicain, un organe révolutionnaire dans le
parti révolutionnaire,
un organe anarchiste, au besoin, dans le
parti anarchiste. Comme le dieu Wishnou, ma presse
aura cent bras, et ces
bras donneront la main à toutes les
nuances d'opinion quelconque sur la surface entière du
pays. On sera de mon
parti sans le savoir. Ceux qui
croiront parler leur langue parleront la mienne, ceux qui
croiront agiter leur
parti agiteront le mien, ceux qui
croiront marcher sous leur drapeau marcheront sous le mien.
MONTESQUIEU.
Sont-ce là
des conceptions réalisables ou des
fantasmagories ? Cela donne le vertige.
MACHIAVEL.
Ménagez votre
tête, car vous n'êtes pas au bout.
MONTESQUIEU.
Je me demande seulement,
comment vous pourrez diriger et
rallier toutes ces milices de publicité
clandestinement
embauchées par votre gouvernement.
MACHIAVEL.
Ce n'est là
qu'une affaire d'organisation, vous devez le
comprendre ; j'instituerai, par exemple, sous le titre de
division de l'imprimerie
et de la presse, un centre d'action
commun où l'on viendra chercher la consigne et
d'où partira le signal.
Alors, pour ceux qui ne seront qu'à
moitié dans le secret de cette combinaison, il se passera un
spectacle bizarre ; on
verra des feuilles, dévouées à mon
gouvernement, qui m'attaqueront, qui crieront, qui me
susciteront une foule de
tracas.
MONTESQUIEU.
Ceci est au-dessus de ma
portée, je ne comprends plus.
MACHIAVEL.
Ce n'est cependant pas si difficile
à concevoir ; car, remarquez
bien que jamais les bases ni les principes de mon
gouvernement ne seront
attaqués par les journaux dont je
vous parle ; ils ne feront jamais qu'une polémique
d'escarmouche, qu'une
opposition dynastique dans les
limites les plus étroites.
MONTESQUIEU.
Et quel avantage y
trouverez-vous ?
MACHIAVEL.
Votre question est assez
ingénue. Le résultat, vraiment
considérable déjà, sera de faire dire,
par le plus grand nombre : Mais vous voyez
bien qu'on est libre, qu'on peut
parler sous ce régime, qu'il est injustement
attaqué, qu'au lieu de comprimer,
comme il pourrait le faire, il
souffre, il tolère ! Un autre résultat, non moins
important, sera de provoquer, par
exemple, des observations comme
celles-ci : Voyez à quel point les bases de ce
gouvernement, ses
principes, s'imposent au respect de tous
; voilà des journaux qui se permettent les plus
grandes
libertés de langage, eh bien, jamais ils
n'attaquent les institutions établies. Il faut qu'elles
soient audessus des injustices des
passions, puisque les ennemis mêmes du
gouvernement ne peuvent s'empêcher de leur
rendre hommage.
MONTESQUIEU.
Voilà, je
l'avoue, qui est vraiment machiavélique.
MACHIAVEL.
Vous me faites beaucoup
d'honneur, mais il y a mieux : A
l'aide du dévouement occulte de ces feuilles
publiques, je puis dire
que je dirige à mon gré l'opinion
dans toutes les questions de politique intérieure ou
extérieure.
J'excite ou j'endors les esprits, je les
rassure ou je les déconcerte, je plaide le pour et le
contre, le vrai et le faux. Je fais
annoncer un fait et je le fais démentir
suivant les circonstances ; je sonde ainsi la pensée
publique, je recueille
l'impression produite, j'essaie des
combinaisons, des projets, des déterminations soudaines,
enfin ce que vous
appelez, en France, des ballons d'essai. Je
combats à mon gré mes ennemis sans jamais
compromettre mon
pouvoir, car, après avoir fait parler ces
feuilles, je puis leur infliger, au besoin, les désaveux
les plus
énergiques ; je sollicite l'opinion à de
certaines
résolutions, je la pousse ou je la retiens, j'ai toujours le
doigt sur ses
pulsations, elle reflète, sans le savoir, mes
impressions personnelles, et elle s'émerveille parfois
d'être si
constamment d'accord avec son souverain. On dit
alors que j'ai la fibre populaire, qu'il y a une sympathie
secrète et
mystérieuse qui m'unit aux mouvements de mon
peuple.
MONTESQUIEU.
Ces diverses
combinaisons me paraissent d'une perfection
idéale. Je vous soumets cependant encore une
observation, mais
très timide cette fois : Si vous sortez
du silence de la Chine, si vous permettez à la milice de
vos journaux de faire,
au profit de vos desseins,
l'opposition postiche dont vous venez de me parler, je ne vois
pas trop, en
vérité, comment vous pourrez empêcher
les
journaux non affiliés de répondre, par de
véritables
coups, aux agaceries
dont ils devineront le manége. Ne
pensez-vous pas qu'ils finiront par lever quelques-uns des
voiles qui couvrent tant
de ressorts mystérieux ? Quand ils
connaîtront le secret de cette comédie,
pourrez-vous les empêcher
d'en rire ? Le jeu me paraît bien scabreux.
MACHIAVEL.
Pas du tout ; je vous
dirai que j'ai employé, ici, une
grande partie de mon temps à examiner le fort et le faible de
ces combinaisons, je me
suis beaucoup renseigné sur ce qui
touche aux conditions d'existence de la presse dans
les pays parlementaires.
Vous devez savoir que le
journalisme est une sorte de franc-maçonnerie : ceux qui en
vivent sont tous plus ou
moins rattachés les uns aux autres
par les liens de la discrétion professionnelle ; pareils
aux anciens augures, ils
ne divulguent pas aisément le
secret de leurs oracles. Ils ne gagneraient rien à se trahir,
car ils ont pour la
plupart des plaies plus ou moins
honteuses. Il est assez probable, j'en conviens, qu'au centre de
la capitale, dans un
certain rayon de personnes, ces choses
ne seront pas un mystère ; mais, partout ailleurs, on ne
s'en doutera pas, et la
grande majorité de la nation
marchera avec la confiance la plus entière sur la trace des
guides que je lui aurai
donnés.
Que m'importe que, dans
la capitale, un certain monde
puisse être au courant des artifices de mon journalisme ?
C'est à la
province qu'est réservée la plus grande partie
de son influence. Là j'aurai toujours la
température d'opinion qui me sera
nécessaire, et chacune de mes
atteintes y portera sûrement. La presse de province
m'appartiendra en
entier, car là, point de contradiction ni
de discussion possible ; du centre d'administration où je
siégerai, on
transmettra régulièrement au gouverneur de
chaque province l'ordre de faire parler les journaux dans
tel ou tel sens, si bien
qu'à la même heure, sur toute la
surface du pays, telle influence sera produite, telle
impulsion sera
donnée, bien souvent même avant que la
capitale s'en doute. Vous voyez par là que l'opinion de la
capitale n'est pas faite pour me
préoccuper. Elle sera en
retard, quand il le faudra, sur le mouvement extérieur qui
l'envelopperait, au
besoin, à son insu.
MONTESQUIEU.
L'enchaînement
de vos idées entraîne tout avec tant de
force, que vous me faites perdre le sentiment d'une
dernière
objection que je voulais vous soumettre. Il
demeure constant, malgré ce que vous venez de dire, qu'il
reste encore, dans la
capitale, un certain nombre de
journaux indépendants. Il leur sera à peu
près impossible de parler politique, cela
est certain, mais ils pourront vous
faire une guerre de détails. Votre administration ne sera
pas parfaite ; le
développement du pouvoir absolu comporte
une quantité d'abus dont le souverain même n'est
pas cause ; sur tous les
actes de vos agents qui toucheront
à l'intérêt privé, on vous
trouvera vulnérable ; on se
plaindra, on attaquera
vos agents, vous en serez
nécessairement responsable, et votre
considération succombera
en détail.
MACHIAVEL.
Je ne crains pas cela.
MONTESQUIEU.
Il est vrai que vous
avez tellement multiplié les moyens de
répression, que vous n'avez que le choix des coups.
MACHIAVEL.
Ce n'est pas ce que je
pensais dire ; je ne veux même pas
être obligé d'avoir à faire sans cesse
de la répression, je veux, sur une simple
injonction, avoir la possibilité
d'arrêter toute discussion sur un sujet qui touche
à l'administration.
MONTESQUIEU.
Et comment vous y
prendrez-vous ?
MACHIAVEL.
J'obligerai les journaux
à accueillir en tête de leurs colonnes
les rectifications que le gouvernement leur
communiquera ; les
agents de l'administration leur feront
passer des notes dans lesquelles on leur dira
catégoriquement
: Vous avez avancé tel fait, il n'est pas
exact ; vous vous êtes permis telle critique, vous avez
été injuste, vous avez
été inconvenant, vous avez eu tort,
tenez-vous-le pour dit. Ce sera, comme vous le voyez, une
censure loyale et
à ciel ouvert.
MONTESQUIEU.
Dans laquelle, bien
entendu, on n'aura pas la réplique.
MACHIAVEL.
Évidemment
non ; la discussion sera close.
MONTESQUIEU.
De cette
manière vous aurez toujours le dernier mot, vous
l'aurez sans user de violence, c'est très
ingénieux.
Comme vous me le disiez
très bien tout à l'heure, votre
gouvernement est le journalisme incarné.
MACHIAVEL.
De même que je
ne veux pas que le pays puisse être agité
par les bruits du dehors, de même je ne veux pas qu'il
puisse l'être
par les bruits venus du dedans, même par les
simples nouvelles privées. Quand il y aura quelque
suicide extraordinaire,
quelque grosse affaire d'argent
trop véreuse, quelque méfait de fonctionnaire
public, j'enverrai
défendre aux journaux d'en parler. Le silence
sur ces choses respecte mieux l'honnêteté publique
que le bruit.
MONTESQUIEU.
Et pendant ce temps,
vous, vous ferez du journalisme à
outrance ?
MACHIAVEL.
Il le faut bien. User de
la presse, en user sous toutes les
formes, telle est, aujourd'hui, la loi des pouvoirs qui
veulent vivre. C'est
fort singulier, mais cela est. Aussi
m'engagerais-je dans cette voie bien au delà de ce que
vous pouvez imaginer.
Pour comprendre
l'étendue de mon système, il faut voir
comment le langage de ma presse est appelé à
concourir avec les actes officiels
de ma politique : Je veux, je
suppose, faire sortir une solution de telle complication
extérieure ou
intérieure ; cette solution, indiquée par mes
journaux, qui, depuis plusieurs mois, pratiquent chacun
dans leur sens l'esprit public, se
produit un beau matin,
comme un événement officiel : Vous savez avec
quelle discrétion et
quels ménagements ingénieux doivent
être
rédigés les documents de l'autorité,
dans les conjonctures importantes : le
problème à résoudre en pareil cas est
de
donner une sorte de satisfaction à tous les partis. Eh
bien, chacun de mes
journaux, suivant sa nuance,
s'efforcera de persuader à chaque parti que la
résolution que l'on a prise est celle
qui le favorise le plus. Ce qui ne
sera pas écrit dans un document officiel, on l'en fera sortir
par voie
d'interprétation ; ce qui ne sera qu'indiqué, les
journaux officieux le traduiront plus ouvertement, les
journaux
démocratiques et révolutionnaires le crieront par
dessus les toits ; et tandis qu'on se disputera, qu'on
donnera les
interprétations les plus diverses à mes actes,
mon gouvernement pourra toujours répondre à tous
et à chacun : Vous vous
trompez sur mes intentions, vous avez
mal lu mes déclarations ; je n'ai jamais voulu dire que
ceci ou que cela.
L'essentiel est de ne jamais se mettre en
contradiction avec soi-même.
MONTESQUIEU.
Comment !
Après ce que vous venez de me dire, vous avez une
pareille prétention ?
MACHIAVEL.
Sans doute, et votre
étonnement me prouve que vous ne
m'avez pas compris. Ce sont les paroles bien plus que
les actes qu'il s'agit
de faire accorder. Comment
voulez-vous que la grande masse d'une nation puisse juger si
c'est la logique qui
mène son gouvernement ? Il suffit de
le lui dire. Je veux donc que les diverses phases de ma
politique soient
présentées comme le développement
d'une
pensée unique se rattachant à un but immuable.
Chaque
événement prévu ou imprévu
sera un résultat sagement
amené, les écarts de direction ne seront que les
différentes
faces de la même question, les voies diverses
qui conduisent au même but, les moyens variés d'une
solution identique
poursuivie sans relâche à travers les
obstacles. Le dernier événement sera
donné comme la conclusion logique de
tous les autres.
MONTESQUIEU.
En
vérité, il faut qu'on vous admire ! Quelle force
de tête
et quelle activité !
MACHIAVEL.
Chaque jour, mes
journaux seraient remplis de discours
officiels, de comptes rendus, de rapports aux ministres,
de rapports au
souverain. Je n'oublierais pas que je vis
dans une époque où l'on croit pouvoir
résoudre, par l'industrie, tous les
problèmes de la société, où
l'on
s'occupe sans cesse de l'amélioration du sort des classes
ouvrières. Je
m'attacherais d'autant plus à ces questions,
qu'elles sont un dérivatif très heureux pour les
préoccupations
de la politique intérieure. Chez les peuples
méridionaux, il faut que les gouvernements paraissent
sans cesse
occupés ; les masses consentent à être
inactives, mais à une condition, c'est que ceux qui les
gouvernent leur donnent
le spectacle d'une activité
incessante, d'une sorte de fièvre ; qu'ils attirent
constamment leurs yeux par des
nouveautés, par des surprises, par des
coups de théâtre ; cela est bizarre
peut-être, mais,
encore une fois, cela
est.
Je me conformerais de
point en point à ces indications ; en
conséquence, je ferais, en matière de commerce,
d'industrie, d'arts et
même d'administration, étudier
toutes sortes de projets, de plans, de combinaisons, de
changements, de
remaniements, d'améliorations dont le
retentissement dans la presse couvrirait la voix des
publicistes les plus
nombreux et les plus féconds.
L'économie politique a, dit-on, fait fortune chez vous, eh
bien, je ne laisserais rien
à inventer, rien à publier, rien à
dire même à vos théoriciens,
à vos utopistes, aux déclamateurs
les plus passionnés de vos écoles. Le
bien-être du peuple serait l'objet unique, invariable, de mes
confidences publiques.
Soit que je parle moi-même, soit que
je fasse parler par mes ministres ou mes écrivains,
on ne tarirait jamais
sur la grandeur du pays, sur la
prospérité, sur la majesté de sa
mission et de ses destinées ;
on ne cesserait de
l'entretenir des grands principes du
droit moderne, des grands problèmes qui agitent
l'humanité.
Le libéralisme le plus enthousiaste, le plus
universel, respirerait dans mes écrits. Les peuples de
l'Occident aiment le
style oriental, aussi le style de tous
les discours officiels, de tous les manifestes officiels
devrait-il
être toujours imagé, constamment pompeux, plein
d'élévation et de reflets. Les peuples n'aiment
pas les gouvernements
athées, dans mes communications avec le
public, je ne manquerais jamais de mettre mes actes
sous l'invocation de la
Divinité, en associant, avec
adresse, ma propre étoile à celle du pays.
Je voudrais que l'on
comparât à chaque instant les actes de
mon règne à ceux des gouvernements
passés. Ce serait la meilleure
manière de faire ressortir mes
bienfaits et d'exciter la reconnaissance qu'ils méritent.
Il serait
très important de mettre en relief les fautes de
ceux qui m'ont précédé, de montrer que
j'ai su les éviter toujours. On
entretiendrait ainsi, contre les régimes
auxquels mon pouvoir a succédé, une sorte
d'antipathie, d'aversion
même, qui finirait par devenir irréparable comme
une expiation.
Non-seulement je
donnerais à un certain nombre de journaux
la mission d'exalter sans cesse la gloire de mon
règne, de
rejeter sur d'autres gouvernements que le mien la
responsabilité des fautes de la politique
européenne, mais je voudrais qu'une grande partie
de ces éloges parût
n'être qu'un écho des feuilles
étrangères, dont on
reproduirait des
articles, vrais ou faux, qui rendraient un
hommage éclatant à ma propre politique. Au surplus
j'aurais, à
l'étranger, des journaux soldés, dont l'appui
serait d'autant plus efficace que je leur ferais donner une
couleur d'opposition sur
quelques points de détail.
Mes principes, mes
idées, mes actes seraient représentés
avec l'auréole de la jeunesse, avec le prestige du droit
nouveau en opposition
avec la décrépitude et la caducité
des anciennes institutions.
Je n'ignore pas qu'il
faut des soupapes à l'esprit public,
que l'activité intellectuelle, refoulée sur un
point, se reporte
nécessairement sur un autre. C'est pour cela que je
ne craindrais pas de jeter la nation dans toutes les
spéculations
théoriques et pratiques du régime industriel.
En dehors de la
politique, d'ailleurs, je vous dirai que je
serais très bon prince, que je laisserais s'agiter en pleine
paix les questions
philosophiques ou religieuses. En
matière de religion, la doctrine du libre examen est devenue
une sorte de monomanie.
Il ne faut pas contrarier cette
tendance, on ne le pourrait pas sans danger. Dans les pays
les plus
avancés de l'Europe en civilisation, l'invention
de l'imprimerie a fini par donner naissance à une
littérature
folle, furieuse, effrénée, presque immonde,
c'est un grand mal. Eh bien, cela est triste à dire, mais il
suffira presque de ne
pas la gêner, pour que cette rage
d'écrire, qui possède vos pays parlementaires,
soit à peu près
satisfaite.
Cette
littérature pestiférée dont on ne peut
empêcher le
cours, la platitude des écrivains et des hommes politiques
qui seraient en
possession du journalisme, ne manquerait
pas de former un contraste repoussant avec la dignité
du langage qui tomberait
des marches du trône, avec la dialectique
vivace et colorée dont on aurait soin
d'appuyer toutes les
manifestations du pouvoir. Vous
comprenez, maintenant, pourquoi j'ai voulu environner le
prince de cet essaim de
publicistes, d'hommes
d'administration, d'avocats, d'hommes d'affaires et de
jurisconsultes qui sont
essentiels à la rédaction de cette
quantité de communications officielles dont je vous ai
parlé, et
dont l'impression serait toujours très forte sur
les esprits.
Telle est, en bref,
l'économie générale de mon
régime sur
la presse.
MONTESQUIEU.
Alors vous en avez fini
avec elle ?
MACHIAVEL.
Oui, et à
regret, car j'ai été beaucoup plus court qu'il ne
l'aurait fallu. Mais nos instants sont comptés, il faut
marcher rapidement.
Treizième
dialogue
MONTESQUIEU.
J'ai besoin de me
remettre un peu des émotions que vous
venez de me faire traverser. Quelle fécondité de
ressources, quelles
conceptions étranges ! Il y a de la
poésie dans tout cela et je ne sais quelle beauté
fatale que les modernes Byrons ne
désavoueraient pas ; on retrouve là
le talent scénique de l'auteur de la Mandragore.
MACHIAVEL.
Vous croyez, Monsieur de
Secondat ? Quelque chose me dit
pourtant que vous n'êtes pas rassuré dans votre
ironie ; vous
n'êtes pas sûr que ces choses-là ne sont
pas
possibles.
MONTESQUIEU.
Si c'est mon opinion qui
vous préoccupe, vous l'aurez ;
j'attends la fin.
MACHIAVEL.
Je n'y suis pas encore.
MONTESQUIEU.
Eh bien, continuez.
MACHIAVEL.
Je suis à vos
ordres.
MONTESQUIEU.
Vous venez, à
vos débuts, d'édicter sur la presse une
législation formidable. Vous avez éteint toutes
les voix, à l'exception de la
vôtre. Voilà les partis muets devant
vous, ne craignez-vous rien des complots ?
MACHIAVEL.
Non, car je serais bien
peu prévoyant si, d'un revers de la
main, je ne les désarmais tous à la fois.
MONTESQUIEU.
Quels sont donc vos
moyens ?
MACHIAVEL.
Je commencerais par
faire déporter par centaines ceux qui
ont accueilli, les armes à la main, l'avènement
de mon pouvoir. On m'a dit
qu'en Italie, en Allemagne et en
France, c'étaient par les sociétés
secrètes que se recrutaient
les hommes de
désordre qui conspirent contre les
gouvernements ; je briserais chez moi ces fils
ténébreux qui se
trament dans les
repaires comme les toiles d'araignées.
MONTESQUIEU.
Après ?
MACHIAVEL.
Le fait d'organiser une
société secrète, ou de s'y
affilier, sera puni rigoureusement.
MONTESQUIEU.
Bien, pour l'avenir ;
mais les sociétés existantes ?
MACHIAVEL.
J'expulserai, par voie
de sûreté générale, tous
ceux qui
seront notoirement connus pour en avoir fait partie. Ceux
que je n'atteindrai pas
resteront sous le coup d'une menace
perpétuelle, car je rendrai une loi qui permettra au
gouvernement de
déporter, par voie administrative,
quiconque aura été affilié.
MONTESQUIEU.
C'est-à-dire
sans jugement.
MACHIAVEL.
Pourquoi dites-vous :
sans jugement ? La décision d'un
gouvernement n'est-elle pas un jugement ? Soyez sûr
qu'on aura peu de
pitié pour les factieux. Dans les pays
incessamment troublés par les discordes civiles, il faut
ramener la paix par des
actes de vigueur implacables ; il y
a un compte de victimes à faire pour assurer la
tranquillité,
on le fait. Ensuite, l'aspect de celui qui
commande devient tellement imposant, que nul n'ose attenter
à sa vie.
Après avoir couvert de sang l'Italie, Sylla put
reparaître dans Rome en simple particulier ; personne ne
toucha un cheveu de sa
tête.
MONTESQUIEU.
Je vois que vous
êtes dans une période d'exécution
terrible
; je n'ose pas vous faire d'observation. Il me semble
cependant que,
même en suivant vos desseins, vous pourriez
être moins rigoureux.
MACHIAVEL.
Si l'on s'adressait
à ma clémence, je verrais. Je puis même
vous confier qu'une partie des dispositions
sévères que j'écrirai
dans la loi deviendront purement comminatoires, à
la condition cependant que l'on ne me pas force à en
user autrement.
MONTESQUIEU.
C'est là ce
que vous appelez comminatoire ! Cependant votre
clémence me rassure un peu ; il y a des moments
où, si
quelque mortel vous entendait, vous lui glaceriez le
sang.
MACHIAVEL.
Pourquoi ? J'ai
vécu de très près avec le duc de
Valentinois qui a laissé une renommée terrible et
qui la méritait bien, car il avait des
moments impitoyables ; cependant je
vous assure que les nécessités
d'exécution une fois passées,
c'était un homme assez débonnaire. On en pourrait
dire autant de presque tous les monarques absolus ;
au fond ils sont bons :
ils le sont surtout pour les
petits.
MONTESQUIEU.
Je ne sais si je ne vous aime pas
mieux dans l'éclat de
votre colère : votre douceur m'effraie plus encore. Mais
revenons. Vous avez
anéanti les sociétés
secrètes.
MACHIAVEL.
N'allez pas si vite ; je
n'ai pas fait cela, vous allez
amener quelque confusion.
MONTESQUIEU.
Quoi et comment ?
MACHIAVEL.
J'ai interdit les
sociétés secrètes, dont le
caractère et
les agissements échapperaient à la surveillance
de mon gouvernement, mais je
n'ai pas entendu me priver d'un moyen
d'information, d'une influence occulte qui peut
être
considérable si l'on sait s'en servir.
MONTESQUIEU.
Que pouvez vous
méditer là-dessus ?
MACHIAVEL.
J'entrevois la
possibilité de donner, à un certain nombre
de ces sociétés, une sorte d'existence
légale ou plutôt de
les centraliser toutes
en une seule dont je nommerai le
chef suprême. Par là je tiendrai dans ma main les
divers éléments
révolutionnaires que le pays renferme. Les gens
qui composent ces sociétés appartiennent
à toutes les nations, à
toutes les classes, à tous les rangs ; je serai
mis au courant des intrigues les plus obscures de la
politique. Ce sera
là comme une annexe de ma police dont
j'aurai bientôt à vous parler.
Ce monde souterrain des
sociétés secrètes est rempli de
cerveaux vides, dont je ne fais pas le moindre cas, mais
il y a là des
directions à donner, des forces à mouvoir.
S'il s'y agite quelque chose, c'est ma main qui remue ; s'il
s'y prépare
un complot, le chef c'est moi : je suis le chef
de la ligue.
MONTESQUIEU.
Et vous croyez que ces
cohortes de démocrates, ces
républicains, ces anarchistes, ces terroristes vous
laisseront approcher et rompre le
pain avec eux ; vous pouvez croire
que ceux qui ne veulent point de domination humaine
accepteront un guide qui
sera autant dire un maître !
MACHIAVEL.
C'est que vous ne
connaissez pas, ô Montesquieu, ce qu'il y
a d'impuissance et même de niaiserie chez la plupart
des hommes de la
démagogie européenne. Ces tigres ont des
âmes de mouton, des têtes pleines de vent ; il
suffit de parler leur langage
pour pénétrer dans leur rang. Leurs
idées ont presque toutes, d'ailleurs, des
affinités incroyables avec les
doctrines du pouvoir absolu. Leur rêve
est l'absorption des individus, dans une unité
symbolique. Ils
demandent la réalisation complète de
l'égalité, par la vertu d'un pouvoir qui ne peut
être en définitive
que dans la main d'un seul homme. Vous voyez que
je suis encore ici le chef de leur école ! Et puis il
faut dire qu'ils n'ont
pas le choix. Les sociétés secrètes
existeront dans les conditions que je viens de dire ou elles
n'existeront pas.
MONTESQUIEU.
La finale du sic
volo sic jubeo ne se fait jamais
attendre longtemps avec vous. Je crois que,
décidément, vous
voilà bien
gardé contre les conjurations.
MACHIAVEL.
Oui, car il est bon de
vous dire encore que la législation
ne permettra pas les réunions, les conciliabules qui
dépasseront
un certain nombre de personnes.
MONTESQUIEU.
Combien ?
MACHIAVEL.
Tenez-vous à
ces détails ? On ne permettra pas de réunion
de plus de quinze ou vingt personnes, si vous voulez.
MONTESQUIEU.
Eh quoi ! des amis ne
pourront dîner ensemble au delà de ce
nombre ?
MACHIAVEL.
Vous vous alarmez
déjà, je le vois bien, au nom de la
gaieté gauloise. Eh bien, oui, on le pourra, car mon
règne ne sera pas aussi
farouche que vous le pensez, mais à une
condition, c'est qu'on ne parlera pas politique.
MONTESQUIEU.
On pourra parler
littérature ?
MACHIAVEL.
Oui, mais à
la condition que sous prétexte de littérature
on ne se réunira pas dans un but politique, car on peut
encore ne pas parler
politique du tout et donner néanmoins
à un festin un caractère de manifestation qui
serait compris du public. Il ne
faut pas cela.
MONTESQUIEU.
Hélas ! que,
dans un pareil système, il est difficile aux
citoyens de vivre sans porter ombrage au gouvernement !
MACHIAVEL.
C'est une erreur, il n'y
aura que les factieux qui
souffriront de ces restrictions ; personne autre ne les sentira.
Il va de soi que je ne
m'occupe point ici des actes de
rébellion contre mon pouvoir, ni des attentats qui auraient
pour objet de le
renverser, ni des attaques soit contre la
personne du prince, soit contre son autorité ou ses
institutions. Ce sont
là de véritables crimes, qui sont
réprimés par le droit commun de toutes les
législations. Ils seraient
prévus et punis dans mon royaume d'après une
classification et suivant des définitions qui ne laisseraient
pas prise à
la moindre atteinte directe ou indirecte contre
l'ordre de choses établi.
MONTESQUIEU.
Permettez-moi de m'en
fier à vous, à cet égard, et de ne
pas m'enquérir de vos moyens. Il ne suffit, pas toutefois
d'établir une
législation draconienne ; il faut encore
trouver une magistrature qui veuille l'appliquer ; ce point
n'est pas sans
difficulté.
MACHIAVEL.
Il n'y en a
là aucune.
MONTESQUIEU.
Vous allez donc
détruire l'organisation judiciaire ?
MACHIAVEL.
Je ne détruis
rien : je modifie et j'innove.
MONTESQUIEU.
Alors vous
établirez des cours martiales,
prévôtales, des
tribunaux d'exception enfin ?
MACHIAVEL.
Non.
MONTESQUIEU.
Que ferez-vous donc ?
MACHIAVEL.
Il est bon que vous
sachiez d'abord que je n'aurai pas
besoin de décréter un grand nombre des lois
sévères, dont
je poursuivrai
l'application. Beaucoup d'entre elles
existeront déjà et seront encore en vigueur ; car
tous les gouvernements libres ou
absolus, républicains ou monarchiques,
sont aux prises avec les mêmes difficultés ; ils
sont obligés,
dans les moments de crise, de recourir à des
lois de rigueur dont les unes restent, dont les autres
s'affaiblissent
après les nécessités qui les ont vues
naître. On doit faire usage des unes et des autres ;
à l'égard des
dernières, on
rappelle qu'elles n'ont pas été explicitement
abrogées, que c'étaient des lois parfaitement
sages, que le retour des abus
qu'elles prévenaient rend leur
application nécessaire. De cette manière le
gouvernement ne paraît faire,
ce qui sera souvent vrai, qu'un acte de bonne
administration.
Vous voyez qu'il ne
s'agit que de donner un peu de ressort
à l'action des tribunaux, ce qui est toujours facile dans
les pays de
centralisation où la magistrature se trouve en
contact direct avec l'administration, par la voie du
ministère
dont elle relève.
Quant aux lois nouvelles
qui seront faites sous mon règne
et qui, pour la plupart, auront été rendues sous
forme de simple
décrets, l'application n'en sera peut-être pas
aussi facile, parce que dans les pays où le magistrat est
inamovible il
résiste de lui-même, dans
l'interprétation de
la loi, à l'action trop directe du pouvoir.
Mais je crois avoir trouvé
une combinaison très ingénieuse,
très simple, en apparence purement réglementaire,
qui, sans porter
atteinte à l'inamovibilité de la
magistrature, modifiera ce qu'il y a de trop absolu dans les
conséquences
du principe. Je rendrai un décret qui mettra
les magistrats à la retraite, quand ils seront
arrivés à un certain âge.
Je ne doute pas qu'ici encore je n'aie
l'opinion avec moi, car c'est un spectacle pénible que de
voir, comme cela est si
fréquent, le juge qui est appelé à
statuer à chaque instant sur les questions les plus hautes
et les plus difficiles, tomber
dans une caducité d'esprit qui l'en
rend incapable.
MONTESQUIEU.
Mais permettez, j'ai
quelques notions sur les choses dont
vous parlez. Le fait que vous avancez n'est point du tout
conforme à
l'expérience. Chez les hommes qui vivent par
l'exercice continuel des travaux de l'esprit,
l'intelligence ne
s'affaiblit pas ainsi ; c'est là, si je
puis le dire, le privilège de la pensée chez ceux
dont elle devient
l'élément principal. Si, chez quelques
magistrats,
les facultés chancellent avec l'âge, chez le plus
grand
nombre elles se
conservent, et leurs lumières vont toujours
en augmentant ; il n'est pas besoin de les remplacer,
car la mort fait dans
leurs rangs les vides naturels
qu'elle doit faire ; mais y eût-il en effet parmi eux autant
d'exemples de
décadence, que vous le prétendez, qu'il
vaudrait mille fois mieux, dans l'intérêt d'une
bonne justice, souffrir ce mal
que d'accepter votre remède.
MACHIAVEL.
J'ai des raisons
supérieures aux vôtres.
MONTESQUIEU.
La raison
d'État ?
MACHIAVEL.
Peut-être.
Soyez sûr d'une chose, c'est que, dans cette
organisation nouvelle, les magistrats ne dévieront pas plus
qu'auparavant, quand il
s'agira d'intérêts purement civils
?
MONTESQUIEU.
Qu'en sais-je ? car,
d'après vos paroles, je vois déjà
qu'ils dévieront quand il s'agira
d'intérêts politiques.
MACHIAVEL.
Ils ne
dévieront pas ; ils feront leur devoir comme ils
doivent le faire, car, en matière politique, il est
nécessaire, dans
l'intérêt de l'ordre, que les juges soient
toujours du
côté du pouvoir. Ce serait la pire des choses,
qu'un souverain pût
être atteint par des arrêts factieux dont le
pays entier s'emparerait, à l'instant même, contre
le gouvernement.
Que
servirait d'avoir imposé silence à la
presse, si elle se retrouvait dans les jugements des
tribunaux ?
MONTESQUIEU.
Sous des apparences
modestes, votre moyen est donc bien
puissant, que vous lui attribuiez une telle portée ?
MACHIAVEL.
Oui, car il fait
disparaître cet esprit de résistance, cet
esprit de corps toujours si dangereux dans des compagnies
judiciaires qui ont
conservé le souvenir, peut-être le
culte, des gouvernements passés. Il introduit dans leur sein
une masse
d'éléments nouveaux, dont les influences sont
toutes favorables à l'esprit qui anime mon règne.
Chaque année
vingt, trente, quarante places de magistrats
qui deviennent vacantes par la mise à la retraite,
entraînent un
déplacement dans tout le personnel de la
justice qui peut se renouveler ainsi presque de fond en
comble tous les six
mois. Une seule vacance, vous le savez,
peut entraîner cinquante nominations par l'effet
successif des titulaires
de différents grades, qui se
déplacent. Vous jugez de ce qu'il en peut être
quand ce sont
trente ou quarante
vacances qui se produisent à la fois.
Non-seulement l'esprit collectif disparaît en ce qu'il peut
avoir de politique, mais
on se rapproche plus étroitement
du gouvernement, qui dispose d'un plus grand nombre
de siéges. On
a des hommes jeunes qui ont le désir de faire
leur chemin, qui ne sont plus arrêtés dans leur
carrière par
la perpétuité de ceux qui les
précèdent. Ils
savent que le gouvernement aime l'ordre, que le pays
l'aime aussi, et il ne
s'agit que de les servir tous deux,
en faisant bonne justice, quand l'ordre y est
intéressé.
MONTESQUIEU.
Mais à moins
d'un aveuglement sans nom, on vous reprochera
d'exciter, dans la magistrature, un esprit de
compétition
fatal dans les corps judiciaires ; je ne vous
montrerai pas quelles en sont les suites, car je crois que
cela ne vous
arrêterait pas.
MACHIAVEL.
Je n'ai pas la prétention
d'échapper à la critique ; elle
m'importe peu, pourvu que je ne l'entende pas. J'aurais pour
principe, en toutes
choses, l'irrévocabilité de mes
décisions, malgré les murmures. Un prince qui
agit ainsi est toujours sûr
d'imposer le respect de sa volonté.
Suite des Dialogues, 14 à
25, dans la Page : 7109-4
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