Dialogue
aux
enfers entre Machiavel et Montesquieu
14
à 25
Pamphlet de Maurice Joly (1829-1878) paru
en 1864 à Bruxelles chez A. Mertens et fils
Ce texte a servi de Base pour la
rédaction : Les
Protocole des Sages de Sion
Quatorzième
dialogue
MACHIAVEL.
Je vous ai
déjà dit bien des fois, et je vous le
répète
encore, que je n'ai pas besoin de tout créer, de tout
organiser ; que je
trouve dans les institutions déjà
existantes une grande partie des instruments de mon pouvoir.
Savez-vous ce que c'est
que la garantie constitutionnelle ?
MONTESQUIEU.
Oui, et je le regrette
pour vous, car je vous enlève, sans
le vouloir, une surprise que vous n'auriez peut-être pas
été
fâché de me ménager, avec
l'habileté de mise en scène
qui vous est propre.
MACHIAVEL.
Qu'en pensez-vous ?
MONTESQUIEU.
Je pense ce qui est
vrai, au moins pour la France dont vous
semblez vouloir parler, c'est que c'est une loi de circonstance qui doit
être modifiée, sinon complètement
disparaître, sous un régime de liberté
constitutionnelle.
MACHIAVEL.
Je vous trouve bien
modéré sur ce point. C'est simplement,
d'après vos idées, une des restrictions les plus tyranniques du monde.
Quoi ! lorsque des particuliers
seront lésés par des agents du gouvernement dans l'exercice de leurs
fonctions, et qu'ils les traduiront
devant les tribunaux, les juges devront leur répondre : Nous
ne pouvons vous faire
droit, la porte du prétoire est
fermée : allez demander à l'administration
l'autorisation de
poursuivre ses
fonctionnaires. Mais c'est un véritable déni
de justice. Combien de fois arrivera-t-il au gouvernement d'autoriser
de semblables poursuites ?
MONTESQUIEU.
De quoi vous
plaignez-vous ? Il me semble que ceci fait
très bien vos affaires.
MACHIAVEL.
Je ne vous ai dit cela
que pour vous montrer que, dans des
États où l'action de la justice rencontre de tels obstacles, un
gouvernement n'a pas grand chose à craindre
des tribunaux. C'est toujours comme dispositions transitoires que l'on
insère dans les lois de telles
exceptions, mais les époques de transition une fois
passées, les exceptions
restent, et
c'est avec raison, car lorsque
l'ordre règne, elles ne gênent point, et quand il
est troublé, elles sont
nécessaires.
Il est une autre
institution moderne qui ne sert pas avec
moins d'efficacité l'action du pouvoir central : c'est la
création,
auprès des tribunaux, d'une grande magistrature
que vous appelez le ministère public et qui s'appelait
autrefois, avec beaucoup
plus de raison, le ministère du
Roi, parce que cette fonction est essentiellement amovible et
révocable au gré du prince. Je n'ai pas besoin
de vous dire quelle est l'influence de ce magistrat sur
les tribunaux
près desquels il siége ; elle est
considérable. Retenez bien tout ceci. Maintenant je vais
vous parler de la cour
de cassation,
dont je me suis réservé de vous
dire quelque chose et qui joue un rôle si
considérable dans
l'administration de
la justice.
La cour de cassation est
plus qu'un corps judiciaire :
c'est, en quelque sorte, un quatrième pouvoir dans
l'État, parce qu'il lui
appartient de fixer en dernier ressort le
sens de la loi. Aussi vous répéterai-je ici ce
que je crois vous avoir
dit
à propos du Sénat et de l'Assemblée
législative : une semblable cour de justice qui serait
complètement
indépendante du gouvernement pourrait, en
vertu de son pouvoir d'interprétation souverain et
presque
discrétionnaire, le renverser quand elle voudrait.
Il lui suffirait pour cela de restreindre ou d'étendre
systématiquement,
dans le sens de la liberté, les
dispositions de lois qui règlent l'exercice des droits
politiques.
MONTESQUIEU.
Et c'est apparemment le
contraire que vous allez lui
demander ?
MACHIAVEL.
Je ne lui demanderai
rien, elle fera d'elle-même ce qu'il
conviendra de faire. Car c'est ici que concourront le plus
puissamment les
différentes causes d'influence dont je vous
ai parlé plus haut. Plus le juge est près du
pouvoir, plus il lui appartient. L'esprit
conservateur du règne se
développera là à un plus haut
degré que partout ailleurs, et les lois de haute police
politique recevront, dans le sein
de cette grande assemblée, une interprétation si
favorable à mon
pouvoir, que je serai dispensé d'une foule de mesures
restrictives qui, sans cela, deviendraient nécessaires.
MONTESQUIEU.
On dirait vraiment,
à vous entendre, que les lois sont
susceptibles des interprétations les plus fantasques. Est-ce
que les textes
législatifs ne sont pas clairs et précis,
est-ce qu'ils peuvent se prêter à des extensions
ou à des restrictions
comme
celles que vous indiquez ?
MACHIAVEL.
Ce n'est pas
à l'auteur de l'Esprit des lois, au magistrat
expérimenté qui a dû rendre tant
d'excellents arrêts, que je puis avoir la
prétention d'apprendre ce que c'est que la
jurisprudence. Il n'y a pas de texte, si clair qu'il soit, qui
ne puisse recevoir les
solutions les plus contraires, même
en droit civil pur ; mais je vous prie de remarquer que
nous sommes ici en
matière politique. Or, c'est une
habitude commune aux législateurs de tous les temps, d'adopter, dans
quelques-unes de leurs dispositions, une
rédaction assez élastique pour qu'elle puisse,
selon les circonstances,
servir
à régir des cas ou à introduire des
exceptions sur lesquels il n'eût pas
été prudent de s'expliquer
d'une
manière plus précise.
Je sais parfaitement que
je dois vous donner des exemples,
car sans cela ma proposition vous paraîtrait trop vague. L'embarras pour
moi est de vous en présenter qui aient
un caractère de généralité
assez grand pour me dispenser
d'entrer dans
de longs détails. En voici un que
je prends de préférence, parce que tout
à l'heure nous avons
touché
à cette matière.
En parlant de la
garantie constitutionnelle, vous disiez
que cette loi d'exception devrait être modifiée
dans un pays libre.
Eh bien, je suppose que
cette loi existe dans l'État que je
gouverne, je suppose qu'elle a été
modifiée ; ainsi j'imagine
qu'avant moi
il a été promulgué une loi, qui, en
matière électorale, permettait de poursuivre les
agents du gouvernement
sans
l'autorisation du conseil d'État.
La question se
présente sous mon règne qui, comme vous le
savez, a introduit de grands changements dans le droit public. On veut
poursuivre un fonctionnaire devant les
tribunaux à l'occasion d'un fait électoral ; le magistrat du
ministère public se lève et dit : La faveur
dont on veut se prévaloir n'existe plus aujourd'hui ; elle
n'est plus compatible
avec les institutions actuelles.
L'ancienne loi qui dispensait de l'autorisation du conseil
d'État, en
pareil cas, a été implicitement
abrogée. Les
tribunaux répondent oui ou non, en fin de compte le
débat est porté
devant la cour de cassation et cette haute
juridiction fixe ainsi le droit public sur ce point : l'ancienne loi
est abrogée
implicitement ; l'autorisation du conseil
d'État est nécessaire pour poursuivre les
fonctionnaires publics,
même
en matière électorale.
Voici un autre exemple,
il a quelque chose de plus spécial,
il est emprunté à la police de la presse : On m'a
dit qu'il
y avait en France
une loi qui obligeait, sous une
sanction pénale, tous les gens faisant métier de
distribuer et de
colporter des
écrits à se munir d'une autorisation
délivrée par le fonctionnaire public qui est
préposé, dans chaque
province,
à l'administration générale. La loi a
voulu réglementer le colportage et l'astreindre à
une étroite surveillance
; tel est
le but essentiel de cette loi ; mais
le texte de la disposition porte, je suppose : « Tous
distributeurs ou
colporteurs devront être munis d'une
autorisation, etc. »
Eh bien, la cour de
cassation, si la question lui est
proposée, pourra dire : Ce n'est pas seulement le fait
professionnel que la loi
dont il s'agit a eu en vue. C'est
tout fait quelconque de distribution ou de colportage. En
conséquence,
l'auteur même d'un écrit ou d'un ouvrage qui
en remet un ou plusieurs exemplaires, fût-ce à
titre d'hommage, sans
autorisation préalable, fait acte de
distribution et de colportage ; par suite il tombe sous le coup
de la disposition
pénale.
Vous voyez de suite ce
qui résulte d'une semblable
interprétation ; au lieu d'une simple loi de police, vous
avez une
loi restrictive du
droit de publier sa pensée par la
voie de la presse.
MONTESQUIEU.
Il ne vous manquait plus
que d'être juriste.
MACHIAVEL.
Cela est absolument
nécessaire. Comment aujourd'hui
renverse-t-on les gouvernements ? Par des distinctions
légales, par
des subtilités de droit constitutionnel, en
usant contre le pouvoir de tous les moyens, de toutes les
armes, de toutes les
combinaisons qui ne sont pas
directement prohibées par la loi. Et ces artifices de droit,
que les partis emploient avec tant
d'acharnement contre le
pouvoir, vous ne voudriez pas que le pouvoir les employât
contre les partis ? Mais
la lutte ne serait pas égale, la
résistance ne serait même pas possible ; il
faudrait abdiquer.
MONTESQUIEU.
Vous avez tant
d'écueils à éviter, que c'est un
miracle si
vous les prévoyez tous. Les tribunaux ne sont pas
liés par leurs
jugements.
Avec une jurisprudence comme celle qui
sera appliquée sous votre règne, je vous vois bien des procès
sur les bras. Les justiciables ne se lasseront
pas de frapper à la porte des tribunaux pour leur demander
d'autres
interprétations.
MACHIAVEL.
Dans les premiers temps,
c'est possible ; mais quand un
certain nombre d'arrêts auront définitivement
assis la jurisprudence,
personne
ne se permettra plus ce qu'elle
défend, et la source des procès sera tarie.
L'opinion publique sera
même tellement apaisée, qu'on s'en
rapportera, sur le sens des lois, aux avis officieux de
l'administration.
MONTESQUIEU.
Et comment, je vous prie
?
MACHIAVEL.
Dans telles ou telles
conjonctures données, quand on aura
lieu de craindre que quelque difficulté ne
s'élève sur tel ou tel
point de
législation, l'administration, sous
forme d'avis, déclarera que tel ou tel fait tombe sous
l'application de la loi,
que la loi s'étend à tel ou tel
cas.
MONTESQUIEU.
Mais ce ne sont
là que des déclarations qui ne lient en
aucune manière les tribunaux.
MACHIAVEL.
Sans aucun doute, mais
ces déclarations n'en auront pas
moins une très grande autorité, une
très grande influence sur
les
décisions de la justice, partant d'une
administration aussi puissante que celle que j'ai organisée.
Elles auront surtout un
très grand empire sur les résolutions
individuelles, et, dans une foule de cas, pour ne pas dire
toujours, elles
préviendront des procès fâcheux ; on
s'abstiendra.
MONTESQUIEU.
A mesure que nous
avançons, je vois que votre gouvernement
devient de plus en plus paternel. Ce sont là des moeurs judiciaires
presque patriarcales. Il me paraît
impossible, en effet, que l'on ne vous tienne pas compte
d'une sollicitude qui
s'exerce sous tant de formes
ingénieuses.
MACHIAVEL.
Vous voilà
pourtant obligé de reconnaître que je suis bien
loin des procédés barbares de gouvernement que
vous sembliez
me
prêter au commencement de cet entretien. Vous
voyez qu'en tout ceci la violence ne joue aucun rôle ; je
prends mon point d'appui où chacun le prend
aujourd'hui, dans le droit.
MONTESQUIEU.
Dans le droit du plus
fort.
MACHIAVEL.
Le droit qui se fait
obéir est toujours le droit du plus
fort ; je ne connais pas d'exception à cette
règle.
Quinzième
dialogue
MONTESQUIEU.
Quoique nous ayons
parcouru un cercle très vaste, et que
vous ayez déjà presque tout organisé,
je ne dois pas vous
cacher qu'il vous
reste encore beaucoup à faire pour
me rassurer complètement sur la durée de votre pouvoir. La chose du
monde qui m'étonne le plus, c'est que
vous lui ayez donné pour base le suffrage populaire, c'est-à-dire,
l'élément de sa nature le plus inconsistant
que je connaisse. Entendons-nous bien, je vous prie ; vous
m'avez dit que vous
étiez roi ?
MACHIAVEL.
Oui, roi.
MONTESQUIEU.
A vie ou
héréditaire ?
MACHIAVEL.
Je suis roi, comme on
est roi dans tous les royaumes du
monde, roi héréditaire avec une descendance
appelée à me succéder
de mâle en mâle, par ordre de
progéniture, à
l'exclusion perpétuelle des femmes.
MONTESQUIEU.
Vous n'êtes
pas galant.
MACHIAVEL.
Permettez, je m'inspire
des traditions de la monarchie
franque et salienne.
MONTESQUIEU.
Vous m'expliquerez sans
doute comment vous croyez pouvoir
faire de l'hérédité, avec le suffrage
démocratique des
États-Unis ?
MACHIAVEL.
Oui.
MONTESQUIEU.
Comment ! vous
espérez, avec ce principe, lier la volonté
des générations futures ?
MACHIAVEL.
Oui.
MONTESQUIEU.
Ce que je voudrais voir,
quant à présent, c'est la manière
dont vous vous en tirerez avec ce suffrage, quand il s'agira de l'appliquer
à la nomination des officiers
publics ?
MACHIAVEL.
Quels officiers publics
? Vous savez bien que, dans les
États monarchiques, c'est le gouvernement qui nomme les fonctionnaires de
tous les rangs.
MONTESQUIEU.
Cela dépend
de quels fonctionnaires. Ceux qui sont préposés
à l'administration des communes sont, en
général, nommés par
les habitants, même sous les gouvernements
monarchiques.
MACHIAVEL.
On changera cela par une
loi ; ils seront nommés à l'avenir
par le gouvernement.
MONTESQUIEU.
Et les
représentants de la nation, est-ce aussi vous qui
les nommez ?
MACHIAVEL.
Vous savez bien que cela
n'est pas possible.
MONTESQUIEU.
Alors je vous plains,
car si vous abandonnez le suffrage à
lui-même, si vous ne trouvez pas ici quel que nouvelle
combinaison,
l'assemblée des représentants du peuple ne
tardera pas, sous l'influence des partis, à se remplir de
députés
hostiles à votre pouvoir.
MACHIAVEL.
Aussi ne
compté-je pas le moins du monde abandonner le
suffrage à lui-même.
MONTESQUIEU.
Je m'y attendais. Mais
quelle combinaison adopterez-vous ?
MACHIAVEL.
Le premier point est de
lier envers le gouvernement ceux
qui veulent représenter le pays. J'imposerai aux candidats la
solennité du serment. Il n'est pas question
ici d'un serment prêté à la nation,
comme l'entendaient vos révolutionnaires
de 89 ; je veux un serment de fidélité
prêté au prince lui-même et à
sa constitution.
MONTESQUIEU.
Mais puisque en
politique vous ne craignez pas de violer
les vôtres, comment pouvez-vous espérer qu'on se montrera, sur ce point,
plus scrupuleux que vous-même ?
MACHIAVEL.
Je compte peu sur la
conscience politique des hommes ; je
compte sur la puissance de l'opinion : personne n'osera s'avilir devant
elle en manquant ouvertement à la
foi jurée. On l'osera d'autant moins, que le serment que
j'imposerai
précédera l'élection au lieu de la
suivre, et
qu'on sera sans excuse de venir rechercher le suffrage,
dans ces conditions,
quand on ne sera pas à l'avance décidé
à me servir. Il faut maintenant donner au
gouvernement le moyen de
résister à l'influence de
l'opposition, d'empêcher qu'elle ne fasse déserter
les rangs de ceux qui
veulent le
défendre. Au moment des élections, les
partis ont pour habitude de proclamer leurs candidats
et de les poser en face
du gouvernement ; je ferai comme
eux, j'aurai des candidats déclarés et je les
poserai en face des
partis.
MONTESQUIEU.
Si vous
n'étiez pas tout-puissant, le moyen serait
détestable, car, en offrant ouvertement le combat, vous
provoquez les coups.
MACHIAVEL.
J'entends que les agents
de mon gouvernement, depuis le
premier jusqu'au dernier, s'emploient à faire triompher
mes candidats.
MONTESQUIEU.
Cela va de soi, c'est la
conséquence.
MACHIAVEL.
Tout est de la plus
grande importance en cette matière. «
Les lois qui établissent le suffrage sont fondamentales ;
la manière
dont le suffrage est donné est fondamentale ; la
loi qui fixe la manière de donner les billets de suffrage est
fondamentale[9]. » N'est-ce pas vous qui avez
dit cela ?
[9] Esp. des lois, p. 12
et s., liv. II, et s., ch. II, et
s.
MONTESQUIEU.
Je ne reconnais pas
toujours mon langage quand il passe par
votre bouche ; il me semble que les paroles que vous citez
s'appliquaient au gouvernement démocratique.
MACHIAVEL.
Sans doute, et vous avez
déjà pu voir que ma politique
essentielle était de m'appuyer sur le peuple ; que, quoique
je porte une couronne,
mon but réel et déclaré est de le
représenter. Dépositaire de tous les pouvoirs
qu'il m'a délégués,
c'est moi seul, en définitive, qui suis son
véritable mandataire. Ce que je veux il le veut, ce que je
fais il
le fait. En
conséquence, il est indispensable que lors
des élections les factions ne puissent pas substituer leur
influence à
celle dont je suis la personnification armée.
Aussi, ai-je trouvé d'autres moyens encore de paralyser
leurs efforts. Il faut
que vous sachiez, par exemple, que
la loi qui interdit les réunions s'appliquera naturellement
à celles qui
pourraient être formées en vue des
élections.
De cette manière, les partis ne pourront ni se concerter,
ni s'entendre.
MONTESQUIEU.
Pourquoi mettez-vous
toujours les partis en avant ? Sous
prétexte de leur imposer des entraves, n'est-ce pas aux
électeurs
eux-mêmes que vous les imposez ? Les partis, en
définitive, ne sont que des collections
d'électeurs ; si les
électeurs
ne peuvent pas s'éclairer par des réunions,
par des pourparlers, comment pourront-ils voter en connaissance de cause ?
MACHIAVEL.
Je vois que vous ignorez
avec quel art infini, avec quelle astuce
les passions politiques déjouent les mesures prohibitives. Ne vous
embarrassez pas des électeurs, ceux
qui seront animés de bonnes intentions sauront toujours pour qui voter.
D'ailleurs, j'userai de tolérance
; non-seulement je n'interdirai pas les réunions qui seront
formées dans
l'intérêt de mes candidats, mais j'irai
jusqu'à fermer les yeux sur les agissements de quelques
candidatures populaires
qui s'agiteront bruyamment au nom
de la liberté ; seulement, il est bon de vous dire que
ceux qui crieront le
plus fort seront des hommes à moi.
MONTESQUIEU.
Et comment réglez-vous le
suffrage ?
MACHIAVEL.
D'abord, en ce qui
touche les campagnes, je ne veux pas que
les électeurs aillent voter dans les centres d'agglomération,
où ils pourraient se trouver en contact
avec l'esprit d'opposition des bourgs ou des villes, et, de
là, recevoir
la consigne qui viendrait de la capitale ; je
veux qu'on vote par commune. Le résultat de cette combinaison, en
apparence si simple, sera néanmoins
considérable.
MONTESQUIEU.
Il est facile de le
comprendre, vous obligez le vote des
campagnes à se diviser entre des
notoriétés insignifiantes, ou à se
reporter, à défaut de noms connus, sur les
candidats désignés par votre gouvernement. Je
serais bien surpris si,
dans ce
système, il éclôt beaucoup de
capacités
ou de talents.
MACHIAVEL.
L'ordre public a moins
besoin d'hommes de talent que
d'hommes dévoués au gouvernement. La grande
capacité siége sur le
trône et parmi ceux qui l'entourent, ailleurs
elle est inutile ; elle est presque nuisible même, car elle
ne peut s'exercer que
contre le pouvoir.
MONTESQUIEU.
Vos aphorismes tranchent
comme l'épée ; je n'ai point
d'arguments à vous opposer. Reprenez donc, je vous prie,
la suite de votre
règlement électoral.
MACHIAVEL.
Par les raisons que je
viens de vous déduire, je ne veux
pas non plus de scrutin de liste qui fausse l'élection, qui
permette la coalition
d'hommes et de principes. Je
diviserai d'ailleurs les collèges électoraux en
un certain nombre de
circonscriptions administratives, dans lesquelles
il n'y aura place que pour l'élection d'un seul
député, et où, par
suite, chaque électeur ne pourra porter qu'un
nom sur son bulletin de vote.
Il faut, de plus, avoir
la possibilité de neutraliser
l'opposition dans les circonscriptions où elle se ferait trop
vivement sentir. Ainsi,
je suppose que, dans les élections
antérieures, une circonscription se soit fait remarquer
par la
majorité de ses votes hostiles, ou que l'on ait lieu
de prévoir qu'elle se prononcera contre les candidats du
gouvernement, rien n'est
plus facile que d'y remédier : si
cette circonscription n'a qu'un petit chiffre de population, on la
rattache à une circonscription voisine ou
éloignée, mais beaucoup plus étendue,
dans laquelle ses voix
soient
noyées et où son esprit politique se perd.
Si la circonscription hostile, au contraire, a un chiffre de
population important, on
la fractionne en plusieurs parties
que l'on annexe aux circonscriptions voisines, dans lesquelles elle
s'annihile complètement.
Je passe, vous le
comprenez bien, sur une foule de points
de détail qui ne sont que les accessoires de l'ensemble.
Ainsi, je divise au
besoin les collèges en sections de
collèges, pour donner, quand il le faudra, plus de prise
à l'action de
l'administration et je fais présider les
collèges et les sections de collèges par les
officiers municipaux dont
la nomination
dépend du gouvernement.
MONTESQUIEU.
Je remarque, avec une
certaine surprise, que vous n'usez
pas ici d'une mesure que vous indiquiez dans le temps à
Léon X, et
qui consiste dans la substitution des billets de
suffrage par les scrutateurs après le vote.
MACHIAVEL.
Ce serait
peut-être difficile aujourd'hui, et je crois que
l'on ne doit user de ce moyen qu'avec la plus grande prudence. Un
gouvernement habile a, d'ailleurs tant
d'autres ressources ! Sans acheter directement le suffrage,
c'est-à-dire
à deniers découverts, rien ne lui sera plus
facile que de faire voter les populations à son
gré au moyen de
concessions
administratives, en promettant ici un port,
là un marché, plus loin une route, un canal ; et
à
l'inverse, en ne faisant
rien pour les villes et les bourgs
où le vote sera hostile.
MONTESQUIEU.
Je n'ai rien
à reprocher à la profondeur de ces
combinaisons ; mais ne craignez-vous pas qu'on ne dise que
tantôt vous corrompez et
tantôt vous opprimez le suffrage
populaire ? Ne craignez-vous pas de compromettre votre
pouvoir dans des luttes
où il se trouvera toujours si
directement engagé ? Le moindre succès qu'on
remportera sur vos
candidats sera
une éclatante victoire qui mettra
votre gouvernement en échec. Ce qui ne cesse de m'inquiéter
pour vous, c'est que je vous vois toujours
obligé de réussir en toutes choses, sous peine
d'un désastre.
MACHIAVEL.
Vous tenez le langage de la peur ;
rassurez-vous. Au point
où j'en suis arrivé, j'ai réussi dans
tant de choses, que je
ne puis pas
périr par les infiniment petits. Le grain de
sable de Bossuet n'est pas fait pour les véritables hommes politiques. Je
suis si avancé dans ma carrière que
je pourrais, sans danger, braver même des orages ; que
signifient donc les
infimes embarras d'administration dont
vous parlez ? Croyez-vous que j'aie la prétention d'être parfait
? Ne sais-je pas bien qu'il se commettra
plus d'une faute autour de moi ? Non, sans doute, je ne
pourrai pas faire qu'il
n'y ait quelques pillages, quelques
scandales. Cela empêchera-t-il que l'ensemble des affaires ne marche et ne
marche bien ? L'essentiel est bien
moins de ne commettre aucune faute, que d'en supporter la
responsabilité avec une attitude d'énergie qui
impose aux détracteurs. Quand même l'opposition
parviendrait
à introduire dans ma chambre quelques
déclamateurs, que m'importerait ? Je ne suis pas de ceux qui
veulent compter sans les
nécessités de leur temps.
Un de mes grands
principes est d'opposer les semblables. De
même que j'use la presse par la presse, j'userais la tribune par la tribune ;
j'aurais autant qu'il en faudrait
d'hommes dressés à la parole et capables de parler plusieurs heures sans
s'arrêter. L'essentiel est d'avoir
une majorité compacte et un président dont on
soit sûr. Il y a un art
particulier de
conduire les débats et d'enlever le
vote. Aurais-je besoin d'ailleurs des artifices de la
stratégie
parlementaire ? Les dix-neuf vingtièmes de la
Chambre seraient des hommes à moi qui voteraient sur une consigne, tandis que
je ferais mouvoir les fils d'une
opposition factice et clandestinement embauchée ;
après cela, qu'on vienne
faire
de beaux discours : ils entreront
dans les oreilles de mes députés comme le vent
entre dans le trou d'une
serrure. Voulez-vous maintenant que je
vous parle de mon Sénat ?
MONTESQUIEU.
Non, je sais par
Caligula ce que ce peut être.
Seizième
dialogue
MONTESQUIEU.
Un des points saillants
de votre politique, c'est
l'anéantissement des partis et la destruction des forces
collectives.
Vous n'avez point failli
à ce programme ; cependant, je
vois encore autour de vous des choses auxquelles vous
n'avez point
touché. Ainsi vous n'avez encore porté la main
ni sur le clergé, ni sur l'Université, ni sur le
barreau, ni sur les
milices nationales, ni sur
les corporations
commerciales ; il me semble, cependant, qu'il y a là plus
d'un élément
dangereux.
MACHIAVEL.
Je ne puis vous dire
tout à la fois. Venons de suite aux
milices nationales, car je ne devrais plus avoir à m'en
occuper ; leur
dissolution a été nécessairement un
des
premiers actes de mon pouvoir. L'organisation d'une garde
citoyenne ne saurait se
concilier avec l'existence d'une
armée régulière, car, les citoyens en
armes pourraient, à un
moment donné, se
transformer en factieux. Ce point,
cependant, n'est pas sans difficulté. La garde nationale
est une institution
inutile, mais elle porte un nom
populaire. Dans les États militaires, elle flatte les
instincts puérils de
certaines
classes bourgeoises, qui, par un
travers assez ridicule, allient le goût des
démonstrations guerrières
aux habitudes
commerciales. C'est là un préjugé
inoffensif, il serait d'autant plus maladroit de le heurter, que le prince
ne doit jamais avoir l'air de
séparer ses intérêts de ceux de la
cité qui croit trouver une garantie dans l'armement
de ses habitants.
MONTESQUIEU.
Mais puisque vous
dissolvez cette milice.
MACHIAVEL.
Je la dissous pour la
réorganiser sur d'autres bases.
L'essentiel est de la mettre sous les ordres immédiats des
agents de
l'autorité civile et de lui ôter la
prérogative
de recruter ses chefs par la voie de l'élection ; c'est ce
que je fais. Je ne
l'organiserai, d'ailleurs,
que dans les lieux
où il conviendra, et je me réserve le droit de la
dissoudre de nouveau et
de la rétablir
sur d'autres bases encore, si les
circonstances l'exigent. Je n'ai rien à vous dire de plus
sur ce point. En ce qui
touche l'Université, l'ordre de
choses actuel me satisfait à peu près. Vous
n'ignorez pas, en effet,
que ces grands corps
d'enseignement ne sont plus
organisés, aujourd'hui, comme ils l'étaient
autrefois. Ils ont
presque partout, m'assure-t-on,
perdu leur autonomie et
ne sont plus que des services publics à la charge de l'État. Or,
ainsi que je vous l'ai dit plus d'une fois, là
où est l'État, là est le prince ; la
direction morale des établissements
publics est
entre ses mains ; ce sont ses
agents qui inspirent l'esprit de la jeunesse. Les chefs
comme les membres des
corps enseignants de tous les degrés
sont nommés par le gouvernement, ils y sont rattachés,
ils en dépendent, cela suffit ; s'il reste
çà et
là quelques traces d'organisation indépendante
dans quelque
école publique ou Académie que ce soit, il est
facile de la ramener au centre commun d'unité et de
direction. C'est
l'affaire d'un règlement ou même d'un
simple arrêté ministériel. Je passe
à tire-d'aile sur des détails
qui ne peuvent pas
appeler mes regards de plus
près. Cependant, je ne dois pas abandonner ce sujet sans
vous dire que je regarde comme
très important de proscrire,
dans l'enseignement du droit, les études de politique
constitutionnelle.
MONTESQUIEU.
Vous avez en effet
d'assez bonnes raisons pour cela.
MACHIAVEL.
Mes raisons sont fort
simples ; je ne veux pas qu'au sortir
des écoles, les jeunes gens s'occupent de politique
à tort et à travers ;
qu'à dix-huit ans, on se mêle de faire
des constitutions comme on fait des tragédies. Un tel
enseignement ne peut que
fausser les idées de la jeunesse
et l'initier prématurément à des
matières qui dépassent la
mesure de sa raison.
C'est avec ces notions mal
digérées, mal comprises, qu'on prépare
de faux hommes d'État, des
utopistes dont les
témérités d'esprit se traduisent
plus tard par des témérités d'action.
Il faut que les
générations qui naissent sous mon
règne
soient élevées dans le respect des institutions
établies, dans l'amour
du prince ; aussi
ferais-je un usage assez
ingénieux du pouvoir de direction qui m'appartient sur
l'enseignement : je
crois qu'en général dans les écoles on
a un grand tort, c'est de négliger l'histoire contemporaine. Il est au
moins aussi essentiel de connaître
son temps que celui de Périclès ; je voudrais que l'histoire de mon
règne fût enseignée, moi vivant, dans
les
écoles. C'est ainsi qu'un prince nouveau entre dans le
coeur d'une
génération.
MONTESQUIEU.
Ce serait, bien entendu,
une apologie perpétuelle de tous
vos actes ?
MACHIAVEL.
Il est
évident que je ne me ferais pas dénigrer. L'autre
moyen que j'emploierais aurait pour but de réagir contre
l'enseignement libre,
que l'on ne peut pas directement
proscrire. Les universités renferment des armées
de professeurs
dont on peut, en dehors des classes, utiliser
les loisirs pour la propagation des bonnes doctrines. Je
leur ferais ouvrir des
cours libres dans toutes les villes
importantes, je mobiliserais ainsi l'instruction et
l'influence du
gouvernement.
MONTESQUIEU.
En d'autres termes, vous
absorbez, vous confisquez à votre
profit même les dernières lueurs d'une
pensée indépendante.
MACHIAVEL.
Je ne confisque rien du
tout.
MONTESQUIEU.
Permettez-vous
à d'autres professeurs que les vôtres de
vulgariser la science par les mêmes moyens et cela sans
brevet, sans
autorisation ?
MACHIAVEL.
Quoi ! voulez-vous donc
que j'autorise des clubs ?
MONTESQUIEU.
Non, passez donc
à un autre objet.
MACHIAVEL.
Parmi la multitude de
mesures réglementaires que réclame le
salut de mon gouvernement, vous avez appelé mon attention sur le barreau
; c'est étendre l'action de ma
main au delà de ce qui est nécessaire pour le
moment ; je touche ici
d'ailleurs à des
intérêts civils, et vous savez
qu'en cette matière, ma règle de conduite est de
m'abstenir autant que
possible. Dans les
États où le barreau est
constitué en corporation, les justiciables regardent l'indépendance
de cette institution comme une garantie
inséparable du droit de la défense devant les
tribunaux, qu'il
s'agisse de leur honneur, de
leur intérêt ou de leur
vie. Il est bien grave d'intervenir ici, car l'opinion pourrait
s'alarmer sur un cri que
ne manquerait pas de jeter la
corporation tout entière. Cependant, je n'ignore pas que cet
ordre sera un foyer
d'influences constamment hostiles à mon
pouvoir. Cette profession, vous le savez mieux que moi, Montesquieu,
développe des caractères froids et
opiniâtres dans leurs principes, des esprits dont la tendance
est de rechercher dans
les actes du pouvoir l'élément de la
légalité pure. L'avocat n'a pas au même
degré que le magistrat
le sens
élevé des nécessités
sociales ; il voit
la loi de trop près, et par des côtés
trop petits pour en avoir le
sentiment juste, tandis que le
magistrat....
MONTESQUIEU.
Épargnez
l'apologie.
MACHIAVEL.
Oui, car je n'oublie pas
que je suis devant un descendant
de ces grands magistrats qui soutinrent avec tant d'éclat,
en France, le
trône de la monarchie.
MONTESQUIEU.
Et qui se
montrèrent rarement faciles à l'enregistrement
des édits, quand ils violaient la loi de l'État.
MACHIAVEL.
C'est ainsi qu'ils ont
fini par renverser l'État lui-même.
Je ne veux pas que mes cours de justice soient des parlements et que les
avocats, sous l'immunité de leur
robe, y fassent de la politique. Le plus grand homme du
siècle,
auquel votre patrie a eu l'honneur de donner le
jour, disait : Je veux que l'on puisse couper la langue à un
avocat qui dit du mal du
gouvernement. Les moeurs modernes
sont plus douces, je n'irais pas jusque-là. Au
premier jour, et dans
les circonstances qui conviendront,
je me bornerai à faire une chose bien simple : je rendrai
un décret
qui, tout en respectant l'indépendance de la
corporation, soumettra néanmoins les avocats à
recevoir du souverain
l'investiture de leur
profession. Dans l'exposé
des motifs de mon décret, il ne sera pas, je crois, bien
difficile de
démontrer aux justiciables qu'ils trouveront
dans ce mode de nomination une garantie plus sérieuse
que quand la corporation
se recrute d'elle-même,
c'est-à-dire avec des éléments
nécessairement un peu confus.
MONTESQUIEU.
Il n'est que trop vrai
que l'on peut prêter aux mesures les
plus détestables, le langage de la raison ! Mais voyons,
qu'allez-vous faire
maintenant à l'égard du clergé ?
Voilà
une institution qui ne dépend de l'État que par
un côté et qui relève
d'une
puissance spirituelle, dont le siége
est ailleurs que chez vous. Je ne connais rien de plus
dangereux pour votre
pouvoir, je vous le déclare, que cette
puissance qui parle au nom du ciel et dont les racines
sont partout sur la
terre : n'oubliez pas que la parole
chrétienne est une parole de liberté. Sans doute,
les lois de l'État ont
établi une démarcation profonde entre
l'autorité
religieuse et l'autorité politique ; sans doute, la parole
des ministres du culte
ne se fera entendre qu'au nom de
l'Évangile ; mais le spiritualisme divin qui s'en
dégage est la pierre
d'achoppement du
matérialisme politique.
C'est ce livre si humble et si doux qui a détruit,
à lui seul, et l'empire
Romain, et le
césarisme, et sa puissance. Les
nations franchement chrétiennes échapperont
toujours au despotisme,
car le christianisme
élève la dignité de
l'homme trop haut pour que le despotisme puisse l'atteindre, car il
développe des forces morales sur
lesquelles le pouvoir humain n'a pas de prise[10]. Prenez
garde au
prêtre : il ne dépend que de Dieu, et son
influence est partout, dans le sanctuaire, dans la famille, dans
l'école. Vous
ne pouvez rien sur lui : sa hiérarchie n'est
pas la vôtre, il obéit à une
constitution qui ne se tranche ni par la loi, ni par
l'épée. Si vous régnez sur une nation
catholique et que vous ayez le clergé pour ennemi, vous
périrez
tôt ou tard, quand bien même le peuple entier
serait pour vous.
[10] Esp. des lois, p.
371, liv. XXIV, ch. I et suiv.
MACHIAVEL.
Je ne sais pas trop
pourquoi il vous plaît de faire du
prêtre un apôtre de liberté. Je n'ai
jamais vu cela, ni dans les temps anciens, ni dans les temps
modernes ; j'ai toujours
trouvé dans le sacerdoce un appui naturel du pouvoir absolu.
Remarquez-le bien, si,
dans l'intérêt de mon établissement,
j'ai dû faire des concessions à l'esprit
démocratique de mon
époque, si j'ai pris
le suffrage universel pour base
de mon pouvoir, ce n'est qu'un artifice commandé par les temps, je n'en
réclame pas moins le bénéfice du droit
divin, je n'en suis pas moins roi par la grâce de Dieu. A
ce titre, le
clergé doit donc me soutenir, car mes
principes d'autorité sont conformes aux siens. Si,
cependant, il se
montrait factieux, s'il profitait
de son influence pour
faire une guerre sourde à mon gouvernement....
MONTESQUIEU.
Eh bien ?
MACHIAVEL.
Vous qui parlez de
l'influence du clergé, vous ignorez donc
à quel point il a su se rendre impopulaire dans quelques
États catholiques ? En France, par exemple, le
journalisme et la presse l'ont tellement perdu dans l'esprit des masses, ils
ont tellement ruiné sa mission,
que si je régnais dans son royaume savez-vous bien ce que
je pourrais faire ?
MONTESQUIEU.
Quoi ?
MACHIAVEL.
Je pourrais provoquer,
dans l'Église, un schisme qui
briserait tous les liens qui rattachent le clergé
à la cour de Rome, car
c'est là qu'est
le noeud gordien. Je ferais tenir
par ma presse, par mes publicistes, par mes hommes politiques le langage
que voici : « Le christianisme est
indépendant du catholicisme ; ce que le catholicisme défend, le
christianisme le permet ; l'indépendance du
clergé, sa soumission à la cour de Rome, sont des
dogmes purement
catholiques ; un tel ordre de
choses est une
menace perpétuelle contre la sûreté de
l'État. Les fidèles du royaume
ne doivent pas
avoir pour chef spirituel un prince
étranger ; c'est laisser l'ordre intérieur
à la discrétion d'une
puissance qui peut
être hostile à tout moment ; cette
hiérarchie du moyen âge, cette tutelle des peuples
en enfance
ne peut plus se concilier avec le génie viril de la
civilisation moderne, avec ses lumières et son indépendance.
Pourquoi aller chercher à Rome un directeur
des consciences ? Pourquoi le chef de l'autorité politique ne serait-il
pas en même temps le chef de
l'autorité religieuse ? Pourquoi le souverain ne serait-il
pas pontife
? » Tel est le langage que l'on pourrait faire
tenir à la presse, à la presse
libérale surtout, et ce qu'il y a de très
probable, c'est que la masse du peuple l'entendrait
avec joie.
MONTESQUIEU.
Si vous pouviez le
croire et si vous osiez tenter une
semblable entreprise, vous apprendriez promptement et d'une
manière
à coup sûr terrible, ce qu'est la puissance du
catholicisme, même chez les nations où il
paraît affaibli[11].
[11] Esp. des lois, p.
393, liv. XXV, ch. XII.
MACHIAVEL.
Le tenter, grand Dieu !
Mais je demande pardon, à genoux, à
notre divin maître, d'avoir seulement exposé cette doctrine
sacrilége, inspirée par la haine du catholicisme
;
mais Dieu, qui a institué le pouvoir humain, ne lui défend pas de
se garantir des entreprises du clergé, qui
enfreint d'ailleurs les préceptes de l'Évangile
quand il manque de
subordination envers le
prince. Je sais bien
qu'il ne conspirera que par une influence insaisissable,
mais je trouverais le
moyen d'arrêter, même au sein de la
cour de Rome, l'intention qui dirige l'influence.
MONTESQUIEU.
Comment ?
MACHIAVEL.
Il me suffirait
d'indiquer du doigt au Saint-Siége l'état
moral de mon peuple, frémissant sous le joug de
l'Église, aspirant à le
briser,
capable de se démembrer à son tour du
sein de l'unité catholique, de se jeter dans le schisme
de l'Église
grecque ou protestante.
MONTESQUIEU.
La menace au lieu de
l'action !
MACHIAVEL.
Combien vous vous
trompez, Montesquieu, et à quel point ne
méconnaissez vous pas mon respect pour le trône pontifical ! Le seul
rôle que je veuille jouer, la seule
mission qui m'appartienne à moi souverain catholique, ce
serait
précisément d'être le
défenseur de l'Église. Dans
les temps actuels, vous le savez, le pouvoir temporel est
gravement
menacé, et par la haine irréligieuse, et par
l'ambition des pays nord de l'Italie. Eh bien, je dirais au
Saint-Père :
Je vous soutiendrai contre eux tous, je vous
sauverai, c'est mon devoir, c'est ma mission, mais du
moins ne m'attaquez pas,
soutenez moi de votre influence
morale ; serait-ce trop demander quand moi-même j'exposerais ma
popularité en me portant pour défenseur du
pouvoir temporel, complètement
discrédité aujourd'hui,
hélas ! aux
yeux de ce qu'on appelle la
démocratie européenne. Ce péril ne
m'arrêterait point ; nonseulement je tiendrais en
échec, de la part des États voisins, toute
entreprise contre la souveraineté du Saint-Siège, mais si, par
malheur, il était attaqué, si le Pape
venait à être chassé des
États pontificaux, comme cela s'est déjà
vu, mes baïonnettes seules l'y ramèneraient et l'y
maintiendraient toujours, moi durant.
MONTESQUIEU.
En effet, ce serait un
coup de maître, car si vous teniez à
Rome une garnison perpétuelle, vous disposeriez presque du
Saint-Siège, comme s'il résidait dans quelque
province de votre royaume.
MACHIAVEL.
Croyez-vous qu'après un tel
service rendu à la papauté,
elle refuserait de soutenir mon pouvoir, que le Pape même, au
besoin, refuserait de venir me sacrer dans ma
capitale ? De tels événements sont-ils sans
exemple dans l'histoire ?
MONTESQUIEU.
Oui, tout se voit dans
l'histoire. Mais enfin, si au lieu
de trouver dans la chaire de Saint-Pierre un Borgia ou un
Dubois, comme vous
paraissez y compter, vous aviez en face
de vous un pape qui résistât à vos
intrigues et bravât
votre
colère, que feriez-vous ?
MACHIAVEL.
Alors, il faudrait bien
s'y résoudre, sous prétexte de
défendre le pouvoir temporel, je déterminerais sa
chute.
MONTESQUIEU.
Vous avez ce que l'on
appelle du génie !
Dix-septième
dialogue
MONTESQUIEU.
J'ai dit que vous avez
du génie ; il en faut, vraiment,
d'une certaine sorte, pour concevoir et exécuter tant de
choses. Je comprends
maintenant l'apologue du dieu Wishnou
; vous avez cent bras comme l'idole indienne, et chacun de vos doigts
touche un ressort. De même que vous
touchez tout, pourrez-vous aussi tout voir ?
MACHIAVEL.
Oui, car je ferai de la
police une institution si vaste,
qu'au coeur de mon royaume la moitié des hommes verra
l'autre. Me
permettez-vous quelques détails sur
l'organisation de ma police ?
MONTESQUIEU.
Faites.
MACHIAVEL.
Je commencerai par
créer un ministère de la police, qui
sera le plus important de mes ministères et qui centralisera, tant pour
l'extérieur que pour l'intérieur,
les nombreux services dont je doterai cette partie de mon
administration.
MONTESQUIEU.
Mais si vous faites
cela, vos sujets verront immédiatement
qu'ils sont enveloppés dans un effroyable réseau.
MACHIAVEL.
Si ce
ministère déplaît, je l'abolirai et je
l'appellerai,
si vous voulez, ministère d'État. J'organiserai
d'ailleurs dans les
autres ministères des
services correspondants, dont la
plus grande partie sera fondue, sans bruit, dans ce que
vous appelez aujourd'hui
ministère de l'intérieur et
ministère des affaires étrangères.
Vous entendez parfaitement qu'ici je ne m'occupe point de
diplomatie, mais uniquement
des moyens propres à assurer ma
sécurité contre les factions,
tant
à l'extérieur qu'à
l'intérieur. Eh bien,
croyez-le, sous ce rapport, je trouverai la plupart des
monarques à
peu près dans la même situation que moi,
c'est-à-dire très disposés
à seconder mes vues, qui consisteraient
à créer des services de police internationale
dans l'intérêt d'une sûreté
réciproque. Si, comme je n'en
doute
guère, je parvenais à atteindre ce
résultat,
voici quelques-unes des formes sous lesquelles se produirait
ma police à
l'extérieur : Hommes de plaisirs et de bonne
compagnie dans les cours étrangères, pour avoir
l'oeil sur les intrigues
des princes et des
prétendants exilés,
révolutionnaires proscrits dont, à prix d'argent,
je ne désespérerais
pas d'amener quelques-uns à me servir
d'agents de transmission à l'égard des
menées de la démagogie
ténébreuse ; établissement de journaux
politiques
dans les grandes capitales, imprimeurs et libraires placés dans
les mêmes conditions et secrètement
subventionnés pour suivre de plus près, par la
presse, le mouvement de
la pensée.
MONTESQUIEU.
Ce n'est plus contre les
factions de votre royaume, c'est
contre l'âme même de l'humanité que vous
finirez par conspirer.
MACHIAVEL.
Vous le savez, je ne
m'effraie pas beaucoup des grands
mots. Je veux que tout homme politique, qui voudra aller
cabaler à
l'étranger, puisse être observé,
signalé de
distance en distance, jusqu'à son retour dans mon royaume,
où on
l'incarcérera bel et bien pour qu'il ne soit pas en
mesure de recommencer. Pour avoir mieux en main le fil
des intrigues
révolutionnaires, je rêve une combinaison qui
serait, je crois, assez habile.
MONTESQUIEU.
Et quoi donc, grand Dieu
!
MACHIAVEL.
Je voudrais avoir un
prince de ma maison, assis sur les
marches de mon trône, qui jouerait au mécontent. Sa mission consisterait
à se poser en libéral, en détracteur
de mon gouvernement et à rallier ainsi, pour les observer
de plus près,
ceux qui, dans les rangs les plus élevés de
mon royaume, pourraient faire un peu de démagogie. A cheval sur les intrigues
intérieures et extérieures, le
prince auquel je confierais cette mission ferait ainsi jouer un
jeu de dupe à
ceux qui ne seraient pas dans le secret de la
comédie.
MONTESQUIEU.
Quoi ! c'est
à un prince de votre maison que vous
confieriez des attributions que vous classez vous-même dans la
police ?
MACHIAVEL.
Et pourquoi non ? Je
connais des princes régnants qui, dans
l'exil, ont été attachés à
la police secrète de certains cabinets.
MONTESQUIEU.
Si je continue
à vous écouter, Machiavel, c'est pour avoir
le dernier mot de cette effroyable gageure.
MACHIAVEL.
Ne vous indignez pas,
monsieur de Montesquieu ; dans
l'Esprit des lois, vous m'avez appelé grand homme[12].
[12] Esp. des lois, p.
68, livre VI, chap. V.
MONTESQUIEU.
Vous me le faites expier
chèrement ; c'est pour ma punition
que je vous écoute. Passez le plus vite que vous pourrez sur tant de
détails sinistres.
MACHIAVEL.
A
l'intérieur, je suis obligé de
rétablir le cabinet noir.
MONTESQUIEU.
Rétablissez.
MACHIAVEL.
Vos meilleurs rois en
faisaient usage. Il ne faut pas que
le secret des lettres puisse servir à couvrir des complots.
MONTESQUIEU.
C'est là ce
qui vous fait trembler, je le comprends.
MACHIAVEL.
Vous vous trompez, car
il y aura des complots sous mon
règne : il faut qu'il y en ait.
MONTESQUIEU.
Qu'est-ce encore ?
MACHIAVEL.
Il y aura
peut-être des complots vrais, je n'en réponds pas
; mais à coup sûr il y aura des complots
simulés. A de certains
moments, ce peut
être un excellent moyen pour
exciter la sympathie du peuple en faveur du prince, lorsque sa
popularité décroît. En intimidant
l'esprit
public on obtient, au besoin, par là, les mesures de rigueur
que l'on veut, ou l'on
maintient celles qui existent. Les
fausses conspirations, dont, bien entendu, il ne faut user
qu'avec la plus grande
mesure, ont encore un autre avantage
: c'est qu'elles permettent de découvrir les complots
réels, en
donnant lieu à des perquisitions qui conduisent à
rechercher partout la trace de ce qu'on soupçonne.
Rien n'est plus
précieux que la vie du souverain : il faut
qu'elle soit environnée d'innombrables garanties,
c'est-àdire d'innombrables
agents, mais il est
nécessaire en même temps
que cette milice secrète soit assez habilement dissimulée
pour que le souverain n'ait pas l'air d'avoir
peur quand il se montre en public. On m'a dit qu'en Europe
les
précautions à cet égard
étaient tellement
perfectionnées, qu'un prince qui sort dans les rues, pouvait
avoir l'air d'un simple particulier, qui se
promène, sans garde, dans
la foule, alors qu'il est environné de deux ou trois mille
protecteurs.
J'entends, du reste, que
ma police soit parsemée dans tous
les rangs de la société. Il n'y aura pas de
conciliabule, pas de
comité, pas de
salon, pas de foyer intime où il ne
se trouve une oreille pour recueillir ce qui se dit en tout
lieu, à toute
heure. Hélas, pour ceux qui ont manié le
pouvoir, c'est un phénomène étonnant
que la facilité avec laquelle
les hommes se font les
délateurs les uns des
autres. Ce qui est plus étonnant encore, c'est la
faculté
d'observation et
d'analyse qui se développe chez ceux qui
font état de la police politique ; vous n'avez aucune
idée de leurs
ruses, de leurs déguisements, de leurs
instincts, de la passion qu'ils apportent dans leurs recherches,
de leur patience, de
leur impénétrabilité ; il y a des
hommes de tous les rangs qui font ce métier, comment vous
dirai-je ? par une sorte
d'amour de l'art.
MONTESQUIEU.
Ah ! tirez le rideau !
MACHIAVEL.
Oui, car il y a
là, dans les bas-fonds, du pouvoir, des
secrets qui terrifient le regard. Je vous épargne de plus
sombres choses que vous
n'en avez entendues. Avec le
système que j'organiserai, je serai si
complètement renseigné,
que je pourrai
tolérer même des agissements
coupables, parce qu'à chaque minute du jour j'aurai le
pouvoir de les
arrêter.
MONTESQUIEU.
Les tolérer,
et pourquoi ?
MACHIAVEL.
Parce que dans les
États européens le monarque absolu ne
doit pas indiscrètement user de la force ; parce qu'il y
a toujours, dans le fond
de la société, des activités
souterraines sur lesquelles on ne peut rien quand elles ne se
formulent pas ; parce
qu'il faut éviter avec grand soin
d'alarmer l'opinion sur la sécurité du pouvoir ;
parce que les partis se
contentent de murmures,
de taquineries
inoffensives, quand ils sont réduits à
l'impuissance et que prétendre
désarmer jusqu'à leur mauvaise humeur, serait une
folie. On les entendra donc se plaindre, çà et
là, dans les journaux,
dans les livres ;
ils essaieront des
allusions contre le gouvernement dans quelques discours ou
dans quelques plaidoyers
; ils feront, sous divers
prétextes, quelques petites manifestations d'existence ;
tout cela sera bien
timide, je vous le jure, et
le public s'il en est
informé, ne sera guère tenté que d'en
rire. On me trouvera bien
bon de supporter cela, je
passerai pour trop
débonnaire ; voilà pourquoi je
tolérerai ce qui, bien entendu, me
paraîtra
pouvoir l'être sans aucun danger : je ne veux pas
même que l'on puisse dire que mon gouvernement est ombrageux.
MONTESQUIEU.
Ce langage me rappelle
que vous avez laissé une lacune, et
une lacune fort grave, dans vos décrets.
MACHIAVEL.
Laquelle ?
MONTESQUIEU.
Vous n'avez pas
touché à la liberté individuelle.
MACHIAVEL.
Je n'y toucherai pas.
MONTESQUIEU.
Le croyez-vous ? Si vous
vous êtes réservé la faculté
de
tolérer, vous vous êtes principalement
réservé le droit d'empêcher
tout ce qui vous paraîtrait dangereux. Si
l'intérêt de l'État, ou même
un soin un peu pressant, exige qu'un homme soit
arrêté, à la minute même,
dans votre royaume,
comment pourra-t-on le faire s'il y a dans la législation
quelque loi d'habeas corpus ; si l'arrestation
individuelle est précédée de certaines
formalités, de certaines
garanties ? Pendant qu'on y
procédera, le temps
se passera.
MACHIAVEL.
Permettez ; si je
respecte la liberté individuelle, je ne
m'interdis pas à cet égard quelques modifications
utiles à l'organisation
judiciaire.
MONTESQUIEU.
Je le savais bien.
MACHIAVEL.
Oh ! ne triomphez pas,
ce sera la chose la plus simple du
monde. Qui est-ce qui statue en général sur la
liberté individuelle,
dans vos
États parlementaires ?
MONTESQUIEU.
C'est un conseil de
magistrats, dont le nombre et
l'indépendance sont la garantie des justiciables.
MACHIAVEL.
C'est une organisation
à coup sûr vicieuse, car, comment
voulez-vous qu'avec la lenteur des délibérations
d'un conseil,
la justice puisse avoir la rapidité
d'appréhension
nécessaire sur les malfaiteurs ?
MONTESQUIEU.
Quels malfaiteurs ?
MACHIAVEL.
Je parle des gens qui
commettent des meurtres, des vols,
des crimes et des délits justiciables du droit commun. Il
faut donner à
cette juridiction l'unité d'action qui lui
est nécessaire : je remplace votre conseil par un magistrat
unique,
chargé de statuer sur l'arrestation des
malfaiteurs.
MONTESQUIEU.
Mais il ne s'agit pas
ici de malfaiteurs ; à l'aide de
cette disposition, vous menacez la liberté de tous les
citoyens ; faites au
moins une distinction sur le
titre de
l'accusation.
MACHIAVEL.
C'est justement ce que
je ne veux pas faire. Est-ce que
celui qui entreprend quelque chose contre le gouvernement n'est pas
autant et plus coupable que celui
qui commet un crime ou un délit ordinaire ? La passion
ou la misère
atténuent bien des fautes, mais qu'est-ce qui
force les gens à s'occuper de politique ? Aussi je ne
veux plus de distinction
entre les délits de droit commun
et les délits politiques. Où donc, les
gouvernements modernes
ont-ils l'esprit,
d'élever des espèces de tribunes
criminelles à leurs détracteurs ? Dans mon
royaume, le journaliste
insolent sera confondu,
dans les prisons, avec
le simple larron et comparaîtra, à
côté de lui, devant la juridiction
correctionnelle. Le conspirateur s'assiéra
devant le jury criminel, côte à côte
avec le faussaire, avec le meurtrier. C'est là une
excellente modification
législative, remarquez-le, car l'opinion publique, en voyant
traiter le conspirateur
à
l'égal du malfaiteur ordinaire, finira
par confondre les deux genres dans le même mépris.
MONTESQUIEU.
Vous ruinez la base
même du sens moral ; mais que vous
importe ? Ce qui m'étonne, c'est que vous conserviez un jury criminel.
MACHIAVEL.
Dans les
États centralisés comme le mien, ce sont les
fonctionnaires publics qui désignent les membres du jury.
En matière de
simple délit politique, mon ministre de la
justice pourra toujours, quand il le faudra, composer la
chambre des juges
appelés à en connaître.
MONTESQUIEU.
Votre
législation intérieure est
irréprochable ; il est
temps de passer à d'autres objets.
Dix-huitième
dialogue
III PARTIE
MONTESQUIEU.
Jusqu'à
présent vous ne vous êtes occupé que
des formes de
votre gouvernement et des lois de rigueur, nécessaires
pour le maintenir. C'est beaucoup ; ce n'est
rien encore. Il vous reste à résoudre le plus
difficile de tous les
problèmes, pour un
souverain qui veut affecter le
pouvoir absolu dans un État européen,
façonné aux moeurs
représentatives.
MACHIAVEL.
Quel est donc ce
problème ?
MONTESQUIEU.
C'est celui de vos finances.
MACHIAVEL.
Cette question n'est
point restée étrangère à
mes
préoccupations, car je me souviens de vous avoir dit que
tout, en définitive, se
résoudrait par une question de chiffres.
MONTESQUIEU.
Fort bien, mais ici
c'est la nature même des choses qui va
vous résister.
MACHIAVEL.
Vous
m'inquiétez, je vous l'avoue, car je date d'un
siècle
de barbarie sous le rapport de l'économie politique et
j'entends fort peu de
chose à ces matières.
MONTESQUIEU.
Je me rassure pour vous.
Permettez-moi toutefois de vous
adresser une question. Je me souviens d'avoir écrit, dans l'Esprit des lois,
que le monarque absolu était
astreint, par le principe de son gouvernement, à n'imposer
que de
faibles tributs à ses sujets[13]. Donnerez-vous du moins
aux vôtres cette satisfaction ?
[13] Esp. des lois, p.
80. chap. X, liv. XIII.
MACHIAVEL.
Je ne m'y engage pas et
je ne connais rien, en vérité, de
plus contestable que la proposition que vous avez émise
là. Comment
voulez-vous que l'appareil du pouvoir
monarchique, l'éclat et la représentation d'une
grande cour, puissent
exister sans imposer
à une nation de lourds
sacrifices ? Votre thèse peut être vraie en
Turquie, en Perse, que
sais-je ! chez de petits peuples
sans industrie, qui
n'auraient d'ailleurs pas le moyen de payer l'impôt ; mais
dans les
sociétés européennes, où la
richesse déborde des
sources du travail, et se présente sous tant de formes
à l'impôt, où le
luxe est un moyen de gouvernement, où
l'entretien et la dépense de tous les services publics sont
centralisés
entres les mains de l'État, où toutes les
hautes charges, toutes les dignités sont
salariées à grands frais, comment
voulez-vous
encore une fois que l'on se borne à de
modiques tributs, comme vous dites, quand, avec cela, on est souverain
maître ?
MONTESQUIEU.
C'est très
juste et je vous abandonne ma thèse, dont le
véritable sens vous a d'ailleurs
échappé. Ainsi, votre gouvernement
coûtera cher ; il est évident qu'il
coûtera
plus cher qu'un gouvernement représentatif.
MACHIAVEL.
C'est possible.
MONTESQUIEU.
Oui, mais c'est ici que
commence la difficulté. Je sais
comment les gouvernements représentatifs pourvoient
à leurs besoins
financiers, mais je n'ai
aucune idée des
moyens d'existence du pouvoir absolu dans les
sociétés modernes. Si
j'interroge le
passé, je vois très clairement
qu'il ne peut subsister qu'aux conditions suivantes : il
faut, en premier lieu,
que le monarque absolu soit un chef
militaire, vous le reconnaissez sans doute.
MACHIAVEL.
Oui.
MONTESQUIEU.
Il faut, de plus, qu'il
soit conquérant, car c'est à la
guerre qu'il doit demander les principales ressources qui lui
sont
nécessaires pour entretenir son faste et ses
armées.
S'il les demandait à l'impôt, il
écraserait ses sujets. Vous voyez par là
que ce n'est pas, parce que le monarque absolu
dépense moins, qu'il doit ménager les tributs,
mais parce
que la loi de sa subsistance est ailleurs. Or,
aujourd'hui, la guerre ne rapporte plus de profits à ceux
qui la font : elle ruine
les vainqueurs aussi
bien que les
vaincus. Voilà une source de revenus qui vous
échappe.
Restent les
impôts, mais, bien entendu, le prince absolu
doit pouvoir se passer, à cet égard, du
consentement de ses
sujets. Dans les États
despotiques, il y a une fiction
légale qui leur permet de les taxer
discrétionnairement : en
droit, le souverain est
censé posséder tous les biens de
ses sujets. Quand il leur prend quelque chose, il ne fait
donc que reprendre ce
qui lui appartient. De la sorte,
point de résistance.
Enfin, il faut que le
prince puisse disposer, sans
discussion comme sans contrôle, des ressources que lui a
procurées
l'impôt. Tels sont, en cette matière, les
errements inévitables de l'absolutisme ; convenez qu'il y
aurait beaucoup à faire
pour en
revenir là. Si les peuples
modernes sont, aussi indifférents que vous le dites,
à la perte
de leurs libertés, il n'en
sera pas de même quand il
s'agira de leurs intérêts ; leurs
intérêts sont liés à un
régime économique
exclusif du
despotisme : si vous n'avez par
l'arbitraire en finances, vous ne pouvez pas l'avoir en
politique. Votre
règne entier s'écroulera sur le chapitre
des budgets.
MACHIAVEL.
Je suis fort tranquille
sur ce point, comme sur le reste.
MONTESQUIEU.
C'est ce qu'il faut voir
; allons au fait. Le vote des impôts,
par les mandataires de la nation, est la règle fondamentale des
États modernes : accepterez-vous le vote
de l'impôt ?
MACHIAVEL.
Pourquoi non ?
MONTESQUIEU.
Oh ! prenez garde, ce
principe est la consécration la plus
expresse de la souveraineté de la nation ; car lui reconnaître le
droit de voter l'impôt, c'est lui
reconnaître celui de le refuser, de le limiter, de
réduire à rien les moyen
d'action du
prince, et, par suite, de l'anéantir
lui-même, au besoin.
MACHIAVEL.
Vous êtes
catégorique. Continuez.
MONTESQUIEU.
Ceux qui votent
l'impôt sont eux-mêmes des contribuables.
Ici leurs intérêts sont étroitement
solidaires de ceux de la
nation, en un point
où elle aura nécessairement les
yeux ouverts. Vous allez trouver ses mandataires aussi
peu accommodants sur les
crédits législatifs, que vous les
avez trouvés faciles sur le chapitre des libertés.
MACHIAVEL.
C'est ici que la
faiblesse de l'argument se découvre : je
vous prie de prendre note de deux considérations que vous avez
oubliées. En premier lieu les mandataires de la
nation sont salariés ; contribuables ou non, ils sont
personnellement
désintéressés dans le vote de
l'impôt.
MONTESQUIEU.
Je conviens que la
combinaison est pratique, et la remarque
judicieuse.
MACHIAVEL.
Vous voyez
l'inconvénient d'envisager trop systématiquement
les choses ; la moindre modification habile fait tout varier. Vous auriez
peut-être raison si j'appuyais mon
pouvoir sur l'aristocratie, ou sur les classes bourgeoises qui
pourraient, à un moment donné, me refuser
leur concours ; mais, en second lieu, j'ai pour base d'action le
prolétariat, dont la masse ne possède rien. Les
charges de l'État ne pèsent presque pas sur elle,
et je ferai même en
sorte qu'elles
n'y pèsent pas du tout. Les
mesures fiscales préoccuperont peu les classes
ouvrières ; elles ne les
atteindront pas.
MONTESQUIEU.
Si j'ai bien compris,
ceci est très clair : vous faites
payer à ceux qui possèdent, par la
volonté souveraine de ceux qui ne
possèdent pas. C'est la rançon que le nombre et
la
pauvreté imposent à la richesse.
MACHIAVEL.
N'est-ce pas juste ?
MONTESQUIEU.
Ce n'est pas
même vrai, car dans les sociétés
actuelles, au
point de vue économique, il n'y a ni riche, ni pauvre.
L'artisan de la veille
est le bourgeois du lendemain, en
vertu de la loi du travail. Si vous atteignez la bourgeoisie
territoriale ou
industrielle, savez-vous ce que vous faites
?
Vous rendez en
réalité l'émancipation par le travail
plus
difficile, vous retenez un plus grand nombre de travailleurs dans les
liens du prolétariat. C'est une aberration
que de croire que le prolétaire peut profiter des atteintes
portées à la production. En appauvrissant par des
lois fiscales ceux qui possèdent, on ne crée que
des situations
factices et, dans un temps donné, on appauvrit
même ceux qui ne possèdent pas.
MACHIAVEL.
Ce sont de belles
théories, mais je suis bien décidé
à vous
en opposer de tout aussi belles, si vous le voulez.
MONTESQUIEU.
Non, car vous n'avez pas
encore résolu le problème que je vous
ai posé. Obtenez d'abord de quoi faire face aux dépenses de
la souveraineté absolue. Ce ne sera pas si
facile que vous le pensez, même avec une chambre législative
dans laquelle vous aurez la majorité assurée,
même avec la toute-puissance du mandat populaire dont
vous êtes
investi. Dites-moi, par exemple, comment vous
pourrez plier le mécanisme financier des États
modernes aux exigences
du pouvoir absolu. Je vous le
répète, c'est la nature même des choses
qui résiste ici. Les peuples
policés de l'Europe
ont entouré l'administration de
leurs finances, de garanties si étroites, si jalouses, si
multipliées,
qu'elles ne laissent pas plus de place à la
perception qu'à l'emploi arbitraire des deniers publics.
MACHIAVEL.
Quel est donc ce
merveilleux système ?
MONTESQUIEU.
Je puis vous l'indiquer
en quelques mots.
La perfection du
système financier, dans les temps
modernes, repose sur deux bases fondamentales, le contrôle et
la publicité.
C'est là que réside essentiellement la
garantie des contribuables. Un souverain ne pourrait pas y
toucher sans dire
indirectement à ses sujets : Vous avez
l'ordre, je veux le désordre, je veux l'obscurité
dans la gestion des
fonds publics ; j'en ai
besoin parce qu'il y a
une foule de dépenses que je veux pouvoir faire sans
votre approbation, de
déficits que je veux pouvoir masquer,
de recettes que je veux avoir le moyen de déguiser ou de grossir suivant
les circonstances.
MACHIAVEL.
Vous débutez
bien.
MONTESQUIEU.
Dans les pays libres et
industrieux, tout le monde sait les
finances, par nécessité, par
intérêt et par état, et votre gouvernement
à cet égard ne pourrait tromper personne.
MACHIAVEL.
Qui vous dit qu'on
veuille tromper ?
MONTESQUIEU.
Toute l'oeuvre de
l'administration financière, si vaste et
si compliquée qu'elle soit dans ses détails,
aboutit, en dernière
analyse,
à deux opérations fort simples, recevoir
et dépenser.
C'est autour de ces deux
ordres de faits financiers, que
gravite la multitude des lois et des règlements
spéciaux, qui ont encore
pour objet une chose
fort simple : faire en
sorte que le contribuable ne paye que l'impôt
nécessaire et
régulièrement
établi, faire en sorte que le gouvernement
ne puisse appliquer les fonds publics qu'à des dépenses
approuvées par la nation.
Je laisse de
côté tout ce qui est relatif à
l'assiette et
au mode de perception de l'impôt, aux moyens pratiques
d'assurer
l'intégralité de la recette, l'ordre et la
précision dans le mouvement des fonds publics ; ce sont
là des détails de
comptabilité dont je n'ai point à vous
entretenir. Je veux seulement vous montrer comment la
publicité marche avec le
contrôle,
dans les systèmes de finance
politique les mieux organisés de l'Europe.
Un des
problèmes les plus importants à
résoudre, était de
faire sortir complètement de l'obscurité, de
rendre visibles à tous
les yeux
les éléments de recettes et de
dépenses sur lesquels est basé l'emploi de la
fortune publique entre
les mains des
gouvernements. Ce résultat a
été atteint par la création de ce que
l'on appelle, en langue
moderne, le budget de
l'État, qui est l'aperçu ou
l'état estimatif des recettes et des dépenses,
prévues non
pas pour une
période de temps éloignée, mais chaque
année
pour le service de l'année suivante. Le budget annuel
est donc le point
capital, et en quelque sorte générateur,
de la situation financière, qui s'améliore ou
s'aggrave, en proportion
de ses résultats
constatés. Les parties qui le
composent sont préparées par les
différents ministres dans le
département desquels les services à pourvoir sont
placés. Ils prennent pour base de leur travail les
allocations des budgets
antérieurs, en
y introduisant les
modifications, additions et retranchements nécessaires. Le
tout est adressé au
ministre des
finances, qui centralise les
documents qui lui sont transmis, et qui présente
à l'assemblée législative,
ce que l'on appelle le projet du budget. Ce
grand travail publié, imprimé, reproduit dans
mille journaux, dévoile
à tous les yeux la politique intérieure
et extérieure de l'État, l'administration civile,
judiciaire et militaire. Il est examiné,
discuté et voté, par les
représentants du pays, après quoi il est rendu
exécutoire de la
même
manière que les autres lois de l'État.
MACHIAVEL.
Permettez-moi d'admirer
avec quelle netteté de déduction et
quelle propriété de termes, tout à
fait modernes, l'illustre
auteur de l'Esprit des lois
a su se dégager, en
matière de finances, des théories un peu vagues
et des termes
quelquefois un peu ambigus du
grand ouvrage qui l'a
rendu immortel.
MONTESQUIEU.
L'Esprit des lois n'est
pas un traité de finances.
MACHIAVEL.
Votre
sobriété sur ce point mérite d'autant
plus d'être
louée, que vous auriez pu en parler très
compétemment.
Veuillez donc continuer,
je vous prie, je vous suis avec le
plus grand intérêt.
Dix-neuvième
dialogue
MONTESQUIEU.
La création
du système budgétaire a
entraîné, on peut le
dire, avec elle toutes les autres garanties financières qui
sont aujourd'hui le
partage des sociétés politiques bien
réglées.
Ainsi, la
première loi qui se trouve nécessairement
imposée
par l'économie du budget, c'est que les crédits demandés
soient en rapport avec les ressources existantes.
C'est là un équilibre qui doit se traduire
constamment aux yeux par
des chiffres
réels et authentiques, et pour
mieux assurer cet important résultat, pour que le législateur
qui vote sur les propositions qui lui sont
faites ne subisse aucun entraînement, on a eu recours
à une mesure très sage.
On a
divisé le budget général de
l'État
en deux budgets distincts : le budget des dépenses et le
budget des recettes, qui
doivent être votés
séparément,
chacun par une loi spéciale.
De cette
manière, l'attention du législateur est
obligée de
se concentrer, tour à tour, isolément, sur la
situation active et
passive, et ses
déterminations ne sont pas à
l'avance influencées par la balance
générale des recettes et des
dépenses.
Il contrôle
scrupuleusement ces deux éléments, et c'est, en
dernier lieu, de leur comparaison, de leur étroite harmonie, que
naît le vote général du budget.
MACHIAVEL.
Tout cela est fort bien,
mais est-ce que par hasard les
dépenses sont renfermées dans un cercle
infranchissable par le
vote législatif ?
Est-ce que cela est possible ?
Est-ce qu'une chambre peut, sans paralyser l'exercice du
pouvoir
exécutif, défendre au souverain de pourvoir, par
des mesures d'urgence, à des dépenses
imprévues ?
MONTESQUIEU.
Je vois bien que cela
vous gêne, mais je ne puis le
regretter.
MACHIAVEL.
Est-ce que, dans les
États constitutionnels eux-mêmes, la
faculté n'est pas formellement
réservée au souverain, d'ouvrir,
par
ordonnances, des crédits supplémentaires ou
extraordinaires dans l'intervalle des sessions législatives ?
MONTESQUIEU.
C'est vrai, mais
à une condition, c'est que ces ordonnances
soient converties en lois à la réunion des
Chambres. Il faut que
leur approbation intervienne.
MACHIAVEL.
Qu'elle intervienne une
fois que la dépense est engagée,
pour ratifier ce qui est fait, je ne le trouverais pas
mauvais.
MONTESQUIEU.
Je le crois bien ; mais,
malheureusement, on ne s'en est
pas tenu là. La législation financière
moderne la plus avancée
interdit de
déroger aux prévisions normales du
budget, autrement que par des lois portant ouverture de
crédits
supplémentaires et extraordinaires. La dépense ne
peut plus être engagée sans l'intervention du
pouvoir législatif.
MACHIAVEL.
Mais alors on ne peut
même plus gouverner.
MONTESQUIEU.
Il paraît que
si. Les États modernes ont réfléchi
que le
vote législatif du budget finirait par être
illusoire, avec les abus
des crédits
supplémentaires et extraordinaires ; qu'en
définitive la dépense devait pouvoir
être limitée, quand les
ressources
l'étaient naturellement ; que les
événements politiques ne pouvaient faire varier
les faits financiers
d'un instant à
l'autre, et que l'intervalle des
sessions n'était pas assez long pour qu'il ne fût
pas toujours
possible d'y pourvoir
utilement par un vote
extra-budgétaire. On est
allé plus loin
encore ; on a voulu qu'une fois les
ressources votées pour tels et tels services, elles pussent
revenir au
trésor si elles n'étaient pas
employées ; on a
pensé qu'il ne fallait pas que le gouvernement, tout en
restant dans les limites
des crédits alloués, pût employer
les fonds d'un service pour les affecter à un autre, couvrir celui-ci,
découvrir celui-là, au moyen de virements
de fonds opérés de ministère
à ministère, par voie d'ordonnances
; car ce
serait éluder leur destination
législative et revenir, par un détour
ingénieux, à l'arbstraire financier.
On a imaginé,
à cet effet, ce que l'on appelle la
spécialité des crédits par chapitres,
c'est-à-dire que le vote des dépenses a
lieu par chapitres spéciaux ne contenant que des
services corrélatifs et de même nature pour tous
les ministères.
Ainsi, par exemple, le chapitre A comprendra,
pour tous les ministères, la dépense A, le
chapitre B la dépense B
et ainsi de
suite. Il résulte de cette
combinaison que les crédits non employés doivent
être annulés dans la
comptabilité des
divers ministères et reportés en
recettes au budget de l'année suivante. Je n'ai pas besoin
de vous dire que la
responsabilité ministérielle est la
sanction de toutes ces mesures. Ce qui forme le couronnement des
garanties financières, c'est
l'établissement d'une chambre des comptes, sorte de cour de
cassation dans son
genre, chargée d'exercer, d'une manière
permanente, les fonctions de juridiction et de contrôle
sur le compte, le
maniement et l'emploi des deniers
publics, ayant même pour mission de signaler les parties de
l'administration
financière qui peuvent être
améliorées au
double point de vue des dépenses et des recettes. Ces
explications suffisent.
Ne trouvez-vous pas qu'avec une
organisation comme celle-là, le pouvoir absolu serait
bien
embarrassé ?
MACHIAVEL.
Je suis encore
atterré, je vous l'avoue, de cette incursion
financière. Vous m'avez pris par mon
côté faible : je vous ai
dit que je
m'entendais fort peu à ces matières,
mais j'aurais, croyez-le bien, des ministres qui sauraient
rétorquer
tout cela et démontrer le danger de la plupart de
ces mesures.
MONTESQUIEU.
Ne le pourriez-vous pas
un peu vous-même ?
MACHIAVEL.
Si fait. A mes ministres
le soin de faire de belles
théories ; ce sera leur principale occupation ; quant
à moi, je vous parlerai
finances
plutôt en politique qu'en économiste.
Il y a une chose que vous êtes trop porté
à oublier, c'est que la
matière des
finances est, de toutes les
parties de la politique, celle qui se prête le plus
aisément aux maximes du
traité du
Prince. Ces États qui ont des budgets
si méthodiquement ordonnés et des
écritures officielles si
bien en
règle, me font l'effet, de ces
commerçants qui ont des livres parfaitement tenus et se
ruinent bel et bien
finalement. Qui donc a de
plus gros budgets que
vos gouvernements parlementaires ? Qu'est-ce qui coûte plus
cher que la République démocratique des
États-Unis, que la République royale d'Angleterre
? Il est vrai que les
immenses ressources de
cette dernière
puissance sont mises au service de la politique la plus
profonde et la mieux
entendue.
MONTESQUIEU.
Vous n'êtes
pas dans la question. A quoi voulez-vous en
venir ?
MACHIAVEL.
A ceci : c'est que les
règles de l'administration
financière des États n'ont aucun rapport avec
celles de l'économie domestique,
qui paraît
être le type de vos conceptions.
MONTESQUIEU.
Ah ! ah ! la
même distinction qu'entre la politique et la
morale ?
MACHIAVEL.
Eh bien oui, cela n'est-il pas
universellement reconnu,
pratiqué ? Les choses n'étaient-elles pas ainsi
même de votre temps,
beaucoup moins
avancé cependant sous ce
rapport, et n'est-ce pas vous-même qui avez dit que les
États se
permettaient en finances des écarts dont rougirait
le fils de famille le plus déréglé ?
MONTESQUIEU.
C'est vrai, j'ai dit
cela, mais si vous en tirez un
argument favorable à votre thèse, c'est une
véritable surprise pour moi.
MACHIAVEL.
Vous voulez dire, sans
doute, qu'il ne faut pas se
prévaloir de ce qui se fait, mais de ce qui doit se faire.
MONTESQUIEU.
Précisément.
MACHIAVEL.
Je réponds
qu'il faut vouloir le possible, et que ce qui se
fait universellement ne peut pas ne pas se faire.
MONTESQUIEU.
Ceci est de la pratique
pure, j'en conviens.
MACHIAVEL.
Et j'ai quelque
idée que si nous faisions la balance des
comptes, comme vous dites, mon gouvernement, tout absolu qu'il est,
coûterait moins cher que le vôtre ; mais
laissons cette dispute qui serait sans intérêt.
Vous vous trompez
vraiment bien, si vous croyez
que je m'afflige de
la perfection des systèmes de finances que vous venez
de m'expliquer. Je me
réjouis avec vous de la régularité de
la perception de l'impôt, de
l'intégralité de la recette ; je me réjouis
de l'exactitude des comptes, je m'en réjouis
très sincèrement. Croyez-vous donc qu'il
s'agisse, pour le
souverain absolu, de mettre les
mains dans les coffres
de l'État, de manier lui-même les deniers publics.
Ce luxe
de précautions est vraiment puéril. Est-ce que le
danger est-là ? Tant mieux, encore une fois, si les fonds se
recueillent, se meuvent
et circulent avec la précision miraculeuse
que vous m'avez annoncée. Je compte
justement faire servir
à la splendeur de mon règne toutes
ces merveilles de comptabilité, toutes ces beautés organiques de la
matière financière.
MONTESQUIEU.
Vous avez le vis comica.
Ce qu'il y a de plus étonnant pour
moi dans vos théories financières, c'est qu'elles
sont en
contradiction formelle avec ce que vous dites à cet
égard dans le traité du prince, où
vous recommandez sévèrement,
non
pas seulement l'économie en finances, mais
même l'avarice[14].
[14] Traité
du Prince, p. 106, ch. XVI.
MACHIAVEL.
Si vous vous en
étonnez, vous avez tort, car sous ce point
de vue les temps ne sont plus les mêmes, et l'un de mes
principes les plus
essentiels est de m'accommoder aux
temps. Revenons et laissons d'abord un peu de
côté, je vous prie, ce
que vous m'avez dit de
votre chambre des
comptes : cette institution appartient-elle à l'ordre
judiciaire ?
MONTESQUIEU.
Non.
MACHIAVEL.
C'est donc un corps
purement administratif. Je le suppose
parfaitement irréprochable. Mais la belle avance quand
il a
vérifié tous les comptes ! Empêche-t-il
que les
crédits ne se votent, que les dépenses ne se
fassent ? Ses arrêts de
vérification n'en
apprennent pas plus sur la situation
que les budgets. C'est une chambre d'enregistrement sans
remontrance, c'est une
institution ingénue, n'en parlons
donc pas, je la maintiens, sans inquiétude, telle qu'elle
peut être.
MONTESQUIEU.
Vous la maintenez,
dites-vous ! Vous comptez donc toucher
aux autres parties de l'organisation financière ?
MACHIAVEL.
Vous n'en doutiez pas, j'imagine.
Est-ce qu'après un coup
d'État politique, un coup d'État financier n'est
pas inévitable
? Est-ce que je ne me servirai pas de la
toute-puissance pour cela comme pour le reste ? Quelle est
donc la vertu magique
qui préserverait vos règlements
financiers ? Je suis comme ce géant de je ne sais quel
conte, que des
pygmées avaient chargé d'entraves pendant
son sommeil ; en se relevant, il les brisa sans s'en apercevoir. Au lendemain
de mon avènement, il ne sera même
pas question de voter le budget ; je le décréterai extraordinairement,
j'ouvrirai dictatorialement les crédits
nécessaires et je les ferai approuver par mon conseil
d'État.
MONTESQUIEU.
Et vous continuerez
ainsi ?
MACHIAVEL.
Non pas. Dès
l'année suivante je rentrerai dans la
légalité
; car je n'entends rien détruire directement, je vous l'ai
dit plusieurs fois
déjà. On a réglementé avant
moi, je
réglemente à mon tour. Vous m'avez
parlé du vote du budget,
par deux lois distinctes : je
considère cela comme
une mauvaise mesure. On se rend bien mieux compte d'une situation
financière, quand on vote en même temps le
budget des recettes et le budget des dépenses. Mon gouvernement est un
gouvernement laborieux ; il ne faut pas
que le temps si précieux des
délibérations publiques se
perde en discussions
inutiles. Dorénavant le budget des
recettes et celui des dépenses seront compris dans une
seule loi.
MONTESQUIEU.
Bien. Et la loi qui
interdit d'ouvrir des crédits supplémentaires,
autrement que parmi vote préalable de la Chambre ?
MACHIAVEL.
Je l'abroge ; vous en
comprenez assez la raison.
MONTESQUIEU.
Oui.
MACHIAVEL.
C'est une loi qui serait
inapplicable sous tous les
régimes.
MONTESQUIEU.
Et la
spécialité des crédits, le vote par
chapitres ?
MACHIAVEL.
Il est impossible de le
maintenir : on ne votera plus le
budget des dépenses par chapitres, mais par
ministères.
MONTESQUIEU.
Cela me paraît
gros comme une montagne, car le vote par
ministère ne donne pour chacun d'eux qu'un total à examiner. C'est se
servir, pour tamiser les dépenses
publiques, d'un tonneau sans fond au lieu d'un crible.
MACHIAVEL.
Cela n'est pas exact,
car chaque crédit, porté en bloc,
présente des éléments distincts, des
chapitres comme vous dites
; on les examinera si l'on veut,
mais on votera par
ministère, avec faculté de virements d'un
chapitre à un autre.
MONTESQUIEU.
Et de
ministère à ministère ?
MACHIAVEL.
Non, je ne vais pas
jusque-là ; je veux rester dans les
limites de la nécessité.
MONTESQUIEU.
Vous êtes
d'une modération accomplie, et vous croyez que
ces innovations financières ne jetteront pas l'alarme
dans le pays ?
MACHIAVEL.
Pourquoi voulez-vous
qu'elles alarment plus que mes autres
mesures politiques ?
MONTESQUIEU.
Mais parce que celles-ci touchent aux
intérêts matériels de
tout le monde.
MACHIAVEL.
Oh ! ce
sont-là des distinctions bien subtiles.
MONTESQUIEU.
Subtiles ! je trouve le
mot bien choisi. N'y mettez donc
pas de subtilité vous-même, et dites simplement
qu'un pays qui ne peut
pas
défendre ses libertés, ne peut pas
défendre son argent.
MACHIAVEL.
De quoi pourrait-on se
plaindre, puisque j'ai conservé les
principes essentiels du droit public en matière financière ?
Est-ce que l'impôt n'est pas
régulièrement
établi, régulièrement
perçu, les crédits
régulièrement votés ?
Est-ce qu'ici, comme ailleurs, tout ne s'appuie pas
sur la base du suffrage populaire ? Non, sans doute, mon gouvernement n'est
pas réduit à l'indigence. Le peuple
qui m'a acclamé, non-seulement souffre aisément l'éclat du
trône, mais il le veut, il le recherche dans un
prince qui est l'expression de sa puissance. Il ne hait
réellement
qu'une chose, c'est la richesse de ses égaux.
MONTESQUIEU.
Ne vous
échappez pas encore ; vous n'êtes pas au bout ; je
vous ramène d'une main inflexible au budget. Quoi que vous disiez, son
organisation même comprime le
développement de votre puissance. C'est un cadre qu'on
peut franchir, mais on
ne le franchit qu'à ses risques et
périls. Il est publié, on en connaît
les éléments, il reste là comme
le
baromètre de la situation.
MACHIAVEL.
Finissons-en donc sur ce
point, puisque vous le voulez.
Vingtième dialogue
MACHIAVEL.
Le budget est un cadre,
dites-vous ; oui, mais c'est un
cadre élastique qui s'étend autant qu'on le veut.
Je serai toujours
au-dedans, jamais au dehors.
MONTESQUIEU.
Que voulez-vous dire ?
MACHIAVEL.
Est-ce à moi
qu'il appartient de vous apprendre comment les
choses se passent, même dans les États dont l'organisation
budgétaire est poussée à son plus haut
point
de perfection ? La perfection consiste
précisément à savoir
sortir, par des
artifices ingénieux, d'un système de
limitation purement fictif en réalité.
Qu'est-ce que votre
budget annuellement voté ? Pas autre chose
qu'un règlement provisoire, qu'un aperçu, par
à peu près, des
principaux
événements financiers. Jamais la
situation n'est définitive qu'après
l'achèvement des dépenses
que la
nécessité a fait naître pendant le
cours de
l'année. On reconnaît, dans vos budgets, je ne sais combien
d'espèces de crédits qui répondent
à toutes les
éventualités possibles : les crédits
complémentaires, supplémentaires,
extraordinaires, provisoires,
exceptionnels, que sais-je ? Et chacun de ces crédits forme,
à lui seul, autant de
budgets distincts. Or,
voici comment les
choses se passent : le budget général, celui qui
est voté au commencement
de l'année,
porte au total, je suppose, un
crédit de 800 millions. Quand on est arrivé
à la moitié de
l'année, les faits financiers ne répondent
déjà
plus aux premières prévisions ; alors on
présente aux Chambres ce
que l'on appelle un budget
rectificatif, et ce
budget ajoute 100 millions, 150 millions au chiffre primitif. Arrive ensuite
le budget supplémentaire : il y
ajoute 50 ou 60 millions ; vient enfin la liquidation qui
ajoute 15, 20 ou 30
millions. Bref, à la balance générale
des comptes, l'écart total est d'un tiers de la
dépense prévue. C'est
sur ce
dernier chiffre que survient, en forme
d'homologation, le vote législatif des Chambres. De cette
manière, au bout de dix ans, on peut doubler et
même
tripler le budget.
MONTESQUIEU.
Que cette accumulation
de dépenses puisse être le résultat
de vos améliorations financières, c'est ce dont
je ne doute pas, mais
rien de semblable
n'arrivera dans les États
où l'on évitera vos errements. Au surplus, vous
n'êtes pas au bout : il
faut bien, en
définitive, que les dépenses
soient en équilibre avec les recettes ; comment vous y
prendrez-vous ?
MACHIAVEL.
Tout consiste ici, on peut le dire,
dans l'art de grouper
les chiffres et dans certaines distinctions de dépenses,
à l'aide desquelles on
obtient la
latitude nécessaire. Ainsi,
par exemple, la distinction entre le budget ordinaire et le
budget extraordinaire
peut être d'un grand secours. A la
faveur de ce mot extraordinaire on fait passer assez aisément
certaines dépenses contestables et certaines
recettes plus ou moins problématiques. J'ai, par exemple,
ici 20 millions en
dépenses ; il faut y faire face par 20
millions en recettes : je porte en recette une indemnité de
guerre de 20 millions,
non encore perçue, mais qui le sera
plus tard, ou bien encore je porte en recette une augmentation de 20
millions dans le produit des impôts, qui
sera réalisée l'année prochaine.
Voilà pour les recettes
; je ne multiplie pas les
exemples. Pour les
dépenses, on peut recourir au procédé
contraire : au lieu
d'ajouter, on
déduit. Ainsi, on détachera, par exemple, du
budget des dépenses les frais de perception de
l'impôt.
MONTESQUIEU.
Et sous quel
prétexte, je vous prie ?
MACHIAVEL.
On peut dire, et avec
raison, selon moi, que ce n'est pas
une dépense de l'État. On peut encore, par la
même raison, ne pas
faire figurer au budget
des dépenses ce que
coûte le service provincial et communal.
MONTESQUIEU.
Je ne discute rien de
tout cela, vous pouvez le voir ; mais
que faites-vous des recettes qui sont des déficits, et des
dépenses que
vous éliminez ?
MACHIAVEL.
Le grand point, en cette
matière, est la distinction entre le
budget ordinaire et le budget extraordinaire. C'est au
budget extraordinaire
que doivent se reporter les dépenses
qui vous préoccupent.
MONTESQUIEU.
Mais enfin ces deux
budgets se totalisent et le chiffre
définitif de la dépense apparaît.
MACHIAVEL.
On ne doit pas totaliser
; au contraire. Le budget
ordinaire apparaît seul ; le budget extraordinaire est une
annexe à laquelle on
pourvoit par
d'autres moyens.
MONTESQUIEU.
Et quels sont-ils ?
MACHIAVEL.
Ne me faites pas
anticiper. Vous voyez donc d'abord qu'il y
a une manière particulière de
présenter le budget, d'en
dissimuler, au besoin,
l'élévation croissante. Il
n'est pas de gouvernement qui ne soit dans la
nécessité d'en agir
ainsi ; il y a des
ressources inépuisables dans les
pays industrieux, mais, comme vous le remarquiez, ces
pays-là sont
avares, soupçonneux : ils disputent sur les
dépenses les plus nécessaires. La politique
financière ne peut pas,
plus que l'autre, se jouer
cartes sur table : on
serait arrêté à chaque pas ; mais en
définitive, et grâce, j'en conviens, au
perfectionnement du système budgétaire, tout
se retrouve, tout est classé, et si le budget a ses mystères, il
a aussi ses clartés.
MONTESQUIEU.
Mais pour les
initiés seulement, sans doute. Je vois que
vous ferez de la législation financière un
formalisme aussi
impénétrable que la procédure
judiciaire chez les
Romains, au temps des douze tables. Mais poursuivons.
Puisque vos
dépenses augmentent, il faut bien que vos
ressources croissent dans la même proportion. Trouverezvous,
comme Jules
César, une valeur de deux milliards de francs
dans les coffres de l'État, ou découvrirez-vous les sources du Potose ?
MACHIAVEL.
Vos traits sont fort
ingénieux ; je ferai ce que font tous
les gouvernements possibles, j'emprunterai.
MONTESQUIEU.
C'est ici que je voulais
vous amener. Il est certain qu'il
est peu de gouvernements qui ne soient dans la
nécessité de recourir à
l'emprunt ;
mais il est certain aussi qu'ils
sont obligés d'en user avec ménagement ; ils ne
sauraient, sans
immoralité et sans
danger, grever les générations à
venir de charges exorbitantes et disproportionnées avec
les ressources
probables. Comment se font les emprunts ?
par des émissions de titres contenant obligation de la
part du gouvernement, de
servir des rentes proportionnées
au capital qui lui est versé. Si l'emprunt est de 5 p.c.,
par exemple,
l'État, au bout de vingt ans, a payé une somme
égale au capital emprunté ; au bout de quarante
ans une somme double ; au bout de soixante
ans une somme
triple, et, néanmoins, il reste toujours débiteur
de la totalité du même
capital. On peut ajouter que si l'État
augmentait indéfiniment sa dette, sans rien faire pour la
diminuer, il serait
conduit a l'impossibilité d'emprunter
ou à la faillite. Ces résultats sont faciles
à saisir : il n'est pas
de pays où chacun ne
les comprenne. Aussi les États
modernes ont-ils voulu apporter une limitation nécessaire
à l'accroissement des impôts. Ils ont
imaginé, à
cet effet, ce que l'on a appelé le système de l'amortissement,
combinaison vraiment admirable par la
simplicité et par le mode si pratique de son
exécution.
On a crée un
fonds spécial, dont les ressources
capitalisées sont destinées à un
rachat permanent de la dette publique, par fractions successives ;
en sorte que toutes
les fois que l'État emprunte, il doit doter le fonds d'amortissement d'un
certain capital destiné à éteindre,
dans un temps donné, la nouvelle créance. Vous
voyez que ce mode de
limitation est
indirect, et c'est ce qui fait
sa puissance. Au moyen de l'amortissement, la nation
dit à son
gouvernement : vous emprunterez si vous y êtes
forcé, soit, mais vous devrez toujours vous
préoccuper de faire face
à la nouvelle
obligation que vous contractez
en mon nom. Quand on est sans cesse obligé d'amortir,
on y regarde
à deux fois avant d'emprunter. Si vous
amortissez régulièrement, je vous passe vos
emprunts.
MACHIAVEL.
Et pourquoi voulez-vous
que j'amortisse, je vous prie ?
Quels sont les États où l'amortissement a lieu
d'une manière
régulière ? En Angleterre même il est
suspendu ;
l'exemple tombe de haut, j'imagine : ce qui ne se fait
nulle part, ne peut pas
se faire.
MONTESQUIEU.
Ainsi vous supprimez
l'amortissement ?
MACHIAVEL.
Je n'ai pas dit cela,
tant s'en faut ; je laisserai fonctionner
ce mécanisme, et mon gouvernement emploiera les fonds qu'il produit ;
cette combinaison présentera un grand
avantage. Lors de la présentation du budget, on pourra, de temps en
temps, faire figurer en recette le
produit de l'amortissement de l'année suivante.
MONTESQUIEU.
Et l'année
suivante il figurera en dépenses.
MACHIAVEL.
Je n'en sais rien, cela
dépendra des circonstances, car je
regretterai beaucoup que cette institution financière ne
puisse pas marcher plus
régulièrement. Mes ministres s'expliqueront
à cet égard d'une manière
extrêmement douloureuse.
Mon Dieu, je ne
prétends pas que, sous le
rapport financier, mon administration n'aura pas quelques
côtés
critiquables, mais, quand les faits sont bien
présentés, on passe sur beaucoup de choses.
L'Administration des
finances est pour beaucoup aussi,
ne l'oubliez pas, une
affaire de presse.
MONTESQUIEU.
Qu'est-ce que ceci ?
MACHIAVEL.
Ne m'avez-vous pas dit
que l'essence même du budget était
la publicité ?
MONTESQUIEU.
Oui.
MACHIAVEL.
Eh bien, les budgets ne
sont-ils pas accompagnés de comptes
rendus, de rapports, de documents officiels de toutes les
façons ? Que de ressources ces communications
publiques ne donnent-elles pas au souverain, quand il
est entouré
d'hommes habiles ! Je veux que mon ministre des
finances parle la langue des chiffres avec une admirable
clarté et que son style littéraire, d'ailleurs,
soit d'une pureté irréprochable.
Il est bon de
répéter sans cesse ce qui est vrai, c'est que
« la gestion des deniers publics se fait actuellement
à la lumière du jour. »
Cette proposition
incontestable doit être présentée sous
mille formes ; je veux qu'on écrive des phrases comme
celle-ci :
« Notre
système de comptabilité, fruit d'une longue
expérience, se distingue par la clarté et la
certitude de ses procédés.
Il met
obstacle aux abus et ne donne à personne,
depuis le dernier des fonctionnaires jusqu'au chef de
l'État
lui-même, le moyen de détourner la somme la plus
minime de sa destination, ou d'en faire un emploi
irrégulier.
»
On tiendrait votre langage : comment
faire mieux ? et l'on
dirait : « L'excellence
du
système financier repose sur deux bases :
contrôle et publicité. Le contrôle qui
empêche qu'un seul
denier puisse sortir des mains
des contribuables pour
entrer dans les caisses publiques, passer d'une caisse à
une autre caisse, et en
sortir pour aller entre les mains
d'un créancier de l'État, sans que la
légitimité de sa perception,
la
régularité de ses mouvements, la
légitimité
de son emploi, en soient contrôlés par des agents responsables,
vérifiés judiciairement par des magistrats
inamovibles, et définitivement sanctionnés dans
les comptes
législatifs de la Chambre. »
MONTESQUIEU.
O Machiavel ! vous
raillez toujours, mais votre raillerie a
quelque chose d'infernal.
MACHIAVEL.
Vous oubliez
où nous sommes.
MONTESQUIEU.
Vous défiez
le ciel.
MACHIAVEL.
Dieu sonde les coeurs.
MONTESQUIEU.
Poursuivez.
MACHIAVEL.
Au commencement de
l'année budgétaire, le surintendant des
finances s'énoncera ainsi : « Rien
n'altère, jusqu'ici, les prévisions du budget
actuel. Sans se faire d'illusions, on a les plus sérieuses
raisons d'espérer que,
pour la
première fois depuis bien des
années, le budget, malgré le service des emprunts, présentera,
en fin de compte, un équilibre réel. Ce
résultat si désirable, obtenu dans des temps exceptionnellement
difficiles, est la meilleure des preuves
que le mouvement ascendant de la fortune publique ne s'est jamais ralenti.
»
Est-ce bien
dicté ?
MONTESQUIEU.
Poursuivez.
MACHIAVEL.
A ce propos l'on parlera
de l'amortissement, qui vous
préoccupait tout à l'heure, et l'on dira : «
L'amortissement va bientôt fonctionner. Si le projet que
l'on a conçu à cet égard venait
à se réaliser, si les revenus
de
l'État continuaient à progresser, il ne serait
pas impossible que, dans le budget qui sera
présenté dans cinq ans,
les comptes
publics ne se soldassent par un
excédant de recettes. »
MONTESQUIEU.
Vos
espérances sont à long terme ; mais à
propos de
l'amortissement, si, après avoir promis de le mettre en
fonction, on n'en fait
rien, que direz-vous ?
MACHIAVEL.
On dira que le moment
n'avait pas été bien choisi, qu'il
faut attendre encore. On peut aller beaucoup plus loin :
des
économistes recommandables contestent à
l'amortissement
une efficacité réelle. Ces théories,
vous les connaissez ; je
puis vous les rappeler.
MONTESQUIEU.
C'est inutile.
MACHIAVEL.
On fait publier ces
théories par les journaux non
officiels, on les insinue soi-même, enfin un jour on peut les
avouer plus hautement.
MONTESQUIEU.
Comment !
après avoir reconnu auparavant l'efficacité de
l'amortissement, et en avoir exalté les bienfaits !
MACHIAVEL.
Mais, est-ce que les
données de la science ne changent pas
? est-ce qu'un gouvernement éclairé ne doit pas suivre, peu à
peu, les progrès économiques de son
siècle ?
MONTESQUIEU.
Rien de plus
péremptoire. Laissons l'amortissement. Quand
vous n'aurez pu tenir aucune de vos promesses, quand vous vous
trouverez débordé par les dépenses,
après
avoir fait entrevoir des excédants de recettes, que direz-vous ?
MACHIAVEL.
Au besoin, on en
conviendra hardiment. Cette franchise
honore les gouvernements et touche les peuples, quand
elle émane
d'un pouvoir fort. Mais, en revanche, mon
ministre des finances s'attachera à enlever toute signification
à l'élévation du chiffre des
dépenses. Il
dira, ce qui est vrai : « C'est que la pratique
financière démontre que
les
découverts ne sont jamais entièrement
confirmés ; qu'une certaine quantité de ressources nouvelles surviennent
d'ordinaire dans le cours de l'année,
notamment par l'accroissement du produit des impôts ;
qu'une portion considérable, d'ailleurs, des
crédits votés, n'ayant pas reçu
d'emploi, se trouvera annulée.
»
MONTESQUIEU.
Cela arrivera-t-il ?
MACHIAVEL.
Quelquefois il y a, vous
le savez, en finances des mots
tout faits, des phrases stéréotypées,
qui font beaucoup d'effet
sur le public, le calment, le
rassurent.
Ainsi, en
présentant avec art telle ou telle dette passive,
on dit : ce chiffre n'a rien d'exorbitant ; - il est normal,
il est conforme aux
antécédents budgétaires ; -
le chiffre
de la dette flottante n'a rien que de très rassurant. Il y a
une foule de locutions
semblables dont je ne vous parle pas
parce qu'il est d'autres artifices pratiques, plus importants, sur lesquels
je dois appeler votre attention.
D'abord, dans tous les
documents officiels il est
nécessaire d'insister sur le développement de la
prospérité, de l'activité
commerciale et du progrès toujours croissant de
la consommation.
Le contribuable
s'émeut moins de la disproportion des
budgets, quand on lui répète ces choses, et on
peut les lui répéter
à satiété, sans que jamais il s'en
défie, tant les
écritures authentiques produisent un effet magique sur
l'esprit des sots
bourgeois. Lorsque l'équilibre des
budgets est rompu et que l'on veut, pour l'année suivante,
préparer
l'esprit public à quelque mécompte, on dit
à
l'avance, dans un rapport, l'année prochaine le
découvert ne sera que de
tant.
Si le
découvert est inférieur aux
prévisions, c'est un
véritable triomphe ; s'il est supérieur, on dit :
« le déficit a été
plus grand qu'on ne l'avait prévu, mais il
s'était
élevé à un chiffre
supérieur l'année
précédente ; de compte fait,
la situation est
meilleure, car on a dépensé moins et
cependant on a traversé des circonstances exceptionnellement
difficiles : la guerre, la disette, les
épidémies, des crises de subsistances
imprévues, etc. »
« Mais,
l'année prochaine, l'augmentation des recettes
permettra, suivant toute probabilité, d'atteindre un équilibre
depuis si longtemps désiré : la dette sera
réduite, le budget convenablement balancé. Ce
progrès continuera, on
peut
l'espérer, et, sauf des événements
extraordinaires, l'équilibre deviendra l'habitude de nos
finances, comme il en
est la règle. »
MONTESQUIEU.
C'est de la haute
comédie ; l'habitude sera comme la règle,
elle ne se prendra jamais, car j'imagine que, sous votre règne,
il y aura toujours quelque circonstance
extraordinaire, quelque guerre, quelque crise de subsistances.
MACHIAVEL.
Je ne sais pas s'il y
aura des crises de subsistances ; ce
qui est certain, c'est que je tiendrai très haut le drapeau
de la
dignité nationale.
MONTESQUIEU.
C'est bien le moins que
vous puissiez faire. Si vous
recueillez de la gloire, on ne doit pas vous en savoir gré,
car elle
n'est, entre vos mains, qu'un moyen de gouvernement :
ce n'est pas elle qui amortira les dettes de votre État.
Vingt et unième
dialogue
MACHIAVEL.
Je crains que vous
n'ayez quelque préjugé à
l'égard des
emprunts ; ils sont précieux à plus d'un titre :
ils attachent les
familles au gouvernement ; ce sont
d'excellents
placements pour les particuliers, et les économistes modernes
reconnaissent
formellement aujourd'hui que, loin
d'appauvrir les États, les dettes publiques les enrichissent.
Voulez-vous me permettre
de vous expliquer comment ?
MONTESQUIEU.
Non, car je crois
connaître ces théories-là. Comme vous
parlez toujours d'emprunter et jamais de rembourser, je
voudrais savoir d'abord
à qui vous demanderez tant de
capitaux, et à propos de quoi vous les demanderez.
MACHIAVEL.
Les guerres
extérieures sont, pour cela, d'un grand
secours. Dans les grands États, elles permettent d'emprunter
5 ou
600 millions ; on fait en sorte de n'en dépenser que la
moitié ou les deux tiers, et le reste trouve sa place dans
le Trésor,
pour les dépenses de l'intérieur.
MONTESQUIEU.
Cinq ou six cent
millions, dites-vous ! Et quels sont les
banquiers des temps modernes qui peuvent négocier des
emprunts dont le capital
serait, à lui seul, toute la
fortune de certains États ?
MACHIAVEL.
Ah ! vous en
êtes encore à ces procédés
rudimentaires de
l'emprunt ? C'est, permettez-moi de vous le dire, presque de la barbarie,
en matière d'économie financière.
On n'emprunte plus aujourd'hui aux banquiers.
MONTESQUIEU.
Et à qui donc
?
MACHIAVEL.
An lieu de passer des
marchés avec des capitalistes, qui
s'entendent pour déjouer les enchères et dont le
petit nombre annihile la
concurrence, on
s'adresse à tous ses
sujets : aux riches, aux pauvres, aux artisans, aux
commerçants,
à quiconque a un denier de disponible ; on
ouvre enfin ce qui s'appelle une souscription publique,
et pour que chacun
puisse acheter des rentes, on les divise
par coupons de très petites sommes. On vend depuis 10 francs de rente, 5
francs de rente jusqu'à cent mille
francs, un million de rentes. Le lendemain de leur émission la
valeur de ces titres est en hausse, fait prime,
comme on dit : on le sait, et l'on se rue de tous
côtés
pour en acheter ; on dit
que c'est du délire. En quelques
jours les coffres du Trésor regorgent ; on reçoit
tant d'argent
qu'on ne sait où le mettre ; cependant on
s'arrange pour le prendre, parce que si la souscription
dépasse le capital des
rentes
émises, on peut se ménager un grand
effet sur l'opinion.
MONTESQUIEU.
Ah !
MACHIAVEL.
On rend aux
retardataires leur argent. On fait cela à grand
bruit, à grand renfort de presse. C'est le coup de théâtre
ménagé. L'excédant
s'élève quelquefois à deux ou
trois cent millions : vous jugez à quel point l'esprit
public est
frappé de cette confiance du pays dans le
gouvernement.
MONTESQUIEU.
Confiance qui se
mêle à un esprit d'agiotage
effréné, à ce
que j'entrevois. J'avais entendu parler, en effet, de cette
combinaison, mais tout,
dans votre bouche, est vraiment
fantasmagorique. Eh bien, soit, vous avez de l'argent
plein les mains, mais....
MACHIAVEL.
J'en aurais plus encore
que vous ne pensez, car, chez les
nations modernes, il y a de grandes institutions de banque qui peuvent
prêter directement à l'État 100 et 200
millions au taux ordinaire ; les grandes villes peuvent
prêter aussi.
Chez ces mêmes nations il y a d'autres
institutions que l'on appelle institutions de prévoyance : ce
sont des caisses
d'épargne, des caisses de secours, des
caisses de retraite. L'État a l'habitude d'exiger que leurs
capitaux, qui sont
immenses, qui peuvent s'élever
quelquefois à 5 ou 600 millions, soient versés
dans le Trésor public où
ils fonctionnent
avec la masse commune, moyennant
de faibles intérêts payés à
ceux qui les déposent.
De plus, les gouvernements peuvent se
procurer des fonds
exactement comme les banquiers. Ils délivrent sur leur
caisse des bons
à vue pour des sommes de deux ou trois cent
millions, sortes de lettres de change sur lesquelles on se jette avant
qu'elles n'entrent en circulation.
MONTESQUIEU.
Permettez-moi donc de
vous arrêter : vous ne parlez que
d'emprunter ou de tirer des lettres de change ; ne vous
préoccuperez-vous
jamais de payer quelque chose ?
MACHIAVEL.
Il est bon de vous dire
encore que l'on peut, en cas de
besoin, vendre les domaines de l'État.
MONTESQUIEU.
Ah, vous vous vendez
maintenant ! mais ne vous
préoccuperez-vous pas de payer enfin ?
MACHIAVEL.
Sans aucun doute ; il
est temps de vous dire maintenant
comment on fait face au passif.
MONTESQUIEU.
Vous dites, on fait face
au passif : je voudrais une
expression plus exacte.
MACHIAVEL.
Je me sers de cette
expression parce que je la crois d'une
exactitude réelle. On ne peut pas toujours
éteindre le passif, mais
on peut lui faire face ;
le mot est même très
énergique, car le passif est un ennemi redoutable.
MONTESQUIEU.
Eh bien, comment lui
ferez-vous face ?
MACHIAVEL.
A cet égard
les moyens sont très variés : il y a d'abord
l'impôt.
MONTESQUIEU.
C'est-à-dire
le passif employé à payer le passif.
MACHIAVEL.
Vous me parlez en
économiste et non en financier. Ne
confondez pas. Avec le produit d'une taxe on peut réellement
payer. Je sais que l'impôt fait crier ; si celui
que l'on a établi gêne, on en trouve un autre, ou
l'on rétablit
le même sous un autre nom. Il y a un grand art,
vous le savez, à trouver les points vulnérables
de la matière imposable.
MONTESQUIEU.
Vous l'aurez
bientôt écrasée, j'imagine.
MACHIAVEL.
Il y a d'autres moyens :
il y a ce que l'on appelle la
conversion.
MONTESQUIEU.
Ah ! ah !
MACHIAVEL.
Ceci est relatif
à la dette que l'on appelle consolidée,
c'est-à-dire à celle qui provient de
l'émission des emprunts.
On dit aux rentiers de
l'État, par exemple : jusqu'à ce
jour je vous ai payé 5 p.c. de votre argent ;
c'était le taux de votre
rente. J'entends ne plus vous
payer que le 4 1/2 ou
le 4 p.c. Consentez à cette réduction ou recevez
le remboursement
du capital que vous m'avez prêté.
MONTESQUIEU.
Mais si l'on rend
réellement l'argent, je trouve le
procédé
encore assez honnête.
MACHIAVEL.
Sans doute on le rend,
si on le réclame ; mais très peu
s'en soucient ; les rentiers ont leurs habitudes ; leurs fonds
sont placés ;
ils ont confiance dans l'État ; ils aiment
mieux un revenu moindre et un placement sûr. Si tout le
monde demandait son argent il est
évident que le Trésor
serait pris au lacet. Cela n'arrive jamais et l'on se
débarrasse
par ce moyen d'un passif de plusieurs centaines
de millions.
MONTESQUIEU.
C'est un
expédient immoral, quoi qu'on dise ; un emprunt
forcé qui déprime la confiance publique.
MACHIAVEL.
Vous ne connaissez pas
les rentiers. Voici une autre combinaison
relative à un autre genre de dette. Je vous disais tout à
l'heure que l'État avait à sa disposition les
fonds des caisses de prévoyance et qu'il s'en servait en
payant le loyer, sauf
à les rendre à première
réquisition.
Si, après les avoir longtemps maniés, il n'est
plus en mesure de les
rendre, il consolide la
dette qui flotte dans
ses mains.
MONTESQUIEU.
Je sais ce que cela
signifie ; l'État dit aux déposants :
Vous voulez votre argent, je ne l'ai plus ; voilà de la
rente.
MACHIAVEL.
Précisément,
et il consolide de la même manière toutes les
dettes auxquelles il ne peut plus suffire. Il consolide
les bons du
Trésor, les dettes contractées envers les
villes, envers les banques, enfin toutes celles qui forment ce
que l'on appelle
très pittoresquement la dette flottante,
parce qu'elle se compose de créances qui n'ont point d'assiette
déterminée et qui sont à une
échéance plus ou
moins rapprochée.
MONTESQUIEU.
Vous avez de singuliers
moyens de libérer l'État.
MACHIAVEL.
Que pouvez-vous me
reprocher si je ne fais que ce que font
les autres ?
MONTESQUIEU.
Oh ! si tout le monde le
fait, il faudrait être bien dur,
effectivement, pour le reprocher à Machiavel.
MACHIAVEL.
Je ne vous indique
seulement pas la millième partie des
combinaisons que l'on peut employer. Loin de redouter
l'accroissement des
rentes perpétuelles, je voudrais que la
fortune publique entière fût en rentes ; je ferais
en sorte
que les villes, les communes, les établissements
publics convertissent en rentes leurs immeubles ou leurs
capitaux mobiliers.
C'est l'intérêt même de ma dynastie qui
me commanderait ces mesures financières. Il n'y aurait pas dans mon
royaume un écu qui ne tînt par un fil à
mon existence.
MONTESQUIEU.
Mais à ce
point de vue même, à ce point de vue fatal,
atteindrez-vous votre but ? Ne marchez-vous pas, de la
manière la
plus directe, à votre ruine à travers la ruine
de l'État ? Ne savez-vous pas que chez toutes les nations
de l'Europe il y a de
vastes marchés de fonds publics, où
la prudence, la sagesse, la probité des gouvernements
est mise à
l'enchère ? A la manière dont vous dirigez vos
finances, vos fonds seraient repoussés avec perte des
marchés
étrangers et ils tomberaient aux plus bas cours,
même à la Bourse de votre royaume.
MACHIAVEL.
C'est une erreur
flagrante. Un gouvernement glorieux, comme
serait le mien, ne peut que jouir d'un grand crédit à
l'extérieur. A l'intérieur, sa vigueur dominerait
les
appréhensions. Au surplus je ne voudrais pas que le
crédit de mon État
dépendît des transes de quelques marchands de suif
; je dominerais la Bourse par la Bourse.
MONTESQUIEU.
Qu'est-ce encore ?
MACHIAVEL.
J'aurais de gigantesques
établissements de crédit institués
en apparence pour prêter à l'industrie, mais dont
la fonction
la plus réelle consisterait à soutenir la rente.
Capables de jeter pour 400 ou 500 millions de titres sur la
place, ou de
raréfier le marché dans les mêmes
proportions,
ces monopoles financiers seraient toujours maîtres des cours. Que
dites-vous de cette combinaison ?
MONTESQUIEU.
Les bonnes affaires que vos ministres,
vos favoris, vos
maîtresses vont faire dans ces maisons-là ! Votre gouvernement va donc
jouer à la bourse avec les secrets de
l'État ?
MACHIAVEL.
Que dites-vous !
MONTESQUIEU.
Expliquez donc autrement
l'existence de ces maisons. Tant
que vous n'avez été que sur le terrain des
doctrines, on pouvait se
tromper sur le
véritable nom de votre
politique, depuis que vous en êtes aux applications, on ne le
peut plus. Votre
gouvernement sera unique dans l'histoire ;
on ne pourra jamais le calomnier.
MACHIAVEL.
Si quelqu'un dans mon
royaume s'avisait de dire ce que vous
laissez entendre, il disparaîtrait comme par l'effet de la foudre.
MONTESQUIEU.
La foudre est un bel
argument ; vous êtes heureux de
l'avoir à votre disposition. En avez-vous fini avec les
finances ?
MACHIAVEL.
Oui.
MONTESQUIEU.
L'heure s'avance
à grands pas.
IVéme
PARTIE
Vingt-deuxième
dialogue
MONTESQUIEU.
Avant de vous avoir
entendu, je ne connaissais bien ni
l'esprit des lois, ni l'esprit des finances. Je vous suis
redevable de m'avoir
enseigné l'un et l'autre. Vous avez
entre les mains la plus grande puissance des temps modernes, l'argent. Vous
pouvez vous en procurer à peu près
autant que vous voulez. Avec de si prodigieuses ressources vous allez
faire de grandes choses, sans doute ;
c'est le cas de montrer enfin que le bien peut sortir du
mal.
MACHIAVEL.
C'est ce que j'entends
vous montrer en effet.
MONTESQUIEU.
Eh bien, voyons.
MACHIAVEL.
Le plus grand de mes
bienfaits sera d'abord d'avoir donné
la paix intérieure à mon peuple. Sous mon
règne les mauvaises
passions sont
comprimées, les bons se rassurent
et les méchants tremblent. J'ai rendu à un pays déchiré
avant moi par les factions, la liberté, la
dignité,
la force.
MONTESQUIEU.
Après avoir
changé tant de choses, n'en seriez-vous pas
venu à changer le sens des mots ?
MACHIAVEL.
La liberté ne
consiste pas dans la licence, pas plus que la
dignité et la force ne consistent dans l'insurrection et le
désordre. Mon
empire paisible au dedans, sera glorieux au
dehors.
MONTESQUIEU.
Comment ?
MACHIAVEL.
Je ferai la guerre dans
les quatre parties du monde. Je
franchirai les Alpes, comme Annibal ; je guerroierai dans
l'Inde, comme Alexandre
; dans la Lybie, comme Scipion ;
j'irai de l'Atlas au Taurus, des bords du Gange au Mississipi,
du Mississipi au fleuve
Amour. La grande
muraille de la Chine tombera devant mon nom ; mes légions
victorieuses défendront, à Jérusalem,
le tombeau du
Sauveur ; à Rome, le vicaire de Jésus-Christ ;
leurs
pas fouleront au
Pérou la poussière des Incas, en
Égypte
les cendres de Sésostris ; en Mésopotamie celles
de Nabuchodonosor.
Descendant de César, d'Auguste et de
Charlemagne, je vengerai, sur les bords du Danube, la
défaite de
Varus ; sur les bords de l'Adige, la déroute de
Cannes ; sur la Baltique, les outrages des Normands.
MONTESQUIEU.
Daignez vous
arrêter, je vous conjure. Si vous vengez ainsi
les défaites de tous les grands capitaines, vous n'y suffirez pas. Je ne vous
comparerai pas à Louis XIV, à qui
Boileau disait : Grand roi cesse de vaincre ou je cesse
d'écrire ;
cette comparaison vous humilierait. Je vous
accorde qu'aucun héros de l'antiquité ou des temps modernes, ne saurait
être mis en parallèle avec vous.
Mais ce n'est point de
cela qu'il s'agit : La guerre en
elle-même est un mal ; elle sert dans vos mains à
faire supporter un mal
plus grand encore, la
servitude ; mais où
donc est, dans tout ceci, le bien que vous m'avez promis de faire ?
MACHIAVEL.
Ce n'est pas ici le cas
d'équivoquer ; la gloire est déjà
par elle-même un grand bien ; c'est le plus puissant des
capitaux
accumulés ; un souverain qui a de la gloire a tout
le reste. Il est la terreur des États voisins, l'arbitre de
l'Europe. Son
crédit s'impose invinciblement, car, quoi que
vous ayez dit sur la stérilité des victoires, la
force n'abdique jamais
ses droits. On simule
des guerres d'idées,
on fait étalage de désintéressement
et, un beau jour,
on finit très
bien par s'emparer d'une province que l'on
convoite et par imposer un tribut de guerre aux vaincus.
MONTESQUIEU.
Mais, permettez, dans ce
système-là on fait parfaitement
bien d'en agir ainsi, si on le peut ; sans cela, le métier
militaire serait par
trop niais.
MACHIAVEL.
A la bonne heure ! vous
voyez que nos idées commencent à se
rapprocher un peu.
MONTESQUIEU.
Oui, comme l'Atlas et le
Taurus. Voyons les autres grandes
choses de votre règne.
MACHIAVEL.
Je ne
dédaigne pas autant que vous paraissez le croire un
parallèle avec Louis XIV. J'aurais plus d'un trait avec
ce monarque ; comme lui
je ferais des constructions
gigantesques ; cependant, sous ce rapport, mon ambition
irait bien plus loin que
la sienne et que celle des plus
fameux potentats ; je voudrais montrer au peuple que les
monuments dont la
construction exigeait autrefois des
siècles, je les rebâtis, moi, en quelques
années. Les palais des
rois mes
prédécesseurs tomberaient sous le marteau des
démolisseurs pour se relever rajeunis par des formes nouvelles ; je
renverserais des villes entières, pour les
reconstruire sur des plans plus réguliers, pour obtenir de
plus belles
perspectives. Vous ne pouvez pas vous imaginer
à quel point les constructions attachent les peuples aux monarques. On
pourrait dire qu'ils pardonnent aisément
qu'on détruise leurs lois à la condition qu'on
leur bâtisse
des maisons. Vous verrez d'ailleurs, dans un
instant, que les constructions servent à des objets
particulièrement
importants.
MONTESQUIEU.
Après les
constructions, que ferez-vous ?
MACHIAVEL.
Vous allez bien vite :
le nombre des grandes actions n'est
pas illimité. Veuillez donc me dire, je vous prie, si,
depuis
Sésostris jusqu'à Louis XIV, jusqu'à
Pierre Ier, les
deux points cardinaux des grands règnes n'ont pas
été la guerre et les
constructions.
MONTESQUIEU.
C'est vrai, mais on voit
pourtant des souverains absolus
qui se sont préoccupés de donner de bonnes lois, d'améliorer
les moeurs, d'y introduire la simplicité et la
décence. On en a vu qui se sont
préoccupés de l'ordre dans
les finances, de
l'économie ; qui ont songé à laisser
après eux l'ordre, la paix, des institutions durables,
quelquefois
même la liberté.
MACHIAVEL.
Oh ! tout cela se fera.
Vous voyez bien que, d'après
vous-même, les souverains absolus ont du bon.
MONTESQUIEU.
Hélas ! pas
trop. Essayez de me prouver le contraire,
cependant.
Avez-vous quelque bonne
chose à me dire ?
MACHIAVEL.
Je donnerais
à l'esprit d'entreprise un essor prodigieux ;
mon règne serait le règne des affaires. Je
lancerais la spéculation
dans des voies
nouvelles et jusqu'alors
inconnues. Mon administration desserrerait même quelquesuns
de ses anneaux.
J'affranchirais de la réglementation une
foule d'industries : les bouchers, les boulangers et les
entrepreneurs de
théâtres seraient libres.
MONTESQUIEU.
Libres de faire quoi ?
MACHIAVEL
Libres de faire du pain,
libres de vendre de la viande et
libres d'organiser des entreprises théâtrales,
sans la permission de
l'autorité.
MONTESQUIEU.
Je ne sais ce que cela
signifie. La liberté de l'industrie
est de droit commun chez les peuples modernes. N'avez vous
rien de mieux
à m'apprendre ?
MACHIAVEL.
Je m'occuperais
constamment du sort du peuple. Mon
gouvernement lui procurerait du travail.
MONTESQUIEU.
Laissez le peuple en
trouver de lui-même, cela vaudra
mieux. Les pouvoirs politiques n'ont pas le droit de faire
de la
popularité avec les deniers de leurs sujets. Les
revenus publics ne sont pas autre chose qu'une cotisation
collective, dont le
produit ne doit servir qu'à des
services généraux ; les classes
ouvrières que l'on habitue à compter sur
l'État, tombent dans l'avilissement ; elles
perdent leur énergie, leur élan, leur fonds
d'industrie
intellectuelle. Le
salariat par l'État les jette dans une
sorte de servage, dont elles ne peuvent plus se relever qu'en
détruisant
l'État lui-même. Vos constructions engloutissent
des sommes énormes dans des dépenses improductives ; elles
raréfient les capitaux, tuent la
petite industrie, anéantissent le crédit dans les
couches inférieures de
la
société. La faim est au bout de toutes
vos combinaisons. Faites des économies, et vous
bâtirez après. Gouvernez
avec
modération, avec justice, gouvernez
le moins possible et le peuple n'aura rien à vous demander parce qu'il
n'aura pas besoin de vous.
MACHIAVEL.
Ah ! que vous envisagez
d'un oeil froid les misères du
peuple ! Les principes de mon gouvernement sont bien autres ; je porte dans
mon coeur les êtres souffrants, les
petits. Je m'indigne quand je vois les riches se procurer
des jouissances
inaccessibles au plus grand nombre. Je
ferai tout ce que je pourrai pour améliorer la condition
matérielle
des travailleurs, des manoeuvres, de ceux qui
plient sous le poids de la nécessité sociale.
MONTESQUIEU.
Eh bien, commencez donc
par leur donner les ressources que
vous affectez aux émoluments de vos grands dignitaires, de vos
ministres, de vos personnages
consulaires. Réservez-leur les largesses que vous prodiguez
sans compter
à vos pages, à vos courtisans, à vos
maîtresses.
Faites mieux,
déposez la pourpre dont la vue est un affront
à l'égalité des hommes.
Débarrassez-vous des titres de Majesté,
d'Altesse, d'Excellence, qui entrent dans les
oreilles orgueilleuses comme des fers aigus. Appelez vous
protecteur comme
Cromwell, mais ayez les actes des apôtres
; allez vivre dans la chaumière du pauvre, comme Alfred le Grand,
coucher dans les hôpitaux, vous
étendre sur le lit des malades comme saint Louis. Il est
trop facile de faire de
la charité évangélique quand on
passe sa vie au milieu des festins, quand on repose le soir
dans des lits somptueux,
avec de belles dames, quand, à son
coucher et à son lever, on a de grands personnages qui s'empressent
à vous mettre la chemise. Soyez père de
famille et non despote, patriarche et non prince.
Si ce rôle ne
vous va pas, soyez chef d'une République
démocratique, donnez la liberté, introduisez-la
dans les moeurs, de vive
force, si c'est votre
tempérament. Soyez
Lycurgue, soyez Agésilas, soyez un Gracque, mais je ne
sais ce que c'est que
cette molle civilisation où tout
fléchit, où tout se décolore
à côté du prince, où tous les esprits sont
jetés dans le même moule, toutes les
âmes dans
le même uniforme ; je comprends qu'on aspire à
régner sur
des hommes mais non sur des automates.
MACHIAVEL.
Voilà un
débordement d'éloquence que je ne puis pas
arrêter. C'est avec ces phrases-là qu'on renverse
les gouvernements.
MONTESQUIEU.
Hélas ! Vous
n'avez jamais d'autre préoccupation que celle
de vous maintenir. Pour mettre à l'épreuve votre amour du bien public, on
n'aurait qu'à vous demander de
descendre du trône au nom du salut de l'État. Le
peuple, dont vous êtes
l'élu n'aurait qu'à vous exprimer sa
volonté
à cet égard pour savoir le cas que vous faites de
sa souveraineté.
MACHIAVEL.
Quelle
étrange question ! N'est-ce pas pour son bien que je
lui résisterais ?
MONTESQUIEU.
Qu'en savez-vous ? Si le
peuple est au-dessus de vous, de
quel droit subordonnez-vous sa volonté à la
vôtre ? Si vous êtes
librement
accepté, si vous êtes non pas juste,
mais seulement nécessaire, pourquoi attendez-vous tout
de la force et rien de
la raison ? Vous faites bien de
trembler sans cesse pour votre règne, car vous
êtes de ceux qui durent
un jour.
MACHIAVEL.
Un jour ! je durerai
toute ma vie, et mes descendants
peut-être après moi. Vous connaissez mon
système politique,
économique,
financier. Voulez-vous connaître les
derniers moyens à l'aide desquels je pousserai jusqu'aux
dernières couches du sol les racines de ma
dynastie ?
MONTESQUIEU.
Non.
MACHIAVEL.
Vous refusez de
m'entendre, vous êtes vaincu ; vous, vos
principes, votre école et votre siècle.
MONTESQUIEU.
Vous insistez, parlez,
mais que cet entretien soit le
dernier.
Vingt-troisième
dialogue
MACHIAVEL.
Je ne réponds
à aucun de vos mouvements oratoires. Les
entraînements d'éloquence n'ont que faire ici.
Dire à un souverain :
voudriez-vous descendre de
votre trône pour le
bonheur de votre peuple, n'est-ce pas folie ? Lui dire
encore : puisque vous
êtes une émanation du suffrage
populaire, confiez-vous à ces fluctuations, laissez-vous
discuter, est-ce
possible ? Est-ce que tout pouvoir
constitué n'a pas pour première loi de se
défendre, non pas
seulement dans son
intérêt, mais dans l'intérêt
du peuple
qu'il gouverne ? N'ai-je pas fait le plus grand sacrifice
qu'il soit possible de
faire aux principes d'égalité des
temps modernes ? Un gouvernement issu du suffrage universel, n'est-il pas,
en définitive, l'expression de la
volonté du plus grand nombre ? vous me direz que ce principe est destructeur
des libertés publiques ; qu'y
puis-je faire ? Quand ce principe est entré dans les moeurs,
connaissez-vous le moyen
de l'en arracher ? Et, s'il n'en
peut être arraché, connaissez-vous un moyen de le réaliser dans
les grandes Sociétés européennes,
autrement
que par le bras d'un seul homme. Vous êtes
sévère sur les moyens de
gouvernement :
indiquez-moi un autre mode
d'exécution, et, s'il n'y en a pas d'autre que le pouvoir
absolu, dites-moi
comment ce pouvoir peut se séparer des
imperfections spéciales auxquelles son principe le condamne.
Non, je ne suis pas un
saint Vincent de Paule, car mes
sujets ont besoin, non pas d'une âme
évangélique, mais d'un
bras ; je ne suis
non plus ni un Agésilas, ni un
Lycurgue, ni un Gracque, parce que je ne suis ni chez des
Spartiates, ni chez des
Romains ; je suis au sein de
sociétés voluptueuses, qui allient la fureur des
plaisirs à celle des
armes, les transports de la force
avec ceux des sens,
qui ne veulent plus d'autorité divine, plus
d'autorité
paternelle, plus de
frein religieux. Est-ce moi qui ai créé
le monde au milieu duquel je vis ? je suis tel, parce qu'il
est tel. Aurais-je la
puissance d'arrêter sa pente ? Non,
je ne peux que prolonger sa vie parce qu'elle se dissoudrait plus vite
encore si elle était livrée à
elle-même. Je prends cette société par
ses vices, parce qu'elle ne me présente que des vices ;
si elle avait des vertus, je la
prendrais par ses vertus.
Mais si
d'austères principes peuvent insulter à ma
puissance, est-ce donc qu'ils peuvent méconnaître
les services réels que
je rends, mon
génie et même ma grandeur ?
Je suis le bras, je suis
l'épée des Révolutions
qu'égare le
souffle avant-coureur de la destruction finale. Je contiens des forces
insensées qui n'ont d'autre mobile, au
fond, que la brutalité des instincts, qui courent
à la rapine sous le
voile des principes. Si
je discipline ces
forces, si j'en arrête l'expansion dans ma patrie, ne
fût-ce qu'un siècle,
n'ai-je pas
bien mérité d'elle ? ne puis-je
même prétendre à la reconnaissance des
États européens
qui tournent les yeux
vers moi, comme vers l'Osiris qui,
seul, a la puissance de captiver ces foules frémissantes ?
Portez donc vos yeux
plus haut et inclinez-vous devant celui
qui porte à son front le signe fatal de la prédestination
humaine.
MONTESQUIEU.
Ange exterminateur,
petit-fils de Tamerlan, réduisez les
peuples à l'ilotisme, vous n'empêcherez pas qu'il
n'y ait quelque part des
âmes libres
qui vous braveront, et leur dédain
suffirait pour sauvegarder les droits de la conscience humaine
rendus imperceptibles par Dieu.
MACHIAVEL.
Dieu protège
les forts.
MONTESQUIEU.
Arrivez donc, je vous
prie, aux derniers anneaux de la
chaîne que vous avez forgée. Serrez-la bien, usez
de l'enclume
et du marteau, vous pouvez tout. Dieu vous
protége, c'est lui-même qui guide votre
étoile.
MACHIAVEL.
J'ai peine à
comprendre l'animation qui règne maintenant
dans vos paroles. Suis-je donc si dur, moi qui ai pris
pour politique finale,
non la violence, mais l'effacement ?
rassurez-vous donc, je vous apporte plus d'une consolation inattendue.
Seulement laissez-moi prendre
encore quelques précautions que je crois
nécessaires à ma sûreté,
vous verrez qu'avec celles dont je m'entoure, un
prince n'a rien à craindre des
événements.
Nos écrits
ont plus d'un rapport, quoi que vous en disiez,
et je crois qu'un despote qui veut être complet ne doit
pas non plus se
dispenser de vous lire. Ainsi, vous
remarquez fort bien dans l'Esprit des lois qu'un monarque
absolu doit avoir une
garde prétorienne nombreuse[15] ;
l'avis est bon, je le suivrai. Ma garde serait d'un tiers
environ de l'effectif de
mon armée. Je suis grand amateur
de la conscription qui est une des plus belles inventions
du génie
français, mais je crois qu'il faut perfectionner
cette institution en essayant de retenir sous les armes le
plus grand nombre
possible de ceux qui ont achevé le temps
de leur service. J'y parviendrais, je crois, en m'emparant
résolûment de l'espèce de commerce qui
se fait
dans quelques États, comme en France par exemple, sur les engagements
volontaires à prix d'argent. Je
supprimerais ce négoce hideux et je l'exercerais
moi-même honnêtement
sous la forme
d'un monopole en créant une
caisse de dotation de l'armée qui me servirait à
appeler sous les
drapeaux par
l'appât de l'argent et à y retenir
par le même moyen ceux qui voudraient se vouer exclusivement
à l'état militaire.
[15] Esp. des lois, liv. X,
ch. XV, p. 127.
MONTESQUIEU.
Ce sont donc des
espèces de mercenaires que vous aspirez à
former dans votre propre patrie !
MACHIAVEL.
Oui, la haine des partis
dira cela, quand je ne suis mû que
par le bien du peuple et par l'intérêt, d'ailleurs
si légitime,
de ma conservation qui est le bien commun de mes
sujets.
Passons à
d'autres objets. Ce qui va vous étonner, c'est
que je reviens aux constructions. Je vous ai prévenu que
nous y serions
ramenés. Vous allez voir l'idée politique
qui surgit du vaste système de constructions que j'ai
entrepris ; je
réalise par là une théorie
économique qui a
fait beaucoup de désastres dans certains États de l'Europe, la
théorie de l'organisation du travail permanent
pour les classes ouvrières. Mon règne leur promet
un
salaire
indéfini. Moi mort, mon système
abandonné, plus de
travail ; le peuple est en grève et monte à
l'assaut des classes
riches. On est en pleine
Jacquerie :
perturbation industrielle, anéantissement du
crédit, insurrection dans
mon État,
soulèvement autour de lui ; l'Europe est en
feu. Je m'arrête. Dites-moi si les classes
privilégiées, qui
tremblent bien
naturellement pour leur fortune, ne
feront pas cause commune, et la cause la plus étroite avec
les classes
ouvrières pour me maintenir, moi ou ma dynastie
; si d'autre part, l'intérêt de la
tranquillité européenne
n'y rattachera
pas toutes les puissances de
premier ordre.
La question des
constructions qui paraît mince est donc en
réalité, comme vous le voyez, une question
colossale.
Quand il s'agit d'un
objet de cette importance, il ne faut
pas ménager les sacrifices. Avez-vous remarqué que presque toutes mes
conceptions politiques se doublent d'une
combinaison financière ? C'est encore ce qui m'arrive ici. J'instituerai une caisse
des travaux publics
que je doterai de plusieurs centaines de millions à l'aide
desquels je provoquerai
aux constructions sur la surface
entière de mon royaume. Vous avez deviné mon but
: je tiens
debout la jacquerie ouvrière ; c'est l'autre
armée
dont j'ai besoin contre les factions. Mais cette masse de
prolétaires
qui est dans ma main, il ne faut pas maintenant
qu'elle puisse se retourner contre moi au jour où elle
serait sans pain. C'est
à quoi je pourvois par les
constructions elles-mêmes, car ce qu'il y a de particulier
dans mes
combinaisons, c'est que chacune d'elles fournit en même
temps ses corollaires. L'ouvrier qui construit pour moi construit en
même temps contre lui les moyens de
défense dont j'ai besoin. Sans le savoir, il se chasse
luimême des grands
centres où sa
présence m'inquiéterait ; il rend
à jamais impossible le succès des
révolutions qui se font
dans la rue. Le
résultat des grandes constructions,
en effet, est de raréfier l'espace où peut vivre
l'artisan, de le
refouler aux faubourgs, et
bientôt de les lui faire
abandonner ; car la cherté des subsistances croît
avec l'élévation
du taux des loyers. Ma capitale ne sera guère
habitable, pour ceux qui vivent d'un travail quotidien,
que dans la partie la
plus rapprochée de ses murs. Ce n'est
donc pas dans les quartiers voisins du siége des autorités que
les insurrections pourront se former. Sans
doute, il y aura autour de la capitale une population
ouvrière
immense, redoutable dans un jour de colère ; mais
les constructions que j'élèverais seraient toutes conçues
d'après un plan stratégique,
c'est-à-dire, qu'elles
livreraient passage à de grandes voies où, d'un
bout à
l'autre, pourrait
circuler le canon. L'extrémité de ces
grandes voies se relierait à une quantité de
casernes, espèces de
bastilles, pleines d'armes, de
soldats et de munitions.
Il faudrait que mon successeur fût un vieillard
imbécile ou un enfant
pour se laisser tomber
devant une
insurrection, car, sur un ordre de sa main, quelques grains de
poudre balaieraient
l'émeute jusqu'à vingt lieues de la
capitale. Mais le sang qui coule dans mes veines est
brûlant et ma
race a tous les signes de la force.
M'écoutez-vous ?
MONTESQUIEU.
Oui.
MACHIAVEL.
Mais vous comprenez bien
que je n'entends pas rendre la vie
matérielle difficile à la population
ouvrière de la capitale,
et je rencontre
là un écueil, c'est incontestable
; mais la fécondité de ressources que doit avoir
mon gouvernement
me suggérerait une idée ; ce serait de
bâtir
pour les gens du peuple de vastes cités où les logements seraient
à bas prix, et où leurs masses se
trouveraient réunies par cohortes comme dans de vastes
familles.
MONTESQUIEU.
Des
souricières !
MACHIAVEL.
Oh ! l'esprit de
dénigrement, la haine acharnée des partis
ne manquera pas de dénigrer mes institutions. On dira
ce que vous dites. Peu
m'importe, si le moyen ne réussit
pas on en trouvera un autre.
Je ne dois pas
abandonner le chapitre des constructions
sans mentionner un détail bien insignifiant en apparence,
mais qu'y a-t-il
d'insignifiant en politique ? Il faut que
les innombrables édifices que je construirai soient marqués
à mon nom, qu'on y trouve des attributs, des
bas-reliefs, des groupes qui rappellent un sujet de mon
histoire. Mes armes, mon
chiffre doivent être entrelacés
partout. Ici, ce seront des anges qui soutiendront ma
couronne, plus loin, des
statues de la justice et de la
sagesse qui supporteront mes initiales. Ces points sont de la
dernière
importance, j'y tiens essentiellement.
C'est par ces signes,
par ces emblêmes que la personne du
souverain est toujours présente ; on vit avec lui, avec
son souvenir, avec sa
pensée. Le sentiment de sa
souveraineté absolue entre dans les esprits les plus rebelles
comme la goutte d'eau
qui tombe incessamment du rocher
creuse le pied de granit. Par la même raison je veux que ma statue, mon
buste, mes portraits soient dans tous
les établissements publics, dans l'auditoire des tribunaux
surtout ; que l'on me
représente en costume royal ou à
cheval.
MONTESQUIEU.
A
côté de l'image du Christ.
MACHIAVEL.
Non pas, sans doute,
mais en face ; car la puissance
souveraine est une image de la puissance divine. Mon image
s'allie ainsi avec celle
de la Providence et de la justice.
MONTESQUIEU.
Il faut que la justice
elle-même porte votre livrée. Vous
n'êtes pas un chrétien, vous êtes un
empereur Grec du Bas-Empire.
MACHIAVEL.
Je suis un empereur catholique,
apostolique et romain. Par
les mêmes raisons que celles que je viens de vous déduire, je
veux que l'on donne mon nom, le nom Royal, aux
établissements publics de quelque nature qu'ils soient. Tribunal royal,
Cour royale, Académie royale, Corps
législatif royal, Sénat royal, Conseil
d'État royal ; autant
que possible ce même
vocable sera donné aux
fonctionnaires, aux agents, au personnel officiel qui entoure
le gouvernement.
Lieutenant du roi, archevêque du roi,
comédien du roi, juge du roi, avocat du roi. Enfin, le nom
de royal sera
imprimé à quiconque, hommes ou choses,
représentera un signe de puissance. Ma fète seule
sera une
fète nationale et non pas royale. J'ajoute encore qu'il
faut, autant que possible, que les rues, les places publiques, les
carrefours portent des noms qui rappellent
les souvenirs historiques de mon règne. Si l'on suit bien
ces indications,
fût-on Caligula ou Néron, on est certain
de s'imprimer à jamais dans la mémoire des
peuples et de
transmettre son prestige
à la postérité la plus
reculée.
Que de choses n'ai-je point encore à ajouter ! il faut que
je me
borne.
Car qui
pourrait tout dire sans un mortel ennui ?[16].
Me voici
arrivé aux petits moyens ; je le regrette, car ces
choses ne sont peut-être pas dignes de votre attention,
mais, pour moi, elles
sont vitales.
La bureaucratie est,
dit-on, une plaie des gouvernements
monarchiques ; je n'en crois rien. Ce sont des milliers
de serviteurs qui sont
naturellement rattachés à l'ordre de
choses existant. J'ai une armée de soldats, une
armée de juges, une
armée
d'ouvriers, je veux une armée d'employés.
[16] Cette phrase se
trouve dans la préface de l'Esprit des
lois, p. 1. (Note de l'Éditeur.)
MONTESQUIEU.
Vous ne vous donnez plus
la peine de rien justifier.
MACHIAVEL.
En ai-je le temps ?
MONTESQUIEU.
Non, passez.
MACHIAVEL.
Dans les
États qui ont été monarchiques, et ils
l'ont tous
été au moins une fois, j'ai constaté
qu'il y avait une véritable
frénésie pour les cordons, pour les rubans. Ces
choses ne coûtent presque rien au prince et il peut faire
des heureux, mieux que
cela, des fidèles, au moyen de
quelques pièces d'étoffe, de quelques hochets en
argent ou en or. Peu
s'en faudrait, en
vérité, que je ne décorasse
sans exception ceux qui me le demanderaient. Un homme
décoré
est un homme donné. Je ferais de ces marques de
distinction un signe de ralliement pour les sujets dévoués
; j'aurais, je crois bien, à ce prix, les onze
douzièmes de mon royaume. Je réalise par
là, autant que je le puis,
les instincts
d'égalité de la nation. Remarquez bien
ceci : plus une nation en général tient
à l'égalité, plus les individus
ont de passion
pour les distinctions. C'est donc
là un moyen d'action dont il serait trop malhabile de se
priver. Bien loin par
suite de renoncer aux titres, comme
vous me l'avez conseillé, je les multiplierais autour de
moi en même
temps que les dignités. Je veux dans ma cour
l'étiquette de Louis XIV, la hiérarchie
domestique de Constantin,
un formalisme diplomatique
sévère, un
cérémonial imposant ; ce sont là des
moyens de gouvernement
infaillibles sur l'esprit
des masses. A
travers tout cela, le souverain apparaît comme un Dieu.
On m'assure que dans les
États en apparence les plus
démocratiques par les idées, l'ancienne noblesse monarchique n'a presque
rien perdu de son prestige. Je me
donnerais pour chambellans les gentilshommes de la plus vieille roche.
Beaucoup d'antiques noms seraient
éteints sans doute ; en vertu de mon pouvoir souverain, je
les ferais revivre avec
les titres, et l'on trouverait à ma
cour les plus grands noms de l'histoire depuis
Charlemagne.
Il est possible que ces
conceptions vous paraissent
bizarres, mais ce que je vous affirme, c'est qu'elles feront plus
pour la consolidation de
ma dynastie que les lois les plus
sages. Le culte du prince est une sorte de religion, et,
comme toutes les
religions possibles, ce culte impose des
contradictions et des mystères au-dessus de la raison[17]. Chacun de
mes actes, quelque inexplicable qu'il
soit en apparence, procède d'un calcul dont l'unique objet est mon salut et
celui de ma dynastie. Ainsi que je
le dis, d'ailleurs, dans le Traité du Prince, ce qui est
réellement
difficile, c'est d'acquérir le pouvoir ; mais il
est facile de le conserver, car il suffit en somme d'ôter ce
qui nuit et
d'établir ce qui protége. Le trait essentiel de
ma politique, comme vous avez pu le voir, a été
de me rendre
indispensable[18] ; j'ai
détruit autant de forces
organisées qu'il l'a fallu pour que rien ne pût
plus marcher sans moi,
pour que les ennemis
mêmes de mon pouvoir
tremblassent de le renverser.
Ce qui me reste à faire
maintenant ne consiste plus que
dans le développement des moyens moraux qui sont en germe dans mes
institutions. Mon règne est un règne de
plaisirs ; vous ne me défendez pas d'égayer mon
peuple par des jeux, par
des fêtes
; c'est par là que j'adoucis
les moeurs. On ne peut pas se dissimuler que ce siècle ne
soit un
siècle d'argent ; les besoins ont doublé, le luxe
ruine
les familles ; de toutes parts on aspire aux jouissances
matérielles ;
il faudrait qu'un souverain ne fût guère de
son temps pour ne pas savoir faire tourner à son profit
cette passion
universelle de l'argent et cette fureur
sensuelle qui consume aujourd'hui les hommes. La misère les
serre comme dans un
étau, la luxure les presse ; l'ambition
les dévore, ils sont à moi. Mais quand je parle
ainsi, au fond c'est
l'intérêt de mon peuple qui me guide. Oui, je
ferai sortir le bien du mal ; j'exploiterai le
matérialisme
au profit de la concorde et de la civilisation
; j'éteindrai les passions politiques des hommes en apaisant les ambitions,
les convoitises et les besoins. Je
prétends avoir pour serviteurs de mon règne ceux
qui, sous
les gouvernements précédents, auront fait le plus
de
bruit au nom de la liberté. Les plus austères
vertus sont comme celle
de la femme de Joconde ;
il suffit de doubler
toujours le prix de la défaite. Ceux qui
résisteront à
l'argent ne
résisteront pas aux honneurs ; ceux qui
résisteront aux honneurs ne résisteront pas
à l'argent. En voyant
tomber à leur tour
ceux que l'on croyait le plus
purs, l'opinion publique s'affaiblira à tel point qu'elle
finira par abdiquer
complètement. Comment pourra-t-on se
plaindre en définitive ? Je ne serai rigoureux que pour ce qui aura trait
à la politique ; je ne persécuterai
que cette passion ; je favoriserai même
secrètement les autres
par les mille voies
souterraines dont dispose le
pouvoir absolu.
[17] Esp. des lois, liv. XXV,
chap. II, p 386.
[18] Traité
du Prince, chap. IX, p. 63.
MONTESQUIEU.
Après avoir
détruit la conscience politique, vous deviez
entreprendre de détruire la conscience morale ; vous avez tué la
société, maintenant vous tuez l'homme.
Plût à
Dieu que vos paroles retentissent jusque sur la terre ;
jamais
réfutation plus éclatante de vos propres
doctrines
n'aurait frappé des oreilles humaines.
MACHIAVEL.
Laissez-moi finir.
Vingt-quatrième
dialogue
MACHIAVEL.
Il ne me reste plus
maintenant qu'à vous indiquer certaines
particularités de ma manière d'agir, certaines habitudes de conduite
qui donneront à mon gouvernement sa
dernière physionomie.
En premier lieu, je veux
que mes desseins soient
impénétrables même pour ceux qui
m'approcheront le plus près.
Je serais, sous ce
rapport, comme Alexandre VI et le duc de
Valentinois, dont on disait proverbialement à la cour
de Rome, du premier,
« qu'il ne faisait jamais ce qu'il
disait ; du second, qu'il ne disait jamais ce qu'il faisait.
» Je ne communiquerais
mes projets que pour
en ordonner
l'exécution et je ne donnerais mes ordres qu'au dernier
moment. Borgia n'en
usait jamais autrement ; ses ministres
eux-mêmes ne savaient rien et l'on était toujours
réduit autour
de lui à de simples conjectures. J'ai le don
de l'immobilité, mon but est là ; je regarde d'un
autre côté, et quand il
est à ma portée, je me retourne tout à
coup et je fonds sur ma proie avant qu'elle n'ait eu le temps
de jeter un cri.
Vous ne sauriez croire
quel prestige une telle puissance de
dissimulation donne au prince. Quand elle est jointe à
la vigueur de l'action,
un respect superstitieux
l'environne, ses conseillers se demandent tout bas ce qui sortira de
sa tête, le
peuple ne place sa confiance qu'en lui ; il
personnifie à ses yeux la Providence dont les voies sont
inconnues. Quand le
peuple le voit passer, il songe avec
une terreur involontaire ce qu'il pourrait d'un signe de la
nuque ; les
États voisins sont toujours dans la crainte et
le comblent de marques de déférence, car ils ne
savent jamais si quelque
entreprise toute
prête ne fondra pas sur
eux du jour au lendemain.
MONTESQUIEU.
Vous êtes fort
contre votre peuple parce que vous le tenez
sous votre genou, mais si vous trompez les États avec
qui vous traitez comme
vous trompez vos sujets, vous serez
bientôt étouffé dans les bras d'une
coalition.
MACHIAVEL.
Vous me faites sortir de
mon sujet, car je ne m'occupe ici
que de ma politique intérieure ; mais si vous voulez savoir un des principaux
moyens à l'aide desquels je
tiendrais en échec la coalition des haines
étrangères, le voici :
Je
règne sur un puissant royaume, je vous l'ai dit
; eh bien ! je chercherais autour de mes États quelque
grand pays
déchu qui aspirât à se relever, je le
relèverais
tout entier à la faveur de quelque guerre
générale,
comme cela s'est vu pour
la Suède, pour la Prusse, comme
cela peut se voir d'un jour à l'autre pour l'Allemagne
ou pour l'Italie, et ce pays, qui ne
vivrait que par moi,
qui ne serait qu'une émanation de mon existence, me donnerait, tant que je
serais debout, trois cent mille
hommes de plus contre l'Europe armée.
MONTESQUIEU.
Et le salut de votre
État à côté duquel vous
élèveriez
ainsi une puissance rivale et par suite ennemie dans un
temps donné ?
MACHIAVEL.
Avant tout je me
conserve.
MONTESQUIEU.
Ainsi vous n'avez rien,
pas même le souci des destinées de
votre royaume[19] ?
[19] On ne peut se
dissimuler qu'ici Machiavel ne soit en
contradiction avec lui-même, car il dit formellement,
ch. IV, p. 26,
« que le Prince qui en rend un autre
puissant travaille à sa propre ruine. » (Note de
l'éditeur.)
MACHIAVEL.
Qui vous dit cela ?
Pourvoir à mon salut, n'est-ce pas
pourvoir en même temps au salut de mon royaume !
MONTESQUIEU.
Votre physionomie royale
se dégage de plus en plus ; je
veux la voir toute entière.
MACHIAVEL.
Daignez donc ne pas
m'interrompre.
Il s'en faut bien qu'un
prince, quelle que soit sa force de
tête, trouve toujours en lui les ressources d'esprit nécessaires.
Un des plus grands talents de l'homme d'État
consiste à s'approprier les conseils qu'il entend autour
de lui. On trouve
très souvent dans son entourage des avis
lumineux. J'assemblerais donc très souvent mon conseil, je le ferais
discuter, débattre devant moi les
questions les plus importantes. Quand le souverain se défie
de ses impressions, ou
n'a pas assez de ressources de
langage pour déguiser sa véritable
pensée, il doit rester muet
ou ne parler que pour engager
plus avant la
discussion. Il est très rare que, dans un conseil bien
composé, le véritable
parti
à prendre dans telle situation donnée, ne
se formule pas de manière ou d'autre. On le saisit et
très souvent l'un de
ceux qui a
donné fort obscurément son avis
est tout étonné le lendemain de le voir
exécuté.
Vous avez pu voir dans
mes institutions et dans mes actes,
quelle attention j'ai toujours mise à créer des apparences ; il en faut
dans les paroles comme dans les
actes. Le comble de l'habileté est de faire croire
à sa franchise, quand on
a une foi punique.
Non-seulement mes
desseins seront impénétrables mais mes paroles signifieront presque
toujours le contraire de ce qu'elles
paraîtront indiquer. Les initiés seuls pourront
pénétrer le
sens des mots
caractéristiques qu'à de certains moments je
laisserai tomber du haut du trône ; quand je dirai : Mon règne,
c'est la paix, c'est que ce sera la guerre ;
quand je dirai que je fais appel aux moyens moraux, c'est
que je vais user des
moyens de la force. M'écoutez-vous ?
MONTESQUIEU.
Oui.
MACHIAVEL.
Vous avez vu que ma
presse a cent voix et qu'elles parlent
incessamment de la grandeur de mon règne, de l'enthousiasme de mes
sujets pour leur souverain ; qu'elles
mettent en même temps dans la bouche du public les opinions, les
idées et jusqu'aux formules de langage qui
doivent défrayer ses entretiens ; vous avez vu
également que mes
ministres étonnent
sans relâche le public des
témoignages incontestables de leurs travaux. Quant
à moi, je parlerais
rarement, une fois
l'année seulement, puis çà
et là dans quelques grandes circonstances. Aussi chacune de mes
manifestations serait accueillie,
non-seulement dans mon royaume, mais dans l'Europe entière,
comme un
événement.
Un prince dont le
pouvoir est fondé sur une base
démocratique, doit avoir un langage soigné, mais
cependant populaire. Au
besoin il ne doit pas
craindre de parler en
démagogue, car après tout il est le peuple, et il
en doit avoir les
passions. Il faut avoir pour
lui certaines
attentions, certaines flatteries, certaines démonstrations de
sensibilité
qui trouveront place à l'occasion. Peu importe
que ces moyens paraissent infimes ou puérils aux yeux
du monde, le peuple n'y
regardera pas de si près et l'effet
sera produit.
Dans mon ouvrage je
recommande au prince de prendre pour
type quelque grand homme du temps passé, dont il doit autant que possible
suivre les traces[20]. Ces
assimilations historiques font encore beaucoup d'effet sur les
masses ; on grandit dans leur
imagination, on se donne de
son vivant la place que la postérité vous
réserve. On trouve
d'ailleurs dans l'histoire de
ces grands hommes des
rapprochements, des indications utiles, quelquefois des
situations identiques,
dont on tire des enseignements
précieux, car toutes les grandes leçons
politiques sont dans
l'histoire. Quand on a
trouvé un grand homme avec qui l'on
a des analogies, on peut faire mieux encore : Vous savez que les peuples
aiment qu'un prince ait l'esprit
cultivé, qu'il ait le goût des lettres, qu'il en
ait même le talent. Eh
bien, le prince ne saurait
mieux employer ses
loisirs qu'à écrire, par exemple, l'histoire du
grand homme des temps
passés,
qu'il a pris pour modèle. Une
philosophie sévère peut taxer ces choses de
faiblesse.
Quand le souverain est
fort on les lui pardonne, et elles
lui donnent même je ne sais quelle grâce.
Certaines faiblesses, et
même certains vices, servent
d'ailleurs le prince autant que des vertus. Vous avez pu
reconnaître la
vérité de ces observations d'après
l'usage
que j'ai dû faire tantôt de la
duplicité, et tantôt de la violence. Il ne faut pas
croire, par exemple, que le
caractère vindicatif du souverain puisse lui nuire ; bien au
contraire. S'il est
souvent opportun d'user de la clémence
ou de la magnanimité, il faut qu'à de certains
moments sa colère
s'appesantisse
d'une manière terrible. L'homme
est l'image de Dieu, et la divinité n'a pas moins de rigueur dans ses coups
que de miséricorde. Quand j'aurais
résolu la perte de mes ennemis, je les écraserais
donc jusqu'à
ce qu'il n'en reste plus que poussière. Les hommes
ne se vengent que des injures légères ; ils ne
peuvent rien contre les
grandes[21]. C'est du
reste ce que je dis
expressément dans mon livre. Le prince n'a que le choix
des instruments qui
doivent servir à son courroux ; il
trouvera toujours des juges prêts à sacrifier leur
conscience à ses projets
de vengeance
ou de haine.
Ne craignez pas que le
peuple s'émeuve jamais des coups que
je porterai. D'abord, il aime à sentir la vigueur du bras qui commande, et
puis il hait naturellement ce qui s'élève,
il se réjouit instinctivement quand on frappe audessus
de lui.
Peut-être ne savez-vous pas bien d'ailleurs avec
quelle facilité on oublie. Quand le moment des rigueurs est
passé, c'est à peine si ceux-là
mêmes que l'on
a frappés se souviennent. A Rome, au temps du Bas-Empire, Tacite rapporte que les
victimes couraient avec je
ne sais quelle jouissance au-devant des supplices.
Vous entendez
parfaitement qu'il ne s'agit de rien de
semblable dans les temps modernes ; les moeurs sont devenues fort douces :
quelques proscriptions, des
emprisonnements, la déchéance des droits
civiques, ce sont là des
châtiments bien
légers. Il est vrai que, pour arriver à
la souveraine puissance, il a fallu verser du sang et
violer bien des droits ;
mais, je vous le répète, tout
s'oublie. La moindre cajolerie du prince, quelques bons
procédés
de la part de ses ministres ou de ses agents,
seront accueillis avec les marques de la plus grands reconnaissance.
S'il est indispensable
de punir avec une inflexible
rigueur, il faut récompenser avec la même
ponctualité : c'est ce que
je ne manquerais jamais de faire.
Quiconque aurait
rendu un service à mon gouvernement, serait
récompensé dès le
lendemain. Les
places, les distinctions, les plus
grandes dignités, formeraient autant d'étapes
certaines pour quiconque
serait en possession de
servir utilement ma
politique. Dans l'armée, dans la magistrature, dans tous les emplois
publics, l'avancement serait calculé sur
la nuance de l'opinion et le degré de zèle
à mon gouvernement. Vous
êtes muet.
[20] Traité
du Prince, chap. XIV, p. 98.
[21] Traité
du Prince, ch. III, p. 17.
MONTESQUIEU.
Continuez.
MACHIAVEL.
Je reviens sur certains
vices et même sur certains travers
d'esprit, que je regarde comme nécessaires au prince. Le
maniement du pouvoir est
une chose formidable. Si habile
que soit un souverain, si infaillible que soit son coup
d'oeil et si vigoureuse
que soit sa décision, il y a encore
un immense alea dans son existence. Il faut être superstitieux.
Gardez-vous de croire que ceci soit de
légère conséquence. Il est, dans la
vie des princes, des
situations si
difficiles, des moments si graves, que la
prudence humaine ne compte plus. Dans ces cas-là, il faut
presque jouer au
dé ses résolutions. Le parti que
j'indique, et que je suivrais, consiste, dans certaines
conjonctures,
à se rattacher à des dates historiques,
à
consulter des anniversaires heureux, à mettre telle ou telle
résolution
hardie sous les auspices d'un jour où l'on a
gagné une victoire, fait un coup de main heureux. Je dois
vous dire que la
superstition a un autre avantage très
grand ; le peuple connaît cette tendance. Ces combinaisons
augurales
réussissent souvent ; il faut aussi les employer
lorsque l'on est sûr du succès. Le peuple, qui ne
juge que
par les résultats, s'habitue à croire que chacun
des
actes du souverain correspond à des signes
célestes, que les
coïncidences historiques
forcent la main de la fortune.
MONTESQUIEU.
Le dernier mot est dit,
vous êtes un joueur.
MACHIAVEL.
Oui, mais j'ai un
bonheur inouï, et j'ai la main si sûre,
la tête si fertile que la fortune ne peut pas tourner.
MONTESQUIEU.
Puisque vous faites
votre portrait, vous devez avoir encore
d'autres vices ou d'autres vertus à faire passer.
MACHIAVEL.
Je vous demande
grâce pour la luxure. La passion des femmes
sert un souverain bien plus que vous ne pouvez le penser. Henri IV a
dû à son incontinence une partie de sa
popularité. Les hommes sont ainsi faits, que ce penchant leur
plaît chez ceux qui les gouvernent. La
dissolution des moeurs a été de tout temps une
fureur, une carrière
galante dans
laquelle le prince doit devancer ses
égaux, comme il devance ses soldats devant l'ennemi. Ces idées
sont françaises, et je ne pense pas qu'elles
déplaisent trop à l'illustre auteur des Lettres
persanes. Il ne m'est
pas permis de tomber dans des
considérations trop
vulgaires, cependant je ne puis me dispenser de vous dire que le
résultat le plus réel de la galanterie du
prince, est de lui concilier la sympathie de la plus belle
moitié de ses sujets.
MONTESQUIEU.
Vous tournez au madrigal.
MACHIAVEL.
On peut être
sérieux et galant : vous en avez fourni la
preuve. Je ne rabats rien de ma proposition. L'influence des
femmes sur l'esprit
public est considérable. En bonne
politique, le prince est condamné à faire de la
galanterie, alors même
qu'au fond il ne
s'en soucierait pas ; mais le
cas sera rare.
Je puis vous assurer que
si je suis bien les règles que je
viens de tracer, on se souciera fort peu de la liberté dans
mon royaume. On aura un
souverain vigoureux, dissolu, plein
d'esprit de chevalerie, adroit à tous les exercices du corps : on l'aimera.
Les gens austères n'y feront rien ;
on suivra le torrent ; bien plus, les hommes indépendants
seront mis à l'index : on s'en écartera. On ne
croira ni à leur caractère, ni à leur
désintéressement.
Ils passeront pour des
mécontents qui veulent se faire
acheter. Si çà et là, je
n'encourageais pas le talent, on le repousserait de toutes
parts, on marcherait sur les consciences
comme sur le pavé. Mais au fond, je serai un prince moral ; je ne
permettrai pas que l'on aille au delà
de certaines limites. Je respecterai la pudeur publique,
partout où je
verrai qu'elle veut être respectée. Les
souillures ne m'atteindront pas, car je me déchargerai sur
d'autres des parties
odieuses de l'administration. Ce que
l'on pourra dire de pis, c'est que je suis un bon prince
mal entouré,
que je veux le bien, que je le veux ardemment,
que je le ferai toujours, quand on me l'indiquera.
Si vous saviez combien
il est facile de gouverner quand on
a le pouvoir absolu. Là, point de contradiction, point
de résistance
; on peut suivre à loisir ses desseins, on a
le temps de réparer ses fautes. On peut sans opposition
faire le bonheur de son
peuple, car c'est là ce qui me
préoccupe toujours. Je puis vous affirmer que l'on ne
s'ennuiera pas dans mon
royaume ; les esprits y seront sans
cesse occupés par mille objets divers. Je donnerai au
peuple le spectacle de
mes équipages et des pompes de ma
cour, on préparera de grandes
cérémonies, je tracerai des
jardins, j'offrirai
l'hospitalité à des rois, je ferai
venir des ambassades des pays les plus reculés.
Tantôt ce seront des
bruits de guerre,
tantôt des complications
diplomatiques sur lesquelles on glosera pendant des mois
entiers ; j'irai bien
loin, je donnerai satisfaction même à
la monomanie de la liberté. Les guerres qui se feront
sous mon
règne seront entreprises au nom de la liberté des
peuples et de l'indépendance des nations, et pendant que sur mon passage les
peuples m'acclameront, je dirai
secrètement à l'oreille des rois absolus : Ne
craignez rien, je suis
des vôtres, je
porte comme vous une couronne
et je tiens à la conserver : j'embrasse la liberté européenne,
mais c'est pour l'étouffer.
Une seule chose pourrait
peut-être, un moment, compromettre
ma fortune ; ce serait le jour où l'on reconnaîtra
de tous
côtés que ma politique n'est pas franche, que tous
mes
actes sont marqués au coin du calcul.
MONTESQUIEU.
Quels seront donc les
aveugles qui ne verront pas cela ?
MACHIAVEL.
Mon peuple tout entier,
sauf quelques coteries dont je me
soucierai peu. J'ai d'ailleurs formé autour de moi une
école
d'hommes politiques d'une très grande force relative.
Vous ne sauriez croire à quel point le
machiavélisme est
contagieux, et combien ses
préceptes sont faciles à
suivre. Dans toutes les branches du gouvernement il y
aura des hommes de rien,
ou de très peu de conséquence, qui
seront de véritables Machiavels au petit pied qui ruseront, qui
dissimuleront, qui mentiront avec un
imperturbable sang-froid ; la vérité ne pourra se
faire jour nulle part.
MONTESQUIEU.
Si vous n'avez fait que
railler d'un bout à l'autre de cet
entretien, comme je le crois, Machiavel, je regarde cette
ironie comme votre plus
magnifique ouvrage.
MACHIAVEL.
Une ironie ! Vous vous
trompez bien si vous le pensez. Ne
comprenez-vous pas que j'ai parlé sans voile, et que c'est la violence
terrible de la vérité qui donne à mes
paroles la couleur que vous croyez voir !
MONTESQUIEU.
Vous avez
achevé.
MACHIAVEL.
Pas encore.
MONTESQUIEU.
Achevez donc.
Vingt-cinquième
dialogue
MACHIAVEL.
Je régnerai
dix ans dans ces conditions, sans changer quoi
que ce soit à ma législation ; le
succès définitif n'est qu'à
ce prix.
Rien, absolument rien, ne doit me faire
varier pendant cet intervalle ; le couvercle de la chaudière
doit être de
fer et de plomb ; c'est pendant ce temps que
s'élabore le phénomène de destruction
de l'esprit factieux.
Vous croyez
peut-être qu'on est malheureux, qu'on
se plaint. Ah ! je serais inexcusable s'il en était
ainsi ; mais quand les
ressorts seront le plus violemment
tendus, quand je pèserai du poids le plus terrible sur la
poitrine de mon peuple,
voici ce qu'on dira : Nous n'avons
que ce que nous méritons, souffrons.
MONTESQUIEU.
Vous êtes bien
aveugle si vous prenez cela pour une
apologie de votre règne ; si vous ne comprenez pas que
l'expression de ces
paroles est un regret violent du passé.
C'est là un mot stoïque qui vous annonce le jour du châtiment.
MACHIAVEL.
Vous me troublez.
L'heure est venue de détendre les
ressorts, je vais rendre des libertés.
MONTESQUIEU.
Mieux vaut mille fois
l'excès de votre oppression ; votre
peuple vous répondra : gardez ce que vous avez pris.
MACHIAVEL.
Ah ! que je reconnais
bien là la haine implacable des
partis. N'accorder rien à ses adversaires politiques, rien,
pas même
les bienfaits.
MONTESQUIEU.
Non, Machiavel, rien
avec vous, rien ! la victime immolée
ne reçoit pas de bienfaits de son bourreau.
MACHIAVEL.
Ah ! que je
pénétrerais aisément à cet
égard la pensée
secrète de mes ennemis. Ils se flattent, ils
espèrent que la force
d'expansion que je comprime me
lancera tôt ou tard
dans l'espace. Les insensés ! Ils ne me
connaîtront bien qu'à la
fin. En politique
que faut-il pour prévenir tout
danger avec la plus grande compression possible ? une
imperceptible ouverture.
On l'aura.
Je ne rendrai pas des
libertés considérables, à coup
sûr ;
eh bien, voyez pourtant à quel point l'absolutisme aura
déjà
pénétré dans les moeurs. Je puis gager
qu'au premier
bruit de ces libertés, il s'élèvera
autour de moi des rumeurs
d'épouvante. Mes
ministres, mes conseillers
s'écrieront que j'abandonne le gouvernail, que tout est
perdu. On me conjurera,
au nom du salut de l'État, au nom
du pays, de n'en rien faire ; le peuple dira : à quoi
songe-t-il ? son
génie baisse ; les indifférents diront :
le voilà à bout ; les haineux diront : Il est
mort.
MONTESQUIEU.
Et ils auront tous
raison, car un publiciste moderne[22] a
dit avec une grande vérité : « Veut-on
ravir aux hommes leurs
droits ? il ne faut rien
faire à demi. Ce
qu'on leur laisse, leur sert à reconquérir ce
qu'on leur enlève. La
main qui reste
libre dégage l'autre de ses fers.
»
[22] Benjamin Constant. (Note de
l'éditeur.)
MACHIAVEL.
C'est très
bien pensé ; c'est très vrai ; je sais que je
m'expose beaucoup. Vous voyez bien que l'on est injuste
envers moi, que j'aime
plus la liberté qu'on ne le dit.
Vous m'avez demandé tout à l'heure si j'avais de l'abnégation,
si je saurais me sacrifier pour mes peuples,
descendre du trône au besoin : vous avez maintenant ma
réponse, j'en
puis descendre par le martyre.
MONTESQUIEU.
Vous êtes bien
attendri. Quelles libertés rendez-vous ?
MACHIAVEL.
Je permets à
ma chambre législative de me témoigner chaque
année, au moment du jour de l'an, l'expression de ses voeux dans une
adresse.
MONTESQUIEU.
Mais puisque l'immense
majorité de la chambre vous est
dévouée, que pouvez-vous recueillir sinon des remerciements et des
témoignages d'admiration et d'amour ?
MACHIAVEL.
Eh bien, oui. Ces
témoignages ne sont-ils pas naturels ?
MONTESQUIEU.
Sont-ce toutes les
libertés ?
MACHIAVEL.
Mais cette
première concession est considérable, quoique
vous
en disiez. Je ne m'en tiendrai cependant pas là. Il s'opère
aujourd'hui en Europe un certain mouvement d'esprit
contre la centralisation, non pas chez les masses, mais dans les classes
éclairées. Je décentraliserai,
c'est-à-dire que je donnerai à mes gouverneurs de
province le droit de
trancher beaucoup de petites
questions locales
soumises auparavant à l'approbation de mes ministres.
MONTESQUIEU.
Vous ne faites que
rendre la tyrannie plus insupportable si
l'élément municipal n'est pour rien dans cette
réforme.
MACHIAVEL.
Voilà bien la
précipitation fatale de ceux qui réclament
des réformes : il faut marcher à pas prudents
dans la voie de la
liberté. Je ne m'en
tiens cependant pas là : je donne
des libertés commerciales.
MONTESQUIEU.
Vous en avez
déjà parlé.
MACHIAVEL.
C'est que le point
industriel me touche toujours : je ne
veux pas qu'on dise que ma législation va, par un
excès de défiance envers
le peuple,
jusqu'à l'empêcher de pourvoir
lui-même à sa subsistance. C'est pour cette raison
que je
fais présenter aux chambres des lois qui ont pour objet
de déroger un peu aux dispositions prohibitives de l'association. Du reste,
la tolérance de mon gouvernement
rendait cette mesure parfaitement inutile, et comme, en
fin de compte, il ne
faut pas se désarmer, rien ne sera
changé à la loi, si ce n'est la formule de la
rédaction. On a aujourd'hui,
dans les chambres, des
députés qui se prêtent
très bien à ces innocents stratagèmes.
MONTESQUIEU.
Est-ce tout ?
MACHIAVEL.
Oui, car c'est beaucoup,
trop peut-être ; mais je crois
pouvoir me rassurer : mon armée est enthousiaste, ma magistrature
fidèle, et ma législation pénale
fonctionne
avec la régularité et la précision de
ces mécanismes toutpuissants et terribles que la
science moderne à inventés.
MONTESQUIEU.
Ainsi, vous ne touchez
pas aux lois de la presse ?
MACHIAVEL.
Vous ne le voudriez pas.
MONTESQUIEU.
Ni à la
législation municipale ?
MACHIAVEL.
Est-ce possible ?
MONTESQUIEU.
Ni à votre
système de protectorat du suffrage ?
MACHIAVEL.
Non.
MONTESQUIEU.
Ni à
l'organisation du Sénat, ni à celle du Corps
législatif, ni à votre système
intérieur, ni à votre système extérieur, ni
à votre régime économique, ni
à votre régime
financier ?
MACHIAVEL.
Je ne touche
qu'à ce que je vous ai dit. A proprement
parler, je sors de la période de la terreur, j'entre dans la
voie de
la tolérance ; je le puis sans dangers ; je pourrais
même rendre des libertés réelles, car
il faudrait être bien dénué
d'esprit
politique pour ne pas reconnaître qu'à
l'heure imaginaire que je suppose, ma législation a
porté tous ses fruits.
J'ai rempli le but
que je vous avais
annoncé ; le caractère de la nation est
changé ; les légères
facultés que
j'ai rendues ont été pour moi la sonde avec
laquelle j'ai mesuré la profondeur du résultat.
Tout est fait, tout est
consommé, il
n'y a plus de résistance
possible. Il n'y a plus d'écueil, il n'y a plus rien ! Et
cependant je ne rendrai
rien. Vous l'avez dit,
c'est là qu'est la
vérité pratique.
MONTESQUIEU.
Hâtez-vous de
terminer, Machiavel. Puisse mon ombre ne vous
rencontrer jamais, et que Dieu efface de ma mémoire
jusqu'à la dernière trace de ce que je viens
d'entendre !
MACHIAVEL.
Prenez garde,
Montesquieu ; avant que la minute qui
commence ne tombe dans l'éternité vous chercherez
mes pas
avec angoisse et le souvenir de cet entretien désolera
éternellement votre âme.
MONTESQUIEU.
Parlez !
MACHIAVEL.
Revenons donc. J'ai fait
tout ce que vous savez ; par ces
concessions à l'esprit libéral de mon temps, j'ai
désarmé la haine des
partis.
MONTESQUIEU.
Ah ! vous ne laisserez
donc pas tomber ce masque
d'hypocrisie dont vous avez couvert des forfaits qu'aucune
langue humaine n'a
décrits. Vous voulez donc que je sorte
de la nuit éternelle pour vous flétrir ! Ah !
Machiavel ! vous-même
n'aviez pas
enseigné à dégrader à ce
point
l'humanité ! Vous ne conspiriez pas contre la conscience,
vous n'aviez pas
conçu la pensée de faire de l'âme
humaine
une boue dans laquelle le divin créateur lui-même
ne reconnaîtrait
plus rien.
MACHIAVEL.
C'est vrai, je suis
dépassé.
MONTESQUIEU.
Fuyez ! ne prolongez pas
un instant de plus cet entretien.
MACHIAVEL.
Avant que les ombres qui
s'avancent en tumulte là-bas
n'aient atteint ce noir ravin qui les sépare de nous, j'aurai
fini ; avant qu'elles ne
l'aient atteint vous ne me
reverrez plus et vous m'appellerez en vain.
MONTESQUIEU.
Achevez donc, ce sera
l'expiation de la témérité que j'ai
commise en acceptant cette gageure sacrilége !
MACHIAVEL.
Ah ! liberté
! voilà donc avec quelle force tu tiens dans
quelques âmes quand le peuple te méprise ou se
console de toi par des
hochets. Laissez-moi
vous conter à ce sujet
une bien courte apologue : Dion
raconte que le peuple romain
était indigné contre
Auguste à cause de certaines lois trop dures qu'il avait
faites, mais que,
sitôt qu'il eut, fait revenir le comédien
Pilade, que les factieux avaient chassé de la ville, le
mécontentement
cessa.
Voilà mon
apologue. Maintenant voici la conclusion de
l'auteur, car c'est un auteur que je cite : « Un pareil
peuple sentait plus vivement la tyrannie
lorsque l'on chassait un baladin que lorsqu'on lui enlevait
toutes ses lois[23].
»
Savez-vous qui a
écrit cela ?
[23] Esp. des lois, liv. XIX,
chap. II, p. 253.
MONTESQUIEU.
Peu m'importe !
MACHIAVEL.
Reconnaissez-vous donc,
c'est vous-même. Je ne vois que des
âmes basses autour de moi, qu'y puis-je faire ? Les baladins ne manqueront
pas sous mon règne et il faudra
qu'ils se conduisent bien mal pour que je prenne le parti
de les chasser.
MONTESQUIEU.
Je ne sais si vous avez
exactement rapporté mes paroles ;
mais voici une citation que je puis vous garantir : elle
vengera
éternellement les peuples que vous calomniez : « Les moeurs
du prince contribuent autant à la liberté que
les lois. Il peut, comme elle, faire des hommes des bêtes, et des
bêtes des hommes ; s'il aime les âmes libres,
il aura des sujets, s'il aime les âmes basses, il aura des
esclaves[24]. »
Voilà ma
réponse, et si j'avais aujourd'hui à ajouter
quelque chose à cette citation, je dirais : « Quand
l'honnêteté publique est bannie du sein des cours,
quand la corruption s'étale là sans pudeur, elle
ne pénètre
pourtant jamais que dans le coeur de ceux qui
approchent un mauvais prince ; l'amour de la vertu continue à
vivre dans le sein du peuple, et la puissance de
ce principe est si grande que le mauvais prince n'a qu'à
disparaître
pour que, par la force même des choses,
l'honnêteté revienne dans la pratique du
gouvernement en même
temps que la
liberté. »
[24] P. 173, chap.
XXVII, liv. XII.
MACHIAVEL.
Cela est très
bien écrit, dans une forme très simple. Il
n'y a qu'un malheur à ce que vous venez de dire, c'est que,
dans l'esprit comme dans
l'âme de mes peuples, je
personnifie la vertu, bien mieux, je personnifie la liberté,
entendez-vous, comme je
personnifie la révolution, le
progrès, l'esprit moderne, tout ce qu'il y a de meilleur
enfin dans le fond de la
civilisation contemporaine. Je ne
dis pas qu'on me respecte, je ne dis pas qu'on m'aime,
je dis qu'on me
vénère, je dis que le peuple m'adore ; que,
si je le voulais, je me ferais élever des autels, car,
expliquez cela, j'ai les
dons fatals qui agissent sur les
masses. Dans votre pays on guillotinait Louis XVI qui ne
voulait que le bien du
peuple, qui le voulait avec toute la
foi, toute l'ardeur d'une âme sincèrement
honnête, et, quelques
années auparavant,
on avait élevé des autels à
Louis XIV qui se souciait moins du peuple que de la dernière de
ses maîtresses ; qui, au moindre coup de tête,
eût fait mitrailler la canaille en jouant aux dés
avec Lauzun.
Mais je suis, moi, bien plus que Louis XIV, avec le
suffrage populaire qui me sert de base ; je suis Washington, je suis
Henri IV, je suis saint Louis,
Charles-le-Sage, je prends vos meilleurs rois, pour vous faire
honneur. Je suis un roi
d'Égypte et d'Asie en même temps,
je suis Pharaon, je suis Cyrus, je suis Alexandre, je
suis Sardanapale ;
l'âme du peuple s'épanouit quand je
passe ; il court avec ivresse sur mes pas ; je suis un objet
d'idolâtrie ;
le père me montre du doigt à son fils, la
mère invoque mon nom dans ses prières, la jeune
fille me regarde en
soupirant et songe que si
mon regard tombait sur
elle, par hasard, elle pourrait peut-être reposer un instant sur ma couche.
Quand le malheureux est opprimé, il
dit : Si le roi le savait ; quand on veut se venger, qu'on espère
un secours, on dit : Le roi le saura. On ne
m'approche jamais, du reste, que l'on ne me trouve les
mains pleines d'or. Ceux
qui m'entourent, il est vrai, sont
durs, violents, ils méritent parfois le bâton,
mais il faut qu'il en
soit ainsi ; car leur
caractère haïssable,
méprisable, leur basse cupidité, leurs
débordements, leurs gaspillages
honteux, leur avarice
crasse font contraste
avec la douceur de mon caractère, mes allures simples, ma
générosité
inépuisable. On m'invoque, vous dis-je, comme un
dieu ; dans la grêle, dans la disette, dans les incendies,
j'accours, la population se
jette à mes pieds,
elle m'emporterait au ciel dans ses bras, si Dieu lui
donnait des ailes.
MONTESQUIEU.
Ce qui ne vous
empêcherait pas de la broyer avec de la
mitraille au moindre signe de résistance.
MACHIAVEL.
C'est vrai, mais l'amour
n'existe pas sans la crainte.
MONTESQUIEU.
Ce songe affreux est-il
fini ?
MACHIAVEL.
Un songe ! Ah !
Montesquieu ! vous allez pleurer longtemps
: déchirez l'Esprit des lois, demandez à Dieu de vous donner l'oubli pour
votre part dans le ciel ; car
voici venir la vérité terrible dont vous avez
déjà le pressentiment ;
il n'y a pas de songe
dans ce que je viens
de vous dire.
MONTESQUIEU.
Qu'allez-vous
m'apprendre !
MACHIAVEL.
Ce que je viens de vous
décrire, cet ensemble de choses
monstrueuses devant lesquelles l'esprit recule
épouvanté, cette oeuvre
que l'enfer
même pouvait seul accomplir, tout
cela est fait, tout cela existe, tout cela prospère
à la face du soleil, à
l'heure
qu'il est, sur un point de ce
globe que nous avons quitté.
MONTESQUIEU.
Où ?
MACHIAVEL.
Non, ce serait vous
infliger une seconde mort.
MONTESQUIEU.
Ah ! parlez, au nom du
ciel !
MACHIAVEL.
Eh bien !...
MONTESQUIEU.
Quoi ?...
MACHIAVEL.
L'heure est
passée ! Ne voyez-vous pas que le tourbillon
m'emporte !
MONTESQUIEU.
Machiavel ! !
MACHIAVEL.
Voyez ces ombres qui
passent non loin de vous en se couvrant
les yeux ; les reconnaissez-vous ? ce sont des
gloires qui ont fait
l'envie du monde entier. A l'heure
qu'il est, elles redemandent à Dieu leur patrie !...
MONTESQUIEU.
Dieu éternel,
qu'avez-vous permis ! ...
***************
Résumé
du Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu
1ére
PARTIE
PREMIER DIALOGUE - ( Texte complet
)
Rencontre de Machiavel
et de
Montesquieu aux enfers.
Machiavel fait
l'éloge de la vie
posthume. Il se plaint de la réprobation que la
postérité a attachée à son nom, et se justifie.
Son seul crime a
été de dire la
vérité aux peuples comme aux rois ; le machiavélisme
est antérieur à Machiavel.
Son système
philosophique et
moral ; théorie de la force. - Négation
de la morale et du droit en politique.
Les grands hommes font
le bien
des sociétés en violant toutes les lois. Le
bien sort du mal.
Causes de la
préférence donnée à
la monarchie absolue. - Incapacité de la
démocratie. - Despotisme favorable
au
développement des
grandes civilisations.
DEUXIÈME DIALOGUE - ( Texte complet
)
Réponse de
Montesquieu. - Les
doctrines de Machiavel n'ont point de base philosophique. - La
force et l'astuce ne
sont pas des
principes.
Les pouvoirs les plus
arbitraires
sont obligés de s'appuyer sur le droit. La raison
d'État n'est que l'intérêt
particulier du Prince
ou de ses favoris.
Le droit et la morale
sont les
fondements de la politique. Inconséquence du
système contraire. Si le Prince
s'affranchit des
règles de
la morale, les sujets en feront autant.
Les grands hommes qui
violent les
lois sous prétexte de sauver l'État font plus de
mal que de bien.
L'anarchie est souvent
bien moins
funeste que le despotisme.
Incompatibilité
du despotisme
avec l'état actuel des institutions chez les principaux
peuples de l'Europe. -
Machiavel invite
Montesquieu à justifier cette proposition.
TROISIÈME DIALOGUE - ( Texte complet
)
Développement
des idées de
Montesquieu. - La confusion des pouvoirs est la cause
première du despotisme
et de l'anarchie.
Influence des moeurs
politiques
sous l'empire desquelles le Traité du Prince a été écrit.
Progrès de
la science
sociale en Europe.
Vaste système
de garanties dont
les nations se sont entourées. Traités,
constitutions, lois civiles.
Séparation
des trois pouvoirs
législatif, exécutif et judiciaire. C'est le
principe générateur de la liberté politique, le principal
obstacle
à la tyrannie.
Que le régime
représentatif est
le mode de gouvernement le mieux approprié aux temps
modernes.
Conciliation de l'ordre
et de la
liberté.
Justice, base
essentielle du
gouvernement. Le Monarque qui pratiquerait aujourd'hui les maximes du
Traité
du Prince serait
mis au ban de l'Europe.
Machiavel soutient que
ses
maximes n'ont pas cessé de prévaloir dans la
politique des princes. - Il offre de le prouver.
QUATRIÈME DIALOGUE - ( Texte complet
)
Machiavel fait la
critique du
régime constitutionnel. Les pouvoirs resteront immobiles ou
sortiront violemment de
leur orbite.
Masse du peuple
indifférente aux
libertés publiques dont la jouissance réelle lui
échappe.
Régime
représentatif
inconciliable avec le principe de la souveraineté populaire
et l'équilibre des pouvoirs.
Révolutions.
Que la souveraineté
populaire conduit à l'anarchie et l'anarchie au despotisme.
État moral et
social des peuples
modernes incompatible avec la liberté.
Le salut est dans la
centralisation.
Césarisme du
Bas-Empire. Inde et
Chine.
CINQUIÈME DIALOGUE - ( Texte complet
)
La fatalité
du despotisme est une
idée que Montesquieu continue à combattre.
Machiavel a pris pour
des lois
universelles des faits qui ne sont que des accidents.
Développement
progressif des
institutions libérales depuis le système
féodal jusqu'au régime représentatif.
Les institutions ne se
corrompent
qu'avec la perte de la liberté. Il faut donc la maintenir
avec soin dans l'économie
des pouvoirs.
Montesquieu n'admet pas
sans
réserve le principe de la souveraineté populaire.
Comment il entend ce principe.
Du droit divin, du
droit humain.
SIXIÈME DIALOGUE - ( Texte complet
)
Continuation du
même sujet. -
Antiquité du principe électif. Il est la base
primordiale de la souveraineté.
Conséquences
extrêmes de la
souveraineté du peuple. - Les
révolutions ne seront pas plus fréquentes sous l'empire de ce
principe.
Rôle
considérable de l'industrie
dans la civilisation moderne. L'industrie est aussi inconciliable avec
les
révolutions qu'avec le
despotisme.
Le despotisme est
tellement sorti
des moeurs dans les sociétés les plus
avancées de l'Europe, que Montesquieu
défie Machiavel de
trouver le moyen de l'y ramener.
Machiavel accepte le
défi, et le
dialogue s'engage sur cette donnée.
SEPTIÈME DIALOGUE - ( Texte complet
)
Machiavel
généralise d'abord le
système qu'il se propose d'employer.
Ses doctrines sont de
tous les
temps ; dans le siècle même, il a des petits-fils
qui savent le prix de ses leçons.
Il ne s'agit que de
mettre le
despotisme en harmonie avec les moeurs modernes. -
Principales règles qu'il
déduit pour
arrêter le
mouvement dans les sociétés contemporaines.
Politique
intérieure, politique
extérieure.
Nouvelles
règles empruntées au
régime industriel.
Comment on peut se
servir de la
presse, de la tribune et des subtilités du droit.
A qui il faut donner le
pouvoir.
Que par ces divers
moyens on
change le caractère de la nation la plus indomptable et on
la rend aussi docile à
la tyrannie qu'un
petit
peuple de l'Asie.
Montesquieu engage
Machiavel à
sortir des généralités ; il le met en
présence d'un État fondé sur des institutions
représentatives et
lui demande comment il pourra retourner de là au pouvoir
absolu.
2éme
PARTIE
HUITIÈME DIALOGUE - La politique de
Machiavel en action - ( Texte complet
)
On a raison, par un coup
d'État,
de l'ordre de choses constitué.
On s'appuie sur le
peuple et
pendant la dictature on remanie toute la législation.
Nécessité
d'imprimer la terreur,
au lendemain d'un coup d'État. Pacte du sang avec
l'armée. Que l'usurpateur
doit frapper toute
la monnaie à son effigie.
Il fera une constitution
nouvelle
et ne craindra pas de lui donner pour base les grands principes du
droit moderne.
Comment il s'y prendra
pour ne
pas appliquer ces principes et les écarter successivement.
NEUVIÈME DIALOGUE - La
Constitution - ( Texte complet
)
Continuation du
même sujet. On
fait ratifier par le peuple le coup d'État.
On établit le
suffrage universel
; il en sort l'absolutisme.
La constitution doit
être l'oeuvre
d'un seul homme ; soumise au suffrage sans discussion,
présentée en bloc,
acceptée en bloc.
Pour changer la
complexion
politique de l'État, il suffit de changer la disposition des
organes : Sénat, Corps
législatif, Conseil
d'État,
etc.
Du Corps
législatif. Suppression de la
responsabilité ministérielle et de l'initiative
parlementaire. La proposition
des lois n'appartient
qu'au Prince.
On se garantit contre la
souveraineté du peuple par le droit d'appel au peuple et le
droit de déclarer l'état
de siége.
Suppression du droit
d'amendement. Restriction du nombre des députés. - Salariat des députés.
Raccourcissement des
sessions. -
Pouvoir discrétionnaire de convocation, de prorogation et de
dissolution.
DIXIÈME DIALOGUE - La
Constitution. (Suite.) - ( Texte complet
)
Du
Sénat et de son organisation. Le
Sénat ne doit
être qu'un
simulacre de corps politique destiné à
couvrir l'action du
Prince et à
lui transmettre le pouvoir absolu et discrétionnaire sur
toutes les lois.
Du Conseil
d'État.
Il doit jouer dans une autre
sphère le même rôle que le
Sénat. Il transmet au Prince
le pouvoir
réglementaire et
judiciaire.
La Constitution est
faite.
Récapitulation des diverses manières dont le
Prince fait la loi dans ce
système. Il
la fait de sept
manières.
Aussitôt
après la Constitution,
le Prince doit décréter une série de
lois qui écarteront, par voie d'exception, les
principes de
droit public reconnus en bloc dans la constitution.
ONZIÈME DIALOGUE - Des lois
- ( Texte
complet )
De la presse. Esprit des lois de Machiavel.
Sa définition de la liberté est
empruntée à Montesquieu.
Machiavel s'occupe
d'abord de la
législation de la Presse dans son royaume. Elle
s'étendra aux journaux
comme aux livres.
Autorisation du
Gouvernement pour
fonder un journal et pour tous changements dans le personnel de
la rédaction.
Mesures fiscales pour
enrayer
l'industrie de la Presse. Abolition du jury en matière de
Presse. - Pénalités par
voie administrative
et judiciaire. Système des avertissements. Interdiction des
comptes rendus
législatifs et des
procès
de Presse.
Répression des fausses
nouvelles, - cordons de ceinture contre les journaux
étrangers. Défense d'importer
des
écrits non
autorisés. - Lois contre les nationaux qui
écriront à l'étranger contre le gouvernement. - Lois du même
genre imposées aux petits
États-frontières contre leurs propres nationaux. -
Les correspondants
étrangers doivent être à la solde du
gouvernement.
Moyens de
refréner les livres. -
Brevets délivrés par le gouvernement aux
imprimeurs, éditeurs et libraires.
- Retraits
facultatifs
de ces brevets. - Responsabilité pénale
des imprimeurs. Elle oblige ces derniers à faire
eux-mêmes la
police des livres et à en référer aux
agents de l'administration.
DOUZIÈME DIALOGUE - De la
Presse (suite) - ( Texte complet
)
Comment le gouvernement
de
Machiavel annihilera la Presse en se faisant journaliste.
Les feuilles
dévouées au
gouvernement seront deux fois plus nombreuses que les feuilles
indépendantes.
Journaux
officiels, semi-officiels, officieux, semi-officieux.
Journaux
libéraux, démocratiques,
révolutionnaires tenus à la solde du gouvernement
à l'insu du public. Mode
d'organisation et de
direction.
Maniement de l'opinion.
Tactique,
manéges, ballons d'essais.
Journaux de province.
Importance
de leur rôle.
Censure administrative
sur les
journaux. - Communiqués. - Interdiction
de reproduire certaines nouvelles
privées.
Les discours, les
rapports et les
comptes-rendus officiels sont une annexe de la Presse
gouvernementale. - Procédés de
langage, artifices et style nécessaires pour s'emparer de
l'opinion publique.
Éloge
perpétuel du gouvernement. - Reproduction de prétendus articles de
journaux
étrangers qui rendent
hommage à la
politique du
gouvernement. - Critique des anciens gouvernements. -
Tolérance en fait de
discussions
religieuses et de littérature légère.
TREIZIÈME DIALOGUE - Des
complots - ( Texte complet
)
Compte de victimes à faire pour
assurer la tranquillité.
Des
sociétés secrètes. Leur danger.
-
Déportation et
proscription en masse de ceux qui en auront fait partie.
Déportation
facultative de ceux
qui resteront sur le territoire.
Lois pénales
contre ceux qui
s'affilieront à l'avenir.
Existence
légale donnée à
certaines sociétés secrètes dont le
gouvernement nommera les chefs, afin de tout savoir et de tout
diriger.
Lois contre le droit de
réunion
et d'association.
Modification de
l'organisation
judiciaire. Moyens d'agir sur la magistrature sans abroger
expressément l'inamovibilité
des juges.
QUATORZIÈME DIALOGUE - Des
institutions antérieurement existantes
- ( Texte
complet )
Ressources que Machiavel
leur
emprunte.
Garantie
constitutionnelle.
Que c'est une immensité
absolue, mais nécessaire, accordée aux agents du gouvernement.
Du
ministère public. Parti que l'on
peut tirer de
cette institution.
Cour de
Cassation ;
danger que présenterait cette
juridiction si elle était trop indépendante.
Des ressources que
présente l'art
de la jurisprudence dans l'application des lois qui touchent
à l'exercice des droits
politiques.
Comment on supplée
à un texte de loi
par un arrêt. Exemples.
Moyen de
prévenir autant que
possible, dans certains cas délicats, le recours des
citoyens aux tribunaux.
-
Déclarations
officieuses de l'administration que la loi s'applique à tel
ou tel cas ou dans tel
et tel sens. Résultat
de ces
déclarations.
QUINZIÈME DIALOGUE - Du
suffrage - ( Texte complet
)
Des
difficultés à éviter dans
l'application du suffrage universel.
Il faut enlever
à l'élection la
nomination des chefs de corps dans tous les conseils d'administration
qui sont
issus du suffrage.
Que le suffrage
universel ne
saurait, sans le plus grand péril, être
abandonné à lui-même pour
l'élection des députés.
Il faut lier les
candidats par un
serment préalable. - Le gouvernement doit poser
ses candidats en face des
électeurs, et faire
concourir
à leur nomination tous les agents dont il dispose.
Les électeurs
ne doivent pas
avoir la faculté de se réunir pour concerter leur
vote. On doit éviter de les faire voter dans les
centres
d'agglomération.
Suppression du scrutin
de liste :
Démembrement des circonscriptions électorales
où l'opposition se fait sentir.
- Comment ou peut
gagner
le suffrage sans l'acheter directement.
De l'opposition dans les
Chambres. De la stratégie parlementaire et de l'art
d'enlever le vote.
SEIZIÈME DIALOGUE - De
certaines corporations -
( Texte
complet )
Danger que
présentent les forces
collectives en général.
Des gardes
nationales.
Nécessité de les dissoudre.
Organisation et désorganisation facultatives.
De
l'Université. Qu'elle doit être
entièrement
sous la dépendance de l'État, afin que le
gouvernement puisse
diriger l'esprit de la
jeunesse. - Suppression des chaires de droit constitutionnel. - Que
l'enseignement et l'apologie de
l'histoire contemporaine seraient très-utiles pour imprimer
l'amour et la vénération
du
Prince dans les
générations futures. - Mobilisation de
l'influence gouvernementale au moyen de cours libres faits par
les professeurs d'université.
Du Barreau. Réformes
désirables. Les
avocats doivent exercer leur profession sous le contrôle du
gouvernement et
être nommés par
lui.
Du
Clergé.
De la possibilité pour un
Prince de cumuler la souveraineté spirituelle avec la
souveraineté politique.
Danger que
l'indépendance du sacerdoce fait courir à
l'État.
De la politique
à tenir avec le
souverain pontife. Menace perpétuelle d'un schisme
très-efficace pour le contenir.
Que le meilleur moyen
serait de
pouvoir tenir garnison à Rome, à moins que l'on
ne se décide à détruire
le
pouvoir temporel.
DIX-SEPTIÈME DIALOGUE - De la
police - ( Texte complet
)
Vaste
développement qu'il faut
donner à cette institution.
Ministère de
la police.
Changement de nom si le nom déplaît. -
Police intérieure, police extérieure.
- Services
correspondants dans
tous les ministères. - Services de police
internationale.
Rôle que l'on
peut faire jouer à
un Prince du sang.
Rétablissement
du cabinet noir
nécessaire.
Des fausses
conspirations. Leur
utilité. Moyen d'exciter la popularité en faveur
du Prince et d'obtenir des
lois d'État
exceptionnelles.
Escouades invisibles qui doivent
environner le Prince quand il sort. Perfectionnements de la
civilisation moderne
à cet égard.
Diffusion de la police
dans tous
les rangs de la société.
Qu'il est à
propos d'user d'une
certaine tolérance quand on a entre les mains toute la
puissance de la force
armée et de la police.
Comme quoi le droit de
statuer
sur la liberté individuelle doit appartenir à un
magistrat unique et non à un
conseil.
Assimilation des
délits
politiques aux délits de droit commun. Effet salutaire.
Listes du jury criminel
composées
par les agents du gouvernement. De la juridiction en matière
de simple
délit politique.
3éme
PARTIE
DIX-HUITIÈME
DIALOGUE - Des Finances et de leur esprit
- ( Texte
complet )
Objections de
Montesquieu. Le
despotisme ne peut s'allier qu'avec le système des
conquêtes et le gouvernement
militaire.
Obstacles dans le
régime
économique. L'absolutisme ébranle le droit de
propriété.
Obstacles dans le
régime
financier. L'arbitraire en politique implique l'arbitraire en finances.
Vote de l'impôt,
principe
fondamental.
Réponse de
Machiavel. Il s'appuie
sur le prolétariat qui est
désintéressé dans les combinaisons financières,
et ses députés sont
salariés.
Montesquieu
répond que le
mécanisme financier des États modernes
résiste de lui-même aux exigences
du pouvoir
absolu. Des
budgets. Leur mode de confection.
DIX-NEUVIÈME DIALOGUE - Du
système budgétaire (suite)
- ( Texte
complet )
Garanties que
présente ce système
d'après Montesquieu. Équilibre
nécessaire des recettes et des dépenses.
Vote distinct du budget
des recettes et du budget des dépenses. Interdiction
d'ouvrir des crédits
supplémentaires et
extraordinaires. Vote du budget par chapitre. Cour des comptes.
Réponse de
Machiavel. Les
finances sont de toutes les parties de la politique celle qui se
prête le mieux aux
doctrines du
machiavélisme.
Il ne touchera pas
à la Cour des
comptes, qu'il regarde comme une institution ingénue. Il se
réjouit de la régularité
de
la perception
des deniers publics et des merveilles de la comptabilité.
Il abroge les lois qui
garantissent l'équilibre des budgets, le contrôle
et la limitation des
dépenses.
VINGTIÈME DIALOGUE - Continuation
du même sujet -
( Texte
complet )
Que les budgets ne sont
que des
cadres élastiques qui doivent s'étendre
à volonté. Le vote législatif n'est au fond qu'une
homologation
pure et simple.
De l'art de
présenter le budget,
de grouper les chiffres. Importance de la distinction entre le budget
ordinaire et le budget
extraordinaire. Artifices pour masquer les dépenses et le
déficit. Que le formalisme
financier doit
être
impénétrable.
Des Emprunts.
Montesquieu
explique que l'amortissement est un obstacle indirect à la
dépense.
Machiavel n'amortira pas
;
raisons qu'il en donne.
Que l'administration des
finances
est en grande partie une affaire de presse. Parti qu'on peut tirer des
comptes-rendus et des
rapports
officiels.
Phrases, formules et
procédés de
langage, promesses, espérances dont on doit user soit pour
donner de la confiance
aux contribuables,
soit pour préparer à l'avance un
déficit, soit pour l'atténuer quand il est produit.
Que parfois il faut avouer
hardiment qu'on s'est trop engagé et annoncer de
sévères résolutions d'économie.
Parti que l'on tire
de ces déclarations.
VINGT ET UNIÈME DIALOGUE - Des
Emprunts (suite) - ( Texte complet
)
Machiavel fait
l'apologie des
emprunts. Nouveaux procédés d'emprunt par les
États. Souscriptions publiques.
Autres moyens de se
procurer des
fonds. Bons du trésor. Prêts par les banques
publiques, par les provinces
et par les villes.
Mobilisation en rentes des biens des communes et des
établissements publics.
Vente des domaines
nationaux.
Institutions de
crédit et de
prévoyance. Sont un moyen de disposer de toute la fortune
publique et de lier le
sort des citoyens au
maintien du pouvoir établi.
Comment on paie.
Augmentation des
impôts. Conversion. Consolidation. Guerres.
Comment on soutient le
crédit
public. Grands établissements de crédit dont la
mission ostensible est de prêter
à
l'industrie, dont le but
caché est de soutenir le cours des fonds publics.
4éme
PARTIE
VINGT-DEUXIÈME
DIALOGUE - Grandeurs du règne
- ( Texte
complet )
Les actes de Machiavel
seront en
rapport avec l'étendue des ressources dont il dispose. - Il va
justifier la théorie que
le
bien sort du mal.
Guerres dans les quatre
parties
du monde. Il suivra les traces des plus grands conquérants.
Au dedans, constructions
gigantesques. Essor donné à l'esprit de
spéculation et d'entreprise. Libertés industrielles.
Amélioration du
sort des classes ouvrières.
Réflexions de
Montesquieu sur
toutes ces choses.
VINGT-TROISIÈME DIALOGUE - ( Texte complet
)
Des
divers autres moyens que Machiavel emploiera pour
consolider son empire et
perpétuer sa dynastie
Établissement
d'une garde
prétorienne prête à fondre sur les
parties chancelantes de l'empire.
Retour sur les
constructions et
sur leur utilité politique. Réalisation de
l'idée de l'organisation du travail. -
Jacquerie préparée en
cas de renversement du pouvoir.
Voies
stratégiques, bastilles,
cités ouvrières dans la prévision des
insurrections. Le peuple construisant contre
lui-même des forteresses.
Des petits
moyens. - Trophées, emblèmes,
images et
statues qui rappellent de toutes parts la grandeur du Prince.
Le nom Royal
donné à toutes les
institutions et à toutes les charges.
Rues, places publiques
et
carrefours doivent porter les noms historiques du règne.
De la bureaucratie. - Qu'il faut
multiplier les emplois.
Des
décorations et de leur usage.
Moyens de se faire d'innombrables partisans à peu de frais.
Création de
titres et
restauration des plus grands noms depuis Charlemagne.
Utilité du
cérémonial et de
l'étiquette. Des pompes et des fêtes. -
De l'excitation au luxe et aux jouissances sensuelles comme
diversion aux préoccupations politiques.
Des moyens
moraux.
Appauvrissement des caractères.
De la misère morale et de son utilité.
Comme quoi d'ailleurs
aucun de
ces moyens ne nuit à la considération du Prince
et à la dignité de son règne.
VINGT-QUATRIÈME DIALOGUE - ( Texte complet
)
Particularités
de la physionomie du Prince tel que Machiavel le conçoit
Impénétrabilité
de ses desseins.
Prestige qu'elle donne au Prince. - Mot sur Borgia et
Alexandre VI.
Moyens de
prévenir la coalition
des puissances étrangères trompées
tour à tour. Reconstitution d'un État
déchu qui donne trois cent
mille hommes de plus contre l'Europe armée.
Des conseils et de
l'usage que le
Prince doit en faire.
Que certains vices sont
des
vertus dans le Prince. De la duplicité. Combien elle est
nécessaire. Tout consiste
à créer
en toutes choses
des apparences.
Mots qui signifieront le
contraire de ce qu'ils paraîtront indiquer.
Langage que le Prince
doit tenir
dans un État à base démocratique.
Que le Prince doit se
proposer
pour modèle un grand homme des temps passés et
écrire sa vie.
Comme quoi il est
nécessaire que
le Prince soit vindicatif. Avec quelle facilité les victimes
oublient : Mot de Tacite.
Que les
récompenses doivent
suivre immédiatement le service rendu.
Utilité de la
superstition. Elle
habitue le peuple à compter sur l'étoile du
Prince. Machiavel est le plus heureux des joueurs et sa chance
ne peut jamais tourner.
Nécessité
de la galanterie. Elle
attache la plus belle moitié des sujets.
Combien il est facile de
gouverner avec le pouvoir absolu. Joies de toutes sortes que Machiavel
donnera à son
peuple. - Guerres
au nom de l'indépendance européenne. Il
embrassera la liberté de l'Europe,
mais pour
l'étouffer.
École
d'hommes politiques formés
par les soins du Prince. L'État sera rempli de Machiavels au
petit pied.
VINGT-CINQUIÈME ET DERNIER
DIALOGUE - Le dernier mot
- ( Texte
complet )
Douze ans de
règne dans ces
conditions. L'oeuvre de Machiavel est consommé. L'esprit
public est détruit. Le
caractère de la
nation est changé.
Restitution de certaines
libertés. Rien n'est changé au
système. Les concessions ne sont que des apparences. On est
seulement
sorti de la période de la terreur.
Stigmate
infligé par Montesquieu.
Il ne veut plus rien entendre.
Anecdote de Dion sur
Auguste.
Citation vengeresse de Montesquieu.
Apologie de Machiavel
couronné.
Il est plus grand que Louis XIV, qu'Henri IV et que Washington. Le
peuple l'adore.
Montesquieu traite de
visions et
de chimères le système de gouvernement que vient
d'échafauder Machiavel.
Machiavel
répond que tout ce
qu'il vient de dire existe identiquement sur un point du globe.
Montesquieu presse
Machiavel de
lui nommer le royaume où les choses se passent ainsi.
Machiavel va parler ; un
tourbillon d'âmes l'emporte.
Fin du Dialogue
|