Le
Juste et le Bon
André
Gounelle se pose, dans le texte reproduit ci-dessous, la question des
champs
respectifs du politique et du religieux.
Quelle
différenciation faire entre ces deux notions
fondatrices de la vie en société ? Si le juste
relève du politique, le bon,
lui, renvoie à la foi.
André
Gounelle :
professeur émérite de théologie
systématique à la faculté
de théologie protestante de Montpellier.
La distinction entre le juste et le
bon entend donner
une formulation philosophique au principe qui fonde la
laïcité. On peut l’énoncer
ainsi : le politique a pour fonction de s’occuper du
« juste » ; par contre, le
« bon » relève de la foi, et ne regarde
pas le politique ni ne détermine le «
juste ».
Une distinction nécessaire
Pour vivre ensemble sans s’agresser, des gens dont
les convictions
religieuses ou philosophiques divergent doivent respecter des
règles communes.
Ces règles définissent le « juste
» ; elles s’imposent à tous, quelle que
soit
leur conception de ce qui est « bon ».
Nos sociétés sont devenues multiculturelles et
plurireligieuses. On y constate
une grande diversité de croyances,
d’idéaux ou de systèmes de valeurs.
L’Européen, le Chinois, le Maghrébin,
le Congolais qui habitent le même
quartier, le musulman, le juif, le chrétien, le bouddhiste,
le franc-maçon qui
se croisent chaque jour ne s’entendent pas (en tout cas pas
entièrement) sur ce
qui est bon et mauvais. Leurs désaccords
entraînent ce qu’on a appelé un
«
polythéisme des valeurs » et risquent de conduire
à ce que Max Weber nomme la «
guerre des dieux » (« dieu »
désigne ici non pas un être surnaturel, mais ce
que chacun considère comme essentiel, fondamental ou ultime,
autrement dit
comme « bon », pour lui et pour les autres).
Dans une société laïque, ce combat entre
les dieux ou entre les conceptions du
« bon » ne relève pas du politique. Il
n’a pas à s’en mêler car la
foi se situe
dans le domaine du privé où il appartient
à chacun et non à la collectivité de
décider. Par contre, le politique a pour fonction
d’éviter que la guerre des
dieux ne dégénère en guerre de
religions ; il doit empêcher qu’on se massacre
mutuellement au nom du « bon » auquel on croit.
Pour cela, il formule et fait
respecter des règles qui constituent le « juste
».
Les interférences entre les deux notions
Cette distinction, effectivement essentielle dans les
sociétés laïques
modernes, n’implique nullement l’absence
d’interconnexions entre le « juste »
et le « bon ». Ils ne sont jamais totalement
indépendants l’un de l’autre. Ce
que l’on estime « bon » a
forcément de l’impact sur la conception
qu’on se
forge du « juste ». Les règles
politiques d’un pays dépendent toujours plus ou
moins de la foi religieuse qui y domine ou y a dominé. Le
bouddhisme, l’islam,
le christianisme, l’animisme génèrent
des structures sociales avec des conceptions
du « juste » qui ne sont pas identiques et dont
l’empreinte se prolonge même là
où la ferveur religieuse recule, voire disparaît.
Peut-on définir un « juste » uniquement
rationnel, sans lien avec une forme
quelconque de « bon », indépendant
d’orientations idéologiques et de
particularismes religieux ? Les théoriciens de la
laïcité, aux débuts de la
troisième République, sous l’influence
de la philosophie des Lumières, en
étaient convaincus. N’étaient-ils pas
victimes de l’illusion qui, à la même
époque, faisait croire à
l’universalité de la culture occidentale, ce qui
conduisait à tenter de l’imposer, par la
colonisation, à tous les peuples ?
Je reste pour ma part marqué par les Lumières, et
je pense qu’il ne faut pas
trop vite renoncer à chercher des règles
universelles. Il s’agi, cependant,
d’une entreprise extrêmement difficile, nous le
percevons mieux qu’autrefois.
Les débats autour du voile dit « islamique
» qui ont tellement agité la France
le montrent bien. De nombreux musulmans ont vu dans sa
réglementation une
brimade qu’un groupe, culturellement chrétien
même s’il ne l’est pas
religieusement, leur impose, et nullement l’application
d’un principe
universel. Notre laïcité n’est pas,
à leurs yeux, vraiment neutre ; ils la
soupçonnent de masquer une option religieuse et un
sectarisme intolérant qui
favorisent le christianisme aux dépens de l’islam.
Ils ont certainement tort,
mais comment sérieusement contester que le christianisme a
contribué à façonner
le juste tel que nous le comprenons ?
Incontournable négociation
La distinction entre le « juste » (le politique) et
le « bon » (la foi)
interdit une religion officielle ou un Etat confessionnel. Si, en aucun
cas, on
ne doit l’abandonner, sa mise en œuvre se
révèle délicate. Ses
modalités
d’application sont sans cesse à adapter pour faire
face à des situations
nouvelles. Le « juste » n’est pas
immuable ni invariable. Faute de normes
rationnelles universelles ou d’une
révélation transcendante admise par tous,
seule une négociation toujours recommencée peut
lui assurer une légitimité
nécessaire, mais aussi relative et révisable. Il
en résulte que le politique,
pour définir et faire respecter dans une situation
donnée un véritable « juste
», doit sans cesse dialoguer avec les religions et les
idéologies. Quand il les
ignore ou n’en tient pas compte, il
détériore et discrédite le «
juste » qu’il
a pour tâche de promouvoir ; il le compromet encore plus
lorsqu’il les laisse
régenter la vie et l’organisation de la
société. Entre ces deux dangers, il
faut pragmatiquement et non doctrinairement chercher une voie qui sera
toujours
provisoire et amendable.
Droits
et devoir de l’Etat
Il incombe au
représentant du « juste »,
c’est-à-dire à l’Etat, de
garantir à chacun la liberté
d’adhérer à ce qu’il
croit « bon ». En particulier, il doit
protéger les groupes minoritaires qui
sont parfois l’objet de brimades injustes. On en a des
exemples aujourd’hui en
France avec les religions nouvelles, beaucoup plus mal
traitées que les cultes
anciennement implantés.
A l’inverse, il appartient à l’Etat de
vérifier que le « bon »
préconisé par
les religions ou idéologies ne contredit pas les
règles qu’il pose comme
justes. De ce fait, il opère un tri entre le «bon
» acceptable et le « bon »
inacceptable, ce qui soulève forcément des
contestations, les exclus ayant le
sentiment, pas toujours faux, qu’ils n’ont pas
affaire à un arbitre neutre mais
à un pouvoir partisan. Il importe en tout cas que les
décisions de l’Etat ne
soient pas prises en fonction de préjugés,
d’ignorances, voire de rumeurs.
A. G.
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