Repères sur le
Graal
"Puis
apparaissait un "Graal", que tenait entre
ses deux mains une belle et gente demoiselle ... Une si grande
clarté s'épandit
dans la salle que les cierges pâlirent, comme les
étoiles ou la lune quand le
soleil se lève".
Cette étrange description, due à
Chrétien de Troyes a projeté dans toute
l'Europe le mythe du Graal. Connu surtout à travers un
opéra de Richard Wagner,
le Graal a hanté bien des imaginations. Tour à
tour écuelle, plateau, vase
contenant le sang du Christ, pierre tombée du ciel, cet
objet magique et divin
demeure le mystère des mystères, la
lumière inaccessible vers laquelle tendent
toutes les énergies humaines. Alors, le Graal est-il un
trésor, comme l'ont
pensé ceux qui l'ont cherché dans la citadelle
Cathare de Montségur, dans la
forêt de Brocéliande, ou dans l’abbaye
de Glastonbury en Grande Bretagne ? Le
Graal est-il la grâce divine, comme l'ont dit les cisterciens
? Est-il la
pierre philosophale, comme l'ont pensé les
hermétistes ? Ou bien n'est-il tout
simplement qu'un épisode de la légende du Roi
Arthur ? Je partage plutôt le
sentiment de ceux qui pensent que le Graal est un objet merveilleux
dans lequel
chacun de nous peut enfermer le but de sa propre quête
spirituelle.
Dans le haut Moyen Age, les troubadours composaient leurs chansons et
les
ménestrels les chantaient dans les Cours. Les
premières chansons rendaient
hommage à la femme et prônaient l'amour illicite
avec un abandon païen. Au fil
du temps, l'adoption par le système féodal d'un
code d'honneur rendit le
badinage amoureux un peu plus fictif que réel et la
poésie, sensuelle au XIIème
siècle, devint plus spirituelle, plus spiritualiste, au
XIIIème. A la chanson
de geste, dédiée à Charlemagne et
à sa Cour, succéda le roman. C'est ainsi que
les histoires d'Arthur et de la Table Ronde devinrent des romans.
Arthur était
un roi Breton légendaire qui défendit au
VIème siècle l'Angleterre occidentale
contre les Saxons. Les récits de ses exploits circulaient
oralement dans toute
l'Europe. Et au XIIème siècle, lorsqu'on y ajouta
l'amour de Lancelot pour
Guenièvre et la recherche du Saint Graal, Robert Wace et
Chrétien de Troyes
transformèrent le cycle complet en romans. Ainsi fut
élaboré le monument
littéraire le plus remarquable sur la Chevalerie courtoise,
racontant la
légende d'Arthur et de ses Chevaliers de la Table Ronde,
idéalisation de la
chevalerie qui se termine par la recherche du Graal, le plat de la
Cène, et le
Vase dans lequel Joseph d'Arimathie aurait recueilli le sang du Christ
sur la
croix.
Dans la préface du "Roi
Pêcheur", Julien Gracq nous
fait bien remarquer,
qu'après une longue éclipse de la prospection des
mythes, on ne nous laisse
plus ignorer aujourd'hui que c'est de notre époque dont il
va être question et
de nulle autre. Le Graal renvoie au Jardin des Hespérides,
la quête au voyage
des Argonautes. Les mythes du Moyen Age ne sont pas des mythes
tragiques, mais
des histoires ouvertes : Tristan, la tentation de l’amour
absolu, Perceval,
celle de la possession divine ici-bas. La conquête du Graal
représente une
aspiration terrestre à la surhumanité. Reste, au
centre, au cœur du mythe, ce
tête à tête, ce corps à corps
poignants ici, maintenant, toujours, de l'homme
et du divin.
Sans s'attarder sur les confusions auxquelles sont sujettes les
différentes
versions de l'histoire du Graal, il est permis de tracer un plan
d'ensemble
mettant en relief les faits principaux. Aucune version ne conteste en
effet que
Joseph d'Arimathie, par la grâce du Christ qu'il avait
enseveli, était
possesseur du "Saint Vessel" dans lequel il aurait recueilli le sang
du crucifié. C'était le vase dans lequel aurait
été célébrée la
Pâque. Mais,
Joseph d'Arimathie n'est pas resté en Palestine.
Délivré de la prison où il
avait été enfermé, il fonde avec ses
parents et amis, un petit groupe de
croyants qui se rendra ultérieurement en Grande Bretagne,
où se dérouleront les
aventures du Graal. Seulement il y a, entre la Palestine et la Grande
Bretagne,
une étape intermédiaire, dans un lieu non
précisé, où se placent plusieurs
événements importants. Tout d'abord, la
construction d'une table, qui sera la
seconde des tables célèbres,
intermédiaire entre la table mystique où fut
célébrée la Cène et la
Table Ronde. Ensuite, la pêche miraculeuse de Bron, le
beau-frère de Joseph. Le poisson qu'il prend sera
étroitement associé au Graal
et son possesseur sera nommé le Riche Roi Pêcheur.
Enfin le châtiment d'un
certain Moïse, qui a voulu s'asseoir à la table
sainte sans en être digne sur
le siège vide, et réputé
"périlleux" symbolisant la place de Juda. Et
on voit le Graal distribuer tantôt des aliments terrestres,
tantôt la grâce
divine.
Il existe une extrême variété de
conceptions quant à l'aspect du Graal.
Toutefois, deux tendances générales se
dégagent. Le Graal est soit décrit comme
un objet matériel, un vase qui doit être
porté, soit il tend dans d'autres
récits vers l'immatérialité et se
déplace seul pour apparaître à ceux
qu'il
honore de sa grâce. Le Graal a cinq aspects qu'il n'est pas
permis de dire.
Seul, le Roi Arthur a le privilège de les voir ensemble. On
peut songer, à ce
propos, à cette phrase que l’on entend parfois
dans certains milieux
ésotéristes : "Le
secret du Grand Oeuvre a été publié
dans sa totalité, mais par fragments. Ces fragments sont
dans un désordre
voulu, noyés dans des banalités et des contre
vérités. Il suffirait de les
trier et de les remettre en ordre pour avoir le secret complet". Malheureusement,
cette condition, qui
semble pourtant si simple, est impossible à
réaliser. Il en est sans doute de
même pour le Graal et le problème est plus
complexe, puisqu'il semblerait y
avoir plusieurs solutions.
Je partage avec le docteur Barthélémy, auteur du
remarquable ouvrage "Le
Graal dans les récits français - Ses rapports
avec le monde celte", fruit de vingt
années de travail sur le
Graal, les quelques conclusions provisoires qui suivent en remarquant
que si
l’on est seulement romaniste, on peut passer, sans les voir,
à côté de vérités
évidentes et que pour leur part, les
ésotéristes sont incapables de freiner
leur imagination sans se soucier des sources. En essayant de rester
dans une
attitude médiane, on peut considérer avec raison
que la base du Graal se fonde
sur le christianisme, au sens le plus large du terme. Mais ce
christianisme
semble assez particulier. Il est hérétique et
ésotérique, vraisemblablement
élaboré par un groupe extra-apostolique,
n'admettant pas la primauté de Pierre
et qui se serait réclamé de Joseph d'Arimathie.
Ceci ne doit pas
obligatoirement diriger nos regards vers la tradition Johannique,
puisque les
quatre évangiles font tous référence
au personnage de Joseph d'Arimathie. On ne
peut nier par ailleurs une influence celte, qu'il est toutefois
très difficile
d'évaluer, dans la quasi ignorance où nous sommes
des doctrines enseignées par
les sages de ce peuple. Ces propositions, limitées aux
récits français,
constituent une base réaliste pour formuler quelques
hypothèses.
On admet généralement que la légende
de la Table Ronde dérive du compagnonnage
celte et particulièrement irlandais. Cette
hypothèse nous amène donc vers
l'Irlande au lieu du Pays de Galles sans toutefois oublier que Wolfram
situe la
cour du Roi Arthur à Nantes, près de la
forêt de Brocéliande. Le fait que la
légende du Graal se soit coulée dans celle de la
Table Ronde pourrait venir à
la fois de l'immense succès de la Table Ronde ainsi que de
la fusion, sans
doute ancienne, du christianisme ésotérique avec
les légendes et enseignements
druidiques. Une élève de Rudolf Steiner
écrivait en 1957, sans toutefois donner
de justifications : " l'Archange
celtique devint
l'inspirateur du christianisme ésotérique.
Celui-ci est resté, à l'époque
chrétienne, imprégné de la sagesse
antique. Dorénavant l’esprit celtique couve
dans ses profondeurs. Il ne se manifeste plus qu'anonymement et par
bouffées ".
On peut relever par ailleurs trois erreurs importantes, qui sont
habituelles et
dont il sera difficile de débarrasser l'opinion courante. La
première consiste
à ne pas différencier les deux figures du Roi
Arthur, celui de la lutte contre
les Saxons et le personnage mythique de la Table Ronde. On peut
d'ailleurs se
poser la question de savoir si le Graal est un mythe exemplaire ou une
histoire
évhémérisée, car c'est le
Roi Arthur qui doit revenir et non le Graal. La
seconde erreur consiste à croire que le prototype de
l'histoire du Graal est
constitué par l’œuvre de Wolfram ou par
les rêveries Shopenhaueriennes de
Wagner, alors que les récits français sont
probablement antérieurs et
incontestablement distincts du récit allemand. La
troisième erreur est celle
qui fait de Perceval un naïf, un "nice", victime d'une
mère abusive.
De plus on commet généralement une autre erreur,
en privilégiant le récit de
Chrétien de Troyes par rapport à celui de Robert
de Boron qui est, semble-t-il,
le plus important. C'est en effet à Robert de Boron qu'il
convient de s'adresser
pour une première approche du Graal. Malheureusement son
oeuvre nous est
parvenue après avoir été
très malmenée. Aussi est-il injustement
méconnu. C'est
lui, qui dès son premier récit, se place dans un
cadre chrétien, mais nettement
extra-apostolique et non romain. Tout son christianisme
découle de Joseph
d'Arimathie, qui n'a pas hésité à
compromettre sa situation pour donner une
sépulture correcte à Jésus et qui ne
s'est ensuite soucié ni de sa résurrection
ni de la propagation de sa doctrine.
On remarquera enfin l'importance des questions à poser.
L'une d'elles est
particulièrement significative :
"quel est celui que l’on
sert avec le Graal ?"
Il y a donc deux nourritures, celle qui est distribuée
à tous les convives et
celle qui est réservée à un seul et
qui est essentiellement spirituelle. Il est
aussi question de "navigations" qui conduisent dans une sorte d'"au-delà" du Graal, soit dans
une île lointaine,
soit à Sarras - le point de départ - que le Graal
a quitté pour venir en
occident. C'est là qu'il abandonne la terre en y laissant le
palais spirituel.
Il est probablement exact de considérer le royaume du Graal
comme "un
autre monde", mais jamais Perceval n'a eu l'intention de
dérober le Graal
pour le ramener à la Table Ronde. On est donc loin de
Gilgamesh cherchant la
plante d'immortalité, ou des argonautes en quête
de la Toison d'Or. Rabelais,
lui non plus ne fera pas rapporter la "dive bouteille" dont les
mérites sont accordés sur place.
Ainsi, huit siècles après avoir
enchanté et nourri les rêves du poète
médiéval
Chrétien de Troyes, le Graal nous fascine toujours par son
mystère. Cratère de
l'initiation dans la tradition primitive, chaudron magique dans la
tradition
celtique, parole perdue dans la tradition maçonnique,
souvent identifié à la
sagesse ou au mercure alchimique, ce symbole, d'une si grande richesse,
ne
désignerait-il pas tout simplement le trésor
caché dans l’âme humaine ? Drame
spécifique de l'ère chrétienne, "l’ère
des
poissons", la
quête du Graal constitue aussi et surtout une image de cette
lente et
douloureuse maturation intérieure que Jung appelle le
processus d'individuation
? Se mettre en quête, ne serait-ce pas, en
définitive, s'ouvrir à la
réalisation du soi, autrement dit accueillir dans son temple
intérieur l'incarnation
de la divinité ?
par
Eusthènes
publié
dans : Symbolisme
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