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La Tour de Babel ou l’humilité des Trois mauvais Compagnons

 
« Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots.
Après avoir quitté l'est, ils trouvèrent une plaine (…) et s'y installèrent.  Ils se dirent l'un à l'autre : « Allons ! Faisons des briques et cuisons-les au feu !» La brique leur servit de pierre, et le bitume de ciment. Ils dirent encore : « Allons ! Construisons-nous une ville et une tour dont le sommet touche le ciel (…) afin de ne pas être dispersés sur toute la surface de la terre »
L'Eternel descendit pour voir la ville et la tour que construisaient les hommes, et il dit : « Les voici qui forment un seul peuple et ont tous une même langue, et voilà ce qu'ils ont entrepris ! (…) Descendons et brouillons leur langage afin qu'ils ne se comprennent plus mutuellement. »
 (…) Alors ils arrêtèrent de construire la ville.  C'est pourquoi on l'appela Babel : parce que c'est là que l'Eternel brouilla le langage de toute la terre et c'est de là qu'il les dispersa sur toute la surface de la terre. »
 
Cet extrait de la Genèse fait partie de notre culture occidentale et est devenu le symbole de l’orgueil et de la vanité démesurés des Hommes, magnifiquement représenté par le célèbre tableau de Brueghel l’ancien.
Or comme l’a écrit Jean Jacques Rousseau dans Esprit, maximes et principes (1764) , « La vanité de l'homme est la source de ses plus grandes peines » et c’est bien la peine et le malheur que vont apporter trois mauvais compagnons par orgueil et vanité en commettant leur forfait. Trois hommes dont une compétence de constructeur leur avait certes déjà été reconnue mais uniquement en tant que compagnons et dont envie, vanité, ambition, intolérance vont faire d’eux les assassins d’un homme, qui était l’architecte d’un Temple dont les plans avait été donnés par l’Eternel à David mais qui ne l’avait pas autorisé à le construire. Cette tâche incombait donc à son fils Salomon qui de ce fait, avait sollicité le plus compétent des maitres maçons, Hiram. Il était le chef des travaux et c’est lui qui présidait également à la rémunération des employés. Le mythe laisse aussi entendre que c’était un homme pourvu de toutes les qualités, connaissance, sagesse, etc. Il était la personnification de toutes les qualités que doit posséder un maître maçon.
 
Mais le Maitre va mourir par les outils qu’il avait peut-être lui-même donné à ces trois compagnons et qui vont en détourner l’usage noble car frapper quelqu’un à l’aide d’un outil, révèle le double aspect de nos symboles : chaque instrument de travail peut nous faire progresser ou peut conduire à notre perte, tout dépend de notre intention.
 
En effet, le fil à plomb utilisé par le premier compagnon est le symbole de la rectitude et  peut par excès conduire à un dogmatisme qui paralyse ; le niveau utilisé par la second compagnon est le symbole de l’égalité et peut devenir l’intolérance qui étourdit et le maillet arme du troisième compagnon est le symbole de la volonté, de l’autorité et peut se transformer en ambition qui tue. Tout cela nous conduit à l’ignorance, le fanatisme et l’orgueil qui sont respectivement les causes du dogmatisme, de l’intolérance et de l’ambition.
 
L’ignorance caractérise le manque général de connaissance et de savoirs. Elle est redoutable quand le frère s'abandonne à elle, il peut méconnaitre la valeur de sa quête personnelle et sous-estimer l’expérience commune en loge en particulier au travers du rituel. Cela peut le conduire à remplacer des choses essentielles par des phrases creuses. 
Le Fanatisme aveugle par une passion qui pousse à des excès et qui rend sourd à tout appel de la raison. Le maçon fanatique se croit infaillible et cela ne fera qu’entraver sa réalisation initiatique.
L’Ambition ou la Vanité fait perdre le sens de la réalité car le vaniteux estime qu’il n’a rien à apprendre des autres. Il aime toujours contester, avoir le dernier mot et méprise ce qu’on pourrait lui apporter. ll se positionne à la place de celui qui donne, celui qui apporte ; à la place du grand et il déteste être de l’autre côté, à la place du petit, du subordonné, de l’élève. Il refuse le fait d’avoir besoin de l’autre, alors que personne ne peut avancer seul. Dans la Divine Comédie de Dante, les orgueilleux sont condamnés à marcher en portant d’énormes rochers sur le dos, les obligeant à ne regarder que le sol.
 
De fait et comme il est précisé dans l’instruction du Troisième Degré, cette fin d’Hiram peut être interprétée comme un avertissement à l’encontre de tous les Francs-maçons car les trois mauvais compagnons sont représentés par les trois principaux officiers de la loge, ces trois lumières « dont les insuffisances dans l’exercice de leur fonction pourraient causer la ruine de l’Atelier et affaiblirait l’ordre maçonnique tout entier. » lit-on.
Le second surveillant doit en effet, apporter la première connaissance aux apprentis : l’ignorance le détournerait de sa mission ; le premier surveillant doit apporter l’ouverture d’esprit aux compagnons : le fanatisme n’apporterait que fermeture et le repli sur soi ; le Vénérable Maitre doit diriger la loge avec un dévouement total : une ambition démesurée serait incompatible avec sa charge.
 
Au final, le résultat est là, Hiram disparait en recevant un premier coup porté sur le côté droit affectant ainsi son corps ; un deuxième coup porté à gauche, affectant ses sentiments et un troisième coup porté au front, tuant son intériorité, son ego. « La chair quitte les os » « Tout se désuni » : est-ce la fin de l’espoir, la fin de la franc-maçonnerie ?
En effet, cette Tour de Babel, ce meurtre commis par ces Trois mauvais Compagnons ne montrent-ils que le côté obscur de notre personnalité ou cela peut-il être perçus au contraire comme une renaissance, un bienfait ?
 
Dans les Old Charges, manuscrits de référence de la maçonnerie opérative comme le Ms Cooke (écrit vers 1400) ou le Ms Dumfries (1710), l’histoire de la tour de Babel est présentée comme un lieu de transmission du savoir technique, comme une phase pratique de l’enseignement des sciences notamment de la science de la géométrie. Il n’y a ni culpabilité ni orgueil dans l’attitude des hommes, mais plutôt le désir de construire et la volonté d’exalter le métier, de communiquer et de faire une transmission initiatique. Ces manuscrits inspireront Anderson qui dans les Constitutions, certes parlera de la vanité des Hommes mais aussi de l’habilité des Hommes qui après leur dispersion, amenèrent avec eux la science suprême dans les contrées lointaines où ils en firent bon usage.
 
De même, les défauts symbolisés par les trois compagnons coupables ont été indispensables au drame d'Hiram, car sans eux, pas d’accès à un plan de conscience de la Maitrise. Les trois Compagnons assassins étant censés représenter l’Ignorance, le Fanatisme et l’Orgueil, nous font ressusciter par leur contraire que sont le Savoir qui incite au Travail, la Tolérance qui nous permet la Fraternité et le Détachement qui, pour le philosophe Martin Heidegger, est la condition pour l’ouverture à l’Être.
Ces trois mauvais compagnons représentent de ce fait, les épreuves que le futur Maître doit affronter seul. En effet, le récipiendaire qui subit ce passage à la Maitrise, passe le seuil en sens opposé à celui qu’il a emprunté en tant que profane, apprenti et compagnon. Il doit commencer par la marche à reculons qui marque la phase de transition entre le travail accompli et le travail à faire. Il s’agit du moment où il récapitule son vécu initiatique avant de pouvoir changer de plan. Jusqu’ici le chemin effectué a été dans le plan de l’apprentissage alors qu’en se retournant, il se prépare à accéder de la connaissance métaphysique. C’est pourquoi il lui faut mourir à ce monde, pour ressusciter et accéder au monde qu’il lui reste à explorer. Bien que faite à reculons, on peut donc considérer qu’il s’agit en fait d’une marche en avant puisque l’on se dirige vers la lumière, vers la spiritualité, vers un long cheminement ne finira jamais. «C’est avec les lumières du passé qu’on se dirige vers l’obscurité de l’avenir » nous dit notre rituel.
 
C’est en atteignant le niveau de la Maitrise, au moment de la résurrection que réside la nécessité des mauvais Compagnons. Le récipiendaire doit mourir à lui-même en devenant tour à tour chacun de ces trois compagnons. Il devient le meurtrier d’Hiram et ce faisant, il tue son égo se libérant ainsi de ses défauts, pour renaitre plus radieux que jamais, par identification et substitution à notre grand Maître Hiram : il va alors pouvoir prendre la fonction de Maître. Cette mort est féconde parce étant suivie d’une résurrection symbolique, elle permet au nouveau maître d'intégrer l’éthique d’Hiram, homme de valeurs, fidèle au devoir, qui préfère mourir plutôt que de faillir à sa tâche.
 
Hiram est, ne l’oublions pas, certes, assassiné par des outils, mais c’est le contact humain qui va permettre sa résurrection car l’Homme est point de cohérence de notre loge. On ne vient pas en Loge, me semble-t-il seulement pour se faire plaisir en ne sélectionnant que les travaux qui nous plaisent. Il est assez évident que seule une participation active à tous les travaux de la loge permet vraiment d’atteindre les objectifs que nous nous sommes fixés. Les tenues en s’appuyant sur le rituel et les symboles, doivent favoriser à la fois, l’abandon des métaux qui facilite ainsi l’introspection et donc le travail sur son propre perfectionnement. Ces tenues doivent aussi favoriser une bonne participation à l’égrégore de la Loge permettant une certaine communion fraternelle. De plus, en tant que Maître, nous avons des devoirs face aux Compagnons et aux Apprentis. Cela ne se résume pas simplement à leur montrer rapidement des outils et à indiquer des portes qu’il leur incombe d’ouvrir et de découvrir éventuellement avec l’aide des frères Surveillants, nous nous devons de les soutenir dans leur compréhension et utilisation de cet Art Royal qui ne parle qu’au travers de ses symboles et ses rites.

En tant que Maitre, même s'il est intéressant de se demander ce que la Franc-Maçonnerie nous a apporté, il est peut-être encore plus important de se demander ce que l'on a pu apporter soi-même à la Franc-Maçonnerie ?  

 
Pour conclure, Il faut bien constater que les trois compagnons ont un rôle de sacrificateur, car c’est par une mort et une résurrection que le compagnon devient un nouveau maître. Mais je dirai que les trois attitudes humaines que mettent en évidence les mauvais compagnons, l’Ignorance, le Fanatisme et l’Orgueil, et que nous cherchons à dominer, ont été et seront toujours nécessaires à l'Homme pour qu'il puisse apprendre à travers elles, à vaincre sa propre nature et à avancer sur le chemin de la perfection. Même si au final le Bien a triomphé du Mal et qu’un homme nouveau est né, il continuera à porter ses défauts comme son ombre car ne l’oublions pas, les forces négatives sont toujours complémentaires aux forces positives. La lutte entre le vice et la vertu s’avère souvent difficile car aveuglés par nos désirs, nous pouvons choisir à tous moments de redevenir un mauvais compagnon. C’est notre fragilité, soulignée, nous l’avons évoqué, par le fait que ce sont les trois lumières de la Loge, celles en qui nous avons le plus confiance, qui occupent ces rôles d’assassins.
 
 
Mais au final, le mythe d’Hiram et des trois Compagnons nous met sur le chemin d’une évidence fondamentale : leur message est une leçon d’humilité car être humble c’est se voir de façon réaliste et être conscient de son Savoir, de sa Tolérance et son Détachement. L’humilité force à écouter ses frères, à les comprendre sans vouloir absolument imposer son point de vue mais incite à partager son savoir. C’est tenir compte d’idées différentes des siennes et réfléchir à leurs sens. En résumé, nous devons nous efforcer à bâtir un Temple intérieur dont les murs ne sont jamais assez hauts pour pouvoir être terminées et recouverts, permettant ainsi symboliquement, aux étoiles, à la lune et au soleil d’être toujours visibles de l'intérieur de notre chantier.
Je sais en particulier que le Maître Maçon que je suis, se doit de cultiver son humilité car elle lui dicte sa façon d’être, sa façon de se comporter et crée un rempart contre l’ego. L’humilité permet de contrôler, de dominer les trois mauvais compagnons qui sont tapis au plus profond de moi et qui attendent la moindre de mes faiblesses pour ressurgir et imposer leurs dominations.
Pour cela, je dois redoubler d’effort pour m’instruire encore et toujours, afin de me mettre en état d’éclairer même faiblement les autres car je me dois, nous nous devons de montrer l’exemple.
Mais gardons en tête comme l’écrit Alain Pozarnik, que l’humilité du Franc-maçon n’est pas la reconnaissance de ses faiblesses mais la reconnaissance d’une force merveilleuse qu’il peut exprimer au travers d’un corps, d’une intelligence et d’un affect limité et accepté qui est mis en exergue grâce à notre rituel. Utilisons donc cette force, mes Frères, pour être des instructeurs humbles et toujours présents pour les futurs Maitres, et à l’instar de notre modèle Hiram soyons les bâtisseurs d’une, je l’espère, meilleure humanité. C’est cela la construction de notre Véritable Tour de Babel.

J’ai dit

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