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Le progrès de l’homme est-il sans limite ?

De tous les animaux terrestres, l'homme est celui dont la répartition est de loin la plus large. Aucun climat, aucun relief ne l'a arrêté. De l'Équateur aux Pôles, du bord de la mer aux plus hautes montagnes, il s'est installé partout. Il semble que, la vie durant, l'homme conserve en lui les pulsions de sa jeunesse, qui conduisent le bébé, puis l'enfant et l'adolescent, à explorer le monde et à tenter de se l'approprier, tout en s'y adaptant.

C'est cette espèce de "néoténie", cette persistance à l'âge adulte de la plasticité de l'enfant qui fait la force de notre espèce. Plus vite , plus haut , plus fort , toujours mieux... la devise olympique pourrait bien être celle de l'humanité, qui semble à la recherche d'un progrès perpétuel.

Nous verrons d'abord au niveau de chaque individu et au niveau de l'espèce en quoi peut consister ce progrès, puis ce que produit cette pulsion au niveau de la société. À chaque fois nous essaierons d'explorer les limites de ce progrès humain.

ONTOGÉNÈSE

Voyons d'abord ce que nous pouvons dire du corps. De la fécondation à la mort, l'être humain est en perpétuel état de transformation. Il évolue, il involue, compense. Il semble que, dès la fin de la croissance, aux alentours de la vingtième année, commence la dégénérescence: la production ou le renouvellement des cellules n'équilibrent plus totalement les pertes. Lorsque le déséquilibre est trop important, les stratégies de conservation du vivant mises en place au cours de l'évolution trouvent leurs limites, et les équilibres dynamiques de l'organisme s'effondrent.

Mais les processus sont loin d'être uniformes, et s'inscrivent dans des cadres temporels différents . Un homme peut encore acquérir des muscles alors qu'il ne peut plus former de cellules immunitaires. Les performances physiques ne sont pas immédiatement atteintes par le vieillissement: l'individu compense la baisse du potentiel cellulaire par une augmentation du stimulus, par l'entraînement et par une meilleure maîtrise du geste. C'est ainsi que des athlètes ayant dépassé la trentaine battent encore leurs records même dans l'activité apparemment la plus spontanée, la course de vitesse. Cependant l'âge est inexorable et tôt ou tard les phénomènes de vieillissement se généralisent. Ce n'est pas dans le domaine physique qu'il faut rechercher un progrès illimité de l'homme.

Si nous nous intéressons à l'esprit de l'être humain, la situation devient beaucoup plus complexe. Nous ne formons plus de neurones vers l'âge de trois ans, et nous commençons à les perdre de façon significative vers l'âge de vingt ans. Jusqu'à une époque peu éloignée, il était admis que les capacités intellectuelles des humains étaient à leur apogée à l'âge de vingt-deux ans.

Des études plus récentes, commencées en 1970, amènent à reconsidérer cette perspective. En premier lieu, certains processus cognitifs ne se détériorent pas inéluctablement avec l'âge (par exemple la capacité de stockage des informations). Les différences qui apparaissent entre individus ne sont pas obligatoirement liées à l’âge, mais peuvent relever du niveau social, des apprentissages antérieurs, et aussi du défaut d’exercice. Tout ceci peut créer des biais lorsqu’on cherche à expérimenter en comparant des hommes âgés à d'autres hommes plus jeunes. Enfin des expériences ont montré qu'une récupération notable des capacités est possible jusqu'à un âge avancé, et que de nouvelles capacités peuvent être acquises après un entraînement approprié.

Le chercheur allemand Baltes a été ainsi amené à élaborer une théorie du développement "vie entière" . Un américain a fait effectuer à une cohorte d'anciens étudiants de son université âgés de cinquante ans, les tests qu'ils avaient subis à dix-huit ans à l'entrée en faculté. Les résultats s'étaient dans l'ensemble améliorés. Puis il récidiva quand ils eurent soixante et un ans. Les performances étaient sensiblement les mêmes qu'à cinquante ans, sauf en mathématiques, où fut constaté un léger fléchissement. En fait, pendant une période assez longue de la vie, gains et pertes sur le plan intellectuel s'équilibrent, et des changements positifs peuvent survenir, liés à l'accumulation de l'expérience et aux habiletés acquises et entretenues dans des domaines spécifiques .

C'est ce qu'avait pressenti Spinoza quand il décrivit ainsi le mécanisme de la pensée: "L'entendement, par sa propre force innée, se forge des outils pour d'autres oeuvres intellectuelles, et grâce à ces oeuvres, d'autres outils, c’est à dire le pouvoir de chercher plus avant. Ainsi avance-t-il par degrés jusqu'au faîte de la sagesse." C'est sur les plans spirituel et moral, plutôt que purement intellectuel, que l'homme peut évoluer et progresser jusqu'à un âge avancé. Les profanes qui frappent à la porte du Temple donnent presque tous comme raison première de leur démarche "chercher à s'améliorer" . Ils ne sont pas vraiment conscients de ce que recouvrent ces mots, de la façon dont ils progresseront, mais ils en ont comme l'intuition .

Ils ne cherchent pas bien sûr de performances physiques, ni même intellectuelles , mais ils ont conscience de continuer à se construire sur un plan plus personnel, plus intime. Le progrès en ces domaines est difficilement mesurable, il est donc malaisé de parler de ses limites.

Autant il est facile de constater la décrépitude physique chez soi ou chez les autres, autant le domaine de l'esprit reste flou. Il nous faut d'ailleurs distinguer les performances purement intellectuelles de l'état moral ou spirituel d'un individu. Les difficultés à mémoriser les détails d'une histoire ou à faire plusieurs choses en même temps n'ont rien à voir avec la sagesse accumulée par l'expérience. Il est certain que la pensée, pour exister, a besoin des mécanismes de l'intellect, mais elle peut parfaitement demeurer et s'enrichir tout en se passant des exploits ou virtuosités dont ces mécanismes furent autrefois capables. La baisse des performances intellectuelles est un fait d'expérience, même si elle est souvent moindre que ce que veut la sagesse populaire, elle n'est pas le signe d'une régression spirituelle.

Le progrès ultime de l'individu est en quelque sorte subjectif: au delà de la force physique ou de la puissance cognitive, c’est la recherche de la sagesse qui amène l'homme à se dépasser jusqu'à la fin de sa vie. Et le ressort de cette démarche est la volonté du sujet. Parfois l'homme est trahi par ses forces physiques ou intellectuelles, qui tombent en dessous du minimum nécessaire à l'épanouissement spirituel. Souvent aussi il abandonne le chemin et cesse d'avancer, ayant perdu sa motivation.

La santé et la volonté, voilà les limites des progrès de l'individu. Nous pouvons en conclure que, pour un certain nombre d'individus, le perfectionnement se poursuit jusqu'à leur lit de mort, qu'il est donc en quelque sorte illimité.

PHYLOGÉNÈSE

Nous venons d'évoquer le développement de l'individu humain tout au long de sa vie. Mais il est une autre manière de concevoir le progrès de l'homme, c'est de chercher les progrès de l'espèce, c'est à dire comparer les individus d'une génération à ceux qui les ont précédés. On peut alors constater une évolution, qui fut d'abord génétique, et qui est maintenant technique et culturelle. L'être humain ressemble encore beaucoup à ses ancêtres: la nature humaine, si elle évolue, ce n'est guère plus vite que le profil géologique de la Terre. Nous obéissons aux mêmes passions que nos aïeux et sur le plan affectif nous ne pouvons faire l'économie de l'expérience personnelle. Tout au long de la chaîne de nos lointains ancêtres, on constate en effet une très lente évolution physique, spécialement au niveau de l'encéphale, et un accroissement concomitant des savoirs accumulés par les hominiens .

Cette évolution a duré des millions d'années, et était la conséquence de la pression génétique due à la sélection naturelle. Cette façon de progresser n'est plus la seule possible: l'espèce humaine a ajouté aux mécanismes naturels un nouveau processus de mise en valeur du patrimoine génétique .

Les modifications constatées ces derniers siècles, où l'on a remarqué dans les pays développés un accroissement de la taille moyenne des humains, ne peuvent être dues à une sélection naturelle, puisque dans ces pays les progrès de la médecine, de l'hygiène et de l'alimentation ont rendu cette sélection quasiment nulle sur le plan physique en permettant à des individus défavorisés de vivre et de se reproduire. On a même vu accuser les médecins de contribuer à dégrader le patrimoine génétique de l'humanité. Ce sont les améliorations de diverses techniques qui ont permis cette évolution, on peut donc parler d'un progrès technique. On peut également parler d'une évolution culturelle par la diffusion massive de l'éducation et de l'enseignement, dont le contenu est en permanence mis à jour. C'est ainsi que Renan a pu dire en son temps que le plus simple écolier sait maintenant des vérités pour lesquelles Archimède eût sacrifié sa vie. Il est vrai que l'enseignement de masse permet aujourd'hui à beaucoup d'accéder à un niveau d'abstraction réservé naguère à une petite minorité .

Il y a là interférence entre progrès de l'espèce et progrès de la société: si c'est la société qui est le moteur et le vecteur du progrès, c'est l'état des individus qui s'améliore. Avec une espérance de vie accrue dans un corps en meilleure santé, disposant de bien plus de connaissances, l'espèce humaine ne progresse plus par l'inné, mais par l'acquis. C'est un progrès bien plus rapide mais en principe plus fragile, puisque susceptible d'être réduit à néant: on pourrait imaginer une régression générale des savoirs et des techniques des hommes. Cela reste cependant une pure hypothèse d'école. On a pu dans le passé assister à de telles régressions, mais circonscrites dans l'espace et limitées dans le temps. Et si des savoirs spéculatifs ont pu momentanément disparaître, les techniques de la vie quotidienne, au pire se sont figées. Or ce sont ces techniques routinières qui sont importantes pour le développement physique de l'individu. Il est donc difficile d'envisager une régression de l’espèce, et au contraire l'on serait bien en peine de fixer une limite aux acquis potentiels de l'espèce humaine.

SOCIOGÉNÈSE

Les progrès que nous avons constaté chez l’individu considéré isolément ont-ils des répercussions sur la vie des groupes d’êtres humains que sont les sociétés terrestres ? Les opinions sont fort partagées là-dessus. Le mythe de l’Âge d'or, temps légendaire où l'humanité vivait dans la perfection et depuis la fin duquel son sort n'a cessé de se détériorer irrémédiablement est encore très vivace. Ainsi cette déclaration du poète canadien Léonard Cohen: « Inutile de chercher à sauver le monde, il est déjà détruit. La catastrophe s'est produite il y a longtemps, probablement avant notre naissance. Et dans cette dévastation permanente, la seule chose qui puisse être sauvée c'est l’élégance. Le comportement qu'il faut avoir au moment du Déluge, l'étiquette qu'il faut maintenir, une nécessaire politesse à observer qui est tout ce qui reste quand on erre comme nous le faisons tous, dans ce paysage de destruction où tous les repères ont été enlevés . »

Ce constat amer, désespéré est loin d'être marginal à notre époque. Il est vrai que l'actualité apporte quotidiennement son lot d'argument aux pessimistes pour qui l'humanité marche aveuglément vers le chaos ou même la mort.

Nous autres Francs-Maçons, en dignes héritiers du siècle des Lumières, n'avons cependant pas perdu l'espoir, et continuons de travailler au progrès de l'Humanité. Il faut il est vrai une conviction bien accrochée pour ne pas perdre confiance à l'écoute de l'actualité: si l'on ne peut nier les progrès de l'humanité dans le domaine du savoir et de la puissance, on peut se demander ce que deviennent la liberté, la fraternité et la tolérance. D'un côté il semble que l'homme épuise le domaine des découvertes scientifiques, et de l'autre on pourrait croire qu'il stagne ou régresse sur le plan moral et social.

Les progrès de la science ont été tellement saisissants depuis Galilée que le monde scientifique est périodiquement victime de l'illusion de "la fin de la science": tous les secrets de la nature sont en train d'être dévoilés, et il n'y aura bientôt plus rien à chercher dans un Cosmos aux dimensions respectables mais cependant limitées. D'autres soutiennent que l'intelligence humaine est bornée, de sorte que son accès aux découvertes potentielles se trouvera à terme bloqué. Beaucoup de savants malgré tout sont d'avis que le progrès scientifique est potentiellement sans fin. D'une part rien ne prouve que la nature soit un système structurellement fini: les protons et les neutrons, particules élémentaires de l'entre-deux-guerres, sont en fait des composés de particules d'un niveau inférieur. D'autre part même un système ayant une structure finie peut avoir des lois de fonctionnement dont la complexité est infinie. Pour nous en persuader, prenons l'exemple du jeu d'échecs: avec trente deux pièces sur soixante quatre cases , et quelques pages de règles, on a donné matière à réfléchir à l'homme pour plusieurs siècles, et ce n'est pas fini.

Ce n'est pas tant la nature elle-même qui a une complexité infinie que les concepts mis en oeuvre par l'homme pour l'analyser.

Ainsi la science offre à l'homme un domaine infini d'investigations. Depuis deux siècles il a exploré les terres inconnues, les océans et l'espace, l'infiniment petit et l'infiniment grand. Il lui reste encore à s'explorer lui-même, et c'est là un continent plus grand encore que tous les autres réunis. La technique, parallèlement aux avancées de la science, lui permet de posséder des outils de plus en plus puissants et de plus en plus largement répandus. Mais cette évolution est elle réellement un progrès? L'augmentation du pouvoir de l'homme sur les éléments ne menace-t-elle pas ce dernier de destruction à moyen terme à l’échelle des civilisations , à très court terme à l’échelle de l’espèce ? Aussi dangereuse que la bombe atomique, la bombe démographique a été rendue possible par les progrès de la médecine, qui a supprimé la régulation de la population par les maladies infantiles. L’Humanité n’est-elle pas, pour reprendre le mot de Bergson, à demi écrasée sous le poids des progrès qu'elle a faits? Que faire d'une vie allongée et plus confortable dans le monde d'aujourd'hui, où l'on n'entend parler que de chômage, d'exclusion, de haine, de guerre, de massacres? Ne pouvons nous pas nous demander si les progrès que nous avons évoqués ne sont pas dérisoires dans ce monde de violence ?

Paradoxalement, c'est justement d'entendre parler de tout cela qui peut rendre optimiste. Au-delà de la société de consommation, nous sommes au début d'une société de communication. Cette communication est encore incomplète, et surtout à sens unique. On a appelé notre société la société-spectacle. Dans cette société-spectacle les marchands d'images cherchent à attirer le client en tablant sur des ressorts affectifs . Les spectacles désolants qui nous sont montrés sont chargés d'émotion. Ce qui veut dire que l'homme moderne est sensible à ces malheurs, qu'il réagit à leur vue. D'ailleurs l'émotion ressentie se traduit parfois par une mobilisation des nantis en faveur des plus défavorisés. Les nations dans leur majorité refusent d'admettre la fatalité du malheur. Les gouvernements et même les citoyens à travers les O.N.G. luttent sur tous les fronts : contre la misère, contre la maladie, contre l'ignorance. Jamais les oeuvres humanitaires n'ont rassemblé autant d'hommes. Nous voyons apparaître des groupes qui luttent contre le fanatisme en tant que tel au nom des droits de l'homme, ce qui est une innovation.

Le fait que nous soyons mieux au courant des calamités de la planète ne veut pas dire que tout va de mal en pis: le bon vieux temps n'est vraiment bon que dans les souvenirs, et l'âge d'or n'est pas d'un très bon aloi... Nous pouvons relever quelques progrès importants des sociétés humaines. 

L’esclavage, pratiqué jusqu'au milieu du dix-neuvième siècle, s'il n'a pas totalement disparu de la planète, est en tous cas au ban des nations. Les droits de l'homme, s'ils sont souvent bafoués, on le mérite d'avoir été énoncés, et de recueillir l'adhésion, fût elle hypocrite, de pratiquement toutes les nations. Une conscience écologique mondiale est en train de naître, et l'on commence à gérer les ressources au niveau planétaire. Le monde d'aujourd'hui n'est certes pas réjouissant, mais on peut y découvrir des raisons d'espérer. Beaucoup reste à faire, mais beaucoup a déjà été fait.

En tant que Francs-Maçons, nous avons le devoir non seulement de ne pas désespérer de l'espèce humaine, mais de nous engager positivement pour oeuvrer à son progrès. Le chantier est vaste, il nous est difficile d'en imaginer les bornes: aucune Utopie n'est capable de nous décrire le monde idéal à bâtir, personne ne peut prétendre nous montrer les plans du Grand Architecte. C'est une façon de ne donner aucune limite au progrès de l'Humanité que de donner simplement la direction de ses progrès.

Que ce soit sur le plan de l'individu, sur celui de l'espèce ou celui de la société, il est difficile de fixer des limites au progrès de l'être humain, qui n'est pas seulement un consommateur à la recherche du confort. Il aspire aussi et peut-être surtout à se confronter aux défis de la vie, à manifester sa capacité de survie et son autonomie créatrice face au cosmos. Ainsi l'homme, misérable créature, montre-t-il sa grandeur en étant porteur d'infini.


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