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La religion que tous les hommes acceptent...

« Nous sommes semblables à des nains assis sur des épaules de géants. Nous voyons davantage de choses que les anciens, et de plus lointaines, mais ce n’est point grâce a l’acuité de notre vue ou à la hauteur de notre taille. C’est parce qu’ils nous portent et nous haussent de leur hauteur gigantesque »
Bernard de Chartres – Epistola XCII ( XIIème siècle )

J'aime assez les écrits de notre F:. Dominique pour ce qu'il m'apprennent tout autant pour ce qu'il sait faire et dont j'ignore l'art, c'est à dire tenir chronique. Ce qu'il appelle modestement "résumer" un article. Nous sommes d'obédience différente et de croyances très probablement différentes, mais cela ne pose pas de problèmes fondamentaux sur la qualité de nos échanges. Pourquoi je précise cela ? Tout simplement parce que ce qui va suivre s'adresse plus naturellement à notre F Reichen, auteur de l'article d'origine, qu'à Dominique. Pour ces raisons, je ne saurai trop recommander de lire l'article de Dominique S. "Cette religion dont tous les hommes conviennent"( d'après un article de Charles-Albert Reichen parru dans Renaissance Traditionnelle n°38, d'Avril 1979 ) et que l'on peut aisément trouver sur le blog de l'APRT. Bien entendu, mon texte n'est en aucune manière une forme de réponse et ne doit être pris que pour ce qu'il est, c'est à dire, quelques notes sur le sujet.

Tout d'abord, je pense que l'étude de l'histoire de la franc-maçonnerie, particulièrement celle de la "paléo-maçonnerie" ne peut s'affranchir de deux questions fondamentales quant aux développements qui furent les siens, hormis, bien entendu les contextes historiques qui ont eu plus que largement leur place. Mais ces questions les contiennent aussi…

La première est celle des Culdées, ordres monastiques des "serviteurs de Dieu" principalement installées en Ecosse et en Irlande et que les anciens manuscrit des ces contrées nomment "Coeli De", c'est à dire le "Ciel de Dieu", que l'on a parfois traduit par "conscience divine", souvent synonyme de "perfection religieuse" et dont on oublie souvent de préciser que leurs évêques étaient, lors des événements contemporains de la fameuse bataille de Bannockburn, non seulement alliés à Robert the Bruce et aux « Stewards » mais, de plus, excommuniés depuis fort longtemps au motif de refus de se plier aux dictats de l'Eglise. Le fait qu'ils étaient tous d'anciens druides est d'ailleurs très certainement  à l'origine et de leur comportement et de leur excomunication.

On oublie tout aussi bien que dans ce bas latin fort en usage à cette époque, le ventre, l'intérieur de l'Homme, l'image faite chair de la divinité, ses entrailles s'appelaient aussi "coeleus", ce qui indiquerait quelques pistes en ce qui concerne certaines pratiques résurgentes de l'ancien monde qu’il serait ici trop long de développer... les "coeli De" seraient-ils les "entrailles de Dieu" ? Le ventre, la fournaise de la Création ?

La seconde question est la suivante : comment un Homme, fut-il architecte, totalement inconnu des sempiternels écrits de Saint Jean revendiqués par tout ce qui s'accroche, en France et ailleurs, à la maçonnerie chrétienne pure et dure, et dont le nom n’apparaît que 4 fois dans seulement 4 versets du premier Livre des Rois ( c'est à dire une mention ridicule ) peut-il être le héros légendaire, référent rituel ?

Comment a-t-on pu, dans un contexte rigoureusement chrétien et à partir d'un thésaurus totalement étranger à la Bible, ancien et nouveau testament, bâtir une telle pyramide de célébrations rituelles en ce qui le concerne... peut-il être, dis-je, le Personnage Principal, le Héros fondateur d’une société intellectuelle qui enflammera l’Europe des Lumières ?

Bien entendu, un flot constant d’auteurs maçonniques établiront à partir de la fin du dix neuvième siècle et jusqu’à très récemment, qu’Hiram n’est autre que l’allégorie de Jésus Christ… soit… mais alors, quel besoin avaient les fondateurs de la maçonnerie de créer un autre mythe sur le socle de celui qu'ils possédaient déjà s’ils étaient à ce point chrétiens ?

A moins que ce mythe n'existât déjà ?

Le Mythe d'Hiram n'apparaît avec certitude en maçonnerie qu'à partir des années 1730, mais cette certitude se heurte aux présupposés de la déclaration d’historicité récente et à laquelle le F Reichen ne fait pas défaut… passer outre le conflit des « ancients » et des « moderns » dont les « ancients » eurent le fin mot depuis 1814. C’est bien normal parce que cela revient à différencier la maçonnerie de 1717 de celle des origines.

« D'aucuns tiennent le soleil pour Dieu, d'autres la lune, d'autres encore les planètes. Il en est qui rendent un culte à un homme, jadis d'excellente vertu ou de glorieuse renommée, non seu­lement en tant que Dieu mais en tant que Dieu principal et supérieur. Mais les plus nombreux et les plus sages rejettent tout cela, croient en l'existence d'une certaine puissance divine, inconnue, éternelle,in­compréhensible, inexplicable bien au-delà de la capacité et de la portée de l'entende­ment humain, disséminée à travers le monde entier, non en grandeur mais en vertu et en puissance. Ils l'appellent le Père de tout. À lui seul, ils attribuent l'origine, le déroulement et lafin de toutes choses.»
Thomas More - Utopia

Bien avant que le meurtre d’Hiram ne devienne le mythe fondateur systématique du grade de Maître franc-maçon, la Grande Loge de Londres, qui fit élaborer et publier les Constitutions dites d’Anderson en 1723, introduisit dans le paysage culturel et religieux un concept pour le moins surprenant : celui d’une religion sur laquelle tous les hommes s’accorderaient.

« Mais, quoique dans les Temps anciens les Maçons fussent astreints dans chaque pays d'appartenir à la Religion de ce Pays ou de cette Nation, quelle qu'elle fût, il est cependant considéré maintenant comme plus expédient de les soumettre seulement à cette Religion que tous les hommes acceptent, laissant à chacun son opinion particulière .… »

En élaborant cette toile de fond pour le moins révolutionnaire, la franc-maçonnerie londonienne franchissait une nouvelle étape dans l’évolution d’une pratique en perpétuelle construction et depuis fort longtemps éloignée des anciennes guildes de tailleurs de pierres.

Les élites intellectuelles anglaises de cette époque, après s’être constituées en différentes sociétés de sociabilité à la fois excentriques et rigoureuses, parfois scientifiques ; après avoir retrouvé le chemin des anciennes traditions druidiques, accueilli l’illuminisme protestant si proche de l’inconscient collectif élisabéthain et s’être ouvert à la brillance d’un XVIIème siècle qui n’en finit jamais de valoriser l’antique, allaient renouer avec des mythes forts anciens.

 L’imaginaire d’un Empire revêtu d’un caractère sacré était le fondement de la propagande des Tudor depuis Henry VIII. La nouvelle société d’intellectuels et de scientifiques du XVIIIème siècle, héritière de ce vaste dessein, allait invoquer l’Histoire du monde et placer Britania comme héritière naturelle des prophéties bibliques par l’évocation de légendes arthuriennes parées d’illuminisme et de mythes pré-chrétiens. Il s’agira bien d’un retour aux valeurs dont se réclamait une certaine forme de chevalerie idéalisée dont la mission serait de répandre, dans le monde entier, un idéal de pureté et de fraternité. Cet idéal, ces utopies, l’avenir le montrera, s’accorderont avec la nostalgie d’une chevalerie chrétienne portée par tout le continent européen.

Dès la première décennie du XVIIIème siècle, tout allait se dérouler naturellement, comme si les éléments de la Légende avaient toujours fait partie du paysage des vérités théologiques. Les pièces s’emboîteraient les unes sur les autres ; c’est en 1725 que les premières Loges hors de Londres se créent sous l’égide de la Grande Loge de 1717. De même, c’est de 1730 que date la divulgation de Samuel Prichard, « Masonry Dissected », qui révèle pour la première fois, non seulement un système en trois grades mais aussi la première version élaborée de la légende qui deviendrait le cœur du grade de Maître maçon.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire aujourd’hui, personne à ce moment de l'Histoire de l'Europe ne songe à remettre en question la Bible et les vérités dont elle est porteuse, même si les interprétations du Livre font souvent couler beaucoup de sang et de larmes et que l’Europe dévastée au sortir de la guerre de trente ans n’a plus de certitudes. La franc-maçonnerie naissante n’est pas et n’a jamais été le bras armé de l’athéisme, pas plus que l’école du reniement chrétien. Que l’on n’en doute pas, la toute nouvelle Grande Loge est bel et bien légitimiste.

 Née sur les ruines des conflits de religions, de rivalités de pouvoirs et de guerres civiles, elle s’affirme déiste, elle revendique les Vérités et les Lois de l’Ancien Testament et s’appuie sur les commandements de Noé ? Elle ne deviendra ostensiblement chrétienne qu’en s’installant sur le sol du Continent et rigoureusement Catholique avec l’influence de ses héritiers allemands.

Néanmoins, le mythe d’Hiram, support de la rituélie et des enseignements du troisième degré, laisse beaucoup de questions et, particulièrement celle-ci : comment un Homme, fut-il architecte, et dont le nom n’apparaît que 4 fois dans seulement 4 versets du premier Livre des Rois  peut-il être le héros légendaire, référent rituel, d’une société intellectuelle qui enflammera l’Europe des Lumières ?

Jusqu’aux années 1720-1730, après la publication de « masonry dissected » de Samuel Pritchard qui décrivait les rituels , période sur laquelle les historiens de la franc-maçonnerie s’accordent à situer l’apparition de la rituélie du troisième Degré associée au Grade de Maître Maçon et dans laquelle apparaît le meurtre d’Hiram, on ne connaît que des formes relativement simples de cérémonies de réception. C’est, du moins, ce qu’il ressort de l’étude des « anciens devoirs », ces documents anciens composés à la fois de règles et de légendes relatives aux corporations de maçons et qui n’offrent pas réellement de matériel mythique sinon l’insistance à lire un corpus biblique dans lequel se trouverait la source des techniques et des arts.

 L’un de ces manuscrits anciens donne parfois quelque indication sur les légendes en usage dans la fraternité, ainsi le manuscrit « Cooke » de 1420 est l’un des plus vieux à présenter l’architecte mythique sans toutefois le nommer :

« Et lors de l’édification du Temple à l’époque de Salomon,
il est dit dans la Bible, au 3ème livre des Rois chapitre cinq,
que Salomon avait quatre-vingt mille maçons à l’ouvrage.
Et le fils du roi de Tyr était le maître maçon.
»

Ce n'est pas la peine de sursauter, il n'y a que 2 livres des Rois dans la Bible... soit, mais le Ms est écrit comme cela...

La plupart des recherches s’attardent de préférence sur l’origine du Grade de Maître. On sait que les plus anciennes loges ne comportaient que deux grades et que celui qui était qualifié de « Maître » était, en fait, ce que l’on nomme aujourd’hui « Vénérable Maître ». Néanmoins, en poursuivant cette recherche d’identité propre au grade, on constate de plus en plus souvent que, bien avant la construction rituelle proprement dites, la partition en trois grades fait son apparition. de manière contemporaine à l’arrivée dans les Loges des hommes qui ne pratiquaient pas le métier. Cet échelonnement structurel s’effectue non pas en s’appuyant sur le mythe d’un Roi mort et ressuscité, mais sur la transmission d’un « mot » qui permettrait de construire et de « faire », d’affirmer une appartenance et de revendiquer un savoir. Un mot aussi puissant que le Nom de l’Eternel donné à Moïse, aussi fort que le souffle qui dispersa les hommes de Babel et auquel serait associé le savoir de bâtir avant d’y associer la pérennité de la Vie proprement dite. En ce sens, l’une des plus vieilles mention connue des trois degrés en maçonnerie est celle présentée dans manuscrit des archives d’Edinburgh datant de 1696. Il y est précisé que « Maintenant, il faut remarquer que tous les signes et mots dont on a parlé jusqu'ici appartiennent à l'Apprenti entré. Mais pour être un Maître maçon ou compagnon du métier il y a plus à faire… ».

Cependant, s’agit-il bien de « grades » tels que l’on peut les connaître aujourd’hui. Pour ce qui concerne la définition des Apprentis, celle-ci est très bien identifiée mais les degrés de Compagnon ( fellow ) et de Maître, posent quelques soucis d’interprétations dans la mesure où les anciens textes mêlent souvent les termes.

On vient de le laisser entendre, la maçonnerie « opérative », c’est à dire la maçonnerie de métier, ne connaît formellement qu’un seul grade, celui de « compagnon », expression utilisée pour désigner l’ensemble des ouvriers qualifiés. Ce terme est d’ailleurs repris, de nos jours par la franc-maçonnerie anglaise comme qualifiant l’appartenance puisqu’elle se nomme elle-même « fellowcraft », c’est à dire « association des compagnons ». Le terme de « Maître » est alors relatif à une fonction, celle de « président » de l’assemblée, de « Maître d’ouvrage » ou de « directeur de chantier ». Cela se conçoit tout à fait dans le rite de style Emulation pratiqué par la Grande Loge Unie d’Angleterre où il existe un grade de « immediate past master », c’est à dire de « Passé Maître Immédiat » ou, si l’on préfère, « Vénérable Maître descendant ».

 Les formes simples de cérémonies décrites dans ces documents montrent qu’il s’agissait le plus souvent d’une lecture de différents passages de la Bible ou de légendes empreintes de références bibliques , suivie ou précédée, selon les cas, d’un catéchisme. Mais, bien entendu, la forme la plus ancienne, est la transmission du « Mot », la passation du souffle s’effectue bien avant que la Nature, sous la forme symbolique d’un Maître Architecte, Maître du Verbe, ne nous apprenne à mourir. « Ce jour Adam Clapperton et Patrick Sanderson ont été admis dans cette loge et ont reçu le Mot dans la forme accoutumée… » ( Minute de la loge de Haughfoot -1710)

Ces éléments n’offrent pas l’exemple de formes cérémonielles, pas plus qu’elles ne dévoilent de secrets particuliers sinon, parfois, une petite phrase comme ici, dans le manuscrit d’Edinburgh ou dans celui dit « Grande Loge » de 1650., qui viennent ici comme un écho de formules anciennes, de textes faisant état du secret le plus ancien de la maçonnerie, celui transmis de Maîtrise en Maîtrise :

« Il y a plusieurs mots & signes qu’un franc-maçon doit connaître et qui ne doivent êtres révélés sinon que vous en répondrez devant Dieu au jour terrible du jugement. Vous en garderez le secret et ne le révèlerez aux oreilles de personne, mais aux Maîtres et Compagnons de la Société dite des Francs-maçons. Mon Dieu, aide moi . ».

 Le corps du manuscrit Grande Loge, comme d’autres du même type et de la même période, seraient apparemment des copies d'une tradition plus ancienne

« le Maître lui donne le mot et lui serre la main à la manière des maçons, et c'est tout ce qu'il y a à faire pour faire de lui un parfait maçon . »

Cette référence au mot de maçon était connue depuis fort longtemps. Sa plus ancienne trace écrite se trouve dans un poème de 1638, « The Muses Threnodie » (La Thrène des Muses). On la doit à un poète Ecossais, Henry Adamson, elle nous enseigne que « nous sommes frères de la Rose Croix ; Nous avons le Mot de maçon et la seconde vue ».

Le rite instituant la transmission du Mot de maçon tout autant que la plupart des références à ce « Mot » se rencontrent le plus souvent en pays celte, entre la Mère Loge écossaise de Kilwinning et celle de Perth dès le XVIIème siècle. Bien que certains auteurs en rapproche l’origine à des influence calvinistes, il nous parait nécessaire de rester prudent quant aux liens systématiques avec le protestantisme et son influence éventuelle sur les pratiques maçonniques. Il est bon de ne pas oublier que l’on peut véritablement se poser des questions s’agissant d’une région où le catholicisme est très implanté, même si les moines et les évêques y développaient certaines pratiques assez particulières. D’autre part l’étude de la maçonnerie n’a jamais véritablement démontré qu’il ait été question de remise en cause religieuse mais plus probablement d’adaptation, de confirmation de la chrétienté comme totalement compatible avec des pratiques locales, les traditions et les modes de vie.

Hiram et le mythe de la Maîtrise ne sont pas l’image déformée ou recomposée du Christ mais plutôt un récit de résurrection qui annoncerait la révélation donnée par le Nouveau Testament, comme pour créer un lien, assurer la stabilité de l’arche reliant les différentes parties du Livre.

Ainsi, bien avant la rituélie, il existaient un ou des Mots qui « ne devaient être révélés que devant Dieu au jour du Jugement » et qui renfermaient le secret de la « maçonnerie ». Un secret très particulier qui, à n’en pas douter, est une clé permettant l’accès à ce que « tous les hommes acceptent », un secret sur lequel chacun devait se faire sa « religion ».

Dans l’ordre des choses, si la Mort est un passage de l’âme, il n’y a pas de résurrection possible sans palingénésie, c’est, en quelque sorte, le message du printemps…

par Lurker publié dans : Miscellanées


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