Auschwitz
: voyage de
la mémoire
Voilà plus de deux mois que je suis
rentrée d’Auschwitz et ma plume est
encore hésitante comme ma voix est restée muette
tout au long de ce voyage.
Tout me paraît depuis si vain et
dérisoire ! Je fais l’expérience
à l’instar
des déportés rescapés de cette
impossibilité de raconter l’innommable.
C’est un
voyage au bout de l’enfer – de ruines qui
témoignent d’une entreprise
machiavélique. C’est un voyage au bout de
l’enfer – de ruines qui portent
l’ombre de corps humiliés et torturés,
d’une humanité bafouée. C’est
un voyage
au bout de l’enfer où il n’y a plus
d’espace possible de compromis ou de petits
arrangements avec sa conscience – la
réalité est là flagrante dans sa
nudité –
principe de réalité poussé
à son paroxysme. Mais, je sens qu’il me faut
témoigner. C’est là peut-être
la 1ère leçon de ce voyage. Je le sens et je le
fais grâce à Raphaël, matricule 73295,
témoin rescapé de l’enfer qui nous
accompagnait – parce qu’il rayonnait du haut de ses
82 ans – pas une petite
flamme, un véritable feu de vie à la chaleur
duquel on se prête à croire au «
plus jamais ça » - à la chaleur duquel
on se dit que les capacités humaines
sont infinies et qui donnent un regain d’espoir dans cette
désespérance.
Auschwitz est le crime organisé,
planifié avec une finesse inouïe –
l’idée
même de violence est surpassée –
surpassée par cette volonté implacable et
manifeste d’extermination, d’élimination
qui pétrifie d’horreur.
L’épreuve du
miroir est à son paroxysme – le pire ennemi de
l’homme c’est lui-même – le
pire
ennemi de l’humanité c’est bien
l’humanité elle-même. Imaginez 40 km2
vidés de
sa population de plusieurs milliers de polonais pour installer la plus
formidable
et la plus sophistiquée des industries
d’épuration ethnique. 40 km2 - La taille
du site donne l’ampleur de l’entreprise et emplit
d’épouvante par cette volonté
flagrante d’anéantissement.
Il faisait beau à Auschwitz ce jour
là mais le sol boueux détrempé par la
neige récente semblait saturer des larmes de ce million
d’hommes, de femmes,
d’enfants éperdus à la sortie des
wagons à bestiaux.
Il faisait beau à Auschwitz ce jour
là mais deux rails, rouillés, rouge sang
tranchait le paysage de Birkenau en deux –
frontière de fer entre le camp des
hommes et celui des femmes – ligne de chemin de fer qui fut
prolongée en
l’honneur des juifs hongrois pendant
l’été 44 – elle les
débarquait directement
au crématorium, leur épargnant ainsi une
promenade de 2 km – il fallait faire
vite le front russe avançait inexorablement et
inexorablement les corps
agrippés les uns aux autres emplissaient les ascenseurs du
crématoire.
Il faisait beau à Auschwitz ce jour
là mais l’ombre des baraquements le
froid, la faim, la souffrance morale et physique, la mort planaient
partout –
les murs des baraques suintaient de l’odeur due à
la promiscuité des corps
émaciés entassés sur des bas flancs
– les « coyas » - se disputant
l’unique
couverture ; les murs déchirés par les ongles de
ceux qui cherchaient à
s’accrocher encore - de ceux qui voulaient marquer leur
passage absurde - de
ceux qui, dérisoire graffiti, tentaient de laisser une trace
de leur passage en
enfer.
Il faisait beau à Auschwitz ce jour
là et Birkenau le plus grand complexe
d’extermination avec son million de morts
révélait : - en creux des espaces
d’avilissement, de souffrance et d’horreur
– les fondations calcinés des
douches, des chambres à gaz et des crématoires, -
en plein les bûchers où l’on
brûlait les cadavres et les fosses communes, tout
ça, pour ne pas perdre la
cadence.
Il faisait beau à Auschwitz ce jour
là et j’ai cru que j’avais tout vu de
cette ignominie dans cet espace glacé. Le pire nous
attendait dans ce qui
semblait plus confortable – Auschwitz 1, une caserne faite de
bâtiments en
brique rouge. J’avais vu Yad Vashem, mémorial des
victimes de la Shoah à
Jérusalem ; et j’avais pleuré,
traversée par le chagrin d’un
irréparable
sublimée par l’art. Là aussi un
musée mais qui m’a laissée sans larme
et sans voix,
comme asphyxiée. Imaginez d’immenses vitrines sur
environ 10 mètres de long et
4 mètres de hauteur et derrière ces vitres :
Là, 2 tonnes de cheveux – tous
gris – ils ont dû être blonds, bruns,
noirs, raides, frisés, ondulés, fins ou
épais – et ils ont vieilli loin des
têtes de ceux qui n’ont pas eu, eux, le
temps de vieillir ; Ici, des milliers de valises, témoins
d’un voyage au bout
de la nuit, avec des étiquettes portant les noms de ceux
à qui elles furent
arrachées ; Là des peignes, des brosses
à dent, des rasoirs, de ces petits
objets d’un quotidien arrêté en pleine
élan ; Ici, une petite vitrine à la
taille des vêtements qu’elle abrite : bonnets de
laine – barboteuses – petits
chaussons de bébés dont les vagissements se sont
tus à jamais. Là encore, des
milliers de chaussures de toutes formes, de toutes tailles, brunes,
noires,
godillots ou souliers et au milieu de ce monceau informe une chaussure
rouge de
femme – sur la bride un petit médaillon
– qui dit encore la beauté et la
coquetterie fauchées avant même de
s’être exprimées. Cette exposition vous
jette à la figure le sadisme inouï de cette
entreprise. Elle vous démontre
aussi que ces crimes étaient une monstrueuse insulte parce
que gratuite dont le
seul but était d’avilir et de nihiliser. Ils ont
fait du savon avec les
cadavres. Ils ont fait des cheveux des femmes une chose
minérale pour la
fabrication de tissu. Par ces actes, ils ont touché au
caractère sacré de
l’humanité, à
l’ipséité de ces hommes et de ces
femmes c’est-à-dire à
l’essence
humaine, ce qui fait qu’on est soi et pas un autre.
Il y avait un avant Auschwitz, il y a maintenant un
après. J’avais vu des
images, j’avais lu des livres, j’avais
écouté des témoignages mais je viens
de
prendre conscience que j’avais jusque là
donné à cette page de l’histoire la
dimension d’un timbre poste – c’est tout
ce que ma perception avait pu
construire comme représentation acceptable -
aujourd’hui cette page de
l’histoire mesure au moins 40 km2 - et je n’ai pas
d’espace où la ranger. Parce
que c’est innommable, c’est inclassable. Je touche
à l’absurde comme on touche
au sublime, (comme en chimie il s’agit d’un
changement d’état).
« … Mais ce qui est absurde,
c’est la confrontation de cet irrationnel et de
ce désir éperdu de clarté dont
l’appel résonne au plus profond de
l’homme
» Camus, le mythe de Sisyphe.
Planche exposée par une S\
du D.H. lors d’une visite de notre atelier.
Notre S\
E\
participa au voyage organisé par une
délégation du Conseil de
l’Ordre du Grand
Orient
de France qui s’est rendu à Auschwitz le
18 février 2007, dans le cadre
d’un voyage de la mémoire.
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