Obédience : NC | Loge : NC | Date : NC |
Les confréries initiatiques en Islam… Chaque tradition possède ce que, dans notre jargon, nous nommons un ésotérisme par opposition à l’exotérisme. Il s’agit d’une partie dite cachée, relativement à la religion officielle de cette civilisation qui, elle, constituerait une partie publique de cette tradition. Nous ne redéfinirons pas ici ce qu’est l’ésotérisme, nous vous renverrons à ce qui à été dit précédemment au sujet de l’ésotérisme chrétien (cf. notre intervention à ce sujet[i]) En Islam, ce domaine de l’ésotérisme se confond avec le sûfisme. Ce sera donc le sujet dont nous traiterons ici. Nous essayerons de donner une définition du sûfisme, d’évoquer son histoire, sa doctrine et de replacer le tout au regard de l’Unicité primordiale des traditions. Le Sûfisme est une saveur au cœur de l’Islam : Une saveur… A la question : en quoi consiste le Sûfisme, un sûfi répondit : « Ce que tu as en tête, abandonne-le. Ce que tu as en main, donne-le. Ce qui t’advient, ne l’esquive pas ». Le sûfisme n’est ni une école, ni une doctrine, c’est un état d’être. C’est aussi une science qui est toute entière contenue dans les cœurs, là où elle demeure pure connaissance et pure lumière. C’est pourquoi les mots prononcés ou écrits à son sujet, ne peuvent, au mieux, que ponctuer l’Indicible. S’ils évoquent ou font résonner en nous cette dimension du Mystère, ils auront atteint leur but, celui d’être un rappel, une mention ou un souvenir de l’Esprit qui nous habite. En réalité, toute communication spirituelle vraie est dans le face à face des cœurs. Pour définir le Sûfisme nous dirons qu’il est une saveur et que cette saveur est au cœur même de l’Islam. En effet, le sûfisme se présente avant tout comme une expérience spirituelle vécue, intérieure, dont le domaine se trouve au-delà de ce qui peut être appréhendé par la raison ou les sens physiques. Ce n'est que dans une étape ultérieure faisant suite à une réalisation spirituelle, que certains soufis, se servant d'un langage symbolique et métaphorique, transcrivent leur expérience sous une forme verbale. L'expérience spirituelle conduit à transcender la raison, non à la nier. Son but est d'atteindre l'objectivité absolue, qui n'est autre que la Réalité véritable (Al Haqq[ii]). Par rapport à celle-ci, c'est le monde, tel que nous le percevons de manière ordinaire, qui se révèle être contingent, relatif et évanescent. La connaissance de cette Réalité passe, pour le disciple sur la Voie, par la mort à lui-même, à sa propre subjectivité: "Mourez avant de mourir", dit une parole du Prophète (saws) qui, soulignant l'aspect illusoire du monde, déclare aussi: "Les hommes dorment, lorsqu'ils meurent ils se réveillent." Le soufisme est la Voie qui, en Islam, mène à cette connaissance. Le langage des soufis, qui se réfère à une expérience spirituelle, est nécessairement symbolique et se prête par-là même à une compréhension à plusieurs niveaux. Les soufis disent toujours que, quelles que soient la beauté ou la rigueur de leurs écrits, ceux-ci n'en restent pas moins le lointain reflet d'une connaissance contemplative. L'amour spirituel est, pour le soufi, le mystère le plus profond de l'être et le moteur de la Voie. Symboliquement, le soufisme se dit être la Voie du cœur. Par ce terme, se trouve désigné le centre subtil de l'être, le lieu de perception, d'intellection des réalités spirituelles. C'est, dans le sens fort, le lieu de "l'intelligence du cœur" ou du "cœur intelligent", lieu où émotion spirituelle et intellection s'unifient en une seule vision irradiante et "illuminative". On comprend dès lors que la distinction classique entre amour et connaissance (et plus encore entre voie d'amour et voie de connaissance) n'a de sens ici que dans la mesure où elle s’exprime, non des réalités séparées, mais une certaine coloration de l'expérience spirituelle et, plus souvent encore, une certaine façon d'exprimer celle-ci. Car, dans le chemin qui mène à la proximité de la Réalité divine, il n'y a pas d'amour sans connaissance, ni de connaissance sans amour. Tels le feu et la lumière, la connaissance dévoile et l'amour, qui insuffle la force de l'envol, ravit. Au cœur de l’Islam… L’histoire du sûfisme se confond avec celle de l’Islam, et la Lumière transmise par les Saints fondateurs des Turuq[iii] illumine le cœur des sûfis d’aujourd’hui par delà l’espace et le temps en les ouvrant à l’éternel présent et au lieu unique, le lieu de l’Unique. Les « Amis de Dieu », dont la vie est toute entière orientée vers Lui, jalonnent toute l’histoire de la Communauté Islamique de ses origines à nos jours. Le premier et le plus grand de tous les shaykh, c’est à dire de tous les maîtres est, sans conteste, le Prophète Muhammad (saws). Il est l’exemple même de l’abandon et de la soumission à la Parole révélée. Il est l’exemple de celui qui se laisse guider par Dieu. Les enseignements de la Révélation coranique et le recueil des paroles du Prophète (saws), les Hadith, constituent la base inaltérable du sûfisme. Ainsi l’esprit et la lettre de l’Islam sont indissociables de la pratique sûfie instaurée par l’Envoyé. Sans la référence à ce point de départ d’une nouvelle aventure de l’histoire humaine, souché sur les révélations antérieures, entendez par là la Thora et les Evangiles, et ayant pour volonté le retour à la pureté, à la simplicité de la religion d’Abraham, le sûfisme ne peut se comprendre. Depuis la descente miraculeuse de la révélation coranique, le temps passant, une distance s’est instaurée entre l’Esprit et la Lettre, entre le corps et le cœur, dans la pratique quotidienne de l’Islam. Mais, grâce à Dieu, il y à toujours eu des hommes comparables à des braises, répartis çà et là dans le monde, que l’Esprit Saint attisait en temps opportun. Ces hommes, en prise avec le Foyer d’origine furent des lieux d’attraction, de transmission du Souffle et de l’Inspiration première. Ce sont les Saints Sûfis, les fondateurs des turuq. Le sûfi Hujwiri à dit qu’au début « le sûfisme était une réalité sans nom », car ici aussi la chose à précédé le mot. Ce mot, sûfi, date du 2ème siècle de l’Hégire (7ème de l’ère chrétienne) et fut appliqué à un maître spirituel, Jabir Ibn Hayyan, semble-t-il en référence à sa tenue vestimentaire composée de bure, laine brute. Cette longue route de l’histoire du sûfisme, fut jalonnée de nombreux saints, chacun d’eux apportant sa pierre à l’édifice spirituel que nous connaissons aujourd’hui. Parmi ceux-ci, afin de donner une petite idée de la grandeur de leur science nous citerons : Hasan Basri (1er s de l’Hégire) qui réumait l’essence du sûfisme en disant : « Qui connaît Dieu, l’aime, et qui connaît le monde y renonce » Rabi’â al Adawiyya, petite fille de 11 ans à la mort du précédent, confirmait cette sentence par ces mots : « ô mon Dieu, si je T’adore par crainte de l’enfer, brûle moi en enfer. Si je T’adore par espoir du Paradis, exclus-moi du Paradis, mais si je T’adore uniquement pour Toi-même, ne me prive pas de Ta beauté éternelle ». (Ce qui prouve, contrairement à une idée reçue en occident, qu’il y à des femmes savantes en Islam et dans le sûfisme). Nous vous parlerons aussi de Ghazali qui, dans son livre, «le tabernacle des lumières » expose l’essence de la doctrine du Sûfisme : l’unicité de l’Etre. En effet, ce n’est pas simplement par son histoire que le sûfisme est au cœur de l’Islam, mais aussi par sa doctrine et sa pratique. La doctrine de l’unicité de l’Etre découle logiquement de la première partie de la Chaada, la profession de foi du Musulman : « La illaha illala », il n’y à de Dieu que Dieu. A peu près contemporain de Ghazali, Abd al Qadir al Jilani, (mort en 1165 de l’ère chrétienne) lui, insista sur la pratique du dhikr. Cette pratique est, elle aussi, issue des enseignements du Prophète et du Coran ; il n'existe pas moins de 15 attestations coraniques instituant l’invocation continuelle du Nom suprême de Dieu et l’on ne compte pas le nombre des hadiths la conseillant. Dhikh signifie littéralement « rappel » et cette terminologie témoigne de l’aspect central de l’exercice méditatif. Se rappeler signifie réactualiser la Vérité de l’Etre, ce trésor caché que chacun porte au plus profond de lui. Ceci donne un caractère particulier au cheminement spirituel du sûfi ; il n’est pas la conquête d’états supérieurs ni l’accès à une connaissance secrète, il est, plus simplement, l’éveil à cela même qui a toujours été : « La nature de l’homme est d’oublier, dit un proverbe, le dhikh permet de se souvenir… » Les spirituels sûfis parlent souvent de l’oubli pour désigner les états de la conscience ordinaire. Celle ci, éloignée de sa source, est avant tout, voilée à l’Unicité de l’Etre Divin. Dans cet oubli réside la source de toute souffrance. Le disciple va donc s’attacher, par la pratique méditative, et le dhikh, à retrouver, au-delà des apparences fugaces et fragmentaires de la l’appréhension sensitive du monde extérieur, au-delà de l’illusion égotique, le regard unifié de sa nature originelle ( fitrah en arabe). A cette fin, dans les débuts de son initiation, le disciple se verra proposer la répétition de la première partie de la shahada dont une des traduction possible pourrait être : « il n’y a de réalité si ce n’est La Réalité » ( le mot Réalité, al Haqq étant un des noms divins. Cette invocation a pour but de descendre des lèvres, de cheminer jusqu’au cœur du cherchant et d’ouvrir cet organe de la perception du Divin à la présence du Réel. Plus tard, c’est le seul Nom Divin d’Allah qui maintiendra ouverte cette porte de l’Amour. Ce Nom, répété indéfiniment au rythme des battements cardiaques, agit comme un burin sur le cœur du «souffrant » de l’Absence et transformera cette pierre brute en un diamant dont les mille facettes s’irisent de La Lumière, la seule… Bien sur, la pratique change un peu d’une tariqa à une autre, mais le fond de l’initiation spirituelle reste la même. Ce serait une grande erreur que de croire que ces pratiques répétitives ont pour but de conditionner l’esprit ou d’assimiler ces invocations à autant de techniques psycho-physiologiques propres à induire, par certaines vibrations ou rythmes respiratoires, des changements d’états de conscience. Cette erreur proviendrait de l’ignorance du lien, dans le sûfisme, entre la pratique et l’initiation. L’initiation consiste, en effet, en un pacte initiatique qui suppose, sur le plan subtil, le rattachement du disciple à une réalité transcendante dont le guide, le shaykh, est le canal. L’initiation est donc un lien, une chaîne (silsila) qui lie l’impétrant à la Réalité Divine, via tous les guides spirituels de la voie. Parmi ceux-ci se trouve le premier d’entre eux, l’Envoyé, le Prophète Muhamad (saws) ainsi que le saint éponyme de la tariqa particulière à laquelle appartient le disciple, et tous les maillons ayant véhiculé le dépôt sacré jusqu’à lui. Ce dépôt ayant pour nom sirr, littéralement, le secret L’acte initiatique revêt des aspects différents selon les turuq. Quelques fois il peut prendre la forme d’une investiture au sens étymologique du mot, c’est à dire une prise de vêtement : le manteau d’Elie. L’autorisation d’enseigner, (idhn), fait du maître, le shaykh un guide spirituel et un pôle de la transmission initiatique. Elle est d’origine divine et si le shaykh la reçoit de son propre shaykh, elle n’est validée que par une confirmation intérieure. Seule la pratique délivrée par un tel shaykh est apte à transmettre la barraka, la bénédiction, l’influence divine. Faisant référence au Sirr, ce secret initiatique, Omar Ibn El Farid à écrit : « Nous avons bu à la mémoire du Bien Aimé un vin dont nous nous sommes enivrés avant la création de la vigne » (l’éloge du vin). Cette relation à la Réalité de l’Etre est cependant exigeante et demande une pratique régulière. On pourrait comparer le sûfi au laboureur qui pousse son soc dans la terre en espérant que la pluie et le soleil, qui ne dépendent pas de son travail, viendront bénir ses efforts. L’effort du disciple consiste ici à centrer sa vie autour de moments qui sont autant d’occasions de revenir à son intériorité. La pratique scrupuleuse de l’Islam est une aide indispensable avec ses cinq prières quotidiennes. La shaharia, la loi coranique offre également bien d’autres occasions de se souvenir. Ici comme dans toute véritable tradition, il ne peut y avoir de voie initiatique sans une rigoureuse observance religieuse, exotérique. Toute affirmation du contraire ne serait qu’illusion égotique, prétention et enflure du moi. Le sûfi ne se retire pas du monde et vit pleinement son implication extérieure tant familiale que professionnelle. En ceci il est pleinement fidèle à l’axiome : « ne retire pas ta main du monde, mais vides en ton cœur ». Certains sages ont même dit de l’existence quotidienne qu’elle constituait, avec ses difficultés et ses exigences, une monture, avec laquelle le faqir (littéralement le pauvre, c’est à dire le disciple) pouvait cheminer. Ce cheminement consistera, on s’en doute à travailler sur ses attachements. Ici, comme dans les autres traditions, le travail initiatique consiste en une rupture fondamentale avec les habitudes égotiques. Ce combat spirituel (djihad), est la condition sine qua non de la réalisation initiatique. C’est aussi l’apprentissage d’une profonde connaissance de soi réalisée grâce à l’exercice de la méditation. En prenant du recul, relativement à la vie extérieure, le disciple mesure l’intensité de son agitation interne. L’invocation agissant ici comme un miroir où se reflète les états intérieurs, les pensées et les émotions dont il convient de se détacher. Ainsi c’est toute la vie qui devient l’objet d’une méditation par laquelle l’homme s’ouvre en conscience à l’Ordre universel et à la Réalité Unique. Au plus profond de l’expérience intérieure, les sûfis disent que la pratique spirituelle n’est plus que gratitude, expression d’un Amour ineffable. Si nous reprenons notre évocation des grands shaykh du passé, nous ne pouvons passer sous silence celui que l’on nome « le shaykh al akbar », c’est à dire le grand maître, Ibn’ Arabi. Il vécu en Andalousie, au 12ème siècle de l’ère chrétienne. Une de ses sentences nous donne une idée de la qualité de la réalisation spirituelle et de l’universalité de la Voie : « Mon cœur est devenu
capable de toutes les
formes
Une prairie pour les gazelles, un couvent pour les moines, Un temple pour les idoles, une Ka’aba pour le pèlerin, Les tables de la Thora, le livre du Coran. Je professe la religion de l’Amour, et quelque direction que prenne sa monture, l’Amour est ma Religion et ma Foi » Cette tolérance et ce respect, qui sont une des marques distinctives de l’Islam, se retrouvent, magnifiés dans la voie sûfi, la voie de l’amour. Que l’on songe simplement qu’à la même époque, les chrétiens entreprenaient des croisades pour exterminer les «hérétiques»… Un des disciples d’Ibn Arabi est plus connu, malheureusement pour lui, par l’histoire de France et de ses guerres coloniales que par ses écrits. Pourtant, l’Emir Abd’al Kader nous a laissé quelques témoignages d’une sagesse dont ne semblait pas faire preuve son vainqueur (par traîtrise) le triste Bugeaud. Pendant son incarcération au château de Pau, il fut initié en Maçonnerie dans la loge « Henri IV », il fit un passage éclair dans notre ordre et n’en fit pas état ultérieurement. Il sauva, malgré tout, du massacre quelques milliers de chrétiens tombés aux mains des Turcs, alors que d’autres chrétiens avaient massacré son propre peuple. Le dernier des grands sufis auquel je ferai référence est le shaykh Abd al Wahid Yahya, plus connu sous le nom français de René Guénon. La grandeur métaphysique de son œuvre témoignera de la grandeur de la voie à la quelle il a adhéré. La voie de l’Amour… L’éternelle actualité de la Voie Cette voie du cœur est au centre même de l'enseignement christique, et c'est sans doute là l'une des raisons fondamentales pour lesquelles le soufisme peut susciter un élan, un appel, une nostalgie même, au sein d'une culture occidentale séculairement pétrie des valeurs de cet enseignement, même si elle reste par ailleurs engagée dans un large mouvement de désacralisation. La Voie soufie répond aussi à une question, pressante à notre époque, sur la relation entre spiritualité et action. Le monde moderne a, depuis quelques temps déjà, imposé l'idée factice que ces deux domaines sont réservés, étanches, exclusifs l'un de l'autre. Le soufisme, à travers la voie de la chevalerie spirituelle, a depuis longtemps montré comment ceux-ci sont, tels l'amour et la connaissance, dans une relation nécessaire. Toute action véritable doit être animée d'un souffle, d'une intention spirituelle. Elle devient, par-là même, une forme d'adoration. De même qu'une attitude spirituelle peut être particulièrement porteuse d'une action libre, efficace. Là aussi, l'expérience spirituelle permet d'unifier ce qui est en général vécu d'une façon séparée. L'expérience du monde moderne permet de saisir, à contrario, cette nécessité d'une unification progressive comme un manque essentiel dans un monde de multiplicité grandissante, où l'homme, éparpillé entre des injonctions multiples a perdu le centre, le sens de son être. Cette aspiration à l'unité se situe au-delà des conditionnements culturels ou sociaux: unité d'un sens transcendant qui permet à l'homme de se mettre debout et de cheminer vers une dignité, une noblesse, une liberté originelle, Cette aspiration profonde, qui habite chaque être, est sans doute l'essence de toute prière, de tout élan spirituel, une quête, une aspiration innée qui explique que les paroles de sagesse puissent, comme disait Jésus, plus facilement toucher des enfants que des adultes chargés des richesses de ce monde, même si celles-ci ne sont faites que de savoir ou d'œuvres de culte: "Les plus séparés de Dieu, disent les soufis, sont les ascètes par leur ascèse, les dévots par leur dévotion, les savants par leur science." Ceci peut expliquer pourquoi, au-delà d'une connaissance approfondie de la doctrine soufie, la simple évocation de sapience, de poésie, de quelque considération métaphysique, puisse éveiller la nostalgie d'un état d'être, d'une connaissance, d'un "secret" situé à la fine pointe de notre mémoire spirituelle. En vertu d'une affinité essentielle entre le monde sensible et le monde spirituel, les soufis ont, dans leur symbolique, souvent recours à un langage imagé et concret, faisant partie des expériences les plus intenses du plan humain. Car l'expérience concrète, humaine, pour l'homme doué de cette "vision du cœur", révèle infiniment plus qu'elle-même. Toute activité humaine peut être lue à la lumière de la Miséricorde divine et devenir le symbole de celle-ci. Le sûfi emploie un langage qui émane du cœur, de l'expérience, de la saveur de celui qui l'énonce. Dès lors sa parole se revêt d'un parfum poétique. La poésie est sans doute le langage du cœur. Un langage qui libère le sens des mots, qui évoque et n'enferme pas. "-Notre science, dit une célèbre sentence soufie, est entièrement allusive, lorsqu'elle se fait explicite, elle s'occulte." L'essentiel est par delà les mots. Il est dans ces réalités vécues, ces états d'être et de conscience, ces ouvertures intérieures dont les mots ne sont que des lointains reflets, des traces de voyage, traces de lumière. L'actualité d'une voie spirituelle, telle que le soufisme, ne dépend pas d'aléas, d'intérêts ou de phénomènes de mode, mais d'une réalité intrinsèque, une telle voie n'a de sens que parce qu'elle est vécue, enracinée dans une expérience actuelle. "Le soufi, dit une autre sentence, est le fils de l'instant," Les expériences de l'instant prévalent sur une nostalgie du passé ou sur une crainte de l'avenir. La relation à Dieu, à la Transcendance, est une relation immédiate, réelle, vécue. L'intelligence de l'instant est celle de la sagesse ou des signes divins que celui-ci révèle. Cette dimension du soufisme, comme réalité vécue, fait que les formes que peuvent prendre les enseignements soufis, ne sont jamais figées une fois pour toutes (évoquant cet aspect des formes, les soufis disent: "Les saints se revêtent des habits de leur temps") Ni les formes de l'enseignement direct, de maître à disciple, ni celles des écrits ou traités du soufisme ne sont définitivement arrêtées. De ce fait, les maîtres soufis demandent parfois à leurs disciples novices de renoncer, pour un temps, aux lectures de livres sur la voie. Celles-ci pourraient constituer autant de références à une pseudo théorie du soufisme, autant d'écrans, de voiles, faisant obstacle à une saisie immédiate, directe, de réalités spirituelles qui tout en étant universelles, n'en prennent pas moins, pour celui qui la vit, une coloration unique. "Il y a autant de voies qu'il y a d'enfants d'Adam." L'essence du soufisme échappe donc aux conditionnements culturels ou à ceux des systèmes de pensée. Elle peut bien sûr vivre, s'exprimer, a travers différents contextes culturels ou formes de pensée, sans pour autant s'y identifier mais elle est, précisément en ceci, profondément Musulmane. Car l’Islam constitue un retour à la religion première, symbolisée par Abraham, père de tous les croyants, celui qui a fuit le pays de ses pères (entendons par cela les conditionnements sociaux) et les représentations de Dieu issues de la psyché humaine, l’anthropomorphisme. Une autre raison de l’attraction du sûfisme est le fait que nous soyons en présence d’une véritable voie initiatique traditionnelle vivante. Tous les ingrédients y sont présents : Ø Transmission de maître à disciple par une chaîne ininterrompue identifiable. Ø Pratique exotérique nécessaire Ø Secret intransmissible en dehors de la pratique initiatique. Ø Langage symbolique en lien avec une expérience spirituelle intransmissible autrement. Ø Finalité : union à Dieu, réintégration dans l’unité primordiale par l’expérimentation journalière de celle-ci. Notons également que la Voie est ouverte à tout cherchant sincère sans autre condition que l’adhésion à l’Islam. C’est une véritable voie initiatique, où l’amour qui unit chacun des membres découle naturellement de l’expérience spirituelle commune. Pour terminer sur une parole de sagesse propre à vous faire goûter la saveur de l’Islam mystique, je vous inviterai à méditer cet enseignement de Ibn ‘Atâ-Illâ al Iskandarî qui mourut en 709 de l’Hégire (1309 de l’ère chrétienne) au Caire (où mourut également René Guénon) : « Le rayonnement de ton cœur-intelligence (baçira) te fera constater Sa proximité de toi ; l’œil même de cette intelligence te fera constater ta non-existence (adam) en face de Son Etre, et l’essence même de cette intelligence te rendra témoin de Son Etre. Tu ne verras alors ni ta propre existence, ni ta non-existence… Dieu était et aucune chose avec Lui ; et Il est maintenant tel qu’Il a toujours été (hadîth)[iv] ». J’ai dit V.M. [i]
I de l’ésotérisme
Il importe, dans un premier temps, de déterminer l’ancienneté du terme afin de savoir s’il désigne un concept traditionnel René Génon nous indique qu’il fut utilisé par certaines écoles philosophiques de la Grèce antique. Le mot est en effet grec. Mais, en réalité, le terme d’ésotérisme est totalement absent de la littérature grecque sous sa forme substantive. On ne peut donc légitimement fonder le concept d’ésotérisme, et le promouvoir au rang de catégorie majeur des doctrines religieuses, sur la haute antiquité hellène. En réalité, le terme substantivé et, donc le concept sont modernes. Ils semblent être, en partie, une création génonienne. Le mot apparaît réellement en 1828 sous la plume de l’historien Jacques Matter et le socialiste Pierre Leroux qui en assure la diffusion en 1840 dans son ouvrage «de l’Humanité », pour qualifier la doctrine pythagoricienne. Il existe une corrélation évidente entre le milieu où s’élabore le concept d’ésotérisme, comme catégorie générale de la pensée religieuse, et la notion qu’il désigne. Ce milieu semble bien être celui du romantisme socialisant qui inspirera la révolution de 1848 : selon Jean Borella, il s’agit « d’une nébuleuse idéologique où se conjuguent la religion de l’humanité et le culte de la démocratie, de confuses spéculations sur la Trinité, la Femme, le progrès industriel et social. Ajoutez à cela un goût pour les sociétés secrètes et l’on aura une idée assez précise de cette mythologie, plus ou moins saint simonienne qui excite l’imagination de Michelet, Georges Sand, Alexandre Dumas, Victor Hugo ou de l’Abbé Constant (Eliphas Levi) ». René Guénon donnera une consistance à cette notion d’ésotérisme qui, grâce à lui, accèdera au statut de catégorie universelle de la pensée religieuse. Dès lors, sa présence, ou son absence, dans une religion déterminée en définira le caractère complet ou incomplet. Il est bien évident qu’en raison même de sa nature cachée, seuls quelques «grands initiés » sont en mesure de constater, dans telle ou telle tradition, les signes de cette présence de l’ésotérisme ! il faut en effet, pour cela, la possession de quelque vertu innée que, nous semble-t-il, beaucoup croient avoir. De plus, nous noterons que l’emploi d’un concept abstrait, pour désigner ce qui faisait précédemment l’objet d’une pratique qualifiée d’ésotérique dénote une perte de connaissance. Il n’est point besoin, lorsque chacun sait, pour soi même, ce qui est beau, de se poser la question de savoir ce qu’est la «beauté en soi » lorsque, effectivement, le ressenti, l’émotion devant la beauté s’estompe, il devient important de fixer sa mémoire dans des normes et un concept général de beauté. Pourtant, sous peine de clore ici notre discours, il nous faudra bien redéfinir ce terme et ce concept tellement usités qu’ils servent aujourd’hui d’indicatif dans les rayons des librairies où se trouvent, joyeusement mélangés, des ouvrages autrefois étiquetés sous les rubriques magie, occultisme, alchimie, astrologie ou symbolique religieuse. Le souffle léger du mercantilisme «new age » syncrétise toutes les dénominations au même titre que les doctrines traditionnelles. Pour ce faire, nous abandonnerons le substantif pour nous attacher à l’étude du qualificatif. En effet, si le substantif «ésotérisme » n’apparaît que récemment dans la littérature, il n’en va pas de même pour l’adjectif « ésotérikos », qui lui est employé dans les milieux aristotéliciens du 1er siècle. L’étymologie nous permettra d’en comprendre le sens, et sur cette base d’élaborer un concept mieux adapté à la problématique qui nous intéresse ici, parce que plus restreint et plus exact. Esotérikos se décompose en trois éléments : ésô, ter, et ikos. Esô est une préposition ou un adverbe qui signifie « au dedans », « à l’intérieur » avec, à l’origine, une idée de mouvement. Ter se rapporte à teros, suffixe qui marque le comparatif. Enfin, la terminaison ikos indique l’adjectif avec une indication de spécificité. Il signifie donc « ce qui a la qualité d’être plus spécifiquement à l’intérieur ». Trois idée sont à retenir ; une première d’intériorité, une deuxième de déplacement et surtout une idée de comparaison, de relativité. Une chose ne peut être ésotérique, c’est à dire plus intérieur, que relativement à une autre qui se trouvera, de ce fait, plus à l’extérieur. Pour l’homme qui se trouve dans l’existence, c’est à dire, étymologiquement, dans ce qui se tient à l’extérieur, le divin, le sacré, dont nous sommes orphelins, est en effet plus intérieur, plus au dedans. C’est d’ailleurs ce qui ressort de la parole de Jésus : « le royaume est au dedans (entos) de vous » (Luc 17 ;21). Outre cette intériorisation, la notion d’ésotérisme que je vous propose, implique un nécessaire dépassement des apparences extérieures. Nous considèrerons donc l’ésotérisme comme un mode herméneutique du message révélé, un mode de lecture et de compréhension plus intérieure. Nous admettrons, de plus, que si la métaphysique représente le degré ultime de l’herméneutique spéculative, il existe encore un degré bien supérieur dépassant toute spéculation.
[ii] Al
Haqq ; le Réel, le Vrai est un des noms/attributs
d’Allah
[iii] Turuq est le pluriel de tariqa, généralement traduit par confrérie. Mais en réalité la traduction la plus juste serai Voie.
[iv] Un hadith est une parole prononcée par
le
Prophète (saws) et rapportée par la tradition
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