Colère
!
La colère est mauvaise conseillère. C'est
pourquoi je dois m'en protéger.
Franc-maçon, je dois modérer mes passions, ne pas
devenir irascible, ne pas
céder à l'excitation qui fait tomber dans la
banalité et enlève le respect des
interlocuteurs. Mais souvent, la coupe est pleine, les abus deviennent
intolérables. Alors, je parle dans la colère
lorsque je suis rongé
d'impuissance contre l'ordre établi des choses, contre ceux
qui attristent la
beauté du monde par leur mesquinerie, leur impolitesse
… Contre les ultra
nantis, blancs sécurisés qui se plaignent sans
cesse, avec leurs petites peurs,
leurs petites histoires de grands malheurs et qui se rassurent avec les
tarots
ou des bracelets porte-bonheur. Comment admettre sans s'indigner que
nous
puissions garder nos chaudes maisons remplies d'objets inutiles lorsque
cinquante pour cent de la population mondiale a faim et que quinze pour
cent
des gens qui vivent autour de nous sont des exclus ?
La raison doit nous permettre une capacité d'autocritique,
nous obliger à ne
pas répéter les inepties qui courent. Mais elle
nous donne un monde gris, avec
des colonnes de chiffres qui nous imposent leur loi, leur raison
unique, alors
que nous savons bien que nous marchons sans cesse au bord de l'erreur.
Ainsi,
je dois supporter des jeux d'écritures sur le papier qui
définissent "la
vérité", des explications et des
corrections définitives qui doivent
être appliquées. Je dois accepter le jeu des taux
et des ratios, le jeu sec et
cynique des comptes d'exploitation, de l'argent. Alors des
excès de sang me
montent à la gorge et je demande de
répéter ce que j'ai parfaitement compris pour
faire entendre ma révolte.
Il y a mon ennemie personnelle : la
télévision, qui n'analyse pas, ne
construit pas et se contente de raconter la peur et le malheur en
répétant les
slogans et les mots d'ordre de ceux qui, institutionnellement, ont la
responsabilité
de produire des discours. Cette télé vide, qui
donne à voir, mais ne donne pas
les moyens de comprendre et qui désigne des boucs
émissaires. Il y a mes
ennemis historiques qui courent toujours : "les
dieux qui -
selon Anatole France - ont soif du sang des hommes, tant ils
prennent
plaisir à provoquer des guerres de religions".
Pour Jean
Daniel : "c'est, en effet, une bien curieuse
manière pour les
catholiques et les protestants en Irlande, pour les juifs et les
musulmans en
Israël, pour les orthodoxes, les catholiques et les musulmans
en Bosnie, que de
se désaltérer en buvant le sang de leurs
frères monothéistes, en
répétant
chacun dans ses prières et dans sa langue : "Dieu
est amour" …
Il y a les gourous, les guerriers, les racistes qui
entraînent les foules.
Chaque jour, on peut vérifier l'arrivée - en
contrebande - de nouveaux dieux.
Tout cela facilité par l'atmosphère de fin du
monde qu'entretiennent les
médias. Il y a ceux qui ressassent les expressions
populaires qui veulent tout
dire et n'importe quoi, en permettant surtout à chacun de se
retirer du
jeu : il y a "ceux qui se taisent et n'en pensent
pas moins, mais
qui ne font rien ... Il y a : "pauvreté
n'est pas
vice … le mieux est l'ennemi du
bien … les affaires sont les
affaires … je suis à cheval sur les
principes … toutes les
vérités ne
sont pas bonnes à dire … et
surtout le trop fameux : chacun
pour soi et dieu pour tous" … Et
certaines politiques, qui ne
sont pas en reste avec ces expressions lénifiantes. On parle
sans arrêt de
crises … Mais à l'origine, "krisis"
signifiait :
décision. Aujourd'hui, comme l'écrit Edgar
Morin : "crise
signifie indécision. C'est le moment où en
même temps qu'une perturbation
surgissent les incertitudes". Encore une fois, où
est la recherche
d'un diagnostic ou d'actions ? Des crises réelles
existent. Elles sont
principalement dues aux conséquences de la mondialisation.
Mais chacun voit des
crises partout ce qui accentue les effets de stress et les visions
négatives.
Va-t-on encore se promener seul, la nuit, sous les étoiles ?
Allons-nous
arrêter cette culture globale de la peur, du malheur, de
l'angoisse, du
mortifère ? Alors que nous devrions garder nos
forces pour inventer,
lutter, écouter, donner …
La modernité a mis plus de deux siècles pour
édifier péniblement et
consciencieusement des politiques plus globales :
création de l'ONU, de
l'UNESCO, de la FAO, de l'Europe. Mais ces institutions sont
submergées par des
lames de fond irrationnelles qui me laissent fou … La
démocratie, la laïcité,
se trouvent parfois contraintes à démontrer la
validité de leurs idéaux contre
des ennemis que l'on ne sait plus forcément ni localiser ni
identifier et qui,
paradoxalement, orientent la parole, dans une grande
indifférence et un fort
stoïcisme général. Oui, cette
décadence m'atteint et, avec le stress de plus en
plus pressant de la vie ordinaire, m'entraîne vers la
colère. Car j'ai besoin
de vivre en amitié avec moi-même en me battant
pour défendre mes idées afin de
rendre mon existence acceptable. Partout et quotidiennement, dans mon
entreprise, je dois défendre les hommes. Je crois que
l'acceptation passive du
mal nous en rend complices et que l'atonie sociale est bien le danger
principal
pour nos démocraties.
La colère se définit comme une
réaction à un mécontentement,
à une frustration.
Une réaction personnelle et authentique offre des garanties
pour affronter les
faux semblants, les apparences mensongères, les langues de
bois, les
injustices. Mais ma colère est également un
hommage rendu à l'existence des
autres. Elle est parfois acte d'amour déçu. Elle
relativise la raison en
valorisant l'intuition sensible née de
l'expérience. Elle ne signifie pas
agression. Elle permet même souvent de l'éviter.
L'émotion facilite la prise de
décision et permet d'établir une
hiérarchie des priorités. La colère
met
l'esprit en alerte. Un homme incapable de se mettre en
colère est sans doute
désarmé, privé d'une arme essentielle
d'attaque ou de défense. Il risque de
tomber dans l'indifférence ou de devenir le jouet de
n'importe quel pouvoir. La
colère permet de savoir ce que l'on pense, ce que l'on ne
veut pas. Elle fait
partie de la structuration individuelle face à l'asepsie de
la vie actuelle
(boulot, télé, dodo), la diminution des
goûts puissants, des couleurs vives,
(la première couleur portée au monde est le jean
- le blue-jean), le moralisme
renaissant, le Maccartisme rampant …
Aujourd'hui, il est bien vu de dénoncer la violence, la
colère,
l'effervescence, comme autant de réminiscences barbares. Les
mots
"emportement" et colère" sont quasiment synonymes. Ce qui
est
assez remarquable, dans l'emportement, c'est que l'on est
projeté "hors
de soi". Mais alors, on se contrôle peu ou on se
contrôle mal … On ne
doit certainement pas laisser nos émotions nous conduire,
sinon on semble réagir
aux évènements et non agir sur les choses. La
belle et grande obligation de
tolérance pour le maçon obéit toujours
aux mêmes règles : être certain
d'avoir eu la capacité d'écouter,
d'écouter avec compréhension, en se mettant
à
la place de l'autre, en s'exposant à l'efficacité
et à la force d'autres
raisons, d'autres expériences, d'autres motivations. Cette
tolérance prend des
risques, elle sert à apprendre à lutter contre
ses préjugés. Avec la tolérance,
il y a la responsabilité, qui permet de répondre
présent, d'accepter, ou
d'agir, d'être le gardien de ses idées.
Ma responsabilité est insomniaque. Elle m'a fait vieillir,
grossir. Elle a
creusé mes traits. Ma responsabilité me permet de
garder mon libre arbitre,
d'agir avec réflexion, de reconnaître que je me
suis trompé. Elle me parle de
force, de grandeur, de ce qui m'oblige, de la solidarité, de
la liberté, de
l'abrutissement des hommes et de leurs calculs …
C'est elle qui doit me
faire agir, qui doit vivre avec mes colères, en me souvenant
de tous ceux pour
qui les colères sont interdites : les esclaves, les
employés, les enfants,
les prisonniers, les pauvres, devant leur banquier ... Il a fallu alors
me
poser bien des questions sur mes colères. Si je suis
d'accord pour dire que "l'objectivement
intolérable" doit être combattu par
l'intolérance, la colère,
l'indignation, le problème reste dans la
définition de ce qui est objectivement
intolérable. Alors, l'apologie de la colère
devient un peu hypocrite, parce
qu'elle pourrait me faire prétendre que ma colère
est juste. Mais si ma colère
n'est pas juste, n'est-elle pas simplement cruauté, rage, ou
sadisme ?
Il y a toutefois des colères légitimes, comme les
émotions peuvent être
légitimes … Légitime veut
dire : "qui fonde le droit".
L'indignation qui se donne raison se prend alors pour la source du
droit. Et
une indignation qui juge à tout propos, en se
plaçant dans l'insurrection
permanente, inspire méfiance, alors qu'elle
prétend promouvoir la solidarité.
La colère, souvent manichéenne, crée
des contre courants qui vont à l'encontre
de ses objectifs, de mes objectifs. En me posant de nouvelles
questions, je
comprends que nos irritations révèlent les
croyances que nous entretenons
inconsciemment, sur le monde tel qu'il devrait être et que
nos colères viennent
parfois du sentiment qu'un idéal a été
trahi, aussi inconscient ou utopique que
cet idéal puisse paraître. La colère
révèle donc notre utopisme, elle apporte
la preuve de notre idéalisme et de notre soif de justice.
Elle révèle ce qui
compte pour nous et à quel aspect de nous-même
nous accordons le plus de
valeur, en quelque sorte notre moralité ultime et notre soif
de justice.
Optimiste incurable, je crois en la justice, en sa valeur, en la
possibilité de
son existence. Sénèque ne cherche pas
à légitimer la colère mais
à comprendre
comment elle fonctionne pour la bannir de la vie de l'homme moral, de
celui qui
conserve la maîtrise de lui-même. Il
considère que la colère, pour se
déclencher, suppose un "moment intellectuel". Il constate
que nous
devons d'abord comprendre, même si nous n'avons pas raison de
le faire, que
nous devons considérer comme offensant ce qui nous arrive et
qu'en dépit des
manifestations psychologiques qui nous échappent, la
colère par-elle même doit
être déclenchée par la
volonté. La colère dépend donc d'une
approbation de soi,
même si plus tard, il nous est possible de regretter de nous
y être abandonnés.
Et ce regret est bien la reconnaissance que la colère ne
nous était ni imposée,
ni étrangère.
Aristote considère que la colère n'est ni
louable, ni blâmable. Et qu'il y a un
bon usage de la colère, un juste milieu entre
l'excès d'irritabilité et
l'incapacité à mobiliser sa colère. La
colère peut également séduire les
hommes
en anticipant le plaisir de la vengeance. Et, derrière la
souffrance visible
d'un l'homme en proie à la colère, il y a
incontestablement une certaine
jouissance. Et puis, il y a bien sur le grand poème
homérique des colères,
l'Iliade … Consacrée à la
colère d'Achille et à toutes les autres
colères : la colère vengeresse, celle de
n'être qu'un mortel et donc de
devoir mourir, celle d'une mère dont le fils doit mourir et
beaucoup d'autres
"noires colères" qui se nourrissent
d'elles-mêmes … Toutes ces
colères ont une valeur humaine. Ce sont des
émotions avec deux grandes
variantes. Celles des rois qui dominent et celles des héros
qui sentent que les
choses leur échappent. Il y a aussi une émotion
dont la cause est
différente : l'indignation, qui est une passion
envahissante qui nous
engage à intervenir dans les affaires d'autrui.
L'indignation suppose l'absence
de tout intérêt personnel et la seule
considération du prochain.
Dans son essai sur la colère, Montaigne estime que la
colère recèle une demande
d'échange. Echange de paroles, de gestes, ou de sang. Et
Cervantès, en
considérant les coléreux avec compassion, pense
que celui qui dit des injures
est bien prêt de pardonner. On dit qu'Hugo et Aragon,
exaltaient leur colère
afin de mieux exprimer leurs sentiments, car cela leur permettait de
mieux
sentir et faire partager ce qui justifiait leur émotion. Il
y a encore nos
désirs infinis de justice impossible, nos colères
venues de la non-écoute et
des refus de nos indignations ... Et enfin, les récits de
Kafka, fortes colères
venant d'infatigables investigations, d'inépuisables
réflexions …
Travailler, étudier, être curieux, même
de ce que l'on critique. Faire le tri
de nos convictions, les confronter à la raison, à
notre expérience et à celle
de ceux à qui nous faisons confiance. Conserver notre
sensibilité. S'efforcer
avant tout de garder notre liberté. Et lorsque les signes de
la colère
surviennent, essayer le plus possible de la contenir.
Vérifier les faits,
confronter les chiffres, les témoignages. Ne pas se laisser
influencer par de
vieilles querelles ou de vieilles vengeances. Appeler la
tolérance à la
rescousse et rester très sensible en matière de
justice. Agir enfin, ou ne plus
rien dire ... Crier ou sourire, avec sincérité,
en son âme et conscience …
par
Jean-Michel publié
dans : Philosophie
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