Devoir -
Le crépuscule du devoir
Première partie
Le
sacre du devoir
Au commencement de la morale était DIEU. Dans l'occident
chrétien, Dieu est
source de morale. La morale est d'essence théologique et ne
se conçoit pas en
dehors de la religion. La morale fait partie intégrante du
culte que l'homme
doit rendre à DIEU. Avec la Renaissance, on assiste, au
XVIIème siècle, à un
début de sécularisation de l'éthique
qui va permettre à la morale de
s'affranchir progressivement des croyances religieuses et de
l'autorité de
l'église. Dans la ligne des philosophes de la
Grèce antique, qui ont élaboré
des systèmes moraux basés sur la seule
autorité de la raison et de la nature,
l'esprit de la Renaissance s'efforce de construire un ordre social et
politique
à partir de principes éthiques
déconfessionnalisés. L'art de cette
époque est
un hymne à l'humain. Rabelais développe une
morale épicurienne. Ronsard et du
Bellay prônent un nouvel art de vivre,
détaché du dogme religieux.
Avec le Siècle des Lumières, c'est une
éthique laïque et universaliste,
soucieuse des droits de l'individu qui devient le fondement de la
morale moderne.
La Déclaration des Droits de l'Homme énonce la
base régulatrice du nouveau
pacte social. Elle exprime les principes de la morale universelle et
traduit
les impératifs immuables de la raison morale et du droit
naturel, en proclamant
"l'individu" comme nouvelle valeur des temps modernes. L'organisation
sociale et politique repose sur les droits de la personne. Les devoirs
ne
disparaissent pas, mais dérivent des droits fondamentaux de
l'individu. Les
devoirs émanent de l'obligation de respecter ou de faire
respecter les droits
de chacun.
A la prédominance immémoriale des obligations
envers dieu, se substitue alors
celle des prérogatives de l'individu. Le bonheur s'affirme
comme un droit
naturel de l'Homme et comme une coordonnée majeure de la
culture, avec la
Liberté et l'Egalité. Le plaisir cesse
d'être perçu sous le signe de la misère
humaine et est débarrassé de la
malédiction chrétienne. La morale profane
s'impose alors face aux morales du salut éternel. Dans le
même temps, les
exigences de l'obligation morale sont abaissées. La
pensée économique libérale
réhabilite les passions égoïstes, le
droit à ne penser qu'à soi-même, en
s'occupant de ses propres affaires.
Dans les sphères économique, politique et
sociale, les droits souverains de
l'individu sont mis en avant : Droits de l'Homme, droit au
plaisir, droit
à la poursuite d'intérêts
privés. Toutefois, s'il est vrai que les
sociétés
modernes se sont édifiées sur les droits de
l'individu, elles ont, en même
temps magnifié l'obéissance inconditionnelle au
devoir. L'établissement d'une
éthique laïque, fondatrice de l'ordre social, sans
référence à une religion
révélée, a reconduit la dimension
sacrée du devoir. Et au devoir de la religion
a succédé le culte du "TU DOIS". La
République triomphante a imposé
l'impératif du devoir patriotique. Le livre "Le tour du
monde par deux
enfants", destiné à l'édification de
la belle jeunesse du début du XXème
siècle, a pour sous-titre : DEVOIR ET PATRIE et sur
la couverture du Petit
Lavisse, publié en 1884, est écrit : "TU
DOIS AIMER LA FRANCE".
Les devoirs moraux s'imposent d'eux-mêmes en s'appuyant sur
la seule Raison de
l'homme vivant en société. Mais en France, les
réquisitoires contre cette
nouvelle morale s'embrasent à la suite des lois scolaires de
1880 puis lors de
la séparation des églises et de l'Etat en 1905.
Rome met à l'index les livres
de "morale laïque" et réaffirme solennellement le
dogme du fondement
théologique de la morale. Et ce n'est qu'en 1920 que la
laïcité acquiert une
forme de légitimité reconnue par
l'église elle-même et que la croisade
anti-laïque commence à s'estomper.
La prééminence de l'éthique
laïque se réalise par des emprunts moralisateurs
à
l'éthique religieuse, en faisant des concessions au
moralisme chrétien et en
intégrant certains de ses principes : moralisme
sexuel et culte de la
famille notamment. La sécularisation du savoir s'accompagne
de nouveaux
anathèmes contre toutes les formes de déviances.
L'autonomie de la morale vis à
vis de la religion n'a pas foncièrement gagné les
pratiques des masses et
malgré la laïcisation de la
société, la morale sexuelle reste sous la coupe
de
la morale chrétienne. La société est
indulgente pour l'homme adultère, mais
jette l'opprobre sur la femme infidèle et la
sphère familiale reste toute entière
placée sous la tutelle des devoirs. Le propos de Jules Simon
à la fin du XIXème
siècle reste encore vrai dans l'entre deux
guerres : "Sans foyer,
il n'y a pas de famille, sans famille pas de morale et sans morale, il
n'y a ni
société, ni patrie". Et si la loi sur
le divorce est promulguée en
1792, abolie en 1816 et rétablie en 1884, la femme
divorcée reste mise au ban
de la société.
A la fin du XIXème siècle et au début
du XXème siècle, les philanthropes se
définissent d'abord comme des éducateurs, des
réformateurs de la société civile
et de la vie privée. Leur objectif est la construction d'une
citoyenneté
républicaine. Les sociétés
philanthropiques organisent des "soupes
populaires", distribuent des tickets de pain et de charbon,
des
couvertures. Mais leur action sociale est sanitaire et morale. Elles
abandonnent les principes de l'ancienne charité et
réservent leurs secours aux "pauvres
méritants" : familles
légitimes, domiciles bien tenus,
tempérance des personnes, en refusant leur secours aux
autres. L'assistance
n'est plus une fin en soi. Il s'agit alors de privilégier
des actions efficaces
au service de la promotion des devoirs laïques de travail,
d'ordre, d'épargne
et de tempérance.
Le
temps du plaisir
Si, pendant plus de deux siècles, les
sociétés démocratiques ont promu
l'impérieux : "TU DOIS", en exaltant les valeurs de
l'abnégation et
du désintéressement, le culte du devoir n'est
plus au cœur de la culture
d'aujourd'hui. Nous lui avons substitué les sollicitations
du désir, les conseils
"psy", les promesses du bonheur et de la liberté. Nous
sommes en
quelque sorte entrés dans la période
post-moraliste des démocraties, en passant
de la civilisation du devoir à une culture du bonheur
subjectif, des loisirs et
du sexe. Toutefois, culture post-moraliste ne signifie pas culture
post-morale.
Si le culte du devoir est caduc, de nouvelles régulations
voient le jour. Des
interdits se recomposent et les mœurs ne sombrent pas dans
l'anarchie.
L'idéologie du devoir a été
effacée par la civilisation du bien-être de
consommation, qui exacerbe les jouissances immédiates, le
culte du confort et
celui du plaisir. Nous sommes aujourd'hui dans une
société obsédée par
l'euphorie du bien être, des vacances, des plaisirs de la
table, de la
consommation tous azimuts et du culte de la libido. La culture de
masse,
véhiculée par la télévision
offre en libre service l'évasion, la violence, le
sexe et toutes les frivolités de la vie. A l'obligation du
devoir s'est
substituée l'obligation de séduire. Le plaisir
est devenu autonome par rapport
aux règles morales. Une nouvelle civilisation du bien
être
"consommatif" s'est instaurée, ne s'employant plus
à juguler le désir
mais à l'exacerber en le déculpabilisant.
L'âge de la consommation a
disqualifié l'obligation morale et le culte du bonheur de
masse a généralisé la
légitimité du plaisir, en contribuant
à promouvoir la fièvre de l'autonomie
individuelle. La culture du bonheur a valeur de
déculpabilisation.
Plus les normes du bonheur se renforcent, plus la conscience de la
culpabilité
disparaît. L'émotion suscitée par le
spectacle des enfants aux ventres déformés
par la famine est vite chassé par le film qui suit les
actualités télévisées.
Assister à un concert de solidarité, porter un
badge anti-raciste, envoyer un
chèque pour combattre la myopathie, donne bonne conscience
ainsi que le
sentiment de répondre à un "reliquat
de devoirs" assez
confus. Dans le même temps, le sexe est devenu un "produit de
consommation" de masse : panneaux publicitaires, films et presse porno,
numéros d'appels érotiques sur les nouvelles
chaînes de télévision, sites
Internet à la lisière de la prostitution,
médiatisation de détails scabreux sur
la vie privée des stars ... Tout incite à la
déculpabilisation. Le sexe
post-moraliste a une définition érotique et
psychologique. Il doit s'exprimer
sans contraintes ni tabous. La promotion du plaisir libidinal est une
manifestation typique de la dynamique de
l'égalité démocratique.
L'idée du
devoir, en matière de sexualité, ne suscite plus
que le sourire. Et la vie
vertueuse ne s'entend plus comme discipline des sens. Pourtant, la
notion de
fidélité, mise à mal par la
libération sexuelle, semble toutefois
réapparaître.
Du
devoir aux droits les plus fous
Dès
le XVIIIème siècle, le procès de la
laïcisation de la morale
a valorisé l'idéal de la dignité
inaliénable de l'homme et les devoirs vis à
vis de lui-même qu'elle implique. Kant a donné un
éclat exceptionnel à l'exposé
des devoirs envers soi-même dégagés de
toute religion. Les devoirs individuels
constituent des obligations absolues, aussi bien envers le corps
qu'envers
l'âme. Dans les Eléments
métaphysiques de la doctrine de la vertu,
Kant écrit : "Je ne puis me
reconnaître obligé envers d'autres
que dans la mesure où je m'oblige en même temps
moi-même". Et au delà
de l'univers proprement philosophique, la morale individuelle a
été l'objet
d'une célébration systématique,
notamment dans le cadre de l'enseignement
laïque. Ceux qui transgressent les devoirs de la morale
individuelle portent
atteinte à la dignité de l'humanité,
en leur propre personne. Ils suscitent la
réprobation et le mépris. (Il est tout
à fait révélateur que la question de
l'enseignement de la morale à l'école revienne
à l'ordre du jour aujourd'hui).
Notre époque s'est globalement
détournée de la valorisation des devoirs
individuels, la notion de morale individuelle laissant place
à une culture
individualiste des droits.
C'est ainsi que sont nés des droits de plus en plus
provocateurs : droits
de disposer de son identité physique, sexuelle et civile
(banalisation de la
chirurgie réparatrice en chirurgie esthétique ou
transsexuelle), procréation
par les mères porteuses ou des femmes de plus de cinquante
voire soixante ans,
droit de vivre une vie sexuelle totalement
débridée, utilisation de plus en
plus répandue de l'I V G, comme moyen de contraception
… Dans la liste des
anciens devoirs, le travail figurait en bonne place. Il permettait
à l'homme de
conquérir et d'assurer sa dignité et sa
liberté. Cette époque est bien loin
derrière nous. Le travail a cessé
d'être considéré comme un devoir envers
soi-même. Si l'effort et le travail conservent encore une
valeur sociale, ils
ne constituent plus des fins morales en soi.
Au fil des transformations de la société, les
impératifs de flexibilité et de
compétitivité
imposent de transformer le management des hommes en trouvant des
facteurs de
motivation pour le maintien de l'emploi, sans
délocalisations. A la notion de
travail se substitue des discours sur la valorisation de "ressources
humaines", l'autogestion du travail par équipes,
les plans
d'incitations financières. Et le moralisme du travail a
été "relayé"
par le réformisme organisationnel et communicationnel ainsi
que par le culte de
l'innovation et de l'investissement émotionnel. Ce n'est
plus en professant les
devoirs envers soi-même que l'on pense pouvoir bonifier les
énergies, mais en
changeant la nature du travail et des relations humaines dans
l'entreprise. Ce
n'est plus la volonté et la régularité
des caractères qu'il faut privilégier,
mais la flexibilité et l'autonomie créatrice. La
morale des devoirs envers
soi-même, visant à promouvoir la
volonté, la régularité et la
discipline ne
correspond plus à la société
d'aujourd'hui. Les valeurs de l'autonomie
individualiste, le culte de la consommation de masse, la concurrence
économique, les nouvelles exigences de l'organisation du
travail ont abouti
conjointement à la création d'une culture
où la performance individuelle est
partout et les devoirs envers soi-même nulle part.
Vers la Seconde
partie
par LAHIRE
publié
dans : Philosophie
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