Lancelot et le
Graal
Lancelot s’est
remis en route. Il a chevauché à travers de
hautes futaies, rencontré nombre de
demeures et d’ermitages, mais le conte ne fait pas mention de
tous les lieux où
il s’est arrêté. Il sortit enfin de la
forêt et se trouva dans une magnifique
prairie remplie de fleurs, à travers laquelle courait une
grande rivière très
large et très claire ; la forêt
s’étendait de part et d’autre, mais
entre
la rivière et la forêt se trouvait de chaque
côté une prairie de vastes
dimensions. Lancelot aperçut devant lui sur la
rivière un homme dans un grand
bateau ; il était accompagné de trois
chevaliers âgés aux cheveux blancs
et d’une demoiselle : celle-ci, lui sembla-t-il,
tenait sur son sein la
tête d’un chevalier qui était
étendu sur un coussin de soie, protégé
par une
couverture d’hermine. Une autre demoiselle était
assise à ses pieds. Au milieu
de l’embarcation se tenait un chevalier qui pêchait
avec un hameçon dont
l’extrémité semblait être en
or, et les poissons qu’il attrapait étaient de
belle taille. Un petit bateau suivait l’embarcation,
dans lequel le chevalier
mettait ses prises. Lancelot s’approcha de la rive
aussi vite qu’il le
put ; il salua les chevaliers et les demoiselles, et ceux-ci
lui rendirent
son salut fort aimablement.
Seigneurs, demanda Lancelot, y a-t-il près d’ici
un château ou quelque
demeure ?
Oui, seigneur, répondirent-ils, de l’autre
côté de cette montagne ;
c’est
un beau et puissant château, et cette rivière
court tout autour.
Et à qui appartient ce château,
seigneurs ?
Au Roi Pêcheur, seigneur ; les bons chevaliers
s’y arrêtent quand ils
arrivent dans ce pays, mais il y en a qui y ont
été accueillis et dont le
maître du château aurait des raisons de se
plaindre !
Les chevaliers
reprennent leur route sur la
rivière, et Lancelot continue de chevaucher
jusqu’au pied d’une montagne, où il
trouve un ermitage à côté
d’une source. II se dit que, puisqu’il doit se
rendre
dans cette noble et magnifique demeure où apparaît
le Graal, il saisira
l’occasion pour se confesser à l’ermite
du lieu. Ainsi fit-il, après avoir mis
pied à terre ; il avoua tous ses
péchés et dit à l’ermite
qu’il éprouvait
du repentir pour tous, sauf un ; l’ermite lui
demanda quel était ce péché,
dont il ne voulait se repentir.
Il me semble, répondit Lancelot, que c’est le plus
doux et le plus beau péché
que j’aie jamais commis. - Cher seigneur, dit
l’ermite, les péchés sont doux
à
faire, mais le prix à payer en est amer ; il
n’est aucun péché qui soit
beau ni aimable, ils sont tous aussi laids les uns que les
autres.
Seigneur, dit Lancelot, ce péché que ma bouche va
vous avouer, mon coeur ne
peut s’en repentir. J’aime ma suzeraine, qui est
reine, plus qu’aucune femme au
monde, et celui qui l’a pour épouse est
l’un des meilleurs rois du monde. Ce
désir me semble si noble et si
bénéfique que je ne puis y renoncer, et il est
si profondément enraciné. dans mon ceeur
qu’il ne peut s’en arracher. Ce que
j’ai de meilleur en moi me vient de cet amour.
Ah, pécheur perdu sans recours, s’exclama
l’ermite, qu’avez vous dit ?
Aucun bien ne peut venir de la luxure qui ne finisse par
coûter très cher. Vous
êtes traître à votre seigneur
d’ici-bas et criminel envers le Sauveur. Des
sept péchés capitaux, vous vous êtes
rendu coupable de l’un des plus
graves ; le plaisir que vous en avez est trompeur, vous le
paierez très
cher si vous pe vous en repentez rapidement.
Seigneur, dit Lancelot, cela, je n’avais jamais
accepté de l’avouer à
personne.
C’est pire encore, dit l’ermite. Il y a longtemps
que vous auriez dû vous en
confesser et y renoncer tout aussitôt, car aussi longtemps
que vous
persévérerez, vous serez l’ennemi du
Sauveur.
Ah, seigneur, dit Lancelot, il y a en elle tant de beauté,
de noblesse, de
sagesse et de courtoisie que celui qu’elle accepterait
d’aimer ne pourrait
renoncer à cet amour.
Elle est d’autant plus blâmable, et vous aussi, dit
l’ermite, qu’elle est plus
belle et plus noble ; chez des êtres sans grandeur,
la faute est moins
grave que chez ceux de grande valeur ; en outre, cette reine
est bénie et
sacrée, et dès le début elle fut
vouée’ à Dieu. Or voici
qu’elle s’est donnée
au diable par amour pour vous, et vous pour elle. Seigneur,
môn cher `ami,
renoncez à cette ’folie dans laquelle vous vous
êtes lancé, repentez-vous de ce
péché, et je prierai chaque jour pour
vous Notre-Seigneur, afin que, si votre
confession et votre repentir sont sincères, il vous
pardonne ce péché dans
lequel vous avez persévéré de la
même façon qu’il a pardonné
sa mort à celui
qui l’avait frappé de la lance au
côté ; et j’en prendrai sur moi
la
pénitence.
Seigneur, répondit Lancelot, je vous. suis reconnaissant
d’intercéder auprès
de Dieu. Je n’ai nullement le désir de
renoncer,,et je ne veux pas prononcer
des paroles avec lesquelles mon ceeur ne s’accorde
pas. J’accepte d’accomplir
la pénitence : qu’exige un tel
péché, aussi lourde soit-elle, car je
désire
servir ma dame la reine aussi longtemps qu’il lui
plaira m’accorder sa
bienveillance. Je l’aime si profondément
que je souhaite que jamais ne me
vienne le désir de renoncer à l’aimer,
et Dieu est si bon. et si compatissant,
s’il faut en croire les hommes de religion, qu’il
aura pitié de nous, en voyant
que jamais je n’ai été
déloyal envers elle,’ni elle envers moi.
Ah, mon cher ami, dit l’ermite., tout ce que je pourrais vous
dire ne servirait
à rien ; que Dieu fasse naître en elle,
et en vous également, la volonté
de complaire à Notre Sauveur et de sauver vos
âmes ; mais je veux
simplement vous dire que ; si jamais vous vous
arrêtez au château du Roi
Pêcheur, le Graal, vous ne le verrez pas, à cause
du péché mortel que vous
portez dans votre coeur.
Que Dieu et Sa tendre Mère fassent. de’ moi selon
leur volonté, répondit
Lancelot.
Qu’il en soit ainsi, dit l’ermite ;
c’est mon souhait.
Lancelot prit
congé, remonta à cheval et quitta
l’ermitage. Le soir approchait, et il se dit qu’il
était temps de trouver un
abri pour la nuit. II aperçut alors devant lui le
château du Roi Pêcheur ;
les ponts lui paraissent larges et aisés, ils ne lui font
pas du tout la même
impression qu’à messire Gauvain. Il examine la
magnifique porte à l’entrée,
où
se trouvé représenté le Christ en
Croix, et voit deux lions qui gardent
l’entrée. Lancelot se dit que messire Gauvain
était bien passé entre les lions,
et qu’il ferait de même. Il se dirigea vers la
porte, et les lions, qui étaient
enchaînés, dressèrent les oreilles sans
le quitter des yeux ; Lancelot
passa entre eux sans ressentir la moindre crainte. Ils ne lui firent
aucun mal.
Il quitta sa monture devant l’édifice principal
et, tout armé, monta
l’escalier. Deux chevaliers
âgés vinrent vers lui et l’accueillirent
très
chaleureusement, puis ils le firent asseoir sur un lit qui se trouvait
au
milieu de la salle, et ordonnèrent à deux
serviteurs de lui ôter ses armes.
Deux jeunes filles lui apportèrent un superbe habit
qu’elles lui firent
revêtir. Lancelot contemplait la splendeur des
lieux : il n’y avait
partout représentés que des saints ou
des saintes, et la salle était ornée en
plusieurs endroits de tentures de soie. Les deux chevaliers le
conduisirent
ensuite devant le Riche Roi Pêcheur, dans une très
belle chambre où il
reposait. Il trouva le roi étendu sur un lit si
magnifiquement installé qu’il
n’en avait jamais vu de plus beau ; il y avait une
jeune fille à son
chevet, et une autre à ses pieds.
Lancelot le
salua très respectueusement, et le roi
lui répondit avec l’affabilité
d’un noble et saint homme. Il y avait dans cette
pièce une clarté si intense qu’il
semblait que les rayons du soleil y
pénétraient de toutes parts ; pourtant
il faisait nuit noire, et Lancelot
n’apercevait là aucune chandelle
allumée.
Seigneur, lui dit le Roi Pêcheur ; pouvez-vous me
donner des nouvelles du
fils de ma sueur, qui est le fils également de Julain le
Gros des Vaux de
Camaalot, et qu’on appelle Perlesvaus ?
Seigneur, répondit Lancelot, je l’ai vu il
n’y a pas longtemps chez son oncle
le Roi Ermite. On m’a dit, seigneur, que c’est un
très bon chevalier.
C’est le meilleur chevalier du monde, seigneur,
répondit Lancelot. J’ai eu
moi-même l’occasion d’éprouver
sa valeur et sa bravoure, car il m’a
infligé
une cruelle blessure avant que nous ayons pu nous
reconnaître.
Et quel est votre nom ? demanda le roi.
Seigneur, je me nomme Lancelot du Lac, et je suis le fils de Ban de
Benoic.
Ah, s’exclama le roi, vous appartenez à notre
lignée ! Il serait normal
que vous soyez bon chevalier, et je pense que vous
l’êtes, si j’en crois ce que
l’on rapporte sur vous. Lancelot, reprit-il, venez dans la
chapelle où repose
le Très Saint Graal, qui s’est montré
à deux chevaliers qui sont venus au
château. Je ne connais pas le nom du premier, mais je
n’ai jamais vu personne
d’aussi paisible et d’aussi silencieux, et qui plus
que lui eût l’allure d’un
bon chevalier. C’est à cause de lui que
j’ai été saisi de langueur. Le second,
ce fut messire Gauvain.
Seigneur, dit Lancelot, le premier, c’était
Perlesvaus, votre
neveu !
Ah, dit le Roi pêcheur, êtes-vous certain de ce que
vous dites ?
Oui, seigneur, c’est vrai ; et je suis bien
placé pour le savoir.
Ah, Dieu, dit le roi, pourquoi ne l’ai-je pas su
alors ? C’est à cause de
lui que j’ai été ainsi saisi de
langueur, et si j’avais su alors que
c’était
lui, je serais à présent en pleine possession de
mon corps et de mes membres.
Je vous en prie instamment, quand vous le verrez, dites-lui de
venir me voir
avant que je meure, et d’aller au secours de sa
mère dont on tue les soldats et
à qui l’on enlève ses terres, et lui
seul peut lui permettre de les
récupérer ; sa sueur est partie
à sa recherche à travers tous les
royaumes.
Seigneur, dit Lancelot, je lui ferai volontiers votre message si je le
rencontre
quelque part, mais il n’est pas facile de le trouver, car il
se dissimule de
différentes manières, et cache son nom en
beaucoup de circonstances.
Le Roi
Pêcheur était très content
d’avoir eu des
nouvelles de son neveu, et il traita Lancelot avec les plus grands
égards : Les chevaliers le conduisirent
dans la grande salle et
l’installèrent à une table
d’ivoire ; une fois qu’ils-eurent
lavé leurs
mains, on disposa sur la table une superbe vaisselle d’or et
d’argent, et l’on
servit des mets magnifiques et de la viande de cerf et de
sanglier ; mais
l’histoire dit bien que le Graal ne se montra pas lors de ce
repas. Certes,
Lancelot était bien l’un des trois meilleurs
chevaliers du monde, mais il était
coupable d’aimer la reine et de ne point s’en
repentir ; et en effet, elle
occupait toutes ses pensées, et il ne pouvait
détacher d’elle’ son ceeur. Une
fois le repas achevé, ils se levèrent de table.
Deux jeunes filles aidèrent
Lancelot à se coucher ; elles
l’installèrent dans un lit magnifique et
restèrent auprès de lui jusqu’au moment
où il s’endormit. Le lendemain matin,
il se leva dès qu’il aperçut le jour,
alla entendre la messe, puis prit congé
du Roi Pêcheur, des chevaliers et des demoiselles ;
il quitta le château
en passant à nouveau entre les deux lions, et pria Dieu
qu’il lui accorde de
revoir bientôt la reine, car c’était
là son plus cher désir.
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