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Le joueur d'échecs, ou l'homme architecte de son univers

Pourquoi cette résonance maçonnique que d'aucuns pourraient trouver un peu convenue? Parce qu'effectivement, comme dans la plupart des activités humaines, l'opposition néophyte-maître se retrouve aux échecs. Devant la pierre brute que constituent ces 16 bouts de bois sculpté, Roi, Dame, 2 Tours, 2 Fous, 2 Cavaliers et 8 pions face à ceux de son adversaire, disposés sur ce carré de 64 cases alternativement blanches et noires, le novice à qui l'on vient d'apprendre les règles de déplacement des pièces se retrouve fort dépourvu. Il n'a pas compris l'importance des règles de l'ouverture, comme le néo-initié les raisons de ces pas d'entrée dans le temple, la nécessité de se mettre à l'ordre, celle de connaître les signes et les mots de passe.
 
C'est ainsi que le joueur inexpérimenté ne va pas développer toutes ses pièces, ni occuper ni contrôler l'espace, ni mettre son roi à l'abri. Il n'envisagera qu'une partie marginale de l'échiquier, créant des faiblesses dans son propre camp pour un éventuel gain matériel illusoire, et sera bientôt contraint de reculer devant l'avalanche des menaces et de déposer les armes plus rapidement qu'il ne l'avait prévu. Au contraire le maître quittera d'abord le monde profane pour « entrer dans la partie », comme on l'entend au tennis. C'est ainsi que dans les tournois importants, tel grand maître international capable de jouer 30 coups en moins d'une minute lors d'un blitz ou d'une simultanée, ne jouera son premier coup, qu'après s'être vraiment pénétré de la stratégie qu'il va déployer, même s'il a longuement étudié les parties de son adversaire. Il utilisera le niveau, symbole de bases solides et bien établies, pour édifier sa partie comme une cathédrale, l'ouverture en constituant les fondations, le milieu de partie les murs, la finale la voûte et le mat la flèche.

Ce n'est pas au moment de la finition des murs qu'il faudra réfléchir à consolider les fondations ! Pour se faire il utilisera ses pions, « l'âme des échecs » selon Philidor, musicien, joueur et  auteur d'un traité sur ce jeu au XVIII, avec circonspection car ce sont eux qui donneront à la partie son architecture. En les poussant il peut gagner de l'espace et bloquer les pièces adverses, en prenant, il provoquera au moment opportun des ouvertures de lignes et de diagonales et déclenchera les hostilités. Le maître saura sacrifier ses fantassins avec circonspection, pour gagner des temps et de l'espace, et pénétrer dans la défense adverse. Il n'oubliera pas non plus que si les pions sont la pièce la plus faible du jeu, leur liaison leur donne de la force : une chaîne de pions (chaîne d'union !) proche de la promotion s'avère inarrêtable même par les pièces dites lourdes. Récemment dans une finale restée célèbre, le russe Anatoly Karpov, alors vice champion du monde, avait ainsi mystifié le meilleur français, Joel Lautier, en sacrifiant une pièce pour se créer 2 pions passés liés sur la sixième rangée, contre lesquels la tour supplémentaire de Lautier n'avait rien pu faire. 

Le cavalier (et non le cheval) se déplaçant en L est la seule pièce dont les cases possibles  d'arrivée sont à égale distance de celle de départ, comme s'il avait été posé par un compas. Selon Jules Boucher à qui j'emprunte le symbole, ce déplacement clair et persuasif est ainsi la métaphore de la mobilité de l'esprit, capable de vision stratégique dès le début de partie. La capacité de cette pièce à « sauter » amène souvent l'apprenti à jouer ses cavaliers plusieurs fois successivement en début de partie, alors qu'une ouverture correcte exige de développer toutes ses pièces, d'occuper ou de contrôler le centre, de se positionner en fonction d'une action coordonnée à long terme. Le novice, obnubilé par  des possibilités de fourchette facilement parables, accumulera ainsi un retard de développement source de son inéluctable défaite. Il est vrai qu'une utilisation du cavalier à bon escient peut arriver à perturber la construction adverse, un peu comme sur le plan social un syndicaliste gênerait les plans de licenciements. Mais sans possibilité d'entraîner des troupes, une action individuelle de contestation ne peut se montrer productive.

Aux échecs aussi il faut agir « Tous ensemble ». Le déplacement du fou en diagonale en fait une pièce très subtile, capable de se faufiler, d'esquiver, de créer des menaces à distances comme le clouage. C'est un peu l'esprit du nom de cette pièce, ou du « bishop »-évêque en anglais, impertinente et bon allié de la dame qu'elle pourra protéger en cas de pénétration. Mais comme le cavalier, au fur et à mesure de l'avancée de la partie et de la réduction du matériel la force de ces deux pièces mineures cède l'initiative aux pièces lourdes, les tours et la Dame. Le déplacement horizontal et vertical de la tour en font une pièce peu mobile en début de partie. Bien souvent les débutants qui veulent l'utiliser trop vite se la font capturer, handicap pratiquement insurmontable par la suite. Mais dans les fins de partie son déplacement en équerre,  sur deux ou trois temps, est bien le symbole d'une stratégie gagnante envisagée « 20 coups à l'avance » comme certains auteurs l'écrivaient. Quand les colonnes sont ouvertes, la tour passe par derrière pour rafler les malheureux pions adverses. C'est là que la métaphore du canon apparaît le plus, l'image de ces boulevards parisiens que le préfet Haussmann avait percé pour prendre en enfilade les barricades ouvrières.

La Dame, the queen-la Reine pour les anglais, aux pouvoirs conjoints du fou et de la tour, est devenu la pièce la plus puissante au XIV siècle en Europe, et ce changement de règles ayant donné pleine satisfaction aux joueuses et aux joueurs a consacré la forme définitive du jeu d'échecs adopté dans le monde entier aujourd'hui, bien qu'il en existe d'autres versions en Asie (Chine, Inde). Aussi, plutôt que de nouvelles considérations techniques sur l'utilisation de la Dame aux différents stades de la partie, je vais maintenant, en terminant cette planche, m'interroger sur les significations possibles de ce changement. En premier lieu la raison historique : augmentation du libre-arbitre des femmes dans la chrétienté par rapport à l'islam, avec le phénomène de l'amour courtois, présence des femmes à la guerre avec Jeanne d'Arc et de nombreux exemples en Italie. C'est d'ailleurs de ce pays que viendra la nouvelle règle des « scacchi alla rabiosa », des « esches de la dame enragée » en français de Rabelais. Les psychanalystes ont pu par la suite écrire d'innombrables pages sur le caractère oedipien dont se nourriraient les échecs, puisque d'une part le propre Roi du joueur est protégé par la Dame comme un nourrisson ne pouvant quitter sa mère, et que d'autre part ce dernier se servirait de sa Dame-mère pour tuer le roi adverse, son père. Mais je ne crois pas que même inconsciemment les amateurs, à 90 % des hommes, qui franchissent un jour la porte d'un cercle d'échecs le font pour se délivrer de semblables complexes.

Alors en conclusion une question un peu tardive il est vrai : pourquoi joue-t-on encore aux échecs en 1999? Pourquoi perdre son temps à pourchasser un roi de bois alors que bien d'autres nécessités ou de choses plus agréables nous attirent au dehors, alors que l'humanité a plus que jamais besoin d'altruisme ? Pourquoi réfléchir encore gratuitement alors que les ordinateurs ont fait des échecs un jeu résolu, contre lesquels le champion du monde humain a perdu? Pourquoi choisir de subir cette anxiété pendant les parties sinon par pur masochisme, car ici malgré la similitude de vocabulaire rien à voir avec « la Française des jeux », nul gain matériel ou financier à la clé, c'est même l'inverse. J'apporterai plusieurs réponses. D'abord, ce jeu peut être un besoin de sublimer le besoin de victoire, réprimé et rationalisé dans la société de consommation, en même temps qu'il repousse l'agressivité, sans effusion de sang, un de ses buts originaux.

Mais surtout je pense que la pratique du jeu d'échecs, comme la franc-maçonnerie et bien d'autres activités humaines, met en oeuvre les deux principes essentiels et conjoints de celle-ci : la recherche du progrès personnel grâce à la rencontre de nos frères humains. N'oublions pas la devise de la Fédération Internationale des Echecs : 

« Gens una sumus », nous sommes un seul peuple. Progrès personnel car ce jeu ne peut constituer un simple passe-temps, il nécessite un apprentissage constant et qui ne soit pas la répétition illusoire des parties des grands maîtres (les mazettes sont la risée constante des autres joueurs du cercle), mais l'analyse de ses propres erreurs, l'autocritique permanente, aidée en cela par ses partenaires. Parallèlement, c'est aussi la recherche de la fraternité, car les adversaires y sont aussi des amis. D'ailleurs, il existe des tournois « chess in friendship » où les points ne sont pas comptabilisées. Par l'analyse de leurs parties, nous rejoignons les grands maîtres aujourd'hui disparus, et par Internet nous rencontrons des adversaires du monde entier. »


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