La
Constitution d'Anderson
La première partie de ce texte aujourd'hui canonique offre une histoire
particulièrement fantaisiste de l'Ordre* où se rencontrent pêle–mêle
Adam,
Pythagore, Tubalcaïn, Euclide. Nemrod, Christophe Wren* et bien
d'autres. Les
rédacteurs disent s'inspirer des Old Charges*–ce qui prouve bien que la
référence est rapportée. Suit une seconde partie traitant des «
Obligations d
un franc–maçon » (The Charges of a Free–Mason) qui mérite une grande
attention.
On en retiendra ici le premier article essentiel portant sur « Dieu et
la religion
». On y explique qu'un maçon « est obligé, de par sa tenure, d'obéir à
la loi
morale, et s'il comprend bien l'art, il ne sera jamais athée stupide ni
libertin irréligieux ». Le texte poursuit: « Mais, quoique dans les
temps
anciens, les maçons fussent tenus dans chaque pays d'être de la
religion,
quelle qu'elle fût, de ce pays ou de cette nation, néanmoins il est
maintenant
considéré comme plus expédient de les astreindre à cette religion sur
laquelle
tous les hommes sont d'accord, laissant a chacun à ses propres
opinions,
c'est–à–dire d'être hommes de bien et loyaux ou hommes d'honneur et de
probité,
quelles que soient les dénominations ou les confessions qui aident à
les
distinguer. par suite de quoi la maçonnerie devient le Centre de
l'union et le
moyen de nouer une amitié sincère entre des personnes qui n'auraient pu
rester
que perpétuellement étrangères .,
(trad. D. Ligou). Ce texte a été cent fois commenté, la question
roulant sur ce
qu'il convient d'entendre par stupid atheist, irreligious and
libertine.
Anderson ou les rédacteurs de l'article, ont–ils en vue l'athée, ou
dans la
catégorie des athées pensent–ils essentiellement à ceux qui seraient
stupides ?
Pareillement, le libertin visé, est–ce celui qui est sans moeurs, ou,
plus
classiquement. le libre penseur dans la tradition des La Mothe Le Vayer
ou
Collins ? Il paraît difficile de trancher, mais la référence finale à
cette
religion sur laquelle tous les hommes sont d'accord, bref à la religion
naturelle conduit à penser qu'en dehors des orthodoxies les
Constitutions
entendent rassembler des hommes libres et de bonnes moeurs sans égard à
leurs
appartenances ecclésiales en s'en tenant à des valeurs coextensives à
l'humanité. Cette interprétation est confirmée par la situation de
l'Angleterre
d'alors qui sortait à peine de graves conflits politico–religieux; en
réalisant
la Glorieuse Révolution de 1688 elle avait jeté les bases d'un régime
libéral
reconnaissant la liberté des personnes (habeas corpus): par ailleurs,
en
agrégeant l'Ecosse*, la question urgente était celle de l'intégration
des
presbytériens qui étaient des calvinistes orthodoxes; en laissant à
chacun le
choix de son Église, la maçonnerie permettait à tous de se reconnaître
dans une
Angleterre nouvelle unie autour de principes communs.
À l'image de la Royal
Society qui avait su attirer des savants de toute nationalité et de
toute
religion (mais nous demeurons en régime de civilisation chrétienne), la
maçonnerie reconduisait sur le terrain des « moeurs » l'exigence
latitudinaire,
bref cette tolérance dont Montesquieut et Voltaire* seront les témoins
éblouis.
Au demeurant la reprise remaniée de l'article premier des Constitutions
en
1738, meme si elle le centre sur le noachisme en est la confirmation: «
Un
maçon est obligé de par sa tenure–est–il écrit–d'observer la loi morale
en tant
que véritable noachite, et s'il comprend bien le métier, il ne sera
jamais
athée stupide ni libertin irréligieux, ni n'agira à l'encontre de sa
conscience.
Dans les temps anciens, les
maçons chrétiens étaient :tenus de se
conformer aux coutumes chrétiennes de chaque pays où ils voyageaient ou
travaillaient. Mais la maçonnerie existait danis toutes les nations
même de
religions diverses. Ils sont tenus maintenant d'adhérer à cette
religion sur
laquelle tous les hommes sont d'accord ( laissant à chaque frère ses
propres
opinions), c'est–à–dire d'être hommes de bien et loyaux, hommes
d'honneur et de
probité, quels que soient les noms, religions ou confessions qui aident
à les
distinguer: car tous s'accordent sur les trois articles de Noé assez
pour
préserver le ciment de la loge*. Ainsi la maçonnerie est le Centre de
l'Union
et l'heureux moyen de concilier des personnes qui, autrement,
n'auraient pu que
rester perpétuellement étrangères » (trad. Ligou). Si l'on s avise que
les
préceptes noachites enjoignent à l'homme de ne pas servir des idoles,
de ne pas
proférer des blasphèrnes et de ne pas tuer, on comprendra sans peine
que la
maçonnerie se présente à l'aube des Lumières* comme l'accusé de
réception de
cette sécularisation du sacré dont Galilée et Newton furent le vecteur,
et de
la nouvelle donne en matière politique dont le Royaume- Uni fut la
matrice.
Ajoutons cependant, pour conclure, que les Constitutions, dites
d'Anderson, ne
connurent qu'une médiocre fortune au XVIIIe siècle (quelques rééditions
et
traductions seulement), furent oubliées au siècle suivant, et qu'il
fallut
attendre l'initiative de Mgr Jouin, l'actif rédacteur de la Revue
internationale des sociétés secrètes. dont le sous–titre signalait
qu'elle
était un organe « anti-judéo–maçonnique », pour qu'elles connaissent
une
nouvelle jeunesse et que le frère Maurice Paillard en donne, en 1947, à
Londres
une nouvelle traduction. Toujours est–il qu'en 1723 elles définissaient
le
cadre de la maçonnerie dont, peu ou prou, les maçons d`aujourd'hui sont
les
héritiers.
Ch. P.
|